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Introduction

Place de l’accompagnement et du contrôle dans les dispositifs de formation en alternance

« Nous étions partis de la constatation du caractère général sinon universel des « effets pervers » ou effets contre intuitifs dans les affaires humaines. »

Crozier & Friedberg, 1977, p. 195

Dans les dispositifs de formation en alternance d’enseignants, l’accent est mis actuellement sur les démarches d’analyse de pratiques, ceci pour développer la professionnalisation. Mais l’analyse de pratiques ne se fait pas si facilement seul et très fréquentes sont les institutions qui proposent un accompagnement de cette démarche.

Les formes de cet accompagnement varient d’un lieu de formation à l’autre, observations de la pratique sur le terrain, auto-confrontations sur la base d’un support vidéo ou autres traces, entretiens réflexifs individuels, ateliers d’intégration en groupe… Elles varient fortement quant à la forme mais visent généralement les mêmes finalités : rendre le futur professionnel autonome face à une situation inconnue, et ce grâce à une réflexion dans, sur et pour son action.

L’accompagnement réflexif (Maubant, 2007) s’impose ainsi progressivement et cette nouvelle fonction est le plus souvent assumée par des formateurs de l’institution et/ou des formateurs de terrain qui se retrouvent ainsi à enseigner des contenus, à certifier certaines compétences et à accompagner des étudiants dans l’analyse ou l’exercice de leurs pratiques.

Ces différents rôles que doit jouer le formateur, soit former, accompagner et certifier, créent des champs de tensions (Gremion & Coen, 2016; Jorro & Mercier-Brunel, 2016). En effet, si les assumer en parallèle semble possible du point de vue de l’ingénierie et de l’activité des formateurs, que vivent les personnes en formation dans de tels dispositifs ? C’est le point d’entrée de cette étude de cas. Après quelques précisions sur le cadre théorique que nous convoquons, nous présenterons une situation d’accompagnement qui se passe mal et tenterons, par une analyse stratégique et systémique (Crozier & Friedberg, 1977), d’en extraire des informations sur la conception des dispositifs d’accompagnement et l’articulation des différentes postures que peuvent jouer les acteurs[1] dans cette configuration, informations qui pourraient être utiles à toute institution qui désire questionner l’organisation de l’accompagnement qu’elle propose ainsi qu’à tout formateur impliqué dans de telles formations.

1. Cadre théorique

Dans nombre de professions, et celles de l’éducation ne sont pas en marge, la professionnalisation des praticiens passe par une activité savante, autonome et responsable au profit de tâches complexes et non routinières (Lemosse, 1989). Cette définition met en évidence l’imprescriptibilité des métiers de l’éducation. Pour être professionnel, impossible d’appliquer uniquement des recettes toutes faites à des situations qui ne sont que rarement prévisibles.

Suite aux travaux de Schön (1997), l’approche réflexive a été adoptée comme constituant important de nombreuses formations d’enseignants pour 1) réfléchir dans et sur l’action, mais également pour 2) expliciter son activité en s’appuyant sur des savoirs professionnels reconnus et partagés dans un souci d’intelligibilité et d’amélioration future ainsi que pour 3) se réapproprier ces mêmes savoirs professionnels dans une vision constructiviste de l’apprentissage et de la connaissance. Mais à l’origine de ces trois finalités de la réflexivité (Maubant, 2007) se trouve la surprise, découverte d’un observé inattendu ou prise de conscience d’un écart entre attendu et observé.

1.1 L’évaluation de la pratique réflexive

L’évaluation sert à conscientiser et à comprendre cet observé. Dans la pratique réflexive, dans le souci de développer la responsabilité et l’autonomie constitutives de la professionnalisation, l’accompagné est encouragé à se prendre pour objet d’évaluation. Mais l’autoévaluation ne se fait pas seul. Elle est fortement « sous l’influence du milieu, du social, du lieu d’apprentissage, du matériel, du responsable de l’apprentissage, des pairs » (Vial, 2000, p. 166). Le rôle de l’environnement dans l’autoévaluation est donc prépondérant et celui de l’accompagnateur, de par sa proximité, spécialement influent. Nous y reviendrons plus bas.

