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Introduction

La pratique professionnelle de formateur présente de multiples visages dans le champ de la formation enseignante et de la formation de formateurs en formation professionnelle. La place et le rôle de l’accompagnement et de l’action en constituent un élément de distinction. L’accompagnement constitue-t-il un rôle ou une fonction à part dans cette pratique ? Le formateur pratique-t-il toujours des gestes d’accompagnement ? Quels sont les moyens de cette pratique ? Quels sont ses rapports avec l’action ? Enfin quels rapports ces pratiques de formation et d’accompagnement entretiennent-elles avec l’évaluation ?

L’analyse des pratiques constitue depuis quelques années déjà une démarche largement développée en formation d’enseignants et un des moyens particuliers de l’accompagnement en formation. Les modèles de formation cherchent à travers elle à prendre en compte les spécificités du travail enseignant, de permettre la construction de savoirs faire et de compétences dans l’action, en se centrant sur ce que fait réellement l’enseignant (Altet, 2000). Considérées comme « formation clinique », les formations d’enseignants avec analyse de pratique tentent de créer un « habitus réflexif » au plus près de la réalité du travail (Perrenoud, 1994). L’analyse de pratique permet de travailler les dimensions subjectives du sujet au travail (Blanchard-Laville, 2013 ; Blanchard-Laville, Fablet, 2001)

Néanmoins l’analyse de pratique présente des formes et des origines multiples. Sur quoi repose-t-elle tant du point de vue de son insertion dans l’histoire de la formation professionnelle, que de son ancrage épistémologique ? Interroger cette pratique professionnelle de formation permet de ne pas tomber dans ce que Lenoir appelle un impensé pédagogique où les méthodes et les dispositifs ne sont plus envisagés comme construction sociale et où la pratique court le risque de s’enfermer dans une stricte logique d’objectifs (2015). L’objet de cet article est notre pratique de formateur et d’accompagnant que nous menons à l’IFFP[1] dans le cadre de la formation pédagogique d’enseignants d’écoles professionnelles Suisse.

L’analyse de pratique, considérée comme indépendante ou comme constitutive du dispositif même de l’évaluation de « la » pratique professionnelle, interroge la question de l’évaluation en formation. Inscrite dans une visée de développement de la réflexivité, dans quelle mesure est-elle compatible avec la pratique évaluative et certificative d’un dispositif de formation ? Les postures d’accompagnateur (Vial et Casparros-Mencacci, 2007 ; Paul, 2016), d’ami critique (Jorro, 2006), de certificateur, mobilisées au fil de la formation se confrontent. Comment s’opère le détachement d’une posture évaluative dans l’exercice de l’analyse de pratique ? Nous faisons le constat de tensions multiples entre un regard prescriptif porté et attendu par les professionnels enseignants en formation et une posture d’analyse souhaitée par les formateurs. Notre expérience de cette analyse de pratique basée sur l’analyse de l’activité met en évidence des tensions ou clivages entre des postures d’évaluation et une démarche développementale libérée des attendus prescriptifs.

Nous aborderons cette réflexion à travers l’expérience vécue d’une personne en formation que nous accompagnons dans sa pratique et son mémoire, et avec qui nous avons mené un entretien d’autoconfrontation[2]. Dans une première partie nous présenterons le contexte qui est le nôtre et le dispositif de formation. Nous poserons ensuite quelques repères conceptuels et les éléments centraux de notre méthodologie de travail qui s’apparente à une forme de recherche action ou plus exactement une action-recherche comme moyen de formaliser et d’interroger une pensée praticienne en devenir. L’analyse de cet entretien nous permettra de mettre à jour et de documenter trois dimensions essentielles qui apparaissent dans notre démarche : la notion de confrontation comme méthode d’analyse et moyen d’apprentissage, le rapport à la norme (en formation) et les processus de renormalisation, la reconnaissance, de soi par autrui et de soi par soi, comme émergence du sujet capable.

1. Contexte de formation et dispositif d’accompagnement

1.1 La formation des enseignants en formation professionnelle

L’institut fédéral des hautes études en formation professionnelle offre une formation pédagogique à des enseignants d’écoles professionnelles suisses. Cette formation de formateurs et d’enseignants d’écoles professionnelles est obligatoire pour toute personne exerçant comme enseignant à titre principal. Les personnes en formation viennent d’horizons divers tant du point de vue de leur formation de base (menuiserie, commerce, cuisine, polymécanique, etc.) que de leur niveau de formation (allant du CFC au doctorat parfois). Si les personnes en formation sont familières du travail comme activité productive (souvent industrielle), elles ont parfois peu d’années d’enseignement (certains ont seulement quelques jours d’ancienneté au moment de commencer la formation). Leur pratique est souvent empruntée à celle qu’ils ont vécue lorsqu’ils étaient en formation eux-mêmes. Nous pouvons aussi constater une faible affinité avec la pédagogie et son jargon, ses usages et ses doutes. Ceci peut avoir de sérieuses incidences sur leur engagement dans la formation.

La formation professionnelle suisse se caractérise par son système de formation dual. Il repose sur la coexistence de moments de nature différente qui agissent par réciprocité. La pratique professionnelle donne lieu à l’expérience d’une part et sert de base à l’enseignement théorique d’autre part. Les deux milieux sont liés autour de l’apprentissage de l’élève par un contrat d’apprentissage et sont deux lieux d’évaluation des compétences (Evéquoz, 2012). La formation pédagogique des enseignants de la formation professionnelle est une formation en cours d’emploi qui relève plutôt de l’alternance. Elle articule de manière séquencée des moments de formation (théorique, pratique) et des moments de travail comme lieux d’expérience et d’expérimentations possibles. L’alternance est définie ici comme concernant deux milieux distincts qui correspondent à deux milieux de pratiques dont les classes de situations convoquées sont différentes (Mayen, 2012).

La formation professionnelle peut être considérée de plusieurs points de vue. La formation professionnelle vise à transmettre des connaissances pour préparer à la rencontre des situations de travail (Schwartz, 2013). Elle s’appuie sur ce que Schwartz appelle des savoirs en « désadhérence », décontextualisés, protocolisés. En cela elle fait parfois sans le reconnaître « parler de l’expérience sans la faire elle-même » lorsqu’elle cherche à construire l’expérience à partir de savoirs procéduraux (Schwartz, 2013). La formation professionnelle se caractérise par une approche programmatique, technique et instrumentale des savoirs. La formation professionnelle peut être considérée à partir de ce qu’elle permet d’apprendre des situations de travail en réalisant des tâches ou en apprenant des raisonnements ou des actions (Mayen & Vanhulle, 2010). Elle évolue vers une plus grande prise en compte de l’action, des savoirs singuliers. Elle est centrée sur le métier. Une troisième voie peut être envisagée, celle de la dimension créatrice au travail. Le travail sur les situations réelles vécues, filmées ou racontées permet de mettre à jour la dimension d’appropriation créatrice au travail en situation de formation, la découverte et l’appropriation des outils, des objets, de manières de faire et des dimensions culturelles relatives à tout métier.

