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Introduction

De sorte que ce que l’être par trois et quatre fois ressuscité en moi venait de goûter, c’était peut-être bien des fragments d’existence soustraits au temps, mais cette contemplation, quoique d’éternité, était fugitive.

M. Proust, Le temps retrouvé, vol. IV, 1989, La Pléiade, p. 454

Un tel dossier ne peut pas ne pas faire un retour sur l’article qui a décidé de son orientation initiale et de son intitulé. C’est pourquoi l’objet de cette contribution est d’abord l’analyse de l’actualité de la stagification[1] (Guigou, 1975), i.e. la multiplication des stages en formation continue des adultes, des stages « formatés » et d’une durée de plus en plus courte. Il convient de montrer dans quelle mesure l’auteur de ce néologisme et d’une « critique des systèmes de formation » (Guigou, 1972) avait vu juste il y a près de quarante ans ; et en quoi cette analyse a gardé sa puissance heuristique face au développement de la formation professionnelle continue (FPC), en France notamment. Ce travail d’actualisation autorise un rapprochement fort stimulant entre la « forme scolaire » identifiée par G. Vincent (1994) en formation initiale et la stagification constituant la « forme » propre à la formation des adultes et la modalité centrale de son institutionnalisation dans la FPC. Cependant, cette grille d’analyse, fort heuristique en elle-même, comporte des limites pour appréhender la question actuelle des stages.

La littérature sur les stages et les recherches qui s’y rapportent aujourd’hui ne font pas mention de la stagification. Sans doute le mot n’a pas pris, malgré toutes les connotations stimulantes qu’il comporte, à une époque où la fréquence des stages augmente pourtant significativement en Europe (Mignot, 2013) ; à une époque également où les processus, que le suffixe du néologisme veut relever, inondent la production autant que les modes de penser l’activité humaine. Il y a surtout le fait que le terme de stage recouvre des objets presque opposés : parler des stages, aujourd’hui, c’est traiter presque exclusivement de cette « étape incontournable d’un parcours de formation et condition d’obtention de la plupart des diplômes » (Briant et Glaymann, 2013) en formation initiale, alors que la stagification voulait nommer la réponse pratique que les entreprises ont donnée à l’introduction de la loi de 1971 sur la formation continue.

L’orientation de cette contribution est résolument critique. À partir de l’analyse de l’article de Jacques Guigou, il s’agit de repérer quelques implications théoriques et pratiques facilitant la compréhension du devenir de la formation des adultes dans nos sociétés, et d’esquisser une approche globale de ce phénomène de plus en plus diversifié de stagification. Même si cela ne sera pas toujours explicité, cette contribution se nourrit de nos recherches en cours, notamment sur la professionnalisation de l’université (Triby, 2012a) et l’alternance dans la formation professionnelle (Triby, 2012b).

1. Le phénomène historique de stagification

Le moment historique de la stagification, c’est un temps particulier, émergeant entre mai 1968 et juillet 1971, puis se déployant dans les années suivantes ; c’est à la fois un temps nouveau et l’aboutissement, pour une grande part conjoncturel, d’une évolution de l’après guerre 1939-1945, quand les modèles de l’éducation permanente issus de la Révolution de 1789 semblent avoir épuisé leurs bienfaits (Terrot, 1997 ; Laot et Lescure, 2008).

1.1 L’émergence du phénomène

La stagification naît dans un contexte particulier, un contexte social et économique qui permet de comprendre le devenir de la formation des adultes. Pourtant, l’interprétation qu’en propose J. Guigou s’appuie davantage sur des éléments de contextes intellectuel et politique.

1.1.1 Un contexte historique

Les faits, notamment les productions intellectuelles qui ont marqué les quelques dix années qui suivent la période des « évènements de mai 68 », sont à la fois caractérisés par le passé qui résiste, l’effet forcément éphémère de simples « évènements » et l’ébauche d’une nouveauté plus ou moins radicale dont on ne percevra l’identité que plus tard. Les réflexions de J. Guigou portent cette triple empreinte. Cependant, entre l’après 68 et la loi de la 1971 sur la FPC qui lance la multiplication des stages, se nouent des relations paradoxales : impossible, bien sûr, d’interpréter la loi de 1971 comme un simple effet de mai 68, en ce sens d’abord que cette période est l’objet d’interprétations trop variées pour nourrir une causalité éclairante. La loi de 1971 est inspirée par un double constat : celui de l’inaboutissement de la démocratisation par la formation et la faiblesse du « capital humain » de la France (Laot et Lescure, 2008).

Derrière les idéaux un peu vagues à l’humanisme évanescent de la « Nouvelle Société », conceptualisée notamment par J. Delors, censés faire écho aux fortes « aspirations » exprimées en 1968, s’exprime toute l’ambivalence de cette loi instituant une formation des adultes sous l’égide de l’économique au nom de la démocratisation. D’un côté, il convient de relancer l’idée que la formation constitue une modalité de la mobilité sociale, une « seconde chance » puisque la première, la formation initiale scolaire, a manqué sa finalité ; donc d’actualiser l’objectif de régulation sociale par la démocratisation de l’accès au savoir (Laot et Olry, 2004)… D’un autre côté, affleurent avec une prégnance certaine les besoins de l’activité économique ; articulée à l’effondrement du système monétaire international issu du conflit de 1939-1945, la « crise pétrolière » n’est pas loin qui va, progressivement, nourrir l’idée que l’avenir est contraint et incertain, parce qu’il est forcément mondial avant de devenir global ; d’où l’éminence croissante de la place de la formation.

