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Introduction

Qu’est ce qu’une situation professionnelle et pourquoi devons nous nous y intéresser ?

Nous allons chercher à répondre à ces deux questions dans le texte qui suit à partir du cadre et des questions théoriques développés dans le courant de la didactique professionnelle (Pastré, Mayen, Vergnaud, 2006, Mayen, 2005, 2006, 2007, 2009, Pastré, 2011) et des réflexions que nous avons été amenées à engager à l’occasion des chantiers qui se sont présentés à nous.

Avant tout, nous devons apporter quelques précisions sur la manière dont nous allons aborder les notions de situation, de situation de travail et de situation professionnelle. Ce faisant, nous ne faisons pas que situer notre perspective, nous entrons déjà dans le vif du sujet.

Premièrement, nous nous intéressons, avec la didactique professionnelle, aux situations (et aux situations professionnelles) dans une perspective de formation, notamment professionnelle. Ce que nous allons développer à propos de la notion de situation ou de celle de situation professionnelle est donc inscrit dans cet univers spécifique de la formation, de ses institutions, de ses objets et de ses phénomènes et dans cette ligne d’intérêt qui est la nôtre. (Nous reprenons à cette occasion, la définition que Bourgeois (2009) propose pour les deux sens du terme de formation : comme dispositifs organisés, d’une part, comme processus de formation et de transformation des personnes, dans ou hors des dispositifs organisés, d’autre part).

Deuxièmement, la notion de situation ne nous intéresse donc qu’en fonction de l’intérêt qu’elle peut nous apporter pour répondre à des problèmes pratiques et théoriques qui se présentent dans le champ de la formation. Nous allons ainsi chercher à répondre à la question de ce qu’est une situation professionnelle dans une perspective pragmatique et même, plus exactement, pragmatiste. Ce qui nous intéresse, c’est ce en quoi la notion de situation professionnelle (ou de travail) et le fait de penser la formation avec la notion de situation professionnelle, peut nous aider à éclairer nos idées sur la formation, et notre action pour la formation. C’est donc à partir de son usage et de ses potentialités d’usage (théorique et pratique) pour traiter les questions des relations entre travail, apprentissage et formation que nous allons orienter notre propos.

Les constats que nous pouvons faire à l’issue des chantiers que nous avons conduits montrent régulièrement que les situations professionnelles sont plutôt méconnues. Autrement dit, on ne sait pas trop ce que les situations, en tant qu’environnements, proposent et imposent aux personnes qui ont à y agir. C’est ce que nous avons appelé, à partir de Winnicott, le donné, matériel et objectif des situations. Signalons que parler de matériel et objectif ne signifie pas que nous pouvons pour autant en avoir une connaissance parfaitement objective ou matérielle. Il s’agit simplement de partir de la croyance selon laquelle un monde existe indépendamment de la vie de ceux qui y vivent et, comme l’écrit Dewey vivent avec et par le moyen de cet environnement.

Dans cette perspective, l’analyse de l’activité des personnes qui y vivent et y travaillent n’est pas secondaire ni seconde, mais, dans une intention de formation, il apparaît très utile d’identifier l’activité qu’exerce la situation sur les personnes et l’activité que les personnes exercent sur la situation et comment les deux formes d’activités se rencontrent, s’agencent et s’ajustent ou non. Là encore, les constats montrent qu’une part du donné agissant des situations échappe à ceux qui ont à agir avec elles. Les situations leur sont confuses, des caractéristiques agissantes restent obscures ou impensées, des pans entiers restent ignorés et c’est précisément le rôle de la formation que d’aider les professionnels ou futurs professionnels à s’approprier les situations pour pouvoir agir avec elles en découvrant les moyens de percevoir et d’agir en une sorte de meilleure connaissance de cause et un peu plus d’efficience lorsque c’est nécessaire.

Troisièmement, nous pensons que la définition d’une notion comme celle de situation, d’abord, et comme celle de situation professionnelle, ensuite, ne peut se faire que par approches successives. C’est pourquoi nous proposons, au fil des parties et paragraphes de cet article, de revenir sur la même notion, en faisant varier les manières par lesquelles nous pouvons la définir et l’utiliser. L’usage que nous voulons et pouvons en faire contribuant à la définition de ce qu’elle est.

1. Situation professionnelle, situation de travail

En didactique professionnelle, la notion de situation est une notion de base du système théorique. Nous avons tendance à préférer situation de travail à situation professionnelle mais, sur le fond, nous pouvons considérer que les deux notions sont identiques. Toutefois, nous pensons qu’il est nécessaire de conserver l’idée que les situations professionnelles sont des situations de travail. Nous pouvons avancer plusieurs arguments pour justifier ce choix :

  1. Le travail est, comme l’écrit Meyerson (cité par Leplat, 2008) une activité contrainte. Elle est inscrite aussi, pour une majorité de personnes, dans le cadre de rapports salariés. Par sa place et son rôle dans des systèmes de production organisés et finalisés à enjeux, les formes d’action sont référées à des systèmes de normes : délimitation du périmètre des tâches, durée et moments du travail, actions obligées ou interdites, normes de qualité, de quantité, etc.

  2. Nous disposons de ressources théoriques et méthodologiques importantes, avec l’ergonomie et la psychologie du travail, pour analyser le travail et rendre compte de ce que sont le travail, les situations de travail, l’activité au travail. Ces ressources ne sont pas seulement des ressources conceptuelles ou méthodologiques pratiques pour rendre compte des situations et de l’activité des professionnels en situation. Elles nous offrent aussi la possibilité de disposer de perspectives sur les situations et donc de modes de pensée différents de ceux que nous proposent les cadres théoriques et méthodologiques en vigueur dans le champ de l’éducation. Nous pouvons, par exemple, analyser une situation d’enseignement d’un point de vue didactique, mais, si cette analyse est finalisée par la recherche de réponses pour la formation des enseignants, nous avons intérêt à penser aussi cette situation comme une situation de travail.

Remarque additionnelle moins anecdotique qu’il y paraît : l’usage des concepts et notions fournies par les disciplines qui font du travail leur objet, ainsi que l’adoption des perspectives et des modes de pensée qu’ils proposent suscitent l’intérêt de ceux avec qui et pour qui nous agissons, en tant que chercheurs, formateurs de formateurs ou formateurs, professionnels de la formation. Il suscite aussi l’intérêt par la rupture qu’il introduit, parfois même, au simple niveau des mots utilisés, par rapport aux modes de pensée et aux mots des disciplines de l’éducation. Enfin, ergonomie et psychologie du travail nous fournissent des ressources pour procéder à l’analyse du travail, au sens strict d’analytique, et à caractériser composantes et phénomènes des situations et de l’activité.

  1. L’une des ressources les plus fructueuses offertes par la psychologie du travail tient à l’idée de l’interaction dynamique entre tâche et activité. Ce que nous désignons par l’activité avec les situations et non pas seulement d’activité en ou dans les situations.

  2. Le travail constitue une forme sociale particulière et on peut lui attribuer une fonction psychologique particulière (Clot, 1999). Pour Pastré (2011), le travail est un espace privilégié du développement.

  3. Penser les situations de travail à partir des perspectives ergonomiques et psychologiques permet de conserver une position à partir de laquelle la formation n’est pas inféodée aux exigences des situations professionnelles et à leurs exigences. L’analyse du travail pour la formation débouche dans bien des cas sur la mise en évidence des raisons pour lesquelles ce qui arrive dans cette situation ne relève pas (et parfois surtout pas) d’une perspective de formation. Comprendre suffisamment de choses aux situations de travail pour pouvoir parvenir à une telle conclusion constitue une raison déjà suffisante pour nous intéresser aux situations professionnelles. On peut constater que, dans bien des situations, la confusion d’esprit, les manifestations d’incompétence, les erreurs et les pratiques approximatives ou encore les obstacles à l’apprentissage, n’ont pas grand-chose à voir avec les connaissances et les capacités des personnes, mais relèvent de bien d’autres facteurs qui constituent les situations professionnelles, ou, en d’autres termes, qui constituent les conditions mêmes du travail. La formation peut parfois ne rien avoir à y faire.

Malgré tout cela, il n’y a probablement pas de ruptures entre les différentes catégories de situations de la vie. De nombreuses situations de la vie sociale sont assimilables à des situations de travail en fonction de l’idée selon laquelle le travail est une activité contrainte : situations sociales imposées comme, par exemple, celles qui constituent la part obligée de l’activité des « demandeurs d’emploi », situations de travail ménager, et enfin, situations scolaires ou situations périphériques à la formation dans lesquelles de nombreuses tâches doivent être réalisées dans des systèmes de contraintes importants comme les situations d’insertion professionnelle, de recrutement, de validation des acquis de l’expérience, ou de formation professionnelle continue. Toutes ces situations peuvent être analysées comme des situations de travail bien qu’elles ne soient pas professionnelles.

A l’inverse, il existe de nombreuses situations de la vie personnelle et sociale qui ne sont pas professionnelles mais où les gens sont tout à fait prêts à travailler, à investir beaucoup d’eux-mêmes, à déployer beaucoup d’activité, pour faire, mais aussi pour réfléchir, pour apprendre, pour se perfectionner. Ils sont prêts à accepter les contraintes et même à s’en donner, qu’il s’agisse de jardiner, de bricoler, de cuisiner, d’exercer un art ou un sport, ou encore de participer à des activités sociales collectives et associatives. Ces situations ne sont pourtant pas professionnelles, mais il est très utile, pour ceux qui font profession d’éducateurs ou de formateurs, de constater à quel point les personnes y sont capables d’apprendre et de trouver les moyens d’apprendre et de se perfectionner, sans parler de l’intérêt qu’ils y trouvent et de l’engagement dont ils font preuve. La fonction psychologique et le potentiel d’apprentissage et de développement de ces situations valent probablement autant que ceux des situations professionnelles.

2. La situation professionnelle : origine, moyen et fin

En didactique professionnelle, la notion de situation est d’abord définie comme fin : les situations, notamment professionnelles, sont a/ ce à quoi des professionnels ou futurs professionnels ont affaire, b/ ce avec quoi ils ont à faire (trouver le moyen de réaliser des tâches, de résoudre des difficultés de toutes natures…) au sens où ils doivent s’en accommoder et s’y accommoder. Les situations sont aussi c/ ce avec quoi ils ont à faire, au sens de ce avec quoi ils ont, en quelque sorte, à combiner leurs efforts, à coopérer : faire avec la situation, autrement dit encore, co-agir avec elle. Enfin, d/ ils ont à agir sur la situation, dans deux objectifs : pour la transformer dans le sens des buts attendus, mais aussi pour la redéfinir, la modifier, l’ajuster, afin de créer ou d’ajuster les conditions pour pouvoir tout simplement réaliser les tâches attendues, bref, pour pouvoir réussir à travailler.

La notion de situation est ensuite définie comme origine lorsqu’il s’agit de penser la conception d’une formation ou bien l’analyse d’une formation au regard de son potentiel pour l’action en situation de travail que des professionnels ou futurs professionnels devront déployer par la suite. Dans ce sens, nous pouvons reprendre un principe énoncé par certains ergonomes : a/ comprendre le travail pour le transformer par la formation professionnelle, b/ analyser le travail pour concevoir ou transformer la formation en fonction de la compréhension du travail.

Enfin, la situation professionnelle est moyen au sens où elle est un moyen de la formation : situation professionnelle telle qu’elle est ou plus ou moins aménagée, situation plus ou moins transposée et didactisée, mais toujours référée aux situations d’action.

3. Les relations entre situations de travail et formation : situations actuelles, situations en mutation

3.1 Analyser les relations entre situations de travail et formation

Les relations entre formation et situations de travail constituent l’un des points structurants de la didactique professionnelle et l’une des questions qui se posent à l’occasion de chaque chantier. La première définition de ce qu’est la didactique professionnelle est l’analyse du travail pour la formation. Cependant, l’analyse du travail pour la formation ne désigne pas prioritairement la démarche qui propose d’analyser le travail avant la conception de la formation. L’analyse du travail pour la formation ou (il faudrait dire : en relation avec la formation), définit une manière de penser les questions en jeu dans les relations entre travail, apprentissage et formation (à entendre dans les deux significations rappelées plus haut de ce qu’est la formation).

On doit d’ailleurs compléter la définition en ajoutant que, dans ce sens, la didactique professionnelle est aussi, indissociablement, l’analyse de la formation pour le travail, ou, plus exactement, en relation avec le travail, et donc, avec les situations professionnelles avec lesquelles des personnes, professionnels ou futurs professionnels, ont à faire. L’analyse de la formation pour le travail cherche à répondre à la question : qu’est-ce qu’une formation entraîne sur l’activité de ceux qui y participent : sur la nature de leur rapport à leur travail, sur leurs manières de penser et d’agir en situation de travail, sur leur aisance, leur plaisir ou leurs difficultés ? De la même manière que nous avions introduit la notion de situation potentielle de développement (Mayen, 1999, 2007, 2009) ou celle de potentiel de développement des situations de travail nous pourrions ainsi penser le potentiel de développement d’une situation de formation en référence aux situations de travail ou encore le potentiel de développement de ce qui est enseigné et acquis en formation (des savoirs ?) pour l’activité avec les situations. Autrement dit, quel est le potentiel d’action des savoirs de la formation pour l’action en situations de travail.

Ainsi, dans une perspective de formation, ce qui nous intéresse, ce sont a/ les capacités pour faire avec les situations professionnelles (dans le sens de coopérer avec et dans le sens de faire avec ou malgré) et faire quelque chose des situations et sur les situations ; b/ c’est le potentiel d’apprentissage et de développement de ces capacités(Mayen, 2007, Gagneur, 2010, Gagneur & Mayen, 2010) potentiel constitué par ces situations d’action. Ce qui répond à la question : en quoi l’action avec, dans et sur une situation entraîne-t-elle des effets d’apprentissage et de développement ou inhibe-t-elle ou limite-t-elle les possibilités d’apprentissage et de développement ? c/ c’est le potentiel d’action pour ces situations constitué par les instruments fournis par la formation, et notamment par les ressources culturelles que sont les savoirs et les techniques. Ce qui répond à la question : quels savoirs et en quoi des savoirs peuvent-ils constituer des ressources pour l’action avec, dans, sur une classe de situations donnée ?

3.2 Analyser les situations professionnelles en émergence ou en mutation

Nous voyons donc que les situations, notamment les situations professionnelles nous intéressent dans leur relation, d’une part à l’activité des personnes concernées, professionnels ou futurs professionnels, d’autre part, à l’apprentissage, ses processus et conditions. Relations dont nous pouvons encore approfondir la nature en revenant à la question : quelle analyse de quelles situations ?

Il faut, en effet, apporter encore des précisions sur ce que signifie « analyser le travail » pour la formation. L’analyse du travail ne consiste pas seulement à examiner les situations professionnelles existantes (actuelles) et l’activité des professionnels en place, plus ou moins expérimentés ; ce qui peut aboutir à définir du contenu de formation, mais apporte peu de choses quant aux modalités de formation.

L’une des voies les plus riches consiste à s’intéresser aux situations en évolution : situations professionnelles émergentes, lorsque des emplois, fonctions, tâches nouvelles se créent ou se transforment dans un champ professionnel donné, situations professionnelles en mutations.

Ce qui fait la richesse de ces situations en mouvement tient d’abord à ce qu’elles placent ceux qui ont à agir avec elles dans des conditions où de l’apprentissage (voire du développement) peut ou doit se faire, autrement dit peut ou doit émerger. L’analyse des situations professionnelles et de l’activité en situation professionnelle a alors moins pour but de comprendre l’activité de travail actuelle que l’activité d’élaboration ou de réélaboration de l’action, autrement dit, à la fois l’activité d’apprentissage qui accompagne l’activité d’invention des formes d’action mais aussi l’activité de définition et de construction même des situations de travail, des tâches, des fonctions et des emplois. Répétons-le : il s’agit moins d’analyser le travail actuel que les conditions et les processus par lesquels des professionnels deviennent ou sont devenus des professionnels capables de se débrouiller avec les situations lorsqu’elles se présentent sur leur chemin (Mayen, 2008).

4. Retour à la situation : un environnement d’activité

Il existe de nombreuses définitions de ce qu’est une situation. Nous allons d’abord retenir celle que propose Dewey (1967) : « une situation est un environnement expériencié. De l’environnement, elle possède toutes les caractéristiques, plus celle d’être expérienciée. » Ces quelques mots sont pleins de conséquences théoriques et pratiques. L’expérienciation (si l’on nous permet un instant d’utiliser ce terme), ou, plutôt, pour nous : l’activité, se pense avant tout, dans les termes de Dewey, dans l’interaction entre une personne et un environnement : avec quoi et par quoi ou encore avec quel environnement et par quel environnement une personne a-t-elle et fait elle une expérience ? (Pour Dewey, un organisme ne vit pas seulement dans un environnement mais par le moyen d’un environnement).

La notion de situation est porteuse d’ambiguïtés : elle désigne souvent à la fois l’environnement et l’environnement expériencié, pour reprendre la distinction de Dewey. En didactique professionnelle, la notion de situation est le plus souvent considérée comme environnement, objectif, matériel, social et culturel, autrement dit comme les conditions du travail. Cela correspond à peu près à ce qu’est la tâche, dans son acception la plus large, pour la psychologie ergonomique (Leplat, 2008, 2011). Pour notre part, comme nous l’avons énoncé plus haut, nous tendons à désigner une situation professionnelle (en tant qu’environnement) comme ce à quoi des personnes, professionnels ou futurs professionnels ont affaire, ce avec quoi ils ont à faire, ce de quoi ils ont à se débrouiller. En quoi et comment l’action se fait-elle avec l’environnement, dans une sorte de co-participation ?

Ces expressions (agir avec et agir sur, avoir à faire et avoir affaire) que nous choisissons d’utiliser ici, formées de mots et d’expressions courantes ne doivent pas être entendues comme des approximations familières, mais comme des notions dont nous pensons qu’elles peuvent rendre compte de phénomènes propres à l’activité de chacun avec les environnements qui se présentent dans le cours de sa vie professionnelle et personnelle.

L’une des questions les plus difficiles dans la définition de ce qu’est une situation touche à la question de l’unité et du périmètre. Une situation peut être définie comme une forme de vie sociale, finalisée. La notion de forme de vie est utilisée par Bruner (1991), à partir de Wittgenstein et il la définit comme un scénario structuré par des règles. Le scénario se déroule dans un espace, avec ses buts et ses objets. Ces formes de vie sociale que sont les situations de travail sont construites, délimitées, leurs fonctions sont définies. Elles sont des unités matériellement et socialement circonscrites, du moins relativement, faites de propriétés également relativement stables et identifiables et elles peuvent être expérienciées par des individus différents. Ogien (1999, p 84) résume ainsi l’une des définitions de la notion de situation données par Goffman (1975) : « chez Goffman, la notion de situation nomme une forme typique et stabilisée d’environnement organisant a priori l’action qui doit, à un moment donné ou un autre, venir s’y dérouler. » Externe à des personnes, agissante (ce qui ne signifie pas qu’elle détermine totalement l’activité), cette forme typique et stabilisée l’est, du fait des propriétés matérielles, sociales, culturelles qui la constituent.

La notion de caractéristique agissante (Leontiev, 1975) est une notion fructueuse pour définir ce qui fait situation pour ceux qui vont devoir y agir. Elle désigne tout ce qui affecte ou peut affecter, directement ou indirectement l’activité de celui qui agit avec elle et tout ce qui peut être affecté par l’action de celui-ci. Les caractéristiques agissantes ne sont pas en nombre infini. Elles sont identifiables. Une partie reste souvent méconnue, par les professionnels eux-mêmes, par ceux qui conçoivent et encadrent le travail, par les formateurs. La situation peut être considérée comme le système des caractéristiques agissantes pour une catégorie de professionnels déterminés.

Dans ce sens, on peut considérer l’analyse de la situation comme environnement comme l’analyse de cette part de l’environnement avec lequel une personne est en interaction. On peut encore parler de la part agissante de l’environnement qui fait situation, c’est-à-dire qui agit sur l’activité de ceux qui sont engagés dans la situation. En effet, qu’est ce qui compose un environnement professionnel ? Ce sont toutes les caractéristiques agissantes de cet environnement sur celui qui agit avec, sur et par le moyen de cet environnement.

La part agissante est faite 1. / de ce qui s’impose et qui relève de ce qu’on pourrait appeler les nécessités externes 2./ de ce qui résonne singulièrement pour une catégorie de personnes et pour une personne singulière. Lorsqu’un moteur refuse de démarrer, cette part externe du monde s’impose et insiste. Dans un atelier de mécanique automobile, les fonctionnements et dysfonctionnements des moteurs font situation et le fait que ces moteurs soient, comme le montre Crawford (2009), bourrés de gadgets électroniques complique la situation et fait partie de ce avec quoi les professionnels doivent faire. Mais les refus de démarrer attribuables aux gadgets électroniques sur lesquels ils ont peu de prise, peuvent résonner douloureusement pour d’anciens mécanos qui se sentent dépassés par ces évolutions ou qui observent avec désolation leur inutilité.

5. Apprendre des situations professionnelles

5.1 Les composantes d’une situation professionnelle

Apprendre des situations professionnelles (Pastré, 1999) peut être considéré comme l’objectif de la formation professionnelle. Développons un instant le double sens contenu dans l’expression « apprendre des situations ».

  1. il s’agit d’apprendre les situations et d’apprendre à agir avec, sur, et par les situations. Pour aller plus loin et concrétiser ce avec quoi, ce sur quoi et ce par quoi l’activité de travail se réalise et ce avec quoi, ce sur quoi et ce par quoi il faut apprendre à agir, nous devons pouvoir identifier le système des composants des situations professionnelles.

  2. il s’agit d’apprendre par l’expérience des situations, par l’activité avec, dans et sur les situations. Dans ce sens, l’analyse des composantes des situations correspond à l’analyse du potentiel d’apprentissage des situations, de chacune de leurs composantes, ou des configurations proposées par l’articulation de ces composantes, en termes d’étayage.

Comme nous l’avons déjà indiqué plus haut, l’analyse ergonomique ou psychologique du travail fournit un ensemble de repères pour définir les composantes des situations de travail. Il nous paraît important de préciser ici que les composantes des situations de travail forment ce qui littéralement, est à apprendre, d’une part, ce qui peut engager et étayer de l’apprentissage, d’autre part. La notion de potentiel inclut nécessairement ses caractéristiques négatives. On peut ainsi identifier des potentiels d’apprentissages nuls ou bien encore d’apprentissages inutiles, ou des potentiels de désapprentissage, d’apprentissage de l’erreur, etc.

Nous pouvons esquisser une définition analytique de la situation comme environnement ou « forme stabilisée » selon Goffman :

  1. au premier rang de ses propriétés intervient sa ou ses fonctions : ce à quoi elle sert, quelle est sa fonction dans le champ des activités sociales et professionnelles et quelle est sa fonction pour celui qui s’y engage, par choix ou par obligation. Une situation de travail est ainsi définie d’abord dans le cadre d’une organisation du travail comme une certaine unité à laquelle est assignée une fonction dans un processus plus global de production, mais elle est aussi un moyen d’obtenir une rémunération, de faire valoir ses compétences, d’exprimer ses capacités et ses ambitions, d’exercer son autorité ou de participer au bien commun.

    Les situations ont des fonctions et occupent des positions relativement aux autres situations et à l’ensemble de l’organisation sociale. Elles attribuent des statuts et des places, imposent des rôles et reflètent les rapports sociaux en oeuvre dans une société. Elles ont une valeur là encore relative à des échelles de valeur. Leur fonction en fait des unités finalisées dont sont attendus des effets, résultats, produits plus ou moins matérialisés. Elles s’inscrivent dans des processus et des cadres organisationnels plus vastes et se situent donc dans certaines relations de dépendance.

  2. les situations sont organisées autour de tâches à réaliser, de buts à atteindre, et donc de prescriptions plus ou moins précisément définies. Insistons encore une fois sur le fait que buts et prescriptions sont des composantes agissantes des situations avec lesquels il faut faire, qu’il s’agit donc de connaître, de pouvoir interpréter, avec lesquels il faut trouver des moyens d’agir.

  3. les tâches et les buts portent sur des objets et phénomènes, ou, plus justement sur des systèmes d’objets et de phénomènes sur lesquels il faut intervenir pour les transformer, pour les maintenir en l’état, pour accroître ou réduire leurs effets, autrement dit leur pouvoir agissant. C’est ce qui, le plus souvent, constitue le contenu des formations professionnelles.

  4. les tâches sont à réaliser dans des conditions déterminées : des espaces matériels et institutionnels, des conditions physiques, des phénomènes temporels, des conditions techniques et sociales, organisationnelles. Ces conditions ne composent pas seulement des contextes d’action, mais sont aussi les composants mêmes des situations et de ce avec quoi les professionnels ont à faire et ce avec quoi ils doivent apprendre à agir.

  5. les situations professionnelles sont organisées par des règles explicites, à caractère réglementaire ou non et par des règles plus implicites. Ces règles sont plus ou moins impératives et susceptibles de plus ou moins de variations.

  6. elles comportent des systèmes d’instruments, notamment sémiotiques, pour intervenir, orienter les actions d’intervention matérielle sur le monde et pour orienter la pensée et les émotions. Des jeux de langage, des modes d’action, des formes de comportement sont requis et, comme les règles, sont plus ou moins impératifs ou ouverts.

  7. enfin, elles mettent en présence d’autres personnes, qui occupent des statuts et des positions, ont des fonctions à assurer, des tâches à réaliser, des motifs personnels, des types et niveaux de compétences propres. Ce qui définit une série de relations sociales dans lesquelles les participants à la situation sont insérés. Des activités de coordination et de coopération sont ainsi impliquées par l’engagement dans une situation, d’autant plus que, dans le cas des situations professionnelles ou des situations sociales organisées et instituées comme celles qui nous intéressent, la dissymétrie est constitutive des situations, notamment dissymétrie de statut, de place, de fonction, d’enjeux et de compétences. La plupart des règles et conventions précédemment évoquées ont justement pour but de régler les activités de coordination et de coopération, d’une part, de maintenir un certain état des relations sociales, pour la classe de situations, de l’autre.

5.2 Situations professionnelles et savoirs professionnels

Nous pouvons aborder la notion de situation professionnelle en relation avec les savoirs. En didactique professionnelle, la formation ne part pas des savoirs scientifiques ou techniques, ni des procédures ou méthodes constituées, mais des situations professionnelles. Cette idée part du constat selon lequel une situation professionnelle – et c’est encore une voie pour avancer dans notre définition, n’est pas une situation disciplinaire, ni pluri ou multidisciplinaire. Elle est une unité à part entière, et l’activité n’y est ni application de procédures, de méthodes ou de techniques, ni application de savoirs. Une situation professionnelle n’est pas non plus une occurrence pratique d’un modèle théorique ni encore, une situation didactique (pratique) pour construire des savoirs.

Cela ne signifie pas que les savoirs, techniques, procédures, modèles n’ont rien à y faire ou, d’abord, qu’ils en seraient absents. En effet, dans les situations professionnelles, les savoirs circulent, de toutes origines et de toutes natures. Ils sont incorporés dans les systèmes techniques, mais ils sont aussi présents dans les procédures, les documents, les discussions, les gestes, les raisonnements. Dans un atelier de production fromagère comme dans un atelier de réparation automobile, les professionnels interprètent, discutent, raisonnent avec des concepts, des propositions sur des phénomènes et des fonctionnements, des théories, plus ou moins locales ou générales. Ils cherchent à neutraliser le microorganisme pathogène en fonction de ses propriétés ou bien discutent le mélange air essence pour venir à bout d’une panne intermittente.

L’analyse du travail cherche donc moins à retrouver des savoirs constitués dans la situation professionnelle qu’à identifier quels savoirs circulent, comment ils le font et comment ils contribuent à l’action et constituent ou pas un potentiel d’action pour les professionnels en situation professionnelle, comment ils sont ouo deviennent des instruments. Elle cherche à repérer ce que nous avons appelé (Mayen, 1999, 2007), après Vergnaud (1990) des phénomènes et des processus d’élaboration pragmatique par lesquels des savoirs se réélaborent (ou se sont réélaborés) pour l’action, se combinent entre eux et avec d’autres, participent à la constitution de formes de pensée et d’action pour et dans les situations.

L’analyse des situations de travail et de formation, c’est alors aussi l’analyse de l’activité des professionnels ou futurs professionnels avec les savoirs. Avec, au sens que nous avons évoqué plus haut : ces savoirs, techniques, scientifiques, ces procédures et méthodes, quelle place occupent-ils dans les situations ? quelles activités entraînent-ils ? Qu’est-ce que les professionnels en font ou pas ? Dans quelles mesures parviennent-ils à les incorporer à leur action ? Quel est leur potentiel d’action en situation ?

Conclusion : l’activité avec les situations professionnelles, le point critique de la formation professionnelle

Si nous insistons sur l’idée d’action avec les situations, c’est parce que nous avons été amenés à penser l’activité de travail comme une participation aux situations. Participation aux situations signifie que l’on ne pense plus l’action comme action sur la situation, depuis une position d’extériorité. On peut la penser comme une action qui s’intègre à la dynamique de la situation et comme une forme de co-action avec l’environnement de travail. La encore, cela constitue un argument supplémentaire pour justifier l’intérêt de comprendre les situations. L’observation des processus d’apprentissage et de prise de fonction montre comment l’appropriation des situations ne correspond pas seulement à un mouvement qui consiste à ce que le professionnel fasse la situation à sa main. Il consiste aussi en une transformation du professionnel qui s’ajuste aux caractéristiques actives de la situation. Dans ce sens on peut dire que l’activité d’un professionnel s’ajuste pour s’insérer dans la situation, pour faire, dans une certaine mesure, corps avec elle. Comme le souligne Pin (2011) il s’agit d’un agencement, dans lequel un professionnel est partie prenante, autrement dit auquel il prend part de manière active.

La formation consiste précisément à s’occuper de construire les conditions pour que se construisent des formes de pensée et d’action suffisamment ajustées aux situations et ajustantes des caractéristiques des situations. Les formes de la pensée et de l’action, pour être un tant soit peu opératives, entretiennent des correspondances avec les formes et les composantes et systèmes de composants agissants des situations.

L’action porte sur des caractéristiques des situations, des objets du travail ou des conditions. Elle est ajustée, comme sont ajustées les prises d’information, ce que l’on tient pour vrai sur les objets, les conditions et les phénomènes. Les correspondances se développent entre formes de pensée et d’action et les formes que sont les situations professionnelles avec leurs buts, leurs objets, les phénomènes et les lois et règles qui régissent leurs fonctionnements. Formes d’action qui s’accordent avec l’environnement, pour agir sur lui mais aussi agir avec lui, formes d’organisation de l’action ajustées, bases à partir desquelles la participation aux situations est possible.