Deux logiques sont à l’oeuvre dans l’évaluation : celle qui sert à contrôler, à faire un arrêt sur image pour vérifier la conformité et celle qui sert à faire tout le reste, comprenez par là qui sert à développer les potentialités pour en faire la promotion. Elles se retrouvent dans l’évaluation et sont naturellement aussi présentes dans l’autoévaluation, d’un côté nous parlerons de l’autocontrôle et, de l’autre, de l’autoquestionnement (Vial & Caparros-Mencacci, 2007). Ces deux logiques, si elles sont contradictoires, sont cependant nécessaires. D’une part, les dispositifs de formation visent prioritairement le développement des compétences et potentialités de chacun, et dans ce but l’évaluation-développement est un moyen à privilégier. D’autre part, les bilans et certifications de compétences permettent de rendre compte de capacités conformes à certaines normes, témoignant par exemple de l’employabilité de la personne.

Pour être réflexive, la pratique doit être réfléchie et non appliquée car, comme dit précédemment, nous formons des professionnels et non des « exécutants » (Perrenoud, 2001, p. 12-14). Mais « il n’est guère confortable d’être réflexif » (Gather Thurler, 2006, p. 26), cette posture demande de s’engager dans le processus, de se reconnaître comme faisant partie du système voire du problème, d’imaginer comment faire autrement. Peu confortable, raison de ce choix fréquent d’accompagner cette pratique réflexive qui est « la pierre angulaire de l’analyse de pratique » (Maubant, 2007) et non la « pierre philosophale » (Romainville, 2006)de quels\ntypes de savoirs un enseignant doit-il disposer pour se montrer « efficace »\ndans son action pédagogique ? Le présent article cherche à montrer que ces\nsavoirs sont multiples et qu’en définitive, l’efficacité de l’enseignant dépend\nde sa capacité à s’approprier, de manière opératoire, contextualisée et complémentaire,\nquatre types de savoirs :\n• des savoirs «théoriques», produits par les sciences de l’éducation\net leurs disciplines contributives, le plus souvent en rupture avec\nl’intuition et le sens commun;\n• des savoirs procéduraux, à finalité pratique, comme disait\nDurkheim en parlant de la pédagogie et de la tradition didactique;\n• des savoirs d’action du «praticien réflexif»;\n• des savoir-faire, routines et « tour de main » du métier.\nDans cette hypothèse, la « réflexivité », dont certains voudraient faire une\nnouvelle panacée de la formation des enseignants, n’est pas en mesure de\ndévelopper, à elle seule, l’ensemble des savoirs requis. Tout comme il ne suffit\npas à l’élève d’exercer sa métacognition pour être efficace dans sa cognition,\nla seule réflexivité de l’enseignant sur son action ne lui fournit pas\nl’ensemble des connaissances dont il a besoin pour enseigner.»,»language»:»f»,»author»:[{«family»:»Romainville»,»given»:»Marc»}],»issued»:{«date-parts»:[[«2006»]]}}}],»schema»:»https://github.com/citation-style-language/schema/raw/master/csl-citation.json»} de la formation des enseignants ! Le but étant la professionnalisation, la réflexivité n’en étant que le moyen.

1.2 L’accompagnement de la pratique réflexive

L’accompagnement de la pratique réflexive demande de faire un choix évaluatif. Veut-on faire réfléchir ou souhaite-t-on faire appliquer ? Ce constat questionne la place de la norme et du contrôle dans l’accompagnement.

