Article body

Introduction

La santé des jeunes au prisme de la « narration de soi »

Enracinée dans l’institution du parcours éducatif en santé, en France, cette recherche réinterroge la question vive des pratiques d’éducation à la santé visant un public de jeunes[1]. Elle fait notamment écho à la valorisation contemporaine de l’autonomie et du pouvoir instituant de l’usager, repérée par l’émergence des concepts « d’auto-santé », de « patient-ressource », de « patient-expert » « d’e-patient » ou encore de « médecine personnalisée », qui bousculent aujourd’hui le schéma traditionnel des relations soignants-soignés (Jouet, Flora & LasVergnas 2010 ; Andrieu, 2010 ; Tourette-Turgis, 2013).

Si l’essentiel des travaux scientifiques, en sciences de l’éducation, vise l’expérience formative de l’adulte malade et les dispositifs d’éducation thérapeutiques, l’éducation à la santé, en lien au savoir expérientiel des jeunes, en revanche, est peu analysée. Inscrite au coeur des paradigmes de l’autoformation et de l’autonomisation, cette recherche associe le choix épistémologique de la narration, largement développé en sciences de l’éducation (Pineau, Dominicé, Delory-Monberger ou encore Lani-Bayle, voir à ce sujet Niewiadomski, 2013) à celui de la « médecine narrative » (narrative-based medecine, voir Charon, 2008), pour réexaminer la position de l’usager dans l’évolution institutionnelle et scientifique des pratiques sociales d’éducation et de promotion de la santé (Descarpentries, 2007).

Grâce à une approche compréhensive, elle ambitionne de cibler le savoir subjectif du jeune reconnu comme l’expert du trouble qui l’affecte. Elle formule l’hypothèse que le récit narratif, visant une santé réflexive (Lecorps, 2005 ; Klein, 2010), peut promouvoir d’autres modalités de dialogue et de soin (Tourette-Turgis, 2011 ; Andrieu, 2012). En visant la réflexion des jeunes usagers et la compréhension des parcours de soin, l’enquête cherche en particulier à prendre en compte les ressources personnelles des jeunes de manière à guider la prévention du mal-être et des troubles d’orientation psychosomatique, prédominants dans cette classe d’âge (Pommereau, 2016). Comment s’expriment leurs souffrances ? Comment définissent-ils leur santé ? Comment s’expriment leurs choix, leur capacité et leur pouvoir d’agir ? Comment parviennent-ils à s’autonomiser, dans ce domaine ?

En réinterrogeant les enjeux narratifs et le pouvoir formateur du récit, l’enquête, menée en deux temps, auprès de deux groupes de jeunes lycéens (N1=15, N2=10), a pour objectif de découvrir et de déterminer dans quelle mesure le récit expérientiel afférent aux problématiques de santé rencontrées pourrait être un facteur de protection et la source d’une meilleure connaissance de soi, pour ces jeunes en période d’individuation et d’autonomisation. L’enjeu des médiations narratives, privilégiées ici comme choix épistémologique, vise par ailleurs à analyser les liens étroits qui se tissent entre identités narratives, capacités et écriture de soi (Ricoeur, 1990). Grâce à un protocole associant récit et entretien individuel, elle questionne les dimensions transformatrices et émancipatrices de ces réflexions, liées ici à l’acquisition d’une « performativité narrative » facilitant la problématisation en lien au développement de la connaissance de soi (Dizerbo, 2014).

Comme le montreront les premiers résultats de l’étude, plusieurs catégories de préoccupations liées à la santé se dégagent des productions écrites et des entretiens (place de la famille, des amis, des enjeux personnels comme la trahison, l’échec, la mort), mais aussi des catégories lexicales qui questionnent les liens entre identité et reconnaissance, d’une part, et entre attention, soutien ou encore vulnérabilité, d’autre part. Enfin, tant sur le plan théorique que méthodologique, cette recherche réinterroge plus largement l’activité des professionnels de santé, à l’aune d’un « care » qui s’accorde aux temporalités narratives des jeunes enquêtés. Elle pointe en particulier la valeur de l’attention portée sur une réflexion co-construite qu’offre ici le choix d’une méthode dialogique.

1. Recherches et pratiques actuelles portant sur l’éducation à la santé des jeunes : limites et contradictions

La santé des jeunes reste préoccupante et les enquêtes épidémiologiques, régulièrement publiées, démontrent que les comportements adoptés par cette tranche d’âge conditionnent les habitudes de vie responsables, ensuite, l’état de santé à l’âge adulte (INPES, 2014a, 2014 b). Les problèmes de santé repérés chez les jeunes se regroupent, pour l’essentiel, dans trois grandes catégories : les conduites à risque en lien avec la consommation de produits psychoactifs, les troubles afférents à la santé mentale et les pratiques sexuelles à risque. Ces comportements semblent de plus constituer les sous-bassements des maladies chroniques les plus répandues (maladies cardiovasculaires, respiratoires et métaboliques), qui seraient ainsi liés aux modes de vie initiés dès le plus jeune âge. Construites autour d’un consensus, ces approches épidémiologiques établissent donc un rapport de causalité directe entre la survenue des maladies chroniques et le style de vie.

Point de départ de la conceptualisation du risque pour la santé, ces pratiques évoluent, aujourd’hui, vers la promotion émergente d’une médecine dite des « 4 P » (prédictive, préventive, personnalisée et participative), valorisant l’autonomie et la responsabilisation des comportements de santé. Partant de ces constats, c’est sur la base d’un postulat épidémiologique privilégiant les approches biomédicales de l’evidence based médecine (EBM), ou « médecine des preuves », que les pratiques d’éducation à la santé se sont progressivement imposées en milieu scolaire (Descarpentries, 2007 ; Klein, 2011). Mais bien qu’identifiée de manière plus complexe qu’un simple déterminisme, et pour pallier à l’insuffisance des seules données biomédicales, la santé est aussi pensée, de plus en plus souvent, à l’échelle d’un temps long (Lang, 2015). Ainsi, des enquêtes innovantes ciblant les approches de « l’épidémiologie au cours de la vie » se donnent pour objectif de corréler les occurrences psychosociales et environnementales ayant une incidence sur les déterminants de santé (Tzourio, 2013 ; Leridon, Charles, Dargent et al., 2011), en étudiant l’articulation des mécanismes biologiques, comportementaux et psychosociaux qui opèrent tout au long de la vie pour influencer l’état de santé.