1.1.2 Un contexte intellectuel et politique

Cette approche platement objectivante ne convient guère à l’auteur de la stagification pour qui il faut rappeler une autre composante de l’époque que des intellectuels désenchantés ont plus tard résumé très sommairement en « pensée 68 ». Son viatique est « l’analyse institutionnelle », emblème d’un certaine pensée critique alors en vogue : lointain précurseur de la sociologie clinique actuelle, celle-ci se présente alors comme une sorte de mixte de Marx et de Freud, Marx pour le peuple (collectif saisi dans son rôle historique), Freud pour le sujet (individuel tenaillé par sa libido), une dialectique assez improbable mais qui occupait avec vigueur et éclats le paysage intellectuel du moment. L’institution est le résultat de trois « moments », « en dialectique » : l’institué, ce qui règle le fonctionnement normal de l’organisation concernée, l’instituant, i. e. les conditions sociopolitiques qui rendent possible un autre fonctionnement, et l’institutionnalisation, « moment où de nouvelles formes d’organisation et d’exercice du pouvoir se mettent en place ». Aidé de ses « analyseurs », construits (outils conceptuels élaborés pour révéler les non-dits de l’institution) ou spontanés (les « crises de la formation » rendant impossible un fonctionnement normal), l’acteur n’est plus seulement intervenant, mais analysant.

Cette modélisation sommaire rappelle ce que ces « évènements de mai 68 » ont été : l’affirmation d’une croyance forte dans un changement possible, traversée de multiples contradictions : l’affirmation d’une résistance à un ordre productif appelé à disparaitre autant que l’expression d’une exigence de le transformer afin d’en améliorer l’efficacité ; moment critique ou « libérateur », inscrit dans un post-taylorisme ou plutôt un néo-taylorisme, social et politique ou économique et culturel, on ne peut pas vraiment trancher aujourd’hui. Ce sont ces tensions qui habitent la stagification.

1.2 Les composantes de la stagification

Derrière le néologisme globalisant, se cache une réalité plus composite. De quoi est constitué ce phénomène ? Avec J. Guigou, on peut distinguer ses finalités, sa forme et ses modalités de mise en oeuvre.

1.2.1 Des finalités, au-delà de l’adéquation

Même s’il note volontiers que « le stage doit répondre aux besoins de perfectionnement professionnel du salarié dans son entreprise », J. Guigou développe une critique particulière de l’adéquationnisme propre à ce mode de conception et d’organisation de la formation. Il veut montrer comment la formation s’inscrit dans le « système de production capitaliste » : la formation est partie prenante du pouvoir de « domination » qui s’exerce sur le salarié. L’adéquation en constitue une modalité mais ce n’est sans doute pas la plus contestable ; ce que reconnait également Claude Dubar dès la première édition de son ouvrage sur la FPC (1983), alors même que celle-ci est loin d’avoir intégré la réflexion managériale qu’on lui connaît aujourd’hui. La critique porte surtout sur « l’obligation de penser ses besoins » en fonction des « intérêts de la production capitaliste », en acceptant les « faux dilemmes » qu’elle suggère : essentiellement, formation générale/formation professionnelle, besoins de l’entreprise/besoins du salarié. De cette domination symbolique et cognitive découlent la négation de la dimension collective du besoin de développement des personnes et, subséquemment, la promotion de l’individuel et de l’individualisation.

C’est à « la reproduction de la force de travail » (plus que l’apprentissage) que concourt très largement la formation continue : moins l’entretien des savoirs utiles pour travailler que les « rapports de domination » dans lesquels s’inscrit cette force de travail. Ce n’est pas tant une logique de capital humain qu’une logique de capital social financier ; la formation est conçue comme « immobilisation » d’un capital et sa valorisation, similaires à celles du capital financier : même si la valorisation n’est pas forcément au rendez-vous, le salarié entrera plus volontiers dans la logique de l’accumulation du capital financier… « Ainsi, les connaissances, l’accumulation compulsive de savoirs en vue d’un accroissement des compétences, constituent, en tant que telles, une nouvelle forme de travail salarié, c’est-à-dire un facteur central dans la reproduction de la force de travail et dans la concentration du capital. » Par contraste, on perçoit mieux le renversement qu’opérera quelques vingt années plus tard « l’approche compétences » : celle-ci est moins l’accumulation de connaissances que la mise à l’épreuve de ses savoirs en situation ; c’est moins le capital accumulé qui compte que le capital susceptible de se valoriser par mobilisation de la subjectivité et la dimension collective de l’activité ; le « capital humain » de son côté est rapporté à un formalisme de plus en plus pur à l’utilité largement problématique : les « référentiels ».

1.2.2 La forme stage

Dans une optique « institutionnelle », la forme est structurante, elle comporte des implications sociales et politiques. « Je propose de créer le terme de stagification pour désigner ce processus de séparation institutionnelle qu’opère la majorité des actions de formation entre l’espace-temps de travail et l’espace-temps de formation. » Le stage ainsi décrit est fait pour extraire le salarié de son lieu de travail, l’en sortir pour mieux le former aux besoins de sa domination. Un stage est d’abord la combinaison d’un lieu, distinct du lieu de travail, et d’un temps bien délimité, un « espace-temps ». La rationalisation prime et celle-ci passe notamment par un aménagement des conditions de l’activité strictement orienté vers son objet, la formation, et une standardisation, à l’instar de toute activité industrielle, ou plutôt sur le modèle de l’industrialisation qui s’applique maintenant à la conception de toutes les activités. Cette standardisation s’appuie sur un principe de mise en processus qui vise à inscrire le temps de la formation dans le temps des organisations pour les besoins desquelles cette formation est censée être conçue et mise en place.

Les statistiques actuelles confirment l’importance croissante de cette forme, particulièrement sous sa dimension temporelle. « Pour les salariés des entreprises de 10 et plus, le taux d’accès est passé de 17 % à 45 % entre 1974 et 2009. Mais cette extension s’est accompagnée d’une baisse de la durée moyenne des formations qui recule de 62 à 29,4 heures. » (Lescure, 2011, p. 8). Ceci confirme également la prégnance de cette forme « réductrice » : « pour autant, alors que le fait de suivre une formation de plus de 30 h n’améliore pas les chances de promotion sociale (…), les réformes mises en oeuvre consistent à promouvoir une plus grande individualisation des parcours de formation » (ibid., p. 9[2]).