La place de la norme tout d’abord. Mais qui détient la norme ? Qui sait réellement ce que veut dire bien enseigner, dans toute situation, face aux imprévus ? Le problème est récurrent dès que l’on tente d’établir un référentiel de compétence, risquant ainsi de réduire le référent « au « souhaité », à l’idéal ou à la norme » (Figari, 2006, p. 103; Figari & Remaud, 2014, p. 67). Si celui-ci est une liste figée de concepts, il deviendra le but à atteindre, la recette à appliquer, à exécuter, selon une logique instructiviste. Pour permettre la réflexion, « les « invariants » ne sont pas des existants, des points de passage obligés, qu’on s’attendrait à trouver dans la bonne pratique préconisée. Ce sont des virtuels dont l’actualisation dans telle ou telle action reste largement imprévisible… » (Vial & Caparros-Mencacci, 2007, p. 147). Comme le dit Paul (2002, p. 44-48), l’accompagnement est une nébuleuse et, dans celle-ci, le rapport à la norme n’est pas le même que l’on parle de coaching (faire formuler la demande), de tutorat (transmission de savoirs et de valeurs) ou encore de mentoring (guider, enseigner, être le modèle). Tous ces types d’accompagnement sont adaptés à des situations et des occasions diverses. Mais certains, nous le voyons bien, sont moins adaptés au soutien de la pratique réflexive que d’autres. Faire le choix de l’accompagnement professionnel, c’est se diriger vers une norme constamment questionnée dans une logique socio-constructiviste et chercher une diminution de l’asymétrie entre accompagné et accompagnateur. Ces deux éléments peuvent permettre à l’analyse de pratiques de ne pas devenir une description de « l’activité professionnelle comme ce qu’elle devrait être » (Maubant, 2007, p. 46), comme image de l’attendu, description ou démarche liée à une conception très transmissive de la formation professionnelle.

La place du contrôle ensuite. Dans les formations à l’enseignement, l’accompagnement est utilisé pour soutenir une pratique réflexive, ce qui demande aux personnes en formation de s’autoévaluer. Mais cette évaluation est fortement socialisée. Si l’intention reste de développement de leur responsabilité et autonomie, il est donc primordial « …de leur rétrocéder le pouvoir de décider des orientations qu’elles souhaitent imprimer à leur formation » (Saussez & Allal, 2007, p. 100). Le rôle de l’accompagnateur n’est donc pas de comparer l’observé à l’attendu, mais bien d’aider à prendre du recul, à se distancier et à se décentrer (Saussez & Allal, 2007, p. 102). Etre à l’écoute des besoins de l’apprenant, de ses demandes lorsque cela est possible, et avoir en main les outils qui permettent de varier les types d’entretiens (Gremion, 2016) selon les situations.

On le voit, le contrôle ne semble pas poser de problème dans les dispositifs de formation, au contraire il est même nécessaire. Par contre, ce même contrôle semble avoir une toute autre place dans les dispositifs d’accompagnement, Vial et Mencacci l’ont bien mis en évidence dans leur ouvrage. Si l’autoévaluation est faite d’autocontrôle, dirigé par la déontologie, et d’autoquestionnement, dirigé pour sa part par l’éthique, l’accompagnateur lui ne peut se permettre de devenir le représentant de la norme : « dans ce dialogue, pas de posture de guide, de conseil ou d’expert mais l’exercice du : rien n’est pire que la certitude de bien faire » (2007, p. 157). Un point de vue partagé par Maubant qui définit ce nouveau formateur comme « un accompagnateur, ni conseiller, ni contrôleur, ni superviseur mais bien cet acteur bienveillant qui contribue à créer les conditions de réussite de l’apprentissage professionnel » (2007, p. 45), un accompagnement qui offre au futur praticien « des espaces protégés de toute sanction sociale (certification) » (Saussez & Allal, 2007, p. 116). Un accompagnateur qui devient ami critique, et qui « n’agit pas pour régler des comptes, mais pour tisser un dialogue formatif dans lequel l’apprenant envisage un autre positionnement » (Jorro, 2006, p. 42). Une définition de son rôle qui ne parle pas de contrôle, mais bien de cette « construction progressive du sens de la rencontre par investigations successives » (Charlier, 2016, p. 24), cette posture d’investigateur demandant également à l’accompagnateur de « renoncer au sentiment d’expertise et aux modèles pédagogiques qui en découlent » (Vacher, 2015, p. 219).

Nous venons de le voir ci-dessus, accompagner impose le deuil du contrôle de l’accompagnateur pour laisser ces espaces protégés à l’exercice de la réflexivité. Mais faire ce chemin ne garantit pas l’engagement de l’accompagné. Lui est tiraillé, ayant souvent le sentiment de subir une injonction conflictuelle - Soyez réflexif et parlez ouvertement de vos pratiques - qui entre en conflit « avec les ruses et mécanismes de protection que chacun a développés de longue date au gré de l’exercice du métier d’élève… » (Gather Thurler, 2006, p. 19). Injonction source de tension que Maulini et Vincent (2014, p. 204) appellent les « deux paradoxes de la pratique réflexive : 1) l’autonomie obligée du praticien ; 2) sa contribution volontaire à la normalisation de son action ».