1.2 Le dispositif de formation à l’IFFP

La formation est composée de douze modules répartis sur deux à trois ans. L’accompagnement et le mémoire sont les seuls modules qui se répartissent tout au long de la formation de manière discontinue.

Le dispositif d’accompagnement de la pratique est composé de trois pôles essentiels : un double accompagnement par un formateur de l’institut et un mentor de l’institution de l’enseignant ; des visites sur le terrain des personnes en formation et entre personnes en formation ; des séminaires collectifs ou « Activités transversales » (AT) réunissant plusieurs fois par an[3] pour des moments d’analyse de pratiques les personnes que chaque formateur accompagne. Ce processus est validé la dernière année par une leçon dite d’épreuve.

Le travail de mémoire est mené en parallèle. Il est initié dès le début de la formation et constitue avec l’accompagnement pratique une mise en projet substantielle. Trois modalités de recherche et d’écriture sont proposées : le mémoire expérimental, le dossier de formation à l’analyse du travail et enfin le mémoire recherche action. Ce processus s’achève par une soutenance orale en fin de formation. Si la première modalité correspond classiquement au mémoire de type scientifique et expérimental, les deux autres relèvent de ce que l’on peut appeler des mémoirescliniques portant sur la pratique professionnelle propre des enseignants soit à partir de l’analyse de situations vécues selon une mise en narration et une approche par l’explicitation,[4]soit à partir d’un matériau recueilli vidéo ou d’observation selon une démarche de recherche action. Les personnes en formation sont amenées, dès le début de leur formation, à choisir une de ces démarches de recherche et à proposer un projet qui ait du sens par rapport à leur formation et leurs préoccupations[5]. Un référent leur est attribué pour les accompagner dans tout le processus, jusqu’à la soutenance.

2. Repères conceptuels et méthodologie de travail

2.1 Le travail comme mobilisation de l’intelligence et le débat de normes

L’analyse de l’activité et l’ergonomie francophone mettent en évidence l’existence d’un écart irréductible entre le travail prescrit et le travail réel (Ombredane et Faverge, 1955). Si la tâche relève du prescrit, c’est dans l’activité que se joue la mobilisation subjective de la personne (Leplat, 2002 ; Dejours, 1995). Travailler c’est mobiliser de l’intelligence dans la situation et combler l’écart entre le prescrit et le réel (Dejours, 1995 ; Jobert, 2001). Clot souligne ce qu’il appelle l’épaisseur de l’activité dont les dimensions réalisées n’épuisent pas le réel de l’activité (1999). Ainsi à cet écart s’ajoutent les possibilités et les empêchements de l’activité.

Le travail est une activité située, dirigée vers autrui (Clot, 1999) prise dans un processus parfois inextinguible de reconnaissance (Jobert, 2001, 2014). Ainsi toute activité est adressée à des destinataires directs et des surdestinataires moins apparents, tournée à la fois vers l’objet de l’activité et les personnes auxquelles elle s’adresse.

Le travail est aussi toujours une épreuve de soi au double sens d’éprouvé et de mise à l’épreuve, un usage de soi par les autres et un usage de soi par soi. Il s’agit, comme le dit Schwartz, d’une dramatique d’usage de soi qui convoque la personne dans son entièreté, son corps soi, et l’engage dans un débat de normes permanent (Schwartz, 2000). Pris entre les contraintes et un indépassable mouvement d’initiatives, la personne est au coeur de multiples arbitrages (Durrive, 2015). Dans l’activité industrieuse, la personne procède à une interprétation de la norme, et à des processus de renormalisation. Car toute confrontation à la norme révèle une tentative de renormalisation. En voulant être le sujet de ses normes, elle tente d’interpréter les règles, de les recréer, entre assimilation des contraintes et appropriation (Durrive, 2015).

Dans cette optique, il nous faut considérer que toute conduite a un sens. Analyser le travail consiste à aller chercher ce sens avec les personnes dans l’activité. Ceci suppose de construire un regard sur cette activité, un horizon d’attente que l’on élabore et mobilise dans l’analyse.

2.2 Le formateur comme instrument de développement

La psychologie du développement et les approches historico-culturelles avec Vygotski, mettent en exergue le fait que tout apprentissage est social, réalisé sur la base de relations avec autrui. Si l’apprentissage consiste en une acquisition de savoirs et de savoir-faire constitués, le développement s’inscrit dans un mouvement (automouvement dirait Vygotski) de continuité et de rupture dans les processus de réorganisations psychiques (Bronckart, 2008). Le langage joue un rôle fondamental dans ces constructions/reconstructions de significations. Il participe étroitement à l’intériorisation des éléments culturels. Le rapport de la personne à son environnement est médiatisé par le langage, les outils culturels, l’activité. Le formateur devient dans ce contexte une ressource, un instrument au service de ces transformations et apprentissages, et pour parler comme Michel Serres, un « Tiers instruit » (Serres, 1992).

Le développement humain se définit à partir de trois dimensions essentielles : les dimensions historico-sociales, instrumentales (outils et instruments psychologiques) et transformatives. Dans le champ du travail et de la formation d’adultes, le développement renvoie à la transformation orientée des ressources disponibles d’un individu (Jobert, 2013). Développer n’est pas orienter le développement mais viser une transformation qui s’appuie sur l’appropriation et l’intériorisation d’instruments socioculturels externes, ceux du métier, du groupe social. Jobert considère le formateur d’adultes comme « un agent de développement (…) mobilisateur de ressources au service d’une action transformée, au service d’ouverture d’alternatives à ce qui est là, à ce qui est accompli » (Jobert, 2013, p.38).

Dans la formation, l’activité est selon Mayen et Vanhulle, non seulement une réalisation de tâches ou l’apprentissage de raisonnements professionnels, mais également une « appropriation créatrice de la situation de formation » (2010, p.225) qui concerne tout autant les objets que les histoires, que les valeurs. Mayen et Vanhulle proposent de réserver ainsi le terme de développement « à ce qui regarde cette activité créatrice lorsque des « affranchissements » réussissent à s’établir ou à se maintenir » (2010, p.226).

2.3 Méthodes indirectes : les autoconfrontations

Notre démarche est une démarche de formation orientée vers une action pratique à visée transformative. Nous nous inspirons des méthodologies de la clinique de l’activité qui mettent en oeuvre des méthodes indirectes d’accès à la compréhension de l’activité et qui possèdent un fort pouvoir de transformation et de développement des situations et des personnes (Clot, 1999, 2005). Nous filmons les activités réelles d’enseignement de la personne en formation afin de lui permettre de se confronter au travail réalisé.