L’interprétation du phénomène peut diverger : alors qu’aujourd’hui, un consensus existe pour dire que « la formation n’a dès lors plus pour vocation d’attacher des salariés à des marchés internes de travail, mais de renforcer leur productivité et de leur assurer une meilleure employabilité » (ibid.), ce qui importe à J. Guigou est le caractère proprement politique de cette forme. Extraire, pour un temps déterminé, le salarié des rapports de travail et l’inscrire dans une relation pédagogique sont les deux faces d’un même phénomène : la désappropriation du salarié de l’objet même de son travail. « La stagification, c’est aussi la scolarisation des forces individuelles de travail, la sérialisation du travailleur collectif, l’élargissement du pouvoir étatique et de l’idéologie de la participation jusque dans le désir de savoir des stagiaires et des futurs stagiaires. »

Le temps constitue pour et dans un stage à la fois « l’unité de compte », de décompte et de reddition de compte de la formation, en somme la pesée de l’action particulière exercée sur la force de travail… Si le stage est forcément court et a même tendance à se raccourcir, c’est sans doute pour en réduire le coût, mais également au nom de ce que certains ont nommé plus tard l’accélération (Rosa, 2010 ; Virilio, 2010) qui caractériserait le système productif donc, nécessairement, le système social tout entier depuis la fin du XIXe siècle.

1.2.3 La relation pédagogique

L’organisation séparée de la formation dans un espace temps particulier et l’instauration de la relation pédagogique concourent au même effet : la désappropriation par les salariés du savoir et du pouvoir collectifs dont ils sont historiquement porteurs. « Qu’il s’agisse du contenu de la formation, des méthodes pédagogiques utilisées, des modalités d’évaluation des résultats, tout problème qui surgit a déjà sa réponse dans l’institué du stage ». La puissance critique de la formation par les stages est pratiquement inexistante ; mieux, elle est mise en avant par les formateurs d’adultes pour mieux les « mystifier ». Ceci illustre également les liens intimes et parfois paradoxaux qui se nouent entre l’économique et le pédagogique (Delamotte, 1998).

Les pédagogies fondées « sur des techniques dites actives » n’ont qu’une visée : « la brèche qu’il faut à tout prix colmater, c’est celle qui ferait apparaître la séparation majeure, le fondement permanent mais en permanence refoulé du stage de formation, entre les rapports de formation et les rapports de production ». Les pédagogies actives en fait instituent une activité fictive pour mieux individualiser l’impact de la formation, et si elles créent – parfois – la possibilité d’un espace de parole pour dire les maux du travail, c’est à la fois pour mieux encadrer cette critique et traiter ces maux au niveau individuel : non pas un problème collectif produit par l’organisation même du travail, mais un vécu individuel plus ou moins résistant. Et quand le besoin de formation est reconnu comme collectif, c’est la dimension de l’organisation qui prime. Pour le salarié, le « problème » devient : que puis-je faire pour que simultanément mon activité soit moins douloureuse et l’activité de mon organisation soit plus profitable ?…

Paradoxalement, c’est quand il « part en stage » que le salarié a le plus de chance de mieux servir les intérêts de son entreprise ; non pas tant parce qu’il améliore sa productivité, que parce qu’il se soumet à l’ordre du capital et conforte la puissance idéologique de ce système économique. Et de rappeler à ce titre un précepte en forme de slogan apparu lors du conflit historique chez Lip en 1973 : « seule la lutte prolétarienne comporte une authentique formation en faisant de l’action une connaissance et de la connaissance une action »…

Au risque de la tautologie, on pourrait dire que tant que les classes sociales existent et que ce sont les rapports de classe qui font l’histoire, il y a « une double vérité de la formation » comme il y a une « double vérité du travail » (Bourdieu, 1996). Mystification, compromission et exploitation constituent l’envers d’une activité censée être conçue et élaborée pour le développement des personnes. En somme, sous condition d’une solide actualisation, la stagification permet de reconsidérer à nouveaux frais trois composantes majeures de la formation :

  • la signification sociale des pratiques pédagogiques prétendument innovantes et censées respecter la libre expression du salarié et de ses « représentations » (ses représentants autant que ses conceptions) ;

  • l’articulation de la formation aux besoins des organisations, marchandes ou non, mais toutes intéressées par la valorisation des savoirs accumulés par les salariés, savoirs inscrits eux-mêmes dans des rapports de « savoir-pouvoir » ;

  • la portée du « rôle intégrateur » de la formation, en termes de coûts et de charges pour le salarié, mais également d’identité, individuelle et collective.

L’ignorance de cette « double vérité », ou sa « méconnaissance » au sens bourdieusien, est au fondement de la stagification, et plus encore de l’identité du formateur. « L’ignorance sur le fonctionnement institutionnel de son action est l’ignorance centrale du formateur. (…) Les formateurs sont des agents actifs de la stagification. Par leur seule existence, ils permettent à l’illusion pédagogique de jouer son rôle mystificateur. » Il conforte la division, en la faisant vivre et la constituant comme matière de la parole du salarié : tel stagiaire pourra rappeler les souffrances endurées à l’école ; telle mère salariée trouvera un moment pour dire pourquoi les exigences de la « double journée » pèsent sur son rapport à la formation ; tel salarié aura l’occasion d’exprimer combien il peut se sentir ignorant parfois en certaines situations de travail, mais également dans sa vie privée. Cette méconnaissance est à la fois le résultat du « circuit de la commande » de formation tel qu’il fonctionne habituellement, et également une condition nécessaire du fonctionnement de la forme stage. En fait, la méconnaissance constitue une contrainte avec laquelle la formation doit élaborer des arrangements pour être à proprement parler efficace.