Longtemps jugées pertinentes, ces interventions éducatives précoces se sont progressivement structurées autour d’un consensus plus large visant la promotion de la santé (INSERM, 2001). Mais de type informatives, ces pratiques sont aujourd’hui remises en question, car elles peinent à atteindre leur objectif en matière de protection, d’émancipation et de démocratisation (Gaussel, 2011 ; Guiet-Silvain et al, 2011, Piperini, 2016). En effet, la persistance des inégalités de santé, soulignée dans des rapports successifs (Haut conseil de santé publique, 2009 ; Lopez et al. 2011, Lang et al. 2016), réinterroge les pratiques de prévention et les logiques explicatives de ces interventions, de type top down. En dépit des actions d’information mises en place en milieu scolaire, dès le plus jeune âge, l’évolution de ces comportements ne permet pas, par exemple, de faire émerger d’indicateurs favorables face à l’augmentation de troubles psychosomatiques, repérés de plus en plus souvent comme le premier motif de consultation (Lindström & Eriksson, 2012 ; Fond-Harmant, 2014 ; Moro & Brison, 2016).

Dans le champ de la promotion de la santé, les lacunes de ces informations pointent donc l’insuffisance des interventions éducatives visant les modalités d’un apprentissage autodirigé, où l’apprenant est réputé responsable de son parcours et de ses choix. Ces préconisations poursuivent alors l’objectif d’une autonomisation croissante et encouragent l’acquisition de ressources liées à la mobilisation de la littératie en santé (health literacy), entendue comme « capacité de trouver, de comprendre, d’évaluer et de communiquer l’information de manière à promouvoir, à maintenir et à améliorer sa santé dans divers milieux au cours de la vie » (INPES, 2014). Ces connaissances sont destinées à orienter des choix « éclairés » (Jourdan, 2007 ; MEN, 2016), ce qui suppose notamment, pour les jeunes, de pouvoir donner du sens et une direction aux problématiques de santé qu’ils seront amenés à rencontrer.

En parallèle, dans le champ de la santé publique, ces recommandations font écho à la prise en compte des « compétences psychosociales » qu’expriment la « capacité d’une personne à répondre avec efficacité aux exigences et aux épreuves de la vie quotidienne (soit) l’aptitude d’une personne à maintenir un état de bien-être mental, en adoptant un comportement approprié et positif à l’occasion des relations entretenues avec les autres, sa propre culture et son environnement » (OMS, 1993). Définies à la fois comme des caractéristiques transculturelles et essentielles, ces compétences sont étroitement liées à l’estime de soi et aux aptitudes relationnelles axées sur les dimensions de la relation à soi et aux autres. Autant sociales, cognitives qu’émotionnelles, elles sont considérées aujourd’hui comme déterminantes et offriraient un levier majeur dans le cadre de la prévention des phénomènes d’addiction et de santé mentale. C’est ainsi qu’elles apparaissent, dans les programmes éducatifs nationaux, comme étant ancrées sur les fondements du parcours éducatif en santé, tout en ciblant un objectif valorisant l’autonomie ; elles poursuivent alors la mission « d’éducation à la citoyenneté », pour faire « acquérir à chaque élève les connaissances, les compétences et la culture lui permettant de prendre en charge sa propre santé de façon autonome et responsable, en référence à la mission émancipatrice de l’école » (MEN, 2016). Mais difficiles à mettre en oeuvre dans l’axe disciplinaire des enseignements de type programmatique, et insuffisant au développement global de la personne visant l’empowerment, ces compétences semblent surtout cibler les modalités opérationnelles d’un comportement prévisible, adaptable et efficace (Charbonnier, 2015).

Ainsi, s’il revient au jeune d’être de plus en plus autonome et responsable, s’il doit acquérir la capacité de donner un sens à ce qui lui arrive et être en mesure d’initier très tôt son parcours de soin préventif, il peut cependant se sentir perdu dans une promotion de la santé qui valorise l’autogestion, l’autocontrôle et l’efficacité, ce qui peut a contrario encourager insidieusement la consommation de produits psychotropes dans un environnement valorisant le « soi autonome » et le « soi performant ». Ces perspectives éducatives, dans le champ de la santé, sont donc parfois à la source de contradictions qui ne sont pas sans questionner les dimensions épistémologiques, axiologiques et pédagogiques du champ lui-même. En effet, si la santé s’inscrit dans l’espace des objectifs éducatifs, alors elle n’est pas sans contredire souvent les paradoxes du système scolaire lui-même (Avanzini, 2010). Pourtant, liée aux enjeux de la démocratie sanitaire et au paradigme de l’éducation tout au long de la vie (stratégie de la Conférence de Lisbonne), l’ambition d’une promotion de la santé devrait poursuivre une perspective émancipatrice. Dans quelle mesure l’accompagnement et l’autonomisation peuvent-ils alors s’articuler aux conditions effectives de l’épanouissement, tant individuel que collectif, comme corollaire d’un « agir citoyen » (Saout, 2015) ?

Finalement, les fondements théoriques de l’éducation à la santé, en particulier lorsque celle-ci vise une population jeune (enfants, adolescents, jeunes adultes), restent fragiles, complexes et au centre de nombreux débats. En sciences de l’éducation, certains travaux mettent ainsi en exergue les dimensions éthiques, pluridisciplinaires et transversales nécessaires à sa mise en place et réexaminent l’évolution de ces pratiques au sein des curricula de l’institution scolaire (Gaussel, 2011 ; Guiet-Silvain et al., 2011). De même, dans la littérature internationale, ces constats amènent à explorer aujourd’hui d’autres formes d’interventions éducatives, privilégiant le modèle d’un engagement narratif (Narrative Engagement Framework) construit sur la valorisation du vécu des jeunes et de leurs témoignages (Miller-Day & Hecht, 2013). C’est de cette rupture épistémologique et méthodologique que va partir notre recherche.