Notre préoccupation est multiple. Il s’agit d’accéder à l’expérience de la personne et dans un premier temps de mettre à jour les éléments significatifs de son activité. Dans une perspective dialogique nous nous appuyons sur la motricité du dialogue pour saisir le développement des objets du dialogue et de la pensée sur cette activité.

Dans ces dispositifs d’autoconfrontations croisées entre pairs, des controverses de métier surviennent. Dans une autoconfrontation simple, par la médiation du film de l’activité et du questionnement de l’interviewer, s’opère un déplacement de l’activité pour la personne. Le changement d’adressage offre des moyens de revisiter son activité autrement. Il s’agit d’une reprise de cette activité dans un nouveau contexte énonciatif qui permet de la transformer. Cet adressage multiple, différent, autorise la survenue de controverses avec soi-même et de rentrer dans le débat de normes.

Notre manière de mener ces entretiens s’inspire de différentes approches issues de la clinique de l’activité ou d’une approche centrée activité (Clot, 1999 ; Roger, 2007 ; Leblanc et Sève, 2012 ; Ria et Leblanc, 2012 ; Fristalon, 2012). L’autoconfrontation se construit en référence à une situation vécue, montrée, mais aussi à l’interlocution vivante entre les partenaires de l’entretien. Notre mode de questionnement vise la la mise à jour d’éléments stylistiques de la pratique professionnelle de la personne, l’identification de son rapport au collectif et au genre professionnel en vigueur, l’expression de son investissement subjectif au travail. L’enjeu est de favoriser des prises de conscience, de permettre un déplacement de soi à travers ce que Vygotski appelle des méthodes indirectes qui permettent de « se voir comme un autre que soi » (Clot, 1999).

Notre analyse de cet entretien s’inscrit dans le cadre de l’interactionnisme sociodiscursif (Bronckart, 1997). Mais elle se centre ici sur le niveau des enchaînements thématiques et le développement des interprétations que produit l’activité conjointe de l’entretien d’autoconfrontation. Elle consiste à être attentif aux développements dialogiques ou à la « nature des combats dialogiques qui se déroulent entre les mots d’autrui et les mots à soi » (Bournel Bosson, 2007, p.161) car ils mettent à jour le processus de renormalisation que nous souhaitons documenter. Le dispositif des autoconfrontations permet de mettre à jour des discordances créatrices intéressantes entre l’activité réalisée et le réel de l’activité pour en percevoir une partie de l’épaisseur (Bournel Bosson, 2007). Le développement de la pensée sur l’action est le fruit de cette activité conjointe dans l’entretien. Il ne s’agit pas d’un « vouloir-dire préexistant » à verbaliser, mais bien d’une élaboration de signification qui se construit dans le moment de l’entretien,

Nous avons mené depuis 2012 des entretiens d’autoconfrontation auprès de la plupart des personnes que nous suivons en formation dans le cadre de l’accompagnement pratique (sur une base toujours volontaire).

Olivier est enseignant en ébénisterie/menuiserie. Son engagement dans la formation est dès le départ manifeste. Il accepte facilement le travail vidéo et l’autoconfrontation comme un moyen de décrypter sa pratique et de l’améliorer. Il s’enthousiasme dès le départ, à essayer de nouvelles méthodes, à transformer ses plans de cours, à innover. Son engagement dans le dispositif d’autoconfrontation est aussi en cela un engagement dans une forme de recherche action sur sa pratique. Son comportement durant l’autoconfrontation est très parlant. Il prend, analyse, explicite sa pratique, prend note de choses à faire ou à étudier.

La leçon filmée qui sert de base à l’entretien est une leçon sur le logiciel DAO Autocad auprès de treize apprentis de deuxième année[6]. Le cours a lieu lors du premier trimestre de l’année (octobre), en début d’après-midi avec un groupe classe calme et concentré. Nous avons mené nous-même l’AC une dizaine de jours après cette leçon. L’entretien porte sur l’ensemble du cours filmé et a été lui-même enregistré[7]. Il s’est déroulé à la fin d’une journée de cours suivi par Olivier à l’institut. Notre posture était double : il s’agissait dans un premier d’amener Olivier à identifier dans sa pratique des éléments significatifs pour lui et à les commenter, secondairement il était important pour nous d’inciter Olivier à s’interroger sur cette pratique pour mieux la revisiter.

3. Analyse : le point de vue d’Olivier sur son activité

L’analyse de l’entretien d’autoconfrontation mené avec Olivier nous permet d’identifier dans un premier temps des univers sémantiques, ou unités cohérentes de sens, qui découpent l’entretien et traitent des objets thématiques (Fristalon, 2012). Nous pouvons identifier différents noeuds dialogiques représentant des réélaborations de significations, des élucidations d’énigmes, des renormalisations de pratiques. Nous avons identifié quatre types de processus dans cet entretien : a) l’identification de gestes professionnels récurrents, b) le passage des mots d’autrui aux mots à soi, c) l’ouverture vers d’autres manières d’agir, d) le travail d’enquête d’élucidation et de compréhension de l’action.

3.1 L’identification de gestes professionnels récurrents

3.1.1 Le fil rouge et l’humour pour se mettre à l’aise

Olivier met en évidence dès le début de l’AC deux éléments qu’il remarque dans sa manière de faire relevant de l’habitude, de la fréquence et de la régularité et qui le caractérisent. Il s’agit de l’humour et de la mise en place d’un fil rouge.

Je fais assez souvent ces petites notes d’humour … oui ça met un climat en place … je sais pas comment l’expliquer… ça met à l’aise déjà (…) je le fais assez souvent … y a une petite blague… une petite note d’humour ça permet de me mettre à l’aise ça crée un contact (…) c’était comme d’habitude, après il me il me retourne une blague, donc moi je voilà, je… j’en… je joue avec ça, mais je fais comme d’habitude[8]

L’humour est utilisé chez lui comme mode relationnel de démarrage du cours avec les apprentis[9] et l’instauration d’un climat de travail propice aux apprentissages et pour lui-même.

Exposer le fil rouge de la journée constitue pour lui une autre exigence, un but poursuivi destiné à les « mettre à l’aise ». Ainsi au-delà des pratiques habituellement prônées en formation de poser les objectifs en début de cours, ce qui préoccupe Olivier et l’amène à adapter en tout premier son action c’est la mise en place d’une détente : la première règle est de les mettre à l’aise, de se mettre à l’aise.

3.1.2 Dire la vérité c’est bien !

La suite de l’AC met en évidence les éléments de l’ordre de la préférence, du choix personnel, de la valeur dans son rapport avec les apprentis. En voulant expliquer sa posture d’évaluation ou de jugement de la qualité du travail des apprentis, Olivier utilise beaucoup de modalisations appréciatives « j’aime bien… » ou exprimant un processus de pensée « je trouve… je pense ». Ceci exprime un positionnement personnel assez fort, une affirmation de sa prise en charge énonciative.

Olivier nous présente une séquence intéressante qui révèle son système de valeurs sous-jacent :

  • I : là tu cherches à faire quoi là ? En en touchant un mot sur les tests là, comme ça ?

  • ET : euh, ben je… j’aime bien leur dire leur donner mon sentiment sur le test et puis je vais… je vais pas cacher si c’est, s’ils ont pas fait quelque chose de bien mhm et je vais pas me gêner de leur dire si c’est bien aussi, c’est important de leur dire que c’est bien, d’ailleurs celui qui fait un 6 je lui écris bravo sur son test, mais… il faut que je leur dise… voilà euh crûment si si ils ont fait de la merde il faut que je leur dise : mhm c’est pas bien. Clairement. Faut qu’ils le sachent, je trouve […] parce que on vit dans un monde où on nous le dit, un monde professionnel où on nous dit que ça va pas où on nous critique où on nous dit qu’il faut faire ça mieux, où on n’est pas content de nous etc. Donc moi je… je tire beaucoup de parallèles entre le monde professionnel dans lequel ils seront confrontés après

Ce positionnement affirmé constitue littéralement une norme de comportement pour Olivier, argumentée par la référence au métier.

3.1.3 Enseigner c’est donnant-donnant

Dans l’échange, nous enchaînons sur les éléments potentiellement discriminant d’une situation avec une classe de première année. Nous proposons des débuts d’hypothèses. Olivier exprime une certaine nervosité dans cette classe. Puis il passe à au comportement de l’apprenti, puis à la caractéristique du groupe et à la manière dont il les considère « comme adultes » :

  • I : là c’est vrai que c’est c’est…c’est plutôt un groupe d’adultes pour toi là

  • ET : ouais alors …faut dire aussi que c’est un cours ça fait trois ans que je le donne donc c’est un cours où je suis à l’aise disons dedans mais oui alors …ça fait la quatrième année que j’ai les deuxième années puis je dois dire malgré que c’est des jeunes de deuxième année, ils sont, alors c’est certainement dû à ma façon d’enseigner en partie, mais ils sont … ils ont compris comment je fonctionnais et puis c’est donnant donnant, donc ils savent comment je fonctionne, ils savent que c’est comme ça et puis que je vais les lâcher plus tôt si jamais ça se passe bien … des fois je leur propose une pause « on fait une petite pause ? » en leur posant la question mhm donc ça passe mieux et puis du coup ils me font confiance et puis ils sont reconnaissants puis ils bossent

Ces explorations successives l’amènent à préciser les caractéristiques de sa pratique et ce qui constitue pour lui une règle de fonctionnement.

3.1.4 Modaliser pour atténuer

Lors d’une séquence d’explication auprès d’un élève, Olivier s’aperçoit que la réponse de l’élève est fausse. Dans l’AC, Olivier repère qu’il euphémise cet échec. Olivier explique qu’il atténue habituellement ses jugements sur la justesse d’une réponse :

ET : j’ai vu que sa forme était fausse…elle était clairement fausse et donc … pour éviter de… de lui dire c’est faux…je lui dis intéressant… ce qui valorise quand même son travail voilà c’était un peu subtil

Cet élément repéré incidemment correspond en fait à une pratique récurrente chez lui. Cette pratique est identifiée, mais elle n’est pas développée dans la séquence.

3.1.5 S’occuper pour leur laisser le temps de s’installer

Olivier identifie des pratiques qui lui sont propres au niveau du démarrage du cours. Le désordre relatif qui règne en début de cours est remarquable dans le film. Il s’explique, argumente son attitude qui loin d’être du « laisser faire », est une non intervention délibérée de sa part :

  • ET : avant de parler de la maîtrise de classe je les laisse s’installer parce que si je commence maintenant ça ça passe pas donc j’ai… je regarde qu’ils soient plus ou moins tous installés durant la mise en route d’autocad

  • ET : faut pas que j’attende trop parce que après ils sont sur autocad ils écoutent rien parce qu’ils partent dans les exercices

  • ET : donc en fait j’essaie toujours de trouver une activité pendant qu’ils font ça

Ce travail d’argumentation lui permet de se reconnaître dans ce qu’il fait. Les élèves s’installent progressivement sans que l’ambiance dégénère.

ET : (…) moi c’est vrai que je les laisse faire je les laisse aller

Néanmoins, il ne reconnaît pas encore cette posture comme une posture « d’expertise » qui témoigne d’une forme de confiance dans la classe.

3.1.6 Se reconnaître comme l’on se voit

L’autoconfrontation est un moyen pour Olivier d’exprimer ce qu’il a repéré dans sa pratique, sa manière de faire. Dans un premier temps il s’identifie. Il se reconnaît comme il se voit: L513

  • I : de manière globale quand tu t’es revisionné tu as repéré des choses en particulier ? des choses qui t’ont… frappé ?

  • ET : alors pas des énormes choses qui m’ont frappé … bon il y avait ce balayement… globalement je veux pas me lancer des fleurs mais j’étais satisfait de ma prestation… elle correspondait à ce que je…voyais de moi mhm à ce que j’imaginais de moi… … ouais ça correspondait assez bien

Cette question du balayage reviendra à plusieurs reprises dans l’entretien.

3.2 Le passage des mots d’autrui aux mots à soi

Reprise ou assimilation des mots d’autrui… ou non

Néanmoins, dans l’AC il n’y a pas toujours reprise à son compte de la part d’Olivier des propos de l’Interviewer.

Lorsque je commente sa manière d’introduire le chapitre sur les transmissions, Olivier décline ma représentation de ce qu’il fait.

  • I : tu les allèches là un peu, tu les…

  • ET : Voilà, oui oui parce que… bon il faut il fait dire aussi qu’il y a le chapitre transmission c’est pas un chapitre très excitant, quoi, parce que c’est pas du tout notre métier… les mouvements de transmission les moteurs et tout c’est pas du tout de la menuiserie et de l’ébénisterie, mais quelque choses qu’on doit traiter mhm c’est comme l’électricité, on doit faire de l’électricité mais c’est pas intéressant… c’est pas lié au métier directement … et donc c’est vrai que j’aime bien d’ailleurs à la fin des… cette semaine je leur ai dit il y avait donc transmission, aspiration, aspiration c’est l’aspiration des machines, c’est déjà lié un peu à notre métier mhm mais je leur ai parlé qu’on parlera bientôt des plaquages et les plaquages ben voilà pour un ébéniste ça devient beaucoup beaucoup plus intéressant donc … Alors le … je les allèche pas mais je leur… j’essaie… je parle de cette semaine la semaine d’après, et des fois c’est lié, ou je leur dis par exemple, voilà, « transmission aspiration ça fera un test la semaine d’après, ou ça nous amènera à ça. Et puis autocad on finira puis après on… on mariera le dessin et autocad » donc qu’ils aient une vision un peu plus loin

L’échange autour de l’idée « d’allécher » ou non les apprentis, permet à Olivier de se positionner, de clarifier sa représentation. Le glissement sémantique discret mais dans un épisode relativement long, témoigne d’une élaboration de sa compréhension. Son intention est moins de les enrôler que de leur permettre de se faire une vision de la suite des apprentissages. Son activité n’est pas centrée sur lui mais sur eux. A travers ces prises de position, se profile une ligne directrice éthique chez Olivier, celle de fonctionner de manière ouverte et adulte avec les apprentis. Il semble juste de dire qu’il ne s’agit pas pour lui de les instrumenter.

Certaines thématiques ne sont pas approfondies et sont parfois reportées à un autre moment. La question du corps et du placement dans la classe n’est pas toujours pertinente pour Olivier. Même s’il constate une sorte de va-et-vient au début du cours devant les élèves (« balayage »), cette prise de conscience durant le visionnement et dans l’AC n’aboutit pas à une construction de la pensée sur cette action.

Un peu plus loin, une interrogation sur la différence de traitement entre fille et garçon ne sera pas non plus développée. Olivier verbalisera juste une attitude de protection consciente envers les filles de sa classe.

3.3 L’ouverture vers d’autres manières d’agir

Une autre manière de faire l’évaluation

Une discussion s’engage autour de la pertinence d’un test sur autocad :

  • I : (14 :53) là, qu’est-ce que tu expliques là ? qu’est-ce que tu cherches ?

  • ET : j’avais annoncé un test au début comme quoi on ferait… mais j’ai jamais fait de test sur autocad, …c’est une branche qui rentre dans la technologie, c’est pas une branche à part entière d’accord on donne pas de note sur autocad. Donc euh je leur avais annoncé un test tout en me disant je vais en placer un mais après c’est vrai qu’à au niveau où ils étaient c’était un petit peu compliqué de les tester euh sur les commandes d’autocad parce que les façons de construire sur autocad une fois imprimées on voit pas comment ils ont construit oui s’ils ont construit juste … un élève qui a construit tout faux ce sera le même dessin imprimé donc je pourrais pas juger

  • I : c’est ce que tu disais sur le polyligne

  • ET : voilà, ligne ou polyligne ça revient au même, par contre après … en dessin professionnel, dessin technique, si ils utilisent pas les bonnes méthodes sur autocad ils arriveront pas au bout (…)

  • I : tu pourrais imaginer un autre type de test, pas sur le résultat produit mais sur le processus ?

  • ET : ouais sur le processus mais alors ce serait euh… soit un test écrit, qu’ils me disent les étapes… parce que le processus il faudrait que euh je le contrôle au moment où ils le font mhm …ce serait des tests qui viendraient à… individuels

  • I : je ne sais pas je dis ça comme ça ouais ok mais c’est bon tu vois c’est

  • ET : c’est noté c’est noté rires ouais je pourrais les prendre un après l’autre euh ok (rires) bonne idée, bonne… piste… à explorer

En posant une question sur la pertinence d’un test sur l’usage du logiciel et une exploitation de toute cette démarche, Olivier entend une proposition qu’il reprend à son compte comme alternative à sa pratique habituelle. Cette discussion s’inscrit dans une mise en dialogue des activités et ouvre la pratique d’Olivier vers un nouveau possible, une alternative à son activité habituelle.

3.3.1 Il n’existe pas de classe difficile

Dans la discussion sur les premières années qui semblent être une classe un peu plus difficile pour lui, le questionnement apporté permet d’ouvrir des possibles élaborations sur la situation. Si la posture de « balayage » dans la classe ne semble pas ouvrir ici d’interprétations significatives, nous nous arrêtons sur le début de la classe. Olivier rebondit lui sur des différences entre les niveaux de classe. Au moment de la séquence filmée, Olivier vit ses premières expériences avec les premières années. Il ne possède pas encore de point de référence.

Au fur et à mesure de la description qu’il nous livre des apprentis, il identifie les éléments de caractérisation de son action et de la classe :

  • I : il y a d’autres choses qui changent avec les…

  • ET : les premières ?

  • I : avec les premières ? oui tu t’y prend différemment pour expliquer ?

  • ET : alors euh…non je c’est la première fois que j’ai des premières, donc je suis parti comme d’habitude … ce que je peux remarquer avec les premières c’est que c’est un peu plus difficile parce qu’il y a plus de bruit ils sont plus dissipés, ils sont… plus enfantins … et puis ils s’arrêtent sur des petites choses qui sont vraiment mhm plus nécessaires en apprentissage comme… voilà des arrivées tardives « m’sieur j’ai trois arrivées tardives mais la dernière elle l’était pas vraiment parce que j’ai fait ci »… pfff je m’en fous enfin voilà faut être à l’heure enfin je sais pas, c’est des enfantillages 

Sa réflexion s’élabore au fur et à mesure du dialogue. Il émet des hypothèses. Il exprime son ressenti comme partie prenante de sa prise en charge de la classe. On retrouve d’ailleurs cette préoccupation posée en début d’entretien sur sa volonté d’être à l’aise pour enseigner :

ET : donc euh les premières années ça c’est un tout petit peu plus difficile, alors est-ce qu’il faut que je mette en place d’autres méthodes ? je verrai… je me lance en première année, c’est la première fois que j’en ai donc j’applique les mêmes méthodes mais je vois que je suis un peu moins à l’aise enfin c’est une classe plus di… malgré qu’il y a… elle est pas… celle-là elle est spécialement calme mais elle est pas… super bruyante mais… c’est pas la cata… mais… je suis quand même pas très à l’aise, disons c’est celle qui me rend le plus nerveux quand je vais au cours

Nous tentons de lui faire préciser son ressenti et il apparaît que la source de son inquiétude est un élève :

  • I : la nervosité elle porte sur quoi ? sur le fait que tu sais pas comment ça… comment ça va démarrer ? ou sur ce

  • ET : non… elle porte sur le fait que… mmm… je pense j’ai quand même une peur que ça parte euh… aux fraises dans le sens où ils parlent trop mhm pis j’arrive plus à donner mon cours etc et j’ai sans cesse besoin de m’arrêter et de plus rien dire pour qu’ils arrêtent de parler mhm faut que je peur dise s’il vous plaît … là je l’ai dit deux fois parce qu’ils parlent même pas je sais pas xxx je dois sans cesse leur dire d’arrêter … surtout un qui parle tout le temps il arrête pas … alors la semaine prochaine ce que je vais mettre en place pour cet élève c’est que chaque fois qu’il l’ouvre je m’arrête. Parce qu’en fait il parle et puis je m’arrête ou je lui dis s’il vous plaît… il me regarde et pis je continue à parler et il se remet à parler, mais direct derrière hein… Alors je vais essayer de me focaliser sur lui puis chaque fois qu’il parle je l’ai mis à la porte la semaine passée … ça allait plus je pouvais plus donner mon cours… vais m’arrêter chaque fois qu’il parle je recommence à parler il recommence à parler je me re-arrête, je vais essayer ça.