1.3 L’accompagnement dans les formations en alternance

Cette tension entre attendu et observé est encore complexifiée dans les situations de formation en alternance. La pratique observée par un accompagnateur de l’institution a fréquemment lieu sur le terrain, en présence d’un formateur de terrain, dont la dénomination et le rôle peut varier. Enseignant associé ou mentor ici, maître de stage, FEE[2] ou praticien formateur là, quelle que soit son appellation, il est un référent supplémentaire, ayant une lecture et une utilisation différente des référentiels, complexifiant encore si besoin les potentiels jeux de pouvoir. Potentiels mais fréquents selon les travaux de Saussez et Allal (2007, p. 115) : « Les résultats obtenus mettent également en évidence le caractère pathogène des situations d’autoévaluation socialisée […] où la notion de jugement est prédominante ».

L’articulation, ou les jeux de pouvoir, entre l’accompagnateur (A) de l’institut de formation considéré parfois comme détenteur du savoir-enseigner (S) théorique, l’agent de formation (AF) pouvant représenter le savoir-enseigner (S) pratique et la personne en formation (PF) nous intéresse dans le cadre de cette recherche. En nous inspirant des trois paradigmes régissant l’organisation de l’éducation musicale (Zulauf, 2006), nous proposons quatre modèles d’organisation des dispositifs d’accompagnement dans les situations d’alternance. Chaque modèle est brièvement décrit, puis la place de la norme y est brièvement questionnée.

Figure 1

Quatre modèles d’organisation des dispositifs d’accompagnement dans les situations d’alternance

Quatre modèles d’organisation des dispositifs d’accompagnement dans les situations d’alternance

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Modèle institué : primauté de l’institut de formation

Inspiré des anciennes écoles normales, formations professionnalisantes pour les enseignants, ce modèle place l’institut comme seul responsable du cursus de formation. Les personnes en formation y apprennent à enseigner puis sont envoyées en stage pour la mise en pratique. Les enseignants titulaires des classes assurent une certaine « surveillance » mais ne participent que peu à la formation, raison de leur absence du modèle. Le travail réflexif se fait principalement lors des visites de l’accompagnateur ou, de retour de stage, en entretien individuel ou collectif. L’institut est le seul garant de la norme et s’occupe généralement du contrôle de la pratique.

Modèle collaboratif : séparation de responsabilité entre institut et terrain

Ici, l’institut de formation et le terrain se partagent la responsabilité de la formation. Même si des collaborations existent déjà dans le modèle 1, l’intention de créer des liens théorie-pratique donne une part de mission à chaque lieu de formation. Mais des tensions entre savoirs théoriques et savoirs issus de la pratique peuvent apparaître, de par leur nature ou leur mode d’acquisition. La personne en formation se retrouve entre les deux, occasion de tisser ces liens théorie-pratique, mais parfois aussi risque de devoir symboliquement choisir son camp.

Modèle supervisé : délégation au terrain sous surveillance

Dans ce modèle, l’institut de formation donne des consignes de travail à l’agent de formation et à la personne en formation. Le travail réflexif se fait principalement entre ces deux acteurs. Lorsque l’accompagnateur vient en visite sur le terrain, il supervise ou contrôle le bon fonctionnement du dispositif, la compréhension des consignes, la mise en application du référentiel. La tension entre les deux normes est différente dans ce cas. La norme pratique portée par l’agent de formation prend plus d’importance, avec le risque que l’accompagnateur, et donc la norme théorique, soit associé à une injonction top-down du type « voilà ce qu’il faut faire » ou également « voilà comment le faire ». L’étudiant, mais parfois aussi l’agent de formation, jouant un jeu, « un théâtre » lors de la visite de l’accompagnateur pour répondre à l’attente. Les leçons sont préