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Introduction

Nous allons tenter de décrire et analyser dans cet article les modalités de relations que nous avons établies, en tant que chercheurs, « avec » les acteurs auprès desquels nous nous sommes engagés dans un processus de recherche sur l’exclusion ponctuelle de cours dans des collèges en France. Cette analyse a été menée dans l’après coup de la recherche. Même si nous nous sommes montrés attentifs dès le début de nos investigations à cette question de la relation « avec » les sujets auprès desquels nous nous sommes engagés, nous n’avons pas affirmé d’emblée que nous menions une recherche collaborative ou une recherche-action. Cette question est devenue de plus en plus insistante à mesure que nous avancions. Nous avons eu, entre les six chercheurs composant notre équipe, de nombreux échanges sur l’emploi du terme « intervention ». Présentant notre projet de départ comme une « recherche intervention »[1], il s’agissait de signifier par l’emploi de ces deux mots que la démarche de recherche était première et de faire entendre le terme « intervention » dans son sens étymologique — venir entre. Dans la mesure où cette recherche prenait place dans des établissements scolaires — des collèges —, elle allait « survenir pendant » le travail des acteurs. Les chercheurs allaient probablement « interrompre » les élèves et les professionnels, et « se trouver entre » eux. Rappelons que le terme « intervenir » est composé du latin inter-« entre » et de venire-« venir » (Rey, 2012, p. 1757).

Examinant dans l’après coup une partie du dispositif que nous avons mis en oeuvre pour cette recherche, nous interrogerons la nature de la relation « avec » les acteurs auprès desquels nous avons travaillé. L’enjeu de cet article est d’ouvrir une réflexion à partir de l’exemple de cette recherche que nous avons menée pendant trois ans (2013-2016). Nous présenterons notre thématique, la méthodologie mobilisée et les terrains investis, tout en faisant le point de la littérature sur l’exclusion ponctuelle de cours au collège et sur l’exclusion en général. Nous soulignerons comment ce thème de recherche nous semble très en lien avec celui de la collaboration qui est généralement mise en avant dans les recherches dites « avec » : l’exclusion de cours est une manière de poser la question du « avec » qui est au coeur de notre questionnement dans cet article. L’analyse d’une partie du matériel recueilli auprès d’élèves adolescents sera l’occasion de prolonger ce questionnement et d’avancer quelques premières hypothèses pour mieux situer notre approche dans le courant des recherches « avec » et des recherches collaboratives. Nous situant dans une approche clinique d’orientation psychanalytique en sciences de l’éducation, nous tenterons de préciser comment situer la recherche que nous avons menée par rapport à différentes démarches de recherche: recherche collaborative, recherche-action, recherche-intervention.

1. Une recherche sur l’exclusion ponctuelle de cours au collège

1.1 La thématique de la recherche

L’exclusion ponctuelle de cours au collège est une pratique pédagogique qui consiste pour un enseignant à exclure un ou plusieurs élèves hors de la classe pour une durée généralement inférieure à une heure de cours. Nous reprenons l’expression « exclusion ponctuelle de cours », qui est propre à l’Éducation nationale en France. Elle est apparue pour la première fois dans une circulaire émise par ce ministère en juillet 2000. Auparavant, on parlait « d’exclusion de la classe », comme en témoignent par exemple un arrêté de 1890. Dans d’autres pays francophones, on parle d’exclusion de la classe, comme en Belgique, alors qu’au Québec, on parle de suspension de cours. Nous allons présenter quelques éléments d’histoire de cette pratique en France, à partir d’une rapide analyse de trois textes réglementaires successifs.

En 1890, un « arrêté relatif au régime disciplinaire et aux récompenses dans les lycées et collèges », émanant du Ministère de l’Instruction publique, interdit certaines punitions et en autorise sept. Parmi elles, on trouve « l’exclusion de la classe ou de l’étude ». Cet arrêté stipule que « l’exclusion momentanée de la classe ou de l’étude ne peut être prononcée par un professeur ou un maître répétiteur qu’à titre tout à fait exceptionnel, en cas de manquement grave, avec rapport immédiat au proviseur », qui « a le contrôle de toutes les punitions ». Il faut ensuite attendre la circulaire de juillet 2000 sur les procédures disciplinaires dans les collèges et les lycées pour voir apparaître officiellement l’expression « exclusion ponctuelle de cours » pour désigner cette pratique. Ce texte distingue les sanctions et les punitions, dont fait partie l’exclusion ponctuelle de cours. Cette punition peut « être prononcée par les personnels de direction, d’éducation, de surveillance et par les enseignants ». Elle « s’accompagne d’une prise en charge de l’élève dans le cadre d’un dispositif prévu à cet effet. Justifiée par un manquement grave, elle doit demeurer tout à fait exceptionnelle ». Avec la circulaire de juillet 2000, cette punition change de nom par rapport au texte de 1890, et garde ses trois caractéristiques principales : elle concerne « un manquement grave », doit être « exceptionnelle » et donner lieu à une information. Un troisième texte, la circulaire d’août 2011 sur « l’organisation des procédures disciplinaires dans les collèges », introduit un changement à propos des conditions de recours à l’exclusion ponctuelle de cours. Alors que le texte de juillet 2000 était très proche de l’arrêté de 1890, la circulaire de 2011 voit disparaître la notion de « manquement grave » auquel pouvait répondre l’exclusion ponctuelle d’un cours, qui « concerne [désormais] les manquements mineurs aux obligations des élèves et les perturbations dans la vie de la classe ».

L’exclusion ponctuelle de cours est donc aujourd’hui considérée dans l’Éducation nationale comme une « punition scolaire », prononcée le plus souvent par un enseignant qui juge inacceptable le comportement d’un élève. Ce dernier est alors pris en charge dans le collège par le service vie scolaire. Depuis 1890, cette punition doit être exceptionnelle d’après les textes officiels. Pourtant cette pratique est très fréquente. C’est la seule punition scolaire qui prive un élève de temps de cours et les autres types d’exclusions, dans les collèges français, sont des sanctions prononcées par le chef d’établissement.