Au fil de sa réflexion, il élabore une stratégie possible de sa part et projette une autre attitude de sa part pour la prochaine leçon.

Comme dans le cas de l’évaluation (cf. plus haut), le développement des objets du dialogue ouvre sur le développement de nouvelles manières d’agir.

3.3.2 Ne pas dire à la place de

Olivier décrit un épisode auprès d’un élève. Après avoir investigué le problème qu’il rencontrait dans l’exercice, Olivier souhaite que l’élève trouve la solution seul. Mais il explique. Notre question le relance dans sa réflexion qui l’amène à changer son angle de vue.

  • I : et si t’avais dit à ce moment-là qu’est-ce que vous constatez ?

  • ET : heummmm…

  • I : Est-ce qu’il aurait pu dire ce que t’as dit ?

  • ET : ….

  • I : sur le triangle… sur le…

  • ET : ouais il aurait pu… pas tous les élèves mais… lui oui oui il, y en a ils auraient certainement pu dire « ça me donne déjà les deux biais » et pis il aurait peut-être pu dire « ah mais le triangle est faux »… ouais il aurait pu le dire

  • I : ok

  • ET : ouais… d’accord

  • I : d’accord

  • ET : ouais… heumm… c’est vrai que je… des fois je remarque des fois que je leur dis quelque chose et pis… je me dis ben j’aurais pas dû… enfin je l’ai dit à sa place »

  • Il argumente par contraste avec le fait de « ne pas faire à place de » qui est un mode d’intervention qu’il a appris à réaliser à l’aide de ses pairs.

  • « ET : alors je touche jamais… presque jamais la souris et… et je leur dis tapez (…) j’essaie pas de toucher leur clavier ni leur souris parce que je leur dis quoi faire mais c’est eux qui le font (…) enfin on n’apprend pas à skier en regardant le ski à la télé… on… apprend à skier en skiant donc euh…

Olivier constate une non-coïncidence entre sa conception antérieure et sa conception actuelle.

ET : alors j’essaie de les laisser et puis des fois je leur donne l’info comme là, alors que effectivement j’aurais pu lui poser la question… qu’est-ce que vous constatez, ça aurait pu être une manière de faire

3.4 Le travail d’enquête de compréhension de l’action

3.4.1 Répondre ou ne pas répondre aux questions

Assez rapidement dans l’entretien, émerge un questionnement sur ses interventions auprès des élèves pouvant favoriser les apprentissages. Ce questionnement est initié par la confrontation et correspond à un niveau de préoccupation réel.

« ET : après, je me suis posé la question en me déplaçant dans la classe, donc, si je reste derrière il y a clairement moins de questions, si je me déplace, les élèves posent des questions, ça c’est clair, par contre je me dis est-ce que l’élève ne se débrouillerait pas tout seul s’il ne me posait pas la question ? alors moi, on voit des fois … je les laisse notamment à droite là, on verra plus tard mhm où il y a deux élèves qui discutent mhm ensembles une commande je les laisse faire mhm j’observe juste et puis une fois qu’ils ont fait l’erreur, puis qu’ils effacent pour revenir, ben là j’interviens mhm puis j’essaie de les laisser… trouver par eux-mêmes la faute, des fois je les aide… »

« clairement là je lui ai dit sur quoi cliquer oui parce que c’est de la connexion, c’est pas autocad, enfin voilà heu… mais je me dis … est-ce qu’il n’y a pas des élèves qui me posent des questions… je passe à côté, en général la question elle vient quand je passe à côté d’eux mhm et puis est-ce qu’il n’y a qui me posent pas des questions parce que je suis là puis la question est pas bête, mais ils peuvent la résoudre tout seuls (…)

Alors je me suis posé cette question est-ce que se déplacer c’est xxx je suis persuadé que c’est bien, je suis obligé pour voir où ils en sont etc. et puis je … je porte pas un regard … euh j’essaie pas de porter un regard sur leurs écrans de l’accusateur du maître … agressif en fait, je regarde simplement où ils en sont …je veux pas regarder pour voir si ils avancent vraiment… 

La question du déplacement dans la classe, de la présence ou de l’absence est retravaillée à cette occasion. Olivier semble chercher à comprendre quelles sont les variables significatives de son propre comportement influençant le jeu de questionnement des élèves.

3.4.2 Répéter

Il apparaît dans la leçon filmée qu’Olivier répète à de très nombreuses reprises une référence à la page 29 du livre de classe. Dans l’autoconfrontation s’engage alors une véritable élucidation de cette énigme pour les deux interlocuteurs, qui aboutira à une remise en question des différents statuts de la répétition en classe. Au bout du compte Olivier s’aperçoit en recherchant les raisons de son insistance dans le film que cette information n’est pas pertinente pour les apprentis mais seulement pour lui. Elle correspond en fait aux informations de son propre canevas.

3.4.3 Guider, pointer ou dessiner

Olivier est questionné sur sa manière de pointer ou non l’écran d’ordinateur d’un apprenti. La réponse semble évidente au premier abord mais finalement source d’hésitations importantes. Olivier se retrouve à questionner une pratique qu’il croyait simple. Des variations semblent apparaître.

  • I : tu tu fais une différence entre montrer sur l’écran ou montrer sur le dessin ?

  • ET : … euh… mmmm… non en général je montre sur l’éc… ben ça dépend si ben … ça dépend si je peux… ben sssiii je veux montrer des points qui n’ont pas encore été dessinés à l’écran ben je dois le faire sur le papier, autrement je mets pas beaucoup de différence entre lui montrer devant elle… à son dessin ou à l’écran mhm ça dépend

  • Il y a une non coïncidence dans l’interlocution. Ce que l’interviewer apporte ne suffit pas à expliquer ce qu’il veut dire :

  • I : c’est plus un support euh… de la démonstration ?

  • ET : ouais voilà mm…m… euh… après, il y aura une différence pour eux je pense parce qu’à l’écran ça n’a pas le même impact parce qu’à l’écran je leur montre des points… des fois ils ont un dessin sur une feuille A4… avec un texte et tout, et puis à l’écran ils ont que le dessin qui est partiellement fait, donc si je leur montre sur le la feuille ça va… ils ont y en aura certains qui auront peut-être de la peine à… à… à faire ça

  • La réflexion n’est pas encore complètement aboutie, verbalisable. Mais le geste d’Olivier de pointage de l’écran ou du dessin gagne en complexité et suggère un processus de délibération in situ.

  • ET : donc c’est peut-être… y’a plus d’impact si je leur montre là, ou j’utilise les deux mais euh… noon (…) j’utilise l’un ou l’autre

  • I : ah mais il peut y avoir apparemment un lien avec le… le système de représentations euh… qu’ils utilisent

  • ET : ouaais… après… si ils viennent de le dessiner c’est qu’ils sont en liaison… automatiquement

3.4.4 Questionner ou énumérer

La catégorisation des interventions pédagogiques d’Olivier nous permet d’identifier différents statuts de reprises de parole en collectif. Celles-ci changent en fonction des niveaux d’importance des connaissances mobilisées. Une intervention sur un niveau général d’information (comme pour l’ouverture du fichier autocad) ne requiert pas de reprise en collectif stricte. Mais une information portant sur un aspect fonctionnel du logiciel et supposant des connaissances spécifiques requiert une reprise collective élaborée.

« ET : voilà, l’ouverture du fichier, donc… pas très important dans le fonctionnement d’autocad mhm et là il y a une grosse importance dans le fonctionnement d’autocad le sens des angles, dans quel sens ça tourne donc le ton de la voix et le timbre de la voix est plus élevé je parle un peu plus fort, y’a de la gestuelle, je mets des pauses dans ce que je dis en les regardant et en leur posant des questions qui attirent leur attention, donc j’ai beaucoup plus de monde qui m’écoute à ce moment-là je pense (…) mais l’ouverture du fichier je pense je suis conscient qu’il y a pas tout le monde qui m’écoute mais je vais pas chercher leur attention parce que ça a moins d’importance »

3.4.5 Effet performatif du langage du corps

La question du corps a été peu investiguée dans l’AC. Cependant à l’occasion de l’échange sur la reprise en collectif (cf. ci-dessus) Olivier fait le lien directement avec son placement :

ET : là j’ai un but, je leur dis voilà, pour tous, je leur dis pour qu’ils écoutent puis après je fais de la gestuelle je me mets bien devant la classe, l’autre fois j’étais un peu plus dans le tiers avant de la classe donc pas tout le monde me voyait … là je suis… presque tout en avant et puis il y a de la gestuelle et puis j’attache plus d’importance à cette intervention parce qu’elle est plus importante pour le fonctionnement d’autocad… et puis je continue après

Ailleurs il s’assoit sur un bureau de manière décontractée pour réfléchir avec deux élèves. Nous questionnons cette posture. Olivier la justifie par l’aisance et la confiance qu’elle montre aux apprentis :

ET : (…) cela prouve que je suis je suis à l’aise 

Ainsi au fil de l’entretien, de manière récurrente, Olivier apporte des éléments significatifs à la compréhension de son engagement corporel dans l’action.

4. Discussion : trois processus emblématiques du développement professionnel

Notre démarche de formation et d’accompagnement au moyen de l’autoconfrontation met en évidence trois processus articulés : la confrontation, la reconnaissance et la renormalisation.

4.1 Confrontation

La confrontation à sa propre pratique constitue une démarche méthodologique fondamentale dans la démarche d’analyse de l’activité adoptée. Dans le cadre des séminaires d’activité transversale et de l’accompagnement individuel, des séquences vidéo de différents types sont analysées. Des séquences filmées issues de plateformes de formation externes (néopass@ction, Ria et Leblanc, 2012), constituent la base d’une première confrontation collective ; des séquences professionnelles des participants sont ensuite travaillées avec l’accord des intéressés et analysées collectivement. Dans le cas d’Olivier nous avons repris deux moments de sa visite filmée. La confrontation avec ses pairs, ses collègues de formation issus de milieux professionnels et de formation différents du sien, ont constitué une première confrontation avec des pratiques voisines, une amorce à un débat de norme actif.

De manière générale, le travail porte sur la description de l’activité et ses observables, l’identification de similitudes ou de différences entre les situations montrées et les situations vécues. La vidéo sert de support à la description de l’activité[10], mais comme moyen de médiation entre soi et son activité, elle permet de thématiser le vécu et l’expérience, puis de lui donner du sens dans un double mouvement de confrontation-sémiotisation. L’étonnement et l’énigme constituent des points d’entrée dans l’analyse. La surprise comme « châtouille de l’âme » (Marcelli) permet de travailler la déstabilisation d’un point de vue clinique (Thievenaz, 2013). Le visionnement d’abord solitaire d’Olivier le confronte à son habitus d’enseignant. Le premier élément pointé s’appuie sur l’étonnement qu’il a ressenti face à sa présence corporelle dans la classe. Mais dans l’autoconfrontation surgit aussi parfois un étonnement face aux interrogations de l’interviewer qui perçoit l’activité avec ses catégories d’accueil, ses préoccupations, et son propre rapport au travail.

Cette confrontation permet d’aboutir à une identification des modes de relation que les personnes entretiennent avec les situations. Un travail régulier sur la durée permet aussi d’observer l’augmentation de la résistance aux perturbations ou la capacité d’adaptation aux variabilités des situations. En situation dynamique comme dans une situation de formation, elle permet au formateur, quant à lui, de repérer chez la personne en formation sa capacité d’analyse des situations et de leur évolution (Mayen & Vanhulle, 2010).

Le dispositif d’accompagnement de la pratique professionnelle présente ainsi de multiples moments de confrontation : lors du film de la leçon et de son visionnage, lors des AT, lors de l’autoconfrontation comme autant de possibles déplacements et transferts de l’activité dans un autre contexte.

4.2 Reconnaissance

Le deuxième processus est celui de la reconnaissance de soi par autrui et reconnaissance de soi par soi. Ce travail relève d’un processus de médiation formative qui accorde une place fondamentale au langage (Bronckart, 2008). Le séminaire d’activité transversale, comme l’autoconfrontation, constituent, ce que nous avons appelé dans notre thèse, des espaces d’expérientialisation où la mobilisation de l’expérience se réalise de manière discursive (Fristalon, 2012). Dans ces espaces de confrontations multiples, s’élabore une sémiotisation de sa pratique par un double mouvement d’identification de récurrences (processus de typification) et de distinction (stylisation). Avec Jorro nous pouvons ajouter la reconnaissance de l’éthos professionnel et de la dimension éthique de l’agir professionnel (2015).

Le séminaire et l’autoconfrontation simple sont des lieux d’appropriation subjective où il est possible de dire l’éprouvé de l’activité industrieuse. L’éprouvé c’est le ressenti, le subjectif, le singulier et l’irréductible non concordance entre le prescrit et le réalisé. Il est nécessaire de laisser une place au senti et ressenti, tout en évitant de rigidifier la pratique par des attitudes défensives inopinées pour supporter de se voir ou de s’imaginer comme enseignant. « C’est dur de se voir » « mais là c’est l’horreur » « j’avais la boule au ventre » « là j’ai rien vu de ça » constituent autant d’expressions de cet éprouvé dans l’activité à qui il est important d’accorder une place. Dans l’autoconfrontation analysée dans cet article, à de multiples reprises, Olivier verbalise son ressenti dans la situation et par là même l’élabore pour le dépasser. Il identifie des éléments stylistiques de son activité, des récurrences qui expriment tout autant des valeurs sous-jacentes à sa pratique.

Enfin le partage des pratiques entre pairs et leur reconnaissance donne la possibilité de se situer par rapport à un genre du métier (Clot, 1999). La sédimentation des pratiques dans un collectif qui les valorise procède d’une mise en patrimoine de sa pratique (Schwartz, 2000).

Dans l’entretien que nous avons analysé, la figure du « Je », comme marque de reconnaissance de sa propre responsabilité dans l’action constitue une prise en charge énonciative nécessaire dans l’appropriation de son « faire ». A partir de là devient possible la figure du « Je peux » qui constituent l’épine dorsale d’une analyse réflexive chez un sujet capable

4.3 Renormalisation

L’activité industrieuse apporte son cortège de notions qui expriment un rapport à la norme et à la création. Travailler c’est renormaliser disent les ergonomes, mettre de soi dans l’activité pour interpréter le prescrit dans la confrontation au réel. C’est faire preuve de créativité comme expression originale, non conformiste parfois transgressive de création de soi.

Le processus de formation met en avant la capacité à mobiliser des savoirs décontextualisés (formels ou théoriques) et des savoirs singuliers et expérientiels pour faire face aux situations. Il impose de travailler et d’accompagner la capacité normative du professionnel comme compétence d’adaptation aux situations. Le philosophe Canguilhem distingue la normalité (biologique d’adaptation au milieu) et la normativité comme capacité à suivre de nouvelles normes de vie. La normativité est une variation autorisée dans le jeu de normes.

Le travail fait dans l’autoconfrontation permet le développement d’une pensée sur l’activité et participe au travail sur la norme entre processus d’assimilation des contraintes qui peut révéler des éléments de l’ordre de la routine, et appropriation de la norme qui relève de la créativité (Durrive, 2015). L’ouverture vers d’autres manières d’agir et le travail d’enquête témoigne chez Olivier de ce mouvement de renormalisation. Renormaliser son action, c’est s’approprier ou renouveler les règles éprouvées dans l’action (Schwartz, 2013). Car comme le dit Canguilhem, « Chacun cherche à être le sujet de ses normes » (Schwartz, 2000). La formation de formateurs procède d’un travail de conscientisation et de développement qui permet de faire oeuvre de soi (Lenoir, 2015) dans une démarche de reconnaissance de soi et de sa compétence. La renormalisation s’appuie sur le processus de reconnaissance et d’attribution de sens et de valeur à l’activité observée (Roger, Jorro et Maubant, 2014), le travail de mise en patrimoine (Schwartz, 2000). Elle s’inscrit à l’instar de l’évaluation dans un dialogue autour du souhaitable et dans un indépassable inachèvement du processus interprétatif (Jorro, 2007).

Cette analyse de l’activité constitue une forme d’herméneutique de la pratique qui permet la création d’un espace de JE autant qu’un espace de JEU d’expériences personnelles et constitutives de l’apprentissage du métier (Roger, Jorro & Maubant, 2014).

Conclusion

Notre ancrage dans le champ de l’analyse de l’activité nous donne la possibilité d’interpréter le cadre de formation de manière particulière. Accompagner la professionnalisation de la personne en formation implique de se préoccuper non seulement de la tâche et des référentiels de compétences, mais de se centrer sur l’activité réalisée. Toute activité de travail est considérée dans ses dimensions prescrites (travail prescrit) et situées (travail réel).

Former à la pratique des enseignants s’inscrit dans la perspective d’un développement professionnel qui accorde une place à l’expérience. Or il s’agit de former à une pratique professionnelle sans finaliser un développement de la personne (Bronckart, 2008). Nous adoptons une posture de prudence quant à toute finalisation du développement (Mayen & Vanhulle, 2010 ; Bronckart, 2008).

Peut-être vaut-il mieux considérer la pratique d’accompagnement comme un horizon de développement et notre démarche, une recherche de repères de développement.

Nous pouvons résumer ainsi les interventions du formateur et de la personne en formation en regard des trois processus décrits.

Tableau 1

Du côté du formateur et de la personne en formation

Du côté du formateur et de la personne en formation

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Si l’on se place du point de vue de la formation des compétences, Guy Jobert définit la compétence comme un « principe explicatif induit de la réussite » et non « un objet nommable et inventoriable». Dans une perspective de ce type, l’analyse des pratiques professionnelles à visée formative ne se centre pas « sur les normes antécédentes définissant la tâche prescrite pour savoir si elle est ou non conforme», mais bien «sur la renormalisation opérée par le praticien en réponse aux caractéristiques perçues d’une situation singulière complexe». Ceci oriente la pratique d’accompagnement. En ce sens, former des enseignants c’est nécessairement « faire de l’histoire », c’est-à-dire intégrer à la réflexion sur les gestes du métier des éléments qui relèvent de l’expérience (Cassagne, 2013 ; Jobert, 2002).

Créer un espace de confiance où il est possible de dire le vécu de l’expérience et de construire une «expérience vécue de l’expérience vécue» (Vygotski), nécessite une confiance qui par définition ne se décrète pas mais se construit. Le dispositif dans son ensemble aménage des espaces de d’analyse multiples de cette activité réelle et la création d’espaces de subjectivation. Permettre à la personne en formation d’analyser son activité en construisant un regard instruit sur son action professionnelle suppose de construire également un regard sur la base de cette confiance.

Mayen et Vanhulle se demandent si le développement peut et doit être évalué ?

Ils proposent d’évaluer plutôt en quoi les situations sont porteuses de développement. Dans la mesure où les situations peuvent générer des développements potentiels chez les personnes, entrent en jeu autant les caractéristiques propres de ces situations, que les manières dont les formateurs dans les dispositifs permettent aux personnes en formation de s’approprier ces situations dans le sens de leur autonomie (Mayen et Vanhulle, 2010). Cette évaluation concernerait alors plus le travail du formateur que celui de la personne en formation.

Au bout du compte, se demander comment articuler ces processus de développement avec le dispositif évaluatif amène à reconstruire les référentiels, mais surtout à maintenir des espaces d’expérientialisation et de reconnaissance de soi socialisée. Former ne consiste plus seulement à distinguer des temps dans le système de l’alternance, à clarifier des postures ou des rôles, à mais permettre ce travail de la conflictualité et de la reconnaissance.La démarche développementale s’accommode-t-elle de la norme? L’activité industrieuse située et singulière, faite de subjectivité, de récurrence et d’éprouvé, de savoirs et d’empêchements, de délibérations, de valeur et de technicité ne peut pas être évaluée. La renormalisation est à accompagner car le formateur interroge le rapport à la norme et oriente son travail plus sur le développement de la normativité que de la normalité.