2. Cadre théorique : individuation et médiations narratives, pour une approche de la santé par le récit

Le choix épistémologique des dimensions narratives poursuit les principes de l’éducation à la santé qui visent l’autonomisation, en permettant de s’initier à la vie de citoyen, d’exprimer ses opinions et son sens critique. Cette perspective subjective détermine ainsi la façon dont le jeune s’approprie les modalités d’une réflexion personnelle en fonction de ses relations, de son environnement et de son histoire. Ces dimensions singulières s’enracinent dans des « biographies d’expériences » (Delory-Monberger, 2014), mais aussi dans des « rencontres » ou des « événements » (Lani-Bayle, 2015), constituant une réserve de savoir. Par ailleurs, cet étayage peut permettre de résoudre les difficultés rencontrées au décours de la vie en facilitant la réalisation de nouveaux apprentissages et la régulation des tensions identitaires, largement étudiées en sciences humaines et sociales dans les processus d’individuation que parcourt l’adolescent (Pommereau, 2016).

Pour pouvoir subjectiver sa présence au monde, inscrite dans des rapports sociaux et un environnement permettant de développer son pouvoir d’agir, le récit peut être, pour le jeune, une aide qui conditionne les dimensions constitutives d’un « apprendre à exister » (Dizerbo, 2014). Dans la mesure où il peut trouver un sens à ce qu’il vit, ses connaissances se structurent lorsqu’elles émanent d’habitus ou de valeurs symboliques permettant d’interpréter les événements culturellement marqués qui scandent sa vie et qui agissent sur le rapport toujours mouvant de formation et de transformation de la personne (Delory-Monberger, 2014). Pour ce faire, et dans la continuité d’une pensée empruntée à Ricoeur (1990), le récit permet d’aborder les questions de narrativité, d’écriture et de réflexivité. Il mobilise les retours d’un savoir expérientiel qui aide à se construire dans un contexte dynamique et chargé d’incertitude. La narration, calquée sur le modèle intégré du récit, semble ainsi pouvoir participer à la reconstruction d’une figure unifiée de soi. En jouant un rôle essentiel dans la constitution des fondements du savoir expérientiel, cette démarche considère que la médiation de la narration étaye un sentiment d’identité qui rend le récit inhérent à la vie elle-même. Parce qu’elle en harmonise l’interprétation, la fiction du récit procure des modèles qui donnent et forment les expériences quotidiennes facilitant la délibération, la réflexivité et l’écriture de soi. En offrant une continuité des propos, la narration s’inscrit donc dans une logique d’apprentissage, pour permettre de reconfigurer des expériences et les ordonner sous la forme d’une cohérence au sein de l’espace social (Delory-Monberger, 2014).

Dans cette perspective, le parcours éducatif en santé peut s’attacher alors à favoriser la stimulation d’une réflexion et d’une critique adaptées à la transformation des pratiques de prévention et de protection. Ce processus amène à problématiser, au sens de Fabre (2011), les conditions de l’éducation à la santé en termes de réflexion, de subjectivation et de narration. À l’écart d’une représentation controversée (car figée) de la notion de compétence psychosociale qui tend à ruiner les effets de l’émancipation, l’usage du langage, au contraire, mobilise la sémiotisation des expériences et inscrit la narration dans le champ valorisant à la fois les aptitudes et les capabilités. En s’intéressant aux dimensions performatives de la narration orale et écrite, cette approche valorise le savoir expérientiel ; elle sous-tend des capacités transformatrices portées par l’idée que le savoir se construit pour soi-même en interaction avec les autres, dans un environnement interpellant toujours les notions connexes de reconnaissance et de réciprocité (Eneau, 2005). Ancrée dans les apports de la clinique et de la médecine narrative, cette approche considère de plus le récit comme un moyen d’expression qui traduit, dans le langage des mots, la réalité ordinaire d’un vécu (Charon, 2008). Celui-ci est le lieu où s’élabore la mise en forme et donc la « formation de soi », tel que la définit le courant de pensée de la Bildung (Eneau, 2016). Le récit peut, de plus, permettre, sur le plan analytique, de comprendre comment les modes de socialisation, d’individuation et d’autonomisation qu’engendrent ces processus de subjectivation peuvent aider et orienter des capacités de choix et d’action (Cornu, 2014).

Ainsi, la narration permet de se projeter dans la vie, via une posture de sujet coauteur préfigurant la coopération d’un « patient partenaire » (Jouet, Flora & Las Vergnas 2010), inscrite à la fois dans la continuité des enjeux d’une médecine participative et de l’éducation tout au long de la vie. Si cette approche reste somme toute relativement classique en sciences de l’éducation, il semble par ailleurs nécessaire d’effectuer un lien encore rarement proposé, dans les recherches francophones, avec la démarche proposée par la « médecine narrative » (narrative based medecine) (Charon, 2008). Contrairement aux enquêtes épidémiologiques visant la loi des grands nombres, la médecine narrative adresse la démarche de prise de décision à ceux qui sont sur le front de la rencontre clinique ; le processus d’accompagnement en santé se recentre sur l’appréciation des personnes directement impliquées.

Le développement des pratiques narratives met ainsi l’accent sur les récits d’expérience en santé et se situe dans le contexte émergent de paradigmes où convergent les méthodes soucieuses de mettre l’accent sur les ressources de la personne en valorisant son pouvoir d’agir (démarche d’empowerment). Inscrite dans une culture care [2] de l’éducation, cette démarche prend en compte les aspirations des individus en privilégiant le partenariat et la pluridisciplinarité qui s’enracinent ici dans une perspective bottom-up. En s’opposant aux informations prescrites de type top-down régies selon des lois qui seraient générales et universelles, cette démarche tente notamment de rendre visibles les dynamiques de co-apprentissage (les approches narratives bénéficiant tant au narrateur qu’à l’auditeur) et les modalités informelles d’expériences vécues, en situation de travail, par les professionnels de l’accompagnement, de l’éducation à la santé ou de la prévention (Charon, 2008 ; Piperini, 2016).

La démarche destinée à faciliter la narration vise ainsi l’objectif de pouvoir accompagner le jeune comme « sujet réflexif en santé » (Lecorps, 2005 ; Klein, 2011), sous des modalités compatibles aux situations problématiques qu’il traverse et au mode de vie qu’il poursuit. Nous posons donc l’hypothèse, dans ce travail, que la narration sollicitée dans ce cadre et sous différentes formes d’expression peut permettre de constituer un sentiment de contrôle et d’intelligibilité augmentant les capacités à la fois de son pouvoir d’agir et de sa maîtrise. En d’autres termes, cette recherche part du principe que l’expression des difficultés du jeune peut être pensée en termes de prévention et de remédiation pour permettre, in fine, un renouvellement des pratiques d’éducation à la santé.

3. Méthodologie : une recherche empirique, auprès de jeunes lycéens, basée sur le récit

Cette recherche s’enracine au travers de questions et d’observations qui se sont accumulées et structurées dans un exercice professionnel d’infirmière en santé scolaire. Elle réinterroge les prescriptions institutionnelles d’éducation à la santé mises en place au sein des établissements scolaires, mais elle poursuit aussi l’analyse du développement professionnel et l’activité réelle des personnels de santé qui accueillent chaque jour dans leurs établissements des jeunes initiant seuls leur parcours de soin (Hardy, Eneau & Nagels, 2014).

Si l’activité professionnelle n’est rendue visible que dans des actions (dites de prévention) ponctuelles, prescrites et sous-traitées le plus souvent par les associations extérieures aux établissements, l’accueil ordinaire et les expériences cliniques vécues en situation sont largement ignorés. Cette contribution explore donc une autre manière d’accompagner les élèves et interroge la ressource des pratiques invisibles dans la réflexion transversale que suscite aujourd’hui la mise en place du parcours éducatif en santé. Elle questionne, par ailleurs le manque d’intérêt qu’expriment les jeunes pour les actions de prévention traditionnelles et les résultats controversés de ces connaissances en santé (Le Grand, 2010 ; Gaussel, 2012).

La posture est empruntée à la perspective des praticiens-chercheurs, avec l’objectif de rendre visibles les dimensions réflexives et attentives afférentes aux activités care suscitées dans les rencontres liées à la prévention. D’un point de vue éthique, la relation aux élèves vise la coopération et le partenariat dans une dimension d’accompagnement plus que d’éducation, privilégiant la forme d’une réciprocité et d’une reconnaissance dans la formation et le soin de soi. Ancrée dans les récits et l’expérience des élèves, la méthode de recherche empruntée, empirique et qualitative, vise à comprendre le processus d’individuation incluant les savoirs expérientiels des jeunes et leur manière de se raconter, par le choix d’une démarche articulant deux logiques narratives :

  • La première émane de récits d’élèves rédigés dans un document-outil nommé « carnet d’écriture » ou « carnet d’expérience ». Sur ce support, les élèves volontaires sont invités à relater une inquiétude ou une préoccupation ayant affecté leur propre santé de manière positive ou négative. Aucune exigence académique (vocabulaire, grammaire, syntaxe) n’est requise et le support accepte toute forme d’expression (fiction, mots clefs, métaphores, dessins, illustrations...). Ce récit est complété pour chaque jeune d’un entretien de type compréhensif réalisé en suivant les principes de la clinique narrative et dialogique (Niewiadomski, 2012 ; Lani-Bayle, 2015). Ce temps d’échange est destiné à faciliter l’interprétation des illustrations, le cas échéant, et à préciser la formulation, le sens et la trame de ce qui a été exprimé.

  • Ce recueil de données est complété d’une autre logique narrative qui poursuit quant à elle les préconisations de la médecine narrative (Charon, 2008). Dans cette perspective, le récit est rédigé par la chercheure à l’issue d’une demande d’entretien spontané (non enregistré) qui aura permis au jeune d’exprimer une expérience suscitant pour lui la forme d’une inquiétude ou d’une préoccupation. Une retranscription rédigée de mémoire à partir d’une trame des mots clés lui est ensuite remise sous la forme d’un résumé validant l’attention de l’auditeur et l’interprétation de ce qui a été exprimé. Ce récit partagé peut alors être corrigé, complété ou illustré par le jeune lui-même. Son rôle d’amorce facilite des initiatives d’expressions et ce n’est qu’a posteriori que l’entretien de recherche enregistré peut être sollicité, de manière à expliciter et à évaluer les potentialités de ces récits partagés.

Les écrits, tout comme les entretiens, sont anonymés et seul l’intérêt est porté aux formes discursives, aux illustrations et aux réflexions orales suscitées lors des échanges. L’analyse de l’ensemble de ces données se réfère aux principes méthodologiques de la Grounded Theory de Glaser et Strauss (2010), qui permettent une montée en généralité à partir de l’hétérogénéité des données recueillies.

Deux groupes de jeunes constituent le panel de cette recherche exploratoire :

  • Un premier échantillon d’élèves (N1=15) a été constitué selon la méthode dite « en boule de neige ». Le recrutement s’est effectué conjointement dans un lycée (lieu de travail), sur un dispositif d’accompagnement personnalisé ou dans le cadre de l’activité quotidienne d’accueil des élèves, ainsi qu’au niveau de l’espace santé aménagé au sein d’une Maison de la Jeunesse et de la Culture (MJC), où certains jeunes ont accepté de participer à cette enquête. L’autorisation signée (par les parents si l’élève est mineur) a été sollicitée avant le recueil du récit.

  • Le second groupe est constitué de jeunes (N2=10) scolarisés en lycée. Ces derniers ont accepté, dans le cadre d’un accompagnement personnel, que les données suscitées à l’issue des récits retranscrits et partagés soient mobilisées dans le cadre de la recherche. L’autorisation signée n’est alors sollicitée qu’après avoir remis à l’élève la trame écrite de ce qu’il a exprimé et avant que ne soit organisé l’entretien de recherche.

Les particularités et la richesse de ce groupe tiennent à l’hétérogénéité sociale et culturelle des jeunes enquêtés. Certains suivent les cours d’un lycée professionnel, d’autres sont en lycée général, d’autres encore poursuivent en post-bac des sections destinées à l’obtention d’un brevet de métiers d’art. Ils ont entre 15 et 18 ans.

Ce protocole de recherche poursuit donc plusieurs visées :

  • De transposition des modalités de recherche déjà explorées en sciences de l’éducation, comme dans le « journal des moments », chez Hess (2011), dans, « l’écriture matérialiste » de Moëlo (1994) ou encore dans les « carnets d’écriture » (Simonet, 2014), explorant les ressources de la médecine narrative.

  • Le principe est de mettre l’élève dans une posture réflexive d’investigation ; c’est un carnet personnel qui n’est pas sous la tutelle d’un enseignement ; c’est par contre un outil de dialogue institué dans le cadre de cette enquête, qui a par ailleurs une fonction de mémoire.

  • Placé comme « tiers éducatif », ce support a la fonction heuristique ; l’écriture (ou le dessin) peut faire émerger des questions, permet d’éclairer des idées floues ; c’est un outil articulant les enjeux de l’altérité à une meilleure communication avec soi-même, il sert à préciser sa pensée, se l’approprier et l’identifier comme singulière ; il sert aussi à formuler et problématiser des questionnements.

  • Dans l’échange, il instaure la forme d’une égalité des intelligences, au sens de Rancière, qui sous-tend l’idée d’une réciprocité dans l’élaboration et la construction du savoir telle que la préconise la clinique dialogique ; il permet de partager ses idées et ses interprétations en validant une posture de coopération instaurée comme objectif éthique.

Les comptes rendus d’entretiens spontanés sont rédigés en fin de journée et les rencontres suscitées à l’issue du récit qui ne peuvent être programmées faute de disponibilité sont planifiées sur un temps qui excède celui de la présence au travail. Seule, le plus souvent, au sein de l’établissement scolaire, la professionnelle de santé accueille les élèves qui la sollicitent. Les demandes de soin, les passages spontanés, le téléphone et les interpellations diverses ne permettent pas de dégager un temps supérieur à quinze minutes dans cette activité souvent dispersée et mise sous pression qui détermine les formes d’un care aléatoire et précaire. Pour préserver l’attention que requiert ce temps d’échange, mais aussi pour articuler les exigences délicates de la double posture de praticien-chercheur, les entretiens sont donc planifiés le mercredi après-midi à la MJC, dans le local symbolique des « Psys du coeur » (antenne locale d’un réseau national de lieux d’écoute thérapeutique solidaire). Ces modalités permettent alors de mener dans le calme les entretiens compréhensifs sans qu’ils soient interrompus, tout en mettant à l’épreuve les conditions que requièrent la présence et l’écoute attentive que préconise l’ancrage méthodologique de la médecine narrative.

Enfin, la présentation des résultats ci-dessous s’enracine dans l’analyse d’une double approche herméneutique. La première, artisanale, poursuit la compréhension, l’interprétation et la sélection d’extraits à partir de lectures attentives. La seconde, systématique, articule l’usage d’un logiciel d’analyse de contenu (NVivo) qui permet, dans une démarche de « théorisation ancrée », d’analyser la densité du corpus à partir d’une construction progressive de catégories signifiantes et de visualiser les thèmes prédominants, structurés sous la forme de « noeuds ».

4. Résultats de l’enquête et discussion : éléments d’une santé réflexive

4.1 Les catégories de santé mobilisées : quelques illustrations

Le dispositif de recherche place les élèves dans une activité d’enquête et les extraits qui vont suivre témoignent de la manière dont ils s’approprient l’enjeu d’un échange, tout en se positionnant comme sujets réflexifs en santé. Si ce choix permet de constater qu’il ne peut y avoir de « pensée magique » autour de l’écriture, il soutient en revanche une fonction d’amorce et détermine la forme d’une rencontre permettant à la narration orale de se déployer avec plus d’intérêt, le jeune orientant ici le choix du thème qui retient son attention, c’est-à-dire celui qui l’affecte et le préoccupe.

Certains des jeunes enquêtés semblent plus à l’aise à l’écrit, d’autres préférèrent choisir des modalités d’expressions différentes (dessins, extraits de chansons, de récits rédigés sur Wattpad, de pensées extraites de mangas...). Sur la base d’un postulat care, l’entretien privilégie la narration de « ce qui compte » pour l’enquêté, en sollicitant non pas la réponse ou la solution, mais bien la problématisation. L’extrait suivant montre ainsi comment le jeune peut s’approprier l’enjeu, dans des termes personnels, qu’il place dans sa participation à l’enquête : « je m’appelle P. ; je vais vous raconter des choses importantes pour moi » (R3) ou encore : « C’est le passage où j’ai écrit dans le cahier [...], c’est au moment où j’ai écrit que mes parents se disputaient pour l’alcool » (E1) [3].

Au-delà de l’objet même que mobilisent les participants (leur choix d’entrée dans la narration), les premiers éléments d’analyse montrent que la santé ne semble pas être pour eux un objet d’intérêt, tout au moins pas direct. Ainsi, les recherches qu’ils poursuivent sur le Web, par exemple, s’en détournent ; les sites qu’ils plébiscitent et qui attirent leur curiosité sont liés à leurs passions : films, échanges sur les réseaux, séries, etc. Les sites qu’ils consultent (tels que YouTube, Démotivateur, e.penser, Pinterest, ou encore le forum dessiné) sont des sites ou des outils qu’ils utilisent peu dans une relation directe avec des questions concernant la santé (la leur ou celle de leurs proches) :

« C’est un ami un jour qui m’a dit tient regarde ça sur YouTube, ce sont des gens qui font des vidéos sur des jeux, tu regardes juste, c’est très intéressant pour remonter le moral et ils donnent des bons conseils, je me dis autant essayer, j’ai rien à perdre de toute façon. Eux aussi ont connu beaucoup de douleurs et ils ont changé par rapport à ce qu’ils sont maintenant, franchement ça m’a beaucoup aidé d’écouter ça et je discute beaucoup maintenant avec des gens qui font ces vidéos »

E4

« En début de première j’ai commencé à découvrir les forums, celui sur lequel je vais maintenant depuis trois ans, il se nomme AM-entraide. Et je suis arrivée là-dessus un peu dépressive, mais c’était juste pour parler, mon amie y était et alors je me suis dit : pourquoi pas [...]. Ce qui est bien c’est que nous sommes entourées de personnes qui viennent sur ce forum et qui peuvent te répondre ou échanger avec toi sans te juger »

E6

La préoccupation de l’auto-documentation, de l’information ou de la recherche de réponses à des questions de santé passe rarement, cependant, par les nouvelles technologies à leur disposition. Dans la plupart des récits, ce sont plutôt des questionnements plus généraux, se référant à leur développement personnel, qui dominent et qui traversent les thèmes d’ordre existentiel de l’identité, de la reconnaissance et des relations interpersonnelles. Dans cette catégorie, deux thèmes majeurs apparaissent : le premier concerne des enjeux relationnels (les sentiments, l’amour, la famille, les amis, etc.) ; le second des enjeux plus souvent « négatifs » (la trahison, l’échec, la mort, etc.). Ces deux thématiques sont toutefois étroitement mêlées dans les histoires personnelles des uns et des autres. Des extraits du récit 4 illustrent de manière particulièrement détaillée cette première catégorie d’analyse :

« Oui j’ai changé, c’est ce que fait la douleur, elle change les gens [...]. La vie a beaucoup changé le jour où mon beau-père est arrivé, on a souvent déménagé [...] et avec les problèmes d’argent c’était pas la joie [...]. C’est là qu’a commencé mon addiction aux jeux vidéo et à Internet [...] ma méchanceté envers les autres [...] ; mais j’ai pu compter sur mon amie d’enfance, d’autres personnes rencontrées sur Internet m’ont aidé et bien sûr ma mère et mes grands-parents [...]. Mon grand-père, il a souvent été là pour moi, ça a été un peu mon père de substitution [...] »

R4

« J’ai eu ce surnom, car après avoir perdu ma copine, j’avais tendance à chercher la bagarre, souvent pour des broutilles, une parole de travers ou autre et j’avais tendance à taper assez violemment [...]. J’ai encore des grosses colères, mais j’ai plus de raison et la musique, le dessin et les animaux, surtout mon chat, ça m’aide [...] »

R4

« J’ai peur et j’éprouve une forme de complexe avec les filles et ma mère pense que c’est aussi pour cette raison que je fais beaucoup de dessins [...]. En moi-même je me dis que je reflète peut-être un peu mon malaise et la peur aussi d’être trahi encore par une fille. Et lorsque je les dessine j’ai tendance à les caricaturer beaucoup [...] ma mère m’a parlé d’un livre qui dit que l’amour ça s’offre et que ça ne fait pas souffrir [...] que l’amour doit s’offrir comme un cadeau, mais moi j’ai l’impression de faire des cadeaux et d’être trahi quand même »

R4

À l’inverse, lorsqu’ils vont mal, les jeunes semblent choisir des interlocuteurs qui ne sont pas forcément des professionnels ; ils peuvent d’ailleurs être assez critiques à l’égard d’une première expérience de demande de soin qui conditionne alors des représentations négatives au sujet des prises en charges qui peuvent leur être proposées :

« Non je ne préfère pas aller chez le psychologue, je n’aime pas trop parler [...]. Quelques fois je ne trouve pas les mots et je ne suis pas à l’aise, si mon papa avait des problèmes avec l’alcool ça ne me dérange pas ; c’est plutôt ce que j’ai vécu [...] j’ai du mal à en parler et écrire c’est plus facile [...]. Je n’aime pas en parler, car c’est de la tristesse et je ne vois pas ce que ça pourrait faire aux gens et ça leur rapporterait de la pitié envers moi et je ne veux pas faire pitié [...] ; pour comprendre le problème il faut qu’il y ait quelqu’un depuis le début du problème jusqu’à la fin du problème, toujours la même personne pour qu’elle comprenne »

E1

Ainsi, l’aide ou le soutien en relation avec la santé ne sont pas toujours le fait de professionnels ; plus fréquemment, l’aide vient de personnes choisies (proches ou amis) :

« Pour commencer l’écrit j’ai fait un petit descriptif de plusieurs personnes importantes dans ma vie, celles qui savent écouter et avec qui on gère ensemble nos petits problèmes et nos coups de déprimes »

E3

Dans certains cas, c’est même le refus de toute aide qui peut expliquer un repli ou un isolement :

« au collège c’était difficile, j’étais souvent de côté, mais maintenant [...] j’ai trouvé mon caractère, j’ai l’impression que quelque chose s’est construit et j’aime bien, c’est mieux qu’avant [...] ; j’aime bien écrire, mais pas des trucs sur moi, comme ça, ce que je pense ça reste à moi [...] ; un journal on peut le perdre et il peut tomber dans d’autres mains [...] ; si je veux que ça reste secret, ça reste dans moi [...] ; on a bien sûr des faiblesses, mais on ne le dit pas, si on le dit pas c’est mieux [...]. Parler c’est pour les faibles [...] et puis j’ai pas trop confiance dans les adultes [...] ; les adultes je m’en méfie beaucoup [...]. Mais j’ai un autre problème, je ne comprends pas les gens [...] »

E5

De manière générale, si leur santé ne semble pas les préoccuper directement, les jeunes poursuivent en revanche une réflexion qui saisit et tente de comprendre la souffrance comme une expérience qui affecte tous les aspects de leur vécu en touchant aux sphères relationnelles, temporelles et affectives. Constant, le « souci de l’autre » s’exprime de manière transversale dans une catégorie lexicale où sont repérés les concepts d’attention, de soutien, de vulnérabilité et d’interdépendance, que mobilisent les théories du care (Laugier, Molinier & Parpeman, 2009) :

« Ma mère est malade, ça fait dix ans maintenant, pour elle je ne l’ai pas vécu comme une rupture, comme dans les films, on s’est pas vraiment rendu compte qu’elle tombait malade, mais on a vécu ça tous ensemble »

E8

« Quand le cancer de mon papa s’est déclaré, il a fait de la chimio et il a pris des médicaments qui l’affaiblissait [...] ; il a dû arrêter son travail et quand on venait le voir il restait la plupart du temps dans son lit [...]. Depuis plus d’un an, il avait son ventre qui coulait, du coup tous les jours il y avait une infirmière qui venait lui changer son pansement [...] ; je me rappelle une fois il était obligé d’avoir une poche [...] et il demandait à quelqu’un de l’aider »

R1

« Mon père est AA et on parle souvent de l’alcool avec lui [...] ; moi avec le cannabis c’est pareil que mon père, je sais ce que ça fait d’être accro et pourtant je ne peux pas m’empêcher de fumer, j’ai l’impression que c’est plus fort que moi, même avec son soutien et son expérience je ne suis pas protégé »

E4

« Il y a des choses que l’on n’a pas envie de dire ou que l’on a envie d’oublier et des souvenirs que l’on a envie de raser [...]. On a envie d’oublier tout ça, mais c’est bizarre ça fait quand même notre force, c’est comme si on était né pour souffrir et qu’on avait besoin de cette souffrance pour grandir [...] ; je parle avec ma mère souvent, mais mon père ne fait pas attention à moi, il me félicite jamais sauf quand il est a moitié bourré »

R9

Tous les problèmes liés aux sphères relationnelles et affectives, aux sentiments et aux émotions contenues dans ce « hors-programme » scandent l’incertitude et accompagnent les désordres et les ambiguïtés de ce « liant humain » (Lani-Bayle, 2015). Dans les entretiens, tout ce qui semble avoir de l’importance ne cible pas l’enjeu des connaissances et de la réussite scolaire du curriculum formel, qui est pourtant le premier objectif de l’école. Ignorés du milieu scolaire, les liens visant cette préoccupation personnelle sont absents et sont, à ce sujet, particulièrement illustrés dans l’exemple suivant :

« Réussir, sans l’aide de personne. C’est ce que le système scolaire demande [...] et fuir les gens à problèmes [...], c’est ça, nous nous éloignons des personnes en souffrance, ça fait peur [...] on préfère fuir les personnes de l’échec comme on fuit aussi nos propres échecs [...]. Mon beau père était fatigué et nous on ne savait pas quoi faire, concrètement c’est sa douleur, mais sa douleur avait aussi des retombées sur notre environnement familial et c’est à partir de là que j’ai commencé à ne pas savoir comment aider les autres et je me suis rendu compte qu’on ne savait pas ; je ne savais pas quel comportement avoir, je ne savais pas quoi dire. J’avais peur d’être maladroite et ce n’était pas facile d’en parler [...] avec mes amis et ma famille, je n’avais pas vraiment de mots pour aider les personnes souffrantes, je ne savais pas quoi dire, on m’a jamais appris à parler de ça [...] ; poser un voile sur la souffrance ça permet d’avancer coûte que coûte [...]. Du coup on intériorise ça qu’il faut aider les autres, mais on ne sait pas comment, parce que ce n’est pas enseigné, c’est tous ces petits trucs qui nous entourent, mais on ne sait pas comment faire et on a aussi beaucoup l’exemple de chacun se débrouille seul, on aimerait, mais on ne sait pas et du coup on préfère rejeter ça [...] »

E6

Éloignés d’une « santé triste », pensée sous le modèle d’une comptabilité inquiète des risques, et bien plus proches des orientations de la « salutogenèse » d’Antonovsky (Lindström & Eriksson, 2012), les jeunes relient largement le thème du mieux-être à la création, c’est-à-dire à la liberté de pouvoir créer eux-mêmes (les activités artistiques et sportives, par exemple, sont souvent citées). Inversement, loin du sentiment d’efficacité personnelle que supposerait une modalité d’autoformation ou d’empowerment tel que la prescrivent les approches valorisant les compétences psychosociales, les relations à la santé sont aussi exprimées en termes de tensions, de souffrance et de souci d’autrui dans les récits ou les entretiens. Ainsi, les jeunes s’autorisent à verbaliser une souffrance qui semble témoigner que leur puissance d’agir et leur « grande santé » restent corrélées au besoin d’être affectée par le monde qui les entoure.

Ces premiers éléments permettent donc d’envisager une analyse qui pourrait alors s’enraciner dans la phénoménologie de Ricoeur (1990), où « l’homme capable » croise aussi la sensibilité de la fragilité humaine pour faire écho finalement, aux questions posées plus haut dans cet article, se référant aux significations que ces jeunes donnent de leur santé, aux souffrances qu’ils expriment, aux capacités et aux choix qu’ils déclarent. Dans ces récits, la santé n’est jamais pensée sans l’Autre et s’articule toujours à la recherche d’une « mise en sens » (à la fois mise en intrigue, mise en forme et mise en cohérence) que pointe Ricoeur dans les dimensions de « l’homme agissant et souffrant » (Marin & Zaccaï-Reyners, 2013). Exprimée en termes de capacités, la santé des jeunes ne dissocie pas les dimensions d’un « pouvoir d’agir » de celles d’un « pouvoir souffrir » qui les affecte et qu’ils désirent comprendre. À partir de supports qu’ils choisissent (texte, dessin), le récit produit par ailleurs une version suffisamment acceptable d’eux-mêmes et des situations qu’ils traversent, pour qu’il leur procure la forme d’une réflexion et d’une autoformation qu’ils se sentent ainsi autorisés à partager (Delory-Monberger, 2014).

Enfin, ces résultats semblent valoriser les notions d’attention, de souci et de soutien que valorise l’approche care. Articulés aux retombées des activités narratives et invisibles des professionnels de santé, ils mettent en exergue les exigences d’un accompagnement « attentif » et « contenant », capable de soutenir ensemble la reconnaissance et les capacités performatives et vulnérables des jeunes (Pommereau, 2016).

4.2 Éléments de discussion et enjeux d’une approche narrative

Dans ce dispositif, l’approche dialogique de « l’apprendre ensemble » requiert l’attention portée à autrui mise en avant dans les activités ordinaires du care (Laugier, Molinier & Parpeman, 2009). En valorisant la reconnaissance des savoirs expérientiels des protagonistes impliqués, elle met de plus en exergue les caractéristiques éthiques et les formes d’un savoir coproduit, où se nouent les modèles d’un échange entre savoir savant et savoir profane qui exclue l’usage d’une grille d’entretien standard, mais s’adapte et se renouvelle aux questions que soulèvent chacun des jeunes. Les sous-bassements de la méthode privilégient ainsi le souci de l’autre en s’intéressant à ses expériences et à « ce qui compte pour lui » (Laugier, 2009).

Éloignées du sujet désiré de la santé publique comme être autonome, rationnel et compétent, les médiations narratives mobilisées dans le cadre de cette étude indiquent que les inquiétudes que formulent les jeunes ne se limitent pas à la performance d’un comportement individuel. En effet, leurs énoncés définissent au contraire une « santé relationnelle » toujours orientée sur l’axe des dimensions « soi-autrui ». La reconnaissance de leur identité narrative atteste ici de leur capacité d’initiative et de réponse centrale dans la dimension herméneutique et éthique de « l’homme capable », chez Ricoeur.

Ce choix méthodologique, construit sur les fondements du « soi capable », aide à prendre conscience de la retombée des performances narratives. Déployées d’abord dans le colloque singulier, elles permettent ensuite d’articuler les enjeux de la disposition à ceux de l’activité concrète en évaluant les capacités de réponse du bénéficiaire. Sur cet axe, l’accompagnement de la vulnérabilité vise les formes d’une performativité qui prend le risque d’une relation ayant pour objectif de restaurer la « puissance d’agir », validant la finalité d’un processus d’autonomisation (Charbonnier, 2015 ; Piperini, 2016).

A l’instar des orientations de la biographisation des expériences, de la médecine narrative et de la perspective care, elles attestent des potentialités d’une posture professionnelle impliquée comme l’enjeu d’une nouvelle relation (Delory-Monberger, 2014 ; Piperini, 2016). Les acteurs engagés peuvent ainsi trouver, grâce aux ressources de ces approches, les moyens d’atteindre une plus grande disposition et une meilleure connaissance d’eux-mêmes. À ce titre, les résultats de cette recherche rejoignent les constats de Charon (2008), qui affirme notamment que la narration (incluant l’écoute et la lecture attentive des récits qui sont ainsi confiés) produit des retombées satisfaisantes pour les personnes accompagnées, mais aussi pour le soignant lui-même. En effet, selon Charon, le développement de l’ensemble de ces « habilités narratives » facilite le repositionnement professionnel qui s’opère différemment envers les personnes accompagnées, mais aussi en tant membre d’une équipe interdisciplinaire (ici, une équipe éducative en milieu scolaire). De plus, destinées à lutter contre les réquisitoires adressés aujourd’hui au déficit du care, non pas dans le « soin », mais dans le « prendre soin » contemporain, ces pratiques ont enfin l’ambition, selon Charon (2008), de modifier profondément les caractéristiques culturelles et intellectuelles des milieux professionnels. À ce titre, leur institution progressive peut donc s’inscrire dans l’amélioration de la qualité des accompagnements, mais aussi des relations interpersonnelles du milieu du travail lui-même.

Si ce tournant narrativiste peut alors commencer à s’imposer dans le type de démarche qu’illustre cette recherche, c’est aussi parce qu’il éclaire la place centrale du dialogue et des récits dans différentes activités humaines du soin et de l’éducation. Enracinée au-delà des professions, la narration accomplit en effet un geste pluridisciplinaire qui concerne l’ensemble des professionnels de santé et de l’éducation impliqués dans l’environnement vulnérable et mortel de la condition humaine.

Conclusion provisoire

La première phase de cette recherche, qui se poursuit actuellement dans le cadre d’un travail doctoral, suscite déjà de nombreuses questions. À l’articulation entre sciences de l’éducation et sciences de la santé, la démarche empruntée a la particularité de s’inscrire dans un espace interdisciplinaire et tente de montrer que les pratiques de récit et les sciences humaines sont nécessaires à la compréhension des situations de prévention et de soin. Conformément aux préconisations de la médecine narrative (Charon, 2008), ces apports permettent de s’ouvrir à différentes visions de la santé, de la souffrance et plus globalement de la vie, et ambitionnent de renouveler la qualité des services et les formes d’accompagnement préconisées par les approches care, dans une double visée de soin et d’éducation.

En illustrant la force structurante du langage, de ses métaphores et de ses significations, la médecine narrative rejoint les fondements philosophiques de « l’identité narrative » de Ricoeur (1990) et favorise la compréhension des problématiques de santé. En adoptant des stratégies interprétatives et dialogiques, elle montre que le rôle du soignant est de partager un processus de construction de sens pour pallier l’insuffisance des seules catégories nosographiques qu’enferme une approche rationnelle et objectivante. Mais le parcours éducatif en santé peut-il, à lui seul, inaugurer à terme un véritable changement des pratiques de prévention en lui donnant la possibilité de renouveler ses finalités éducatives ? La perspective d’un tel projet réaffirme, en tout cas, l’interdépendance de dimensions à la fois axiologiques et pédagogiques de l’intervention (Avanzini, 2010 ; Jourdan, 2014) et présuppose de définir ces projets prenant en compte la parole, le désir de connaissance et de reconnaissance qui animent les jeunes (Pommereau, 2016).

Le dispositif de recherche qui a été mis en place questionne par ailleurs les tensions qui traversent aujourd’hui les champs de l’éducation et de la santé, montrant que celles-ci peuvent aussi se déployer face à des injonctions contradictoires où se multiplient des prescriptions difficilement compréhensibles pour les professionnels ; ces changements structurels ne sont pas sans influence sur les « coeurs de métiers », où chacun est contraint aujourd’hui de conjuguer le double impératif de la singularité, de l’accompagnement personnalisé, mais aussi de la rationalisation. Il restera cependant à examiner sous quelles conditions le transfert d’une telle pratique, mobilisant des postures de patients-partenaires et de praticien-chercheur, pourra être valorisé, dans la mesure où elle échappe aux indicateurs habituels d’évaluation.

Les problématiques soulevées par les jeunes, dans les récits recueillis, réinterrogent finalement l’enjeu du débat visant à évaluer les dispositions d’attention des professionnels de l’éducation, nécessaires aux apprentissages, mais tout aussi inséparables de l’amélioration de nos rapports sociaux. Dans cette « écologie de l’attention » (Citton, 2016), considérée comme une ressource indispensable au non-effondrement des pratiques professionnelles, il reste encore à mieux comprendre comment chacun peut dépasser ses limitations actuelles pour s’élever vers des formes de professionnalité plus cohérentes et mieux réfléchies. Ainsi, en tentant d’apporter des réflexions innovantes à ces questionnements, la réinscription du bénéficiaire dans les pratiques de soin impose probablement, aujourd’hui, d’articuler les savoirs expérientiels concrets aux enjeux de l’administration de la preuve. Si cette ambition soulève les dimensions démocratiques d’une démarche éthique, il est possible qu’elle porte aussi en elle l’émergence d’un changement de paradigme, où s’expriment des modalités plurielles pour redéfinir les recherches et les pratiques du champ en éducation à la santé.