Il nous est apparu progressivement au cours de cette recherche, que l’exclusion ponctuelle de cours pose, au niveau pédagogique, la question du « avec » : « comment faire avec tous les élèves ? » Cette question est ancienne, mais elle entre en résonnance avec des questions sociétales de notre époque, que nous allons présenter maintenant. Soulignons que notre thématique de recherche nous semble très liée à celle du « avec » qui traverse cet article : notre thème de recherche est une pratique pédagogique — l’exclusion — qui vise à faire « sans » l’autre, à le faire disparaître temporairement de la classe, en l’excluant.

1.2 Exclusion, expulsions, ségrégations

Cette thématique de recherche nous a mis en contact avec des phénomènes d’exclusion à d’autres échelles. Alors que nous nous attachions à analyser l’exclusion à un niveau micro, celui de la salle de classe et de l’établissement, il nous est progressivement apparu que cette thématique nous mettait en relation avec la problématique plus générale de l’exclusion dans le cadre scolaire et à l’échelle de la société. Ce lien a été fait par les élèves adolescents et par les professionnels, dans les groupes de parole que nous avons mis en place, ainsi qu’au cours des temps d’élaboration de nos mouvements contre-transférentiels. Par exemple, nous avons été mis en contact avec des souvenirs d’exclusions vécues par les chercheurs, à la fois dans notre passé d’élève ou d’enseignant dans le cadre scolaire, ou d’autres types d’exclusions familiales ou sociales.

Dans le cadre scolaire, l’exclusion définitive des élèves de collèges a été étudiée (voir par exemple Moignard, 2014), mais il existe peu de travaux spécifiquement centrés sur l’exclusion ponctuelle de cours au collège. La plupart de ces recherches sont quantitatives et relèvent plutôt de « recherches sur », comme nous allons le voir maintenant. En 1999, Eric Debarbieux mené une enquête sur les punitions au collège. Parmi les collégiens déclarant avoir été punis, 12 % disent avoir été exclus de classe. Pour cet auteur, « les textes officiels sont inefficaces » (Debarbieux, 1999, p. 199). En 2007, Agnès Grimault-Leprince, sociologue, présente une étude portant « sur 689 exclusions de cours, recensées […] dans six collèges français ». Mesurant le nombre d’exclusions de cours par jour ouvrable, elle relève « des disparités importantes selon les établissements » et parle de « pratiques de conduite d’établissement très différentes » (Grimault-Leprince, 2007), insistant ainsi sur le rôle déterminant des équipes de direction des collèges sur le recours à cette punition dans leur établissement. Elle ajoute « que l’exclusion de cours, loin de relever de l’exceptionnel comme le prônent les textes, est une pratique banalisée » (Grimault-Leprince, 2007). En 2012, Alain Garcia consacre une partie de sa thèse à la question des « exclusions de cours » (Garcia, 2012, p. 265-274). À propos des motifs d’exclusion, il écrit que « les renvois de la classe sont […] très “adaptables” : ils peuvent être appliqués sur une durée réduite, dans un couloir, et conserver un caractère officieux » (Garcia, 2012, p. 266). Ceci invite à envisager les données publiées par les chercheurs comme des valeurs indicatives, très inférieures aux chiffres réels, puisque certains types d’exclusion de cours ne sont pas comptabilisés (par exemple quand un enseignant exclut un élève pour l’envoyer dans une classe voisine). Alain Garcia constate que « près d’un élève sur trois a été officiellement exclu de cours, une fois au moins dans l’année » (Garcia, 2012, p. 267).

L’ensemble de ces études montre que les exclusions de différents types sont largement répandues dans les collèges français. Il faut ajouter à ces pratiques d’exclusion, la forte ségrégation du système éducatif français, décrite par de nombreux travaux sociologiques et qui est souvent vécue comme une autre forme d’exclusion par les professionnels et par les élèves. Parmi les travaux récents, une étude menée par le Conseil national d’évaluation du système scolaire (Cnesco) « fait le constat d’une ségrégation sociale importante [au collège], qui est en grande partie le reflet de la ségrégation résidentielle ». Pour Nathalie Mons, présidente du Cnesco, « les “’ghettos”’ scolaires sont connus [et] la ségrégation sociale à l’école reste »[2] importante.

Pour ce qui nous concerne, notre enquête s’est déployée dans six collèges situés dans ce qu’on nomme habituellement des quartiers défavorisés. Cinq sur les six relevaient de l’éducation prioritaire. Il s’agit de collèges situés à la périphérie de grandes villes dans quatre académies différentes : deux académies d’Île-de-France, l’académie du Nord–Pas-de-Calais et l’académie d’Amiens. Plusieurs de ces établissements sont situés dans des espaces géographiques touchés par la ségrégation sociale et résidentielle. Par exemple, les six établissements se trouvent dans des quartiers très touchés par le chômage. Deux des établissements sont à proximité de camps provisoires de réfugiés en situation illégale en France ; un des collèges est situé dans la ville où vivait l’un des auteurs des attentats de janvier 2015 à Paris. La « ségrégation scolaire » a été évoquée autant par les professionnels que par les élèves adolescents dans les entretiens en groupe que nous avons menés.

Au cours de nos investigations, nous avons peu à peu pris conscience du lien entre notre thématique de recherche et d’autres types d’exclusions, notamment l’exclusion sociale, de plus en plus forte, qui traverse la société française. Par exemple, nous avons rapproché la pratique de l’« auto-exclusion » de cours de certains élèves, avec le « syndrome d’auto-exclusion » décrit par Jean Furtos (2009, p. 62) à propos des personnes sans abris plongées dans la grande pauvreté. L’exclusion peut constituer un analyseur du monde contemporain, comme le suggère Saskia Sassen[3]. Elle émet l’hypothèse que « sous les aspects nationaux des diverses crises globales, se manifestent des tendances systémiques émergentes, formées par une dynamique fondamentale élémentaire » dont l’« expulsion » serait l’expression (Sassen, 2016, p. 19).

L’ensemble de ces travaux semble témoigner, à différentes échelles, de la difficulté croissante de composer « avec » l’altérité. Les transformations de l’hypermodernité « bouleversent en profondeur l’organisation des liens sociaux [dont] l’une des manifestations […] concerne l’affaiblissement, voire la destruction des espaces, des organisations et des dispositifs qui remplissent une fonction intermédiaire » (Gaillard, 2016). Ces espaces aujourd’hui menacés sont ceux « où se fabrique de la pensée et où se régénère la groupalité et le vivre ensemble » (Ibid..). En d’autres termes, ce sont bien les conditions du « avec » qui semblent mises à mal dans le monde contemporain.

1.3 Offre et demande

L’exclusion ponctuelle de cours comme thème de recherche a émergé au cours d’une précédente enquête portant sur l’analyse de textes rédigés par des enseignants débutants dans un groupe d’analyse de pratiques professionnelles (Dubois, 2011). Dans ces textes faisant le récit de situations professionnelles vécues, la pratique de l’exclusion de la classe était fréquemment rapportée. Les enseignants débutants faisaient part, dans l’après coup, de la culpabilité par laquelle ils se disaient traversés. Dans l’équipe de chercheurs que nous formons, ce questionnement a été partagé puis il s’est progressivement précisé et élargi. Nous avons choisi de limiter notre enquête au niveau du collège, même si nous savons que cette pratique existe aux autres niveaux du système éducatif. Ce choix s’explique principalement par notre centration sur un petit nombre d’établissements et parce que le collège correspond, nous semble-t-il, à un âge déterminant du processus adolescent. Il nous faut donc préciser que l’offre initiale était du côté des chercheurs, présupposant qu’elle pouvait rencontrer une demande de la part des chefs d’établissement et des équipes. Nous avons diffusé notre offre de recherche intervention dans les établissements scolaires, par l’intermédiaire de potentiels « portiers », c’est-à-dire des professionnels susceptibles de nous ouvrir les portes de différents collèges répondant à nos critères. Une des premières étapes de notre travail a été de rédiger un texte de deux pages présentant notre projet de recherche intervention sur l’exclusion ponctuelle de cours, que nous avons transmis à une série de professionnels (chefs d’établissement, conseillers principaux d’éducation, un élu local, etc.) membres de nos réseaux respectifs.

Nous voulons examiner ici certaines des caractéristiques de la dialectique entre offre et demande, telle qu’elle s’est configurée dans cette recherche, en prenant appui que les apports de Castoriadis-Aulagnier. Elle a écrit plusieurs articles sur la question de l’offre et de la demande dans le champ psychanalytique, au moment de son conflit avec Jacques Lacan (1968) et de la fondation du quatrième groupe (1969), s’interrogeant alors sur la formation des psychanalystes. Dans un texte publié en juillet 1968, elle considère que « la demande d’analyse [de la part d’un analysant] est, en premier lieu, réponse à [l’] offre » de l’analyste (Castoriadis-Aulagnier, 1968, p. 53). Pour elle, « il faut entendre […] la demande d’analyse […] comme réponse à l’offre dont l’analyste se porte garant » (Ibid., p. 23). Elle ajoute que « la demande se veut non seulement réponse à [l’offre de l’analyste], mais tout autant offre situant [l’analyste] en position de demandeur » (Ibid.., p. 24). Pour nous, en tant que chercheurs, il ne s’agit pas de demande d’analyse, mais de demande de recherche. Ces deux démarches — la psychanalyse individuelle et la recherche — ont peu en commun et il n’est pas question pour nous de les rapprocher quant à leurs finalités. Néanmoins, il nous semble que les réflexions de Castoriadis-Aulagnier sur la position de l’analyste et de l’analysant à propos de la demande d’analyse peuvent être rapprochées de notre position en tant que chercheurs lorsque nous proposons une recherche en institution. Transposant les propositions de Castoriadis-Aulagnier à notre contexte, il nous semble que « la demande » d’intervention, de la part des équipes des collèges, était « en premier lieu une réponse à [notre] offre » en tant que chercheurs. Ainsi, dans notre cas, « la demande [d’intervention] se veut non seulement réponse à [l’offre des chercheurs], mais tout autant offre situant [les chercheurs] en position de demandeurs » (Ibid., p. 24). Pour cette recherche, il nous semble que l’offre comme la demande se situait à la fois du côté des chercheurs et du côté des professionnels.

Aulagnier ajoute que ces caractéristiques de la demande d’analyse déterminent « la partie analytique (et donc le transfert) » (Ibid., p. 23) entre l’analysant et l’analyste. Elle considère que « le demandeur commence par faire acte d’allégeance à ce savoir et à ce pouvoir dont il investit l’analyste » (Ibid., p. 54). Transposant ces propositions de la demande d’analyse à la demande de recherche, il nous semble que dans la relation entre les chercheurs et les sujets auprès desquels nous sommes intervenus, les « demandeurs », c’est-à-dire les équipes des collèges, ont « commencé par faire acte d’allégeance [au] savoir et [au] pouvoir dont » ils nous ont investis. Nous avons pu l’observer de différentes manières dans les établissements.

Ces analyses concernant l’offre et la demande dans la recherche sont essentielles de notre point de vue, car elles permettent de mieux appréhender la nature de la relation qui peut s’établir entre les chercheurs et les sujets auprès desquels nous sommes intervenus dans les collèges. Il est probable que les chercheurs aient pu être inconsciemment convoqués par les différents acteurs — élèves et professionnels — à une place de sujets sensés savoir « sur » eux et leurs pratiques, du fait même de la nature de l’offre et de la demande telles que nous avons tenté de les décrire plus haut. Même si les chercheurs que nous sommes peuvent s’en défendre au niveau manifeste, les professionnels des collèges ainsi que les élèves adolescents ont, de différentes manières, fait « acte d’allégeance [au] savoir et [au] pouvoir dont » ils nous ont investis. Par exemple, dans un des collèges dans lequel nous sommes intervenus, lors de la première réunion avec l’équipe de vie scolaire, seule la Conseillère principale d’éducation prenait la parole, alors que les assistants d’éducation gardaient le silence. Cette attitude dans ce groupe nous est apparue comme relevant probablement en partie d’une manifestation de cette forme de soumission au savoir et au pouvoir des universitaires et de la CPE.

1.4 Approche clinique d’orientation psychanalytique

Dans cette recherche, la question du « avec » ne s’est pas uniquement posée à propos de la relation entre les chercheurs et les acteurs auprès desquels nous sommes intervenus, mais aussi pour ce qui est de la relation entre les six chercheurs composant notre équipe. Composée de trois femmes et trois hommes, c’est une équipe pluridisciplinaire dans la mesure où — même si elle réunit principalement des cliniciens —, les chercheurs qui la composent s’inscrivent dans des approches différentes et ne sont pas tous inscrits dans la même discipline universitaire. Parmi eux, certains se définissent avant tout comme psychosociologues cliniciens. L’un d’entre nous s’inscrit dans une démarche multi référentielle, ouverte à l’approche clinique. Pour ce qui concerne les auteurs de cet article, comme nous l’avons déjà dit, nous nous inscrivons dans le courant clinique d’orientation psychanalytique en sciences de l’éducation, dont nous allons nous attacher à préciser les contours.

Il s’agit du courant que Blanchard-Laville, Chaussecourte, Hatchuel et Pechberty ont circonscrit dans la note de synthèse qu’ils ont publiée dans la Revue française de pédagogie en 2005 (Blanchard-Laville et al, 2005). Les sources historiques et conceptuelles de cette approche en sciences de l’éducation avaient déjà été rappelées par Blanchard-Laville dans un article paru en 1999. Qu’entendons-nous par démarche clinique d’orientation psychanalytique ? Pour nous, le terme « clinique » n’est pas utilisé au sens thérapeutique. Il s’agit d’une écoute pour comprendre la dynamique psychique du sujet dans sa singularité. Cette démarche « est en capacité d’identifier, à partir de cas singuliers, des mécanismes psychiques ou des organisations psychiques à l’oeuvre dans des situations étudiées et ainsi de les repérer comme potentiellement agissantes dans toute situation relevant de cette catégorie » (Blanchard-Laville et al, 2005, p. 126). Le sujet auprès duquel nous nous penchons « est avant tout un sujet aux prises avec son psychisme inconscient au sens de Freud […] c’est celui de l’inconscient, celui qui a un appareil psychique, avec ses diverses instances, sa charge pulsionnelle, ses fantasmes, ses mécanismes propres » (Blanchard-Laville, 2013, p. 5). Pour cette auteure, le chercheur clinicien travaille à « ne pas éluder la question de la relation transférentielle du chercheur à son objet-sujet(s) d’étude, mais tout au contraire de travailler à partir de cette relation et de tenter d’en élaborer la dynamique chemin faisant » (Blanchard-Laville, 1999, p. 9). Dans cette démarche d’investigation, les effets de la présence des chercheurs dans les établissements, à la fois sur les acteurs de ces établissements et sur les chercheurs eux-mêmes, sont élaborés tout au long de la recherche et mis au service de l’analyse.

En effet, comme l’indiquent Cifali et Giust-Desprairies à la fin de leur ouvrage intitulé De la clinique, pour entrer dans « la spécificité heuristique et épistémologique de la clinique » (Cifali & Giust-Desprairies, 2006, p. 192), le chercheur clinicien est amené à conduire un travail d’élaboration de ses mouvements contre-transférentiels à l’oeuvre « à travers les blessures, les objets et modes d’investissement, les identifications, les défenses » et à prendre « engagement sur son objet de travail » (Ibid.). Ce travail d’élaboration du contre-transfert est d’autant plus nécessaire que la démarche clinique est d’emblée intersubjective. Barus-Michel insiste sur ce point. Pour cette auteure, « la démarche clinique, cette relation complexe, déjà sociale puisque relation, se spécifie d’être en situation, jamais isolée dans l’étanchéité et l’artificialité du laboratoire » (Barus-Michel, 2002, p. 315). Pour elle, cette approche « suppose une sensibilité particulière à l’autre, aux autres institués comme sujets, c’est-à-dire êtres de désir et de langage, en mal de reconnaissance et de sens, mais cette démarche exige une attention méthodologique non moins rigoureuse, un travail du clinicien sur lui-même » (Ibid.). Ce travail engage le clinicien qui « se penche sur le sujet en souffrance, s’approche de sa subjectivité, à soutenir « une position d’humilité » (Ciccone, 2014, p. 65).

Après avoir explicité notre ancrage théorique, nous allons présenter la méthodologie mobilisée dans les six collèges dans lesquels nous avons mené cette recherche.

1.5 Méthodologie

Pour la mise en place de notre dispositif de recherche dans les établissements scolaires, différentes étapes étaient nécessaires. Un premier entretien avec l’équipe de direction avait pour objectifs de connaître le contexte de l’établissement et de présenter l’objet de notre recherche ainsi que notre dispositif. C’était l’occasion pour nous aussi d’échanger avec l’équipe de direction sur la manière dont les acteurs peuvent s’emparer de cette recherche intervention en essayant d’identifier avec eux les points d’appui ainsi que les points de vigilance et les conditions de réalisation. Nous avons dans un deuxième temps conduit une réunion d’information collective dans le collège, ouverte à l’ensemble du personnel pour leur présenter notre démarche. À l’issue de cette réunion, des enseignants, CPE et assistants d’éducation volontaires se sont inscrits pour ce travail. Nous avons proposé différentes modalités de travail que nous ne pouvons pas toutes présenter précisément dans cet article. Nous avons par exemple mis en place des séances d’analyse de pratiques professionnelles centrées sur la pratique de l’exclusion de cours dans certains collèges. Des entretiens cliniques en groupe à visée de recherche auprès d’adolescents exclus ponctuellement de cours ont été conduits par les chercheurs dans cinq collèges : nous présenterons précisément ce dispositif plus loin. Dans tous les établissements, un temps en assemblée plus large a permis de faire un retour sur les premiers résultats de cette recherche dans les établissements.

Pour nous permettre d’élaborer dans l’après-coup nos mouvements transférentiels, nous avons mis en place des séances trimestrielles de supervision de l’équipe de chercheurs avec un enseignant-chercheur qui n’intervient pas dans les établissements scolaires. Ces réunions de supervision avaient pour objectifs de nous aider à penser en groupe une partie des enjeux contre-transférentiels à l’oeuvre pour les chercheurs dans leur relation au thème de la recherche et de nous permettre d’élaborer les relations dans lesquels nous étions engagés dans les collèges et entre chercheurs.

Après avoir présenté la thématique de recherche, notre démarche et notre méthodologie, nous allons nous centrer sur un aspect du dispositif mis en oeuvre. Nous allons tenter, à partir de l’analyse d’extraits du matériel recueilli, d’illustrer la manière dont s’est posée la question de la relation « avec » les élèves adolescents ayant participé à notre recherche.

2. Une « recherche avec » des adolescents ?

2.1 L’entretien clinique en groupe à visée de recherche

Nous allons préciser une des méthodologies mobilisées pour cette enquête dans un des collèges : il s’agit du dispositif d’entretien clinique en groupe à visée de recherche. Nous sommes partis du postulat que la situation groupale pouvait permettre aux adolescents, par la mise en oeuvre d’un processus associatif groupal, d’être stimulés dans leur prise de parole. Nous considérons que la situation groupale peut être féconde pour que les adolescent(e)s s’autorisent à raconter ce qui les anime et les difficultés qui les préoccupent. Considérant l’importance du lien groupal à l’adolescence, le fait de se trouver en groupe offre aux adolescents une possibilité de régression qui peut leur servir de protection et leur fournit un étayage identificatoire leur permettant peut-être de rassembler des éléments épars de leur monde interne, comme l’un des deux auteurs de cet article a pu le montrer précédemment (Kattar, 2012). Ce dispositif méthodologique, nommé « entretien clinique en groupe à visée de recherche » (Kattar, 2016) est inspiré de l’entretien clinique à visée de recherche en relation duelle, et transposé à un groupe restreint.

Dans l’un des six collèges de notre échantillon, le groupe mis en place comportait six adolescents, trois garçons et trois filles. Nous avons mené un entretien avec des adolescents scolarisés en classe de sixième et cinquième d’une part, et un deuxième entretien avec des adolescents qui poursuivent leurs études en quatrième et troisième d’autre part[4]. Les élèves adolescents ont été sollicités par le service de vie scolaire de l’établissement. Il s’agissait d’élèves adolescents qui ont été exclus ponctuellement du cours au moins une fois pendant l’année scolaire. La consigne était très ouverte pour solliciter la spontanéité de la parole de chacun, en même temps que pour favoriser une atmosphère d’écoute mutuelle. L’entretien, mené seul par l’un des deux auteurs de cet article, a débuté par la consigne suivante : « j’aimerais bien que vous me parliez le plus librement possible, comment ça se passe pour vous quand vous êtes exclu ponctuellement du cours ». Au cours de l’entretien, les thèmes abordés n’ont pas été introduits par le chercheur, mais par les interviewé(e)s eux (elles) — mêmes. L’avancée de leur discours a été structurée par le processus interactif entre eux-elles et nous nous sommes alors contentés de contenir et accompagner les inflexions de ce processus, de manière non verbale. Nous avions énoncé la règle de la discrétion quant aux propos tenus et nous nous sommes engagés vis-à-vis d’eux à ne rien restituer de leur discours sans rendre anonymes leurs énoncés.

Pour l’analyse de ces entretiens en groupe, nous avons cherché à appréhender l’évolution de la tonalité émotionnelle dans le groupe et des thématiques abordées par le jeu des interactions. Pour ce faire, nous avons construit un découpage séquentiel qui nous semblait respecter, mais aussi mettre en relief l’évolution de la dynamique de l’entretien.

2.2 La clinique dans le recueil du matériel

La situation d’entretien clinique de recherche, tant au niveau de l’organisation de l’espace, du cadre posé, que de la conduite, est « habitée » par les enjeux inconscients mobilisés par le chercheur avant, pendant et après l’entretien. Ces enjeux sont liés à son expérience et à ses attentes vis-à-vis des interviewés. Ces dernières peuvent constituer des obstacles à l’écoute dès lors qu’elles ne sont pas suffisamment identifiées et analysées en amont de l’entretien. Elles peuvent avoir alors des effets perturbateurs et les analyses révèlent, en ce cas, davantage les enjeux inconscients du chercheur que ceux des interviewés. Cependant, l’espoir de vouloir éradiquer les effets des représentations inconscientes du chercheur constituerait un fantasme de maîtrise au moins aussi dangereux que le fait de ne pas assez les considérer. Giust évoque ce risque quand elle écrit : « la hantise des biais et les efforts méthodologiques entrepris pour neutraliser les possibilités d’influence peuvent être aussi, comme le soulignait déjà Devereux, des armes défensives contre les empiètements de la subjectivité. L’influence de l’interviewer, loin d’être un obstacle, est considérée comme étant co-extensive à la situation d’entretien » (Giust, 2002, p. 345). Elle poursuit, en renforçant ce positionnement : les « manifestations contre-transférentielles ne sont pas considérées comme un obstacle, mais comme une expérience de connaissance » (Ibid..). Ainsi, l’entretien clinique de recherche est « l’instrument privilégié de l’exploration des faits dont la parole est le vecteur principal » (Blanchet & Gotman, 2001, p. 25).

Il nous semble que ces caractéristiques de notre démarche illustrent comment le chercheur clinicien, pour nous, cherche à faire « avec » lui-même dans sa relation aux autres. L’élaboration des mouvements contre-transférentiels du chercheur dans sa relation avec son thème de recherche, avec les acteurs auprès desquels il intervient et avec les autres chercheurs avec lesquels il travaille, est au centre de notre approche théorique et méthodologique et nous distingue d’autres manières d’envisager la recherche « avec ». Ces élaborations n’ont pas pour visée de neutraliser le « contre-transfert du chercheur » (Devereux, 1980, p. 74), mais sont mises au service de nos analyses. Nous allons maintenant tenter de rendre compte de ces spécificités par l’analyse d’un extrait de notre corpus.

2.3 Un groupe d’élaboration pour les adolescents

Précisons tout d’abord très brièvement le contexte dans lequel nous avons recueilli notre matériel. Le collège sur lequel nous avons choisi de nous centrer dans cet article est situé dans une zone d’éducation prioritaire du nord de la France. Après un premier entretien avec l’équipe de direction, nous avons conduit en janvier 2015 une réunion d’information collective, ouverte à l’ensemble du personnel pour leur présenter notre démarche. Douze enseignants, CPE et assistants d’éducation volontaires se sont ensuite inscrits pour ce travail qui s’est étalé de mars à novembre 2015. Nous avons proposé de conduire des séances d’analyse de pratiques auprès de ces douze professionnels et des entretiens cliniques en groupe à visée de recherche auprès d’adolescents exclus ponctuellement du cours. Nous avons mis en place un retour sur les premiers résultats de cette recherche dans le cadre d’une réunion collective dans l’établissement en janvier 2016.

Pour situer rapIbid.ent notre point de vue sur l’adolescence contemporaine, et à partir de nos travaux nous considérons que l’environnement des adolescents retentit sur leur formation identitaire. En effet, l’issue de ce temps de la métamorphose qu’est l’adolescence est très fortement influencée par les propositions de modèles identificatoires et les réponses apportées à leur questionnement que formule le discours dominant de l’école d’aujourd’hui. Nous posons d’emblée que les fragilités des adolescents ne relèvent pas dans les cas les plus courants d’un registre psychopathologique. Ces fragilités sont au carrefour de différentes dimensions : certains sont internes, comme leurs caractéristiques intrapsychiques qui se croisent avec des d’autres plus extérieures, comme des facteurs environnementaux du registre familial ou amical et scolaire. Nous énonçons ce postulat de départ pour indiquer que nos préoccupations sont fortes quant à la situation des adolescents qui se trouvent en risque de rupture ou de « non-rencontre » aujourd’hui ainsi que notre engagement à ce qu’ils ne soient pas exclus avant d’avoir eu le temps de grandir (Kattar, 2016). Pour illustrer ici nos propos, nous nous appuierons sur des extraits de l’analyse de l’un des entretiens en groupe que nous avons réalisés pour cette recherche en mars 2015 dans ce collège.

Il s’agit d’un groupe d’élèves de quatrième-troisième, âgé(e)s de 14 à 15 ans. Nous souhaitons nous arrêter un instant sur des verbatim de la sixième séquence de l’entretien que nous avons intitulée : « eux et nous ». Nous citons un extrait de leurs échanges à propos des motivations des enseignants à prendre la décision d’exclure ponctuellement un élève de cours :

  • C. « Parce qu’il (l’enseignant) doit s’dire qu’il a tous les pouvoirs, il doit s’dire qu’il est un peu plus fort que nous,… »

  • D. « À chaque fois, il (l’enseignant) se croit dans un jeu, ouais tu vas perdre ou j’vais gagner, ou c’est moi qui commande ici à chaque fois il dit ça ».

  • A. « Ils (les enseignants) ont trop de pouvoir. Ils sont trop comme […] des dieux ».

Plus tard dans l’entretien, D. ajoute : « il faut nous faire confiance ».

Il nous semble que cette thématique de la « confiance » vient en écho avec la question de savoir « quelle est ma valeur ? », pour les élèves adolescents. Cette question devient essentielle pour survivre dans un environnement de « malaise social », dans une société compétitive. Plusieurs dimensions (rapport au corps et au regard ; le rapport à l’expérience scolaire ; le rapport au groupe et aux pairs) constituent cette valeur et l’exclusion ponctuelle de cours en affecte certaines. Derrière cette interrogation sur la valeur, nous pouvons entendre la manière dont l’adolescent cherche à être identifié par ses pairs et à repérer sa place dont le groupe. Également, l’adolescent se questionne sur la façon dont il est peut-être perçu par l’enseignant Dans les échanges entre ces élèves, nous pouvons entendre une demande singulière : « est-ce que les enseignants arrivent à m’apprécier pour ma valeur au-delà de mes seules performances scolaires ? » Il nous semble important de préciser que chaque adolescent, au cours de ses remaniements identitaires, est amené à reprendre à son compte la régulation de l’estime de soi et à trouver les conditions pour assurer le sentiment de sa valeur, condition d’une possible confiance en soi (Jeammet, 2008). Jusqu’à une période récente, ces mouvements étaient en grande partie pris en charge par les parents. Chaque adolescent a aujourd’hui une sorte d’obligation à faire ses preuves. Si dans cette confrontation avec les adultes, son attente à leur égard est perçue par lui comme une menace pour son identité, l’adolescent, pour se protéger, risque de s’enfermer dans un « repli défensif sur son territoire » (Jeammet, 2008, p. 87). Il nous semble que l’exclusion ponctuelle du cours, ressentie parfois par les élèves comme un abus de pouvoir, engage une relation fondée sur un rapport de force (eux et nous, pouvoir et contre-pouvoir) et de défense de territoire qui complexifie la tâche des élèves adolescents dans leurs possibilités d’identification. L’intervention des adultes par un acte d’autorité pourrait leur permettre d’apprendre à « traiter » intérieurement les éléments pulsionnels qui peuvent les envahir, avant de les extérioriser sous une forme qui puisse être recevable pour autrui. Exclure temporairement consiste en quelque sorte, pour l’enseignant qui occupe une position d’autorité, à refuser de porter à l’adolescent cette « attention valorisante et narcissisante » (Jeammet, 2008, p. 128). L’adolescent peut basculer vers la créativité ou la destructivité en fonction de la qualité des rencontres qu’il fait avec les personnes significatives de son entourage. D’où la nécessité, nous semble-t-il, de rétablir ce lien de confiance évoqué par les adolescents au cours de l’entretien cité plus haut, afin de créer entre eux et les adultes, les conditions d’un échange sans que la question du pouvoir soit en jeu. Cette position est difficile à soutenir pour les enseignants sollicités sur deux plans à la fois par les élèves adolescents, alors que leur fonction tendrait à ne leur faire rencontrer que la partie élève de ces sujets, évitant ainsi leur partie adolescente. Pour les enseignants, il nous semble que la possibilité de rencontrer les élèves adolescents implique un travail sur leur posture intérieure pour pouvoir assurer à la fois une fonction accueillante et contenante (au sens de Bion) de l’agir pulsionnel des élèves adolescents. Comme nous l’avons déjà rapidement évoqué plus haut, nos investigations sur l’exclusion ponctuelle de cours nous amènent à penser la question du « avec » dans le lien entre les élèves adolescents et les enseignants : ces derniers étant invités dans l’espace de la classe à faire « avec » la partie élève et la partie adolescente des jeunes qu’ils accueillent dans leurs classes.

Il nous semble que l’analyse de ce court extrait de verbatim nous permet d’illustrer la manière dont nous avons tenté de négocier la question du « avec » dans la relation que nous avons entretenue « avec » les élèves adolescents au cours de cette recherche. Nous avons voulu être « avec » les élèves adolescents, en nous mettant à leur écoute et en mettant notre capacité associative au service de la dynamique groupale pour favoriser les prises de parole. Pour autant, au moment de l’élaboration de nos analyses, dans l’après coup, au moment de la confrontation au matériel recueilli, notre démarche relève davantage d’un travail de recherche « sur » ce verbatim. Notre approche clinique semble bien relever d’une certaine manière d’une recherche « avec » les sujets engagés dans la recherche, principalement au moment du recueil du matériel, tout en étant aussi une « recherche sur » au moment de l’analyse du verbatim par exemple.

3. Recherche-action ou recherche « avec » ?

3.1 Différents types de recherches collectives

Notre recherche a privilégié une approche qualitative dans une perspective où l’exclusion ponctuelle de cours est appréhendée selon trois dimensions : la prise de décision d’exclure par les enseignants en situation ; les éprouvés des élèves adolescents exclus et le retentissement de cette punition sur leur relation avec les enseignants ; les incidences de l’exclusion ponctuelle de cours sur l’ensemble institutionnel que constitue le collège. Nous souhaitons dans cette dernière partie interroger notre pratique dans cette recherche en la situant par rapport à d’autres modèles de pratiques.

Différentes pratiques de « recherches collaboratives » (Vinatier & Morissette, 2015) en éducation existent et sous différentes dénominations telles que : la recherche-action (Lévy, Dubost) ; l’action-recherche (Enriquez) ; la recherche partenariale (Lenoir, 1996) ; la recherche expérimentale, la recherche participative, la recherche collaborative (Lieberman, 1986) ; la recherche-intervention (Mérini & Ponté, 2008). La note de synthèse rédigée par Vinatier et Morrissette (2015) donne un aperçu des fondements de ces recherches où le rapport entre chercheurs et professionnels est central. Comme le soulignent ces auteures, il s’agit d’un « ensemble hétérogène » et d’une « polysémie de sens » (Vinatier & Morissette, 2015, p. 148).

3.2 Recherche-action

Nous allons nous arrêter un instant sur ce que l’on nomme habituellement « recherche-action », qui est un modèle dont nous pouvons nous sentir proches à certains égards.

De nombreux auteurs issus de différentes approches décrivent les fondements épistémologiques et méthodologiques de ce type de recherche. L’objectif n’est pas de faire une synthèse de ces travaux, mais plutôt de préciser notre point de vue. Dans un article intitulé « Recherche-action et intervention », Dubost et Lévy s’appuient sur la définition du Britannique Rapoport (1970) pour rapprocher recherche-action et intervention. Pour eux, il s’agit d’« un projet qui répond à la fois aux préoccupations pratiques d’acteurs se trouvant en situation problématique et au développement des sciences sociales, par une collaboration qui les relie selon un schéma mutuellement acceptable » (Dubost & Lévy, 2002, p. 391). Ils ajoutent que le dispositif de la recherche-action se caractérise par « un point de vue holistique (le fait de considérer les sujets individuels ou sociaux comme un tout, de refuser de les diviser en fonctions séparées et autonomes) » ; par « la volonté d’agir à plusieurs, conjointement, selon des rapports de coopération entre des chercheurs poursuivant des objectifs de connaissance et d’aide, et des acteurs confrontés à des problèmes d’action et d’existence » ; ainsi que par « la prise en compte de l’implication des chercheurs (leur non-extériorité) dans l’objet de leur recherche et dans les modalités selon lesquelles ils tentent de l’appréhender » (Dubost & Lévy, 2002, p. 413).

La recherche-action est un modèle élaboré par la psychosociologie, particulièrement par Kurt Lewin, mais que nous devons utiliser avec précaution, car aujourd’hui son usage renvoie à des pratiques très hétérogènes. La recherche-action implique du chercheur une position qui se démarque radicalement de celle de l’expert qui applique ses savoirs aux préoccupations des acteurs et leur suggère des préconisations d’action. Le chercheur s’engage avec les acteurs dans un processus d’exploration pour tenter de comprendre la manière dont les problèmes se posent dans leur situation singulière et en considérant que tous les acteurs sont dotés de savoirs utiles à la compréhension et à la transformation des problèmes. Il accompagne les acteurs pour qu’ils trouvent des termes communs qui leur permettent de penser ensemble pour produire un savoir suffisamment partagé pour qu’il devienne un levier, un outil de changement porté par les acteurs eux-mêmes. Pour Dubost, il y a recherche-action quand le projet satisfait simultanément aux critères suivants : « il s’agit d’une expérience s’inscrivant dans le monde réel » (Dubost, 1987, p. 133). Cette dernière « est engagée sur une échelle restreinte […]. En tant qu’action délibérée visant un changement effectif au niveau des groupes et zones concernés, elle se définit par des buts qui peuvent être fixés soit […] par des instances centrales de pouvoir […] soit par l’ensemble ou sous ensemble des individus et des groupes engagés dans le processus » (Ibid.). En quatrième critère, il écrit qu’elle « est conçue dès son engagement pour permettre d’en dégager des enseignements susceptibles de généralisation » (Ibid.). Et enfin, « elle doit donc accepter certaines disciplines […] permettant l’observation, la récolte d’informations, l’enregistrement de traces dont le traitement conditionne la production des résultats » (Ibid.).

À l’aune de ces cinq critères, il nous semble que la recherche que nous avons menée se rapproche d’une recherche-action telle que définie par Dubost et Lévy, notamment parce que nous cherchons à adopter une position qui se démarque de celle d’un expert qui appliquerait ses savoirs sur les pratiques des acteurs pour leur dicter des recommandations. Pourtant dans cette recherche, notre pratique se différencie de ce modèle de la recherche-action sur un point : « le changement effectif » des pratiques dans les établissements scolaires dans lesquels nous intervenons, ne fait pas partie de nos visées. Pour nous, le changement peut être un effet de la recherche, mais nous considérons que les effets de notre intervention nous échappent en grande partie.

3.3 Recherche avec

L’expression « recherche avec » trouve sa source dans un article d’Ann Lieberman, publié en 1986 pour caractériser les recherches collaboratives. Citant Ward et Tikunoff, elle considère que pour favoriser les collaborations entre enseignants et chercheurs, ces derniers doivent promouvoir « a working with posture rather than a working on » (Tikunoff & Ward, 1983). Cette expression a été forgée pour s’opposer aux recherches « sur » et « a émergé dans le contexte nord-américain » (Bednarz, 2013, p. 15), aux États-Unis et au Canada d’abord, avant de se diffuser en Europe, notamment en France. Aujourd’hui, Monceau et Soulière, qui sont à l’origine d’un réseau d’échange international francophone se nommant « Recherche avec », ont tenté de caractériser ce type de recherche dans un texte publié en ligne. Pour eux, cette expression ne désigne pas une manière figée de faire de la recherche, mais « se définit par la place accordée, dans des processus de production de connaissances, aux sujets directement concernés par l’objet de la recherche » (Monceau & Soulière, 2014). Au regard de cette définition, il nous semble que la recherche que nous avons menée, relève par certains aspects d’une « recherche avec », si l’on considère la nature des relations que nous avons voulu promouvoir avec les sujets engagés dans les dispositifs que nous avons proposé.

Notre recherche ressort sans doute d’une certaine forme de « recherche collaborative », au sens où nous cherchons à promouvoir auprès des professionnels des dispositifs où le chercheur travaille « avec » plutôt que « sur » les enseignants, pour reprendre l’expression de Lieberman (1986). Il s’agit pour nous de dispositifs, tels que les groupes d’analyse de pratiques, où le « avec [constitue] un élément fondateur [comme dans] la recherche collaborative » (Roditi, 2013, p. 354). Pourtant, notre manière de conduire cette recherche ne relève pas totalement d’une recherche collaborative, car même si nous cherchons « à intégrer les points de vue des professionnels pour éclairer les problèmes qu’ils rencontrent » (Vinatier & Morrissette, 2015, p. 148), notre travail d’élaboration théorique se situe dans un nécessaire après coup, dans la confrontation au matériel recueilli — les enregistrements des entretiens par exemple —, tout en prenant en compte nos mouvements transférentiels dans la confrontation à ce matériel. À ce moment-là, nous travaillons bien « sur » le discours des participants et nos hypothèses, qui constituent nos résultats de recherche, portent principalement « sur » les enjeux psychiques à l’oeuvre pour les acteurs.

Conclusion

En nous efforçant de nous interroger sur la nature de la relation « avec » les sujets auprès desquels nous avons mené une recherche sur l’exclusion, nous nous sommes intéressés aussi au lien entre cette question que nous avons posée et la thématique de notre recherche. Nous avons tenté d’explorer modestement le lien entre l’offre et la demande de recherche dans les collèges dans lesquels nous sommes intervenus, proposant de déplacer un peu les enjeux de ce questionnement, considérant que l’offre et la demande sont à la fois du côté des chercheurs et des professionnels.

Ces explorations mériteraient d’être étoffées par l’analyse d’autres recherches cliniques d’orientation psychanalytique, pour mieux situer cette approche par rapport à d’autres que l’on peut regrouper sous l’expression « recherches collaboratives » ou « recherches avec ». Par exemple, l’analyse des modalités de relation telles qu’elles peuvent se déployer dans les groupes d’analyse de pratiques professionnelles dans le cadre d’une recherche permettrait d’aller plus loin dans les distinctions que nous avons proposées. Il nous semble par exemple que dans de tels groupes, nous favorisons un mode de « penser avec » qui serait distinct d’un « penser seul » (Puget, 2006, p. 46). Mais s’agit-il pour autant d’une méthodologie relevant d’une « recherche avec » ?

Nous avons montré que notre démarche de recherche ne relève pas totalement d’une « recherche-action » telle qu’elle est définie par Dubost et Lévy. Elle relève probablement d’une certaine forme de « recherche avec ». Au terme de cette réflexion, il nous semble que notre manière de prendre en compte et de mettre au service de la recherche l’élaboration de nos mouvements contre-transférentiels est un point crucial de différenciation entre notre démarche et celles mises en oeuvre par la majorité des « recherches avec » ou « recherches collaboratives ». Au cours de cette recherche sur l’exclusion ponctuelle de cours, nous avons travaillé consécutivement « avec » les acteurs, puis « sur » les processus psychiques à l’oeuvre pour eux, mais toujours « avec » nous-mêmes, c’est-à-dire « avec » le souci de prendre en compte nos éprouvés contre-transférentiels tout au long du processus d’investigation. Dans la continuité de ce travail, il serait intéressant de tenter d’examiner les modalités de relation entretenues pas les chercheurs entre eux, au sein de l’équipe. Mener une recherche à plusieurs est aussi une manière de faire de la « recherche avec » et ce lien entre chercheurs est assez rarement examiné, notamment dans les effets qu’il produit sur les résultats de la recherche.