À cet égard, l’expérience de Lip – expérience autogestionnaire éphémère dans l’horlogerie à Besançon en 1973 analysée sommairement par Guigou – est éclairante : une fois la reprise effectuée par des entrepreneurs « modernistes » et pour répondre aux « aspirations collectives » des salariés, on propose « un stage », un stage intitulé : « histoire du mouvement ouvrier » conçu et animé par un enseignant, sur le modèle scolaire le plus trivial. Alors même que les travailleurs de Lip avaient concouru à construire un moment clé de cette histoire par leurs luttes, celles-ci étaient devenues un objet d’enseignement pour des « ignorants »…

2. Critique de la stagification

Cette critique est instruite ici en deux temps : critique d’une démarche de pensée, et questionnement de son actualité.

2.1 Éléments d’analyse critique

Certains aspects de la réflexion de Guigou sont particulièrement contestables et expliquent peut-être la destinée du mot. D’autres méritent d’être retravaillés afin d’enrichir l’analyse de ce processus historique de stagification.

2.1.1 Réductionnisme et courts-circuits

On passera sur les expressions marquées et datées, telles que « les commis de l’État de classe » ou « l’univers totalitaire du pouvoir des stagificateurs » ; sans être dénuées de sens concernant les enjeux de la formation, elles ne permettent pas de saisir les tensions qui traversent cette activité, ni la portée de certains compromis sociaux rendus nécessaires par la pérennité de la société. On préfèrera s’arrêter sur trois fausses évidences développées par l’auteur.

À quoi devrait se résumer l’aspiration individuelle à la mobilité par la formation ? À une « petite grimpette » pour laquelle l’individu peut se « laisser prendre au piège »… En prenant bien soin de relever que la négociation du plan de formation est rarement l’objet d’un conflit collectif, il affirme « qu’il n’est pas inutile d’étudier de plus près comment les travailleurs se voient dépossédés de leur “demande collective” de formation par une action subtile de manipulation des “besoins individuels des salariés” ». La psychologie pratique du management, réductrice et métaphorique (« savoir-être », « résistance au changement », « pyramide de Maslow »,…), se trouve paradoxalement confortée par l’a-psychologie de cette approche « institutionnelle ». Dans cette perspective, la faible appétence à la formation relevée par les directions d’entreprise est expliquée comme « la manifestation latente et hésitante d’une volonté collective de ne pas se laisser “encadrer” une fois de plus par le pouvoir tentaculaire du capital ». L’aspiration à la mobilité des individus mérite une plus grande attention, et le projet de promouvoir une « demande collective » des salariés, forcément exclue de la formation stagifiée, pose surtout la question de savoir si la formation est à la réponse appropriée aux besoins de développement saisis au niveau collectif.

L’effet recherché par la stagification ne fait aucun doute : « ce qui importe, c’est moins le résultat – évident – de l’opération que ses modalités ». Et bien non justement, ce n’est pas « évident » : il n’est pas évident que la formation produise simplement un effet par rapport aux objectifs visés ; il n’est pas sûr que la formation exploite davantage que du temps sans contrepartie en termes de plus value pour l’entreprise ; il est surtout très douteux que les entreprises parviennent effectivement à ne valoriser que pour elles-mêmes les acquis de la formation. « L’évaluation de l’impact » de la formation est une chose trop complexe pour ne pas s’y intéresser plus sérieusement : le fait même de faire l’effort d’objectiver les effets de la formation constitue un instrument de réflexivité et de mise en débat au sein de l’entreprise ; l’intérêt porté à l’impact pour le salarié permet d’instruire des démarches en termes de parcours qui, même si cela reflète la montée en puissance de nouvelles formes de précarité, n’en constituent pas moins un moyen pour ce salarié d’avoir une plus grande prise sur son devenir ; enfin, l’impact pour le salarié est d’autant plus important et durable qu’il y a une mobilisation collective – direction et salariés – pour la formation.

Pour expliquer le succès de la loi de 1971, J. Guigou relève que « se former est un quasi devoir national ». En 1975, il est encore concevable que la nécessité d’augmenter le niveau de formation relève bien d’un besoin « national ». Vingt-cinq ans plus tard, la même obligation est affirmée au niveau européen, à Lisbonne. Au-delà de la « mystification pédagogique » que comporterait tout projet de former, on ne voit guère ce que les individus ont à perdre à se conformer à ce « devoir » d’autant plus que, hormis certaines formations très courtes et formatées, souvent liées à quelques démarches qualité ou une réglementation locale, l’acquis de la formation n’est jamais nul pour les salariés eux-mêmes ; que, pour une part et avec des limites similaires, c’est la même perspective émancipatrice qui porte la formation continue que celle qui a porté le développement de la formation scolaire, générale et professionnelle ; et qu’enfin, le développement de la formation suppose presque mécaniquement que la conception même du travail soit elle-même profondément modifiée, dans un sens qui ne peut pas ne pas intéresser les salariés eux-mêmes. En fait, c’est plutôt le sens et la portée des changements que suppose le respect de ce « devoir national » (ou européen) de formation qui doivent être interrogés aujourd’hui : égalité d’accès par niveau de diplôme ou de qualification, entre actifs occupés et demandeurs d’emploi, entretien des capacités des séniors…

2.1.2 L’économie de la formation

Dans le modèle théorique de notre auteur, l’économie est totalement encastrée dans le social et le politique. Instruire sa critique, c’est à la fois sortir l’économie de sa gangue historiciste et tenter d’identifier l’économie propre à la formation des adultes. Ceci peut s’élaborer en trois temps.

Un premier temps consiste à saisir cette formation dans le cadre de la régulation de l’activité économique dans les années 1960-1970. Cela revient à expliquer les fondements de la fiscalisation des ressources de la FPC issue de la loi de 1971. La fiscalisation a d’abord obligé les entreprises à dépenser cet argent, coûte que coûte ; ou plutôt, elle a fait de la capacité des entreprises à se libérer de « l’obligation légale » un élément de la régulation marchande. (Voisin, 2005). Il est assez peu contestable que la fiscalisation n’a pas fait de la formation un besoin collectif, ni au sens strict, un besoin financé par la collectivité (à l’instar de la formation scolaire), ni au sens large, un besoin pensé, débattu et pris en charge au niveau de la société toute entière. Le rôle croissant des intermédiaires tels que les OPCA pour les salariés, Pôle Emploi pour les demandeurs d’emploi, prouve que la régulation marchande domine largement ; et les dépassements de l’obligation légale n’ont pas fait disparaître le caractère d’obligation de la formation pour la plupart des entreprises. La fiscalisation a surtout servi à faire de la formation un élément de coût qu’il faut rationnaliser : réduire et/ou rendre rentable. De même qu’elle a permis d’apporter sa contribution aux circuits de financement des politiques d’emploi et de la représentation paritaire, éléments importants de régulation de l’économie.

Le deuxième temps consiste à repérer le sens de cette forte croyance en l’utilité de dépenses de formation, malgré la difficulté d’estimation de leur efficacité réelle et l’opacité quant à leur destination effective. La figure de la consumation telle que développée par G. Bataille (1949) peut être utilement mobilisée : « la dépense improductive serait au principe de toute activité ». Appuyée par une démarche anthropologique, la « dépense » analysée par Bataille ne se réalise pas en pure perte, même si le terme de « consumation » pourrait le suggérer : il s’agit de reconnaître qu’une activité puisse se réaliser pour une autre raison et dans un autre registre que ce pour quoi elle est conçue et prise en charge. Même immédiatement inefficace pour l’entreprise qui la finance, directement ou indirectement, en argent ou en temps de travail, la formation a une utilité socialement et politiquement significative. Même inefficace en termes d’insertion professionnelle, les dépenses de formation à destination des demandeurs d’emploi ont une utilité économique et sociale.

Le troisième temps de l’entrée de la formation en économie consiste à identifier l’économie même de l’activité d’apprentissage. Celle-ci est au principe même de l’ingénierie de formation. Combinaison de ressources et d’instruments en situations élaborées pour produire un effet, la formation traduite en stages se soustrait aux rapports d’autorité propres à l’entreprise, et active les rapports interindividuels et intergénérationnels dans une situation créée afin de parvenir plus efficacement à des savoirs nouveaux. Volontairement ou non, elle s’apparente à une forme de simulation réduisant les situations professionnelles au strict besoin de s’approprier un objet particulier. Même si elle est effectivement souvent assimilable à la consommation d’une « formation marchandise », la forme stage a ainsi sa nécessité dans la mécanique même de l’apprentissage conçu comme ici un processus.

2.2 Son inactualité : tours et détours de la post modernité

L’inactualité d’un phénomène ne signifie pas qu’il ne correspond plus à aucune réalité dans la société d’aujourd’hui, mais que les discours, médiatiques et scientifiques, n’arrivent plus à lui donner du sens. Cela ne peut se limiter au seul constat de l’obsolescence radicale des constructions « freudo-marxistes » ; il y faut identifier ce qui, dans les caractères de la « postmodernité » ou la « modernité tardive » (Rosa), permet de comprendre le devenir actuel de la formation des adultes. Pour faire court, nous nous contenterons d’énoncer sommairement quelques orientations ; quatre pistes de réflexion peuvent être ainsi tracées.

2.2.1 Les critiques les plus radicales de la forme stage sont portées par les directions d’entreprise

Relayée par les responsables de formation, les directions affirment que l’offre de formation sous la forme de stages – « les formations catalogue » – est de moins en moins adaptée à leurs besoins. Et leur souci d’internaliser la formation, qui n’exclut par l’organisation de stages, est largement fondé sur la préoccupation de séparer le moins possible « les rapports de formation et les rapports de production » : formateurs internes, tutorat, jeux sérieux… En somme, les entreprises ont tendance à privilégier la situation de formation plutôt que le stage (d’où une autre critique de ces directions concernant la question de l’imputabilité des fonds de formation et du rôle des organismes collecteurs agréés). « L’hymne au terrain » (Enlart et Charbonnier, 2013) envahit littéralement la formation et plus encore le discours qui la légitime dans les entreprises. Il ne sert pas seulement à rapprocher la formation des situations de travail ; il doit être également l’occasion de repenser les savoirs utiles et de donner plus d’importance et de valeur aux savoirs d’expérience.

2.2.2 La post modernité a imposé une dynamique de l’urgence

Le temps raccourci des stages est, bien sûr, l’effet d’une double concurrence : concurrence entre les organismes de formation aujourd’hui largement inscrits dans une logique marchande ; concurrence entre les entreprises qui, en réduisant les temps de formation, espèrent économiser quelques coûts. En ce sens, cette double concurrence conforte d’abord la stagification. Mais ce raccourcissement recouvre également d’autres phénomènes, notamment la difficulté croissante à prélever un temps de production pour la formation, ce qui suppose de repenser radicalement les modalités de formation : formations hybrides, formation en situation de travail, validation des acquis… Ce raccourcissement est aussi l’expression d’un horizon temporel qui se rapproche et un temps qui « s’accélère » (Rosa, 2010). Ainsi, l’accélération appelle, de la part des individus, à entrer plutôt dans une dynamique d’adaptation à un contexte changeant plutôt que de construction de soi ; la question des parcours et de leur gestion invite à repenser la place de la formation, notamment des stages, et sa capacité à produire des certifications utiles autant que des moments de prise de distance.

2.2.3 La post modernité a singulièrement compliqué l’approche de l’exploitation

En se référant notamment aux différents courants de l’analyse de l’activité, on constate que le travail interroge de façon très variée et très ambivalente le besoin des personnes que la formation est censée porter. La clinique de l’activité convainc assez nettement que ce qui pèse sur le salarié est moins le travail aliéné, réalité incontournable du travail humain, que le « travail empêché » et les « dilemmes » dont on impose trop souvent les « solutions » aux salariés. La psychodynamique du travail relève que le défaut de reconnaissance mérite au moins autant d’attention que l’exploitation, monétairement déterminée. L’ergologie montre que le « service » à rendre importe davantage que le produit-marchandise. Ces analyses illustrent le lien intime que le travail est susceptible d’entretenir avec la formation, identifiée ici au développement et à l’autonomie des personnes, à condition de « partir de l’activité » et de la « mettre en dialogue » ; elles suggèrent également de reconnaître l’importance de disposer de moments particuliers, accompagnés de tiers, facilitant la réflexivité et la mise en débats des normes.

2.2.4 La post modernité a institué une crise permanente de la valeur

Cette crise se décline en quatre questions dans la formation : quelle valeur produit la formation ? Qu’est-ce qui permet de produire cette valeur et d’en garantir autant que possible l’émergence ? Cette valeur, qui se l’approprie et qui la détient et la « gère » ? Enfin, comment cette valeur est transférée dans l’activité et la valeur créée par l’entreprise ? Ces questions s’inscrivent sur un même axe, le parcours de la valeur, et suggèrent ainsi quelques mises en cause du processus de stagification : la formation ne produit une valeur que si le salarié est engagé dans son déroulement ; la formation est inséparablement un élément du « capital » de l’entreprise et la propriété du salarié, ceci d’autant plus que l’on aura réussi une évaluation des compétences effectivement acquises et transférables ; le transfert de la valeur potentiellement créée par la formation impose une modification à la fois des rapports de travail (rôle notamment de l’encadrement dit « de proximité ») et du rapport au travail. Tout cela concourt à rapprocher les rapports de formation et les rapports de production plutôt qu’à les « séparer ».

3. La stagification, malgré tout

Malgré les critiques et son inactualité relative, le terme mérite de survivre. Il peut concourir à désigner la forme particulière sous laquelle la formation des adultes continue d’être organisée massivement aujourd’hui. Il peut également servir à nommer le phénomène massif qui se développe depuis quelques décennies en formation initiale, notamment dans l’enseignement supérieur. L’application du même terme dans deux contextes et selon des modalités apparemment très éloignées oblige à en retravailler la signification en partant du sens qu’a voulu lui donner Guigou.

3.1 Le stage, la forme dominante de la formation des adultes

Afin d’identifier la place historique de la stagification dans la formation des adultes, il est possible de s’appuyer sur les analyses de J. Guigou ; des approches complémentaires plus actuelles sont sans doute également nécessaires.

3.1.1 L’hypothèse de Guigou

Qu’en est-il, au juste, de cette logique institutionnelle qui conduit les politiques de formation à s’organiser autour d’une base sociale totalisante et totalisatrice : le stage ? Sommes-nous en présence d’un processus de scolarisation des adultes du même type que celui qui scolarise les enfants et dont les critiques de l’école ont dit tous les « effets de classe » dans la reproduction sociale et la survie du capitalisme ? S’agit-il de la forme la plus adaptée à la circulation et à la valorisation de la marchandise-formation ?

Derrière cette série de questions, Guigou suggère une hypothèse : le stage serait à la formation des adultes ce que la « forme scolaire » est à la formation des enfants et des jeunes. La forme scolaire est une organisation particulière de l’éducation et des conditions de la socialisation : « la constitution d’un univers séparé pour l’enfance, l’importance des règles dans l’apprentissage, l’organisation rationnelle du temps, la multiplication et la réalisation d’exercices n’ayant d’autre fonction d’apprendre et d’apprendre selon des règles ou, autrement dit, ayant pour fin leur propre fin » (Vincent, 1994, p. 13). Ce que révèle l’analyse de G. Vincent et des co-auteurs de l’ouvrage, c’est que la forme scolaire n’a pas été conçue pour être efficace en termes d’apprentissages. De plus, on n’y apprend pas un travail particulier, pas même vraiment à travailler ; on y fait plutôt l’expérience de ce qui fait le travail depuis plusieurs siècles et que Foucault a qualifié avec vigueur de « normalisation disciplinaire ». Ce qui compte est l’adéquation de l’activité de l’élève, le travail scolaire, aux caractères de l’activité telle qu’elle est conçue dans le mode de production dominant.

S’il y a, avec le stage, une « scolarisation des adultes », c’est dans le sens où il s’agit de mettre l’adulte à l’épreuve des savoirs dans des conditions qui n’en favorisent pas nécessairement l’appropriation, mais en organisent la confrontation pour rendre plus légitimes les savoirs mobilisés et mis en oeuvre dans la production. Dans le stage, compte davantage l’exercice plus que l’activité réelle, exercice censé faire entrer dans un certain rapport au savoir, donc de pouvoir.

3.1.2 La résistance d’une « petite forme », entre théâtralisation et industrialité 

Nous proposons de comprendre le stage en formation comme une « petite forme » au théâtre, i.e. un spectacle réalisé avec des moyens scéniques limités, fonctionnant réellement à l’économie (maximum d’effets pour un minimum de ressources investies), « décentralisé », au plus près des demandeurs publics ou parapublics (écoles ou centres socio-éducatifs) ou au contraire dans des lieux qui n’autorisent pas un financement marchand normal (spectacles de rue) mais où la demande est littéralement captive. Ce rapprochement n’est pas que métaphorique ; avec l’appui d’une autre conceptualisation, il pourrait révéler une dimension anthropologique de cette « forme-stage », donc beaucoup plus nécessaire qu’il n’y paraît.

Pour cela, il convient de partir de ce qui est central dans le stage de formation : la parole du formateur puis des stagiaires, donc le langage ; et le cadre, spatial et temporel bien délimité, donc, à ce titre, fictif autant que fictionnel, lorsqu’il s’agit de raconter les avantages de telle démarche qualité, ou l’intérêt de quelques dispositifs ou matériaux ; en somme, quelque chose comme une « théâtralisation ». Au sens large, celle-ci serait « le cadre constitutif des civilisations, à l’intérieur duquel se déploient le sentir, le savoir et le faire » (Legendre, 2012, p. 20). Cependant, la théâtralisation actuelle est inséparable de la montée en puissance de « l’industrialité » aujourd’hui triomphante : « l’industrialité s’est infiltrée en chacun des niveaux de la totalité humaine : elle a subjugué l’ordre fiduciaire, bouleversé les représentations du pouvoir et la pratique des préceptes et, au bout du compte, elle s’est emparée des questionnements » (ibid., p. 21). Ainsi, douée de possibilités renouvelées, représentationnelle et réfléchissante, la théâtralisation permet de construire la scène d’une problématisation, au fondement de toute démarche formative ; de mettre en lien « l’intériorité individuelle » avec une « intériorité sociale » fortement mobilisée par « la projection scénique systématique des objets industriels » à travers notamment la publicité et les bien nommées « industries culturelles ».

Le stage, c’est le temps de la parole, un temps donné à une parole. Le comble, c’est le « microstage » « intra » de deux heures porté par un « formateur interne » qui, pendant ce temps limité mais ce temps dédié, va avoir la parole pour dire un savoir et tenter de le faire partager. Qu’est-ce qui compte le plus ? La possibilité de transmettre en si peu de temps des savoirs utiles ou le temps donné à un salarié de se distinguer, d’affirmer une identité particulière ? Plus largement, même si c’est sur deux jours ou trois, la « petite forme » est un dispositif (« scénique »), infiniment reproductible, déplaçable dans le temps et dans différents lieux. Le stage des cadres supérieurs se déroulera tout naturellement dans un hôtel à la campagne, quand celui des opérateurs sera organisé dans les locaux de l’entreprise, attenants aux ateliers. La théâtralité se joue littéralement par « l’harmonie de la structure dans la dissonance des registres » (ibid., p. 23), dans la cohérence propre de cet espace-temps conçu pour faire se croiser des savoirs, des attentes, des registres de langage…

Cette mise en scène du dialogue des savoirs est souvent très inégale, la forme magistrale prenant clairement le dessus, et le savoir des stagiaires n’ayant qu’une place limitée ; ce qui compte, ce qui va permettre l’efficacité de la « forme », c’est « l’écart constitutif de la relation ». C’est cet écart qui donne au discours sa « cohérence langagière, par conséquent sa consistance anthropologique ». C’est le même écart que l’on retrouve au fondement de la problématisation, comme dans la trame même de la formation (cf. Mayen, 1999). « L’écart est l’élément négatif de la structure, c’est lui qui nous introduit à la problématique anthropologique de la scène. (…) L’écart soutient l’idée même de scène, il en est le fondement. » (Legendre, 2012, p. 28 et 29) Temps suspendu dans un espace particulier, le stage institue cet écart pour asseoir en quelque sorte l’évidence de son utilité : une fiction.

Parti pour qualifier le « geste du potier », le terme fiction a glissé vers « des sens dérivés : feinte, artifice », des gestes mentaux ; ainsi, la fiction nous conduit à la « réflexivité » : « à partir de cette conquête de la capacité réflexive, indissociable du phénomène de la parole, s’ouvre pour l’humain la possibilité, le pouvoir d’entrer dans la fiction généralisée, autant dire dans l’espace infini du penser » (ibid., p. 31). Le stage est censé produire la fiction, donc la capacité réflexive. La formation doit être réflexive pour exister, donc représenter la fiction du réel pour remplir sa fonction. On retrouve ici le « dilemme entre savoir et comprendre » (Jobert, 2012) qui constitue littéralement la formation.

Fiction, simulation, la formation ne nous éloigne pas forcément du travail, car celui-ci aujourd’hui « se met en scène » (Enlart et Charbonnier, 2013). « La saturation mentale, la surcharge cognitive, vont entrainer des stratégies de scénarisation des productions qui transforment la nature même du travail. (…) Il faudra capter l’attention, la maintenir, singulariser sa production, se distinguer des autres. (…) La mise en scène du travail est d’abord celle de la matière produite » (ibid., p. 147) quand le service devient déterminant : « elle a consacré la relation client comme organisatrice de toute l’entreprise » (ibid., p. 50).

Ceci doit conduire à analyser la tendance au développement de stages en situation de travail – littéralement, un oxymore – comme la mise en question d’une forme de discours « théâtralisée ». Le discours s’incorpore à l’objet de travail pour mobiliser autrement la subjectivité, en marquant, dans le même mouvement, un autre rapport entre les savoirs. Nous ne serions plus dans la fiction d’un savoir professionnel susceptible d’exister en dehors de l’activité et transmis dans les petites formes stagifiées, mais dans des savoirs impliqués, questionnés par la distance que la réflexivité est censée entretenir dans l’exercice même de l’activité. Sans doute passe-t-on pour une part d’une fiction à l’autre : une fiction de la théâtralité du discours à la fiction du discours de la distanciation, elle-même largement théorisée et « théâtralisée » par Bertolt Brecht (1970). Il y a nécessairement de l’illusion dans le stage, celle qui permet de « jouer » dans un espace-temps bien délimité, de « se jouer » du travail réel soit pour mieux l’oublier, soit pour mieux le comprendre…

3.1.3 L’extension du domaine de la stagification

Alors que Guigou créait son néologisme pour caractériser l’organisation de la formation des adultes issue de la loi de 1971, un autre phénomène prenait son essor au point de finir par masquer aujourd’hui celui analysé par notre auteur : la multiplication des stages dans les cursus de formation et d’insertion, notamment des jeunes en formation initiale[3]. Ce phénomène social de grande ampleur concerne traditionnellement l’alternance, mais également le stage inscrit dans les cursus de formation professionnelle ou professionnalisant ; c’est particulièrement le cas à l’université (Triby, 2012a).

En formation initiale, une distinction nette doit être faite entre le stage qui s’inscrit dans une dispositif d’alternance, en général une formation professionnelle ancienne, identifiée par un ou des métiers relativement clairement délimités, et le stage qui apparaît dans une formation diplômante en vue de la « professionnaliser » (Agulhon, 2000). Dans le premier cas, le stage, répété tout au long de la formation, est l’expression même d’une coopération ancrée entre le milieu de travail et le milieu de la formation : c’est clairement le cas des sections d’apprentissage ou les formations professionnelles sanitaires ou sociales. Le second cas est plus diversifié, entre des formations impliquant un stage dans une perspective applicationniste qui constitue en quelque sorte un prolongement pratique « naturel » d’une formation dite théorique, et des formations qui, plus récemment, ont intégré un stage afin d’y trouver la réponse au problème social croissant du chômage et de l’orientation des jeunes ; avec l’allongement de la scolarité, cette disposition des formations initiales a pris une importance à la fois croissantes et décisives (Briant et Glaymann, 2013).

Si le terme stagification mérite son suffixe, il devrait clairement être réservé à cette dernière configuration, marquant ainsi la nouveauté radicale de formations comportant explicitement la préoccupation de l’accès à l’emploi[4] : donner corps à un métier plus ou mois en lien avec la formation, apprendre l’activité réelle et ses normes, avoir l’opportunité d’une embauche, ou au moins la possibilité d’inscrire cette « expérience » sur un CV… Remarquons que, comme la plupart des dispositifs, notamment ceux qui intéressent les politiques d’emploi, les intentions de leurs concepteurs et l’usage que ses utilisateurs en font divergent sensiblement. À cet égard, la divergence est nette : pour les représentants de la formation, le stage est simplement le moyen d’offrir à des jeunes l’occasion d’une expérience concrète, la formation académique restant déterminante ; pour les représentants des organisations accueillant les étudiants, le stage est décisif afin d’apprendre à travailler et acquérir un savoir utile, pour des jeunes à la socialisation incomplète et la formation trop « abstraite ». Ce n’est pas le lieu de discuter ces oppositions simplistes ; elles structurent le discours des prétendus partenaires de cette stagification, afin de ne pas avoir à soulever la question du sens des apprentissages pour le travail du côté des institutions de formation, la question du sens de l’organisation du travail pour la formation, du côté des entreprises.

Dans cette configuration, le stage se différencie voire s’oppose sous bien des aspects au dispositif analysé par J. Guigou pour les adultes : « temps suspendu » hors du travail pour la formation des adultes, il est au contraire le moment d’une mise au travail pour les jeunes en formation initiale ; orienté vers une meilleure employabilité dans le premier cas, il vise l’accès à l’emploi dans le second ; dépense prétendument rentable d’un côté, il relève plutôt de l’ambivalente « responsabilité sociale de l’entreprise », de l’autre côté ; espace-temps organisé autour de l’appropriation d’un objet particulier ou temps réservé à la « découverte » d’une activité professionnelle…. Ces différences, radicales, suffisent-elles pour ne pas envisager l’usage universel du terme de stagification ?

4. Discussion. De la pérennité d’un mot

Il devrait être possible de saisir dans un même mouvement historique le développement des stages, dans toute leur diversité : au-delà des fortes différences relevées, la question du stage est révélatrice d’une mise en « forme » de l’éducation et de la formation, sous l’égide du travail, dans sa conception dominante. Dans cette perspective, la stagification pourrait recouvrir une dialectique historique du rapport au travail, au sein de laquelle la fonction formatrice du travail tend à la fois à être dominée, maîtrisée, par le milieu de travail et à subir une formalisation de plus en plus poussée de son fonctionnement (référentiels, évaluations). Dans tous les cas, ce qui est en cause est la difficulté à prendre en compte l’activité des personnes, en formation et dans le travail lui-même : en formation des adultes, quand le stagiaire s’épuise en exercices éloignés du travail réel ou quand il tente de comprendre le savoir du « maître-formateur » ; en formation initiale, quand, « en classe », l’apprenant n’est pas vraiment censé être en activité et devoir l’être ; et, dans les organisations, quand les normes de travail (consignes, référentiels, normes du rapport de stages…) ou les occupations diverses et dispersées prennent le pas sur la possibilité pour le stagiaire de développer une autonomie réfléchie.

En formation des adultes, cependant, à l’instar de la déprofessionnalisation et de la désinstitutionalisation (Aballea, 2012), le terme de stagification permettrait de créer son pendant, la déstagification, pour nommer les modalités à travers lesquelles la formation des adultes tente aujourd’hui de se défaire de la forme stage, sans que cette forme ne disparaisse, au contraire (Mignot, 2013) ; comme expression d’un processus, le mot doit également en porter les tensions contradictoires. En formation initiale, la stagification permet de nommer la manière dont des formations traditionnellement générales tentent de résoudre les problèmes d’insertion des jeunes, en accordant une place centrale au « terrain », sans que cela ne touche les modalités de la « pédagogie » mise en oeuvre dans l’institution de formation ; la déstagification, si elle y advenait, reviendrait à instaurer une alternance intégrative véritable.

Le terme mérite-t-il de survivre ? Outre les réserves liées assez spontanément à l’usage d’un néologisme (l’apprenance n’a guère pris non plus, malgré la richesse du concept), son non-usage en formation initiale serait imputable au refus de reconnaître que la multiplication des stages ne remet pas fondamentalement en question la forme scolaire ; le stage étant au pire un simple cadre temporel dans une maquette de diplôme, au mieux un « investissement de forme » utile (Thévenot, 1986). En formation des adultes, ce non-usage pourrait s’expliquer par le refus de considérer la domination de la forme stage comme une forme organisationnelle de rapports de savoirs donc de pouvoir. En fait, le risque du non-usage tiendrait au fait que le mot recouvre des phénomènes en grande partie contradictoires ; ce serait manquer l’occasion de se donner un outil conceptuel pour penser conjointement les formations initiale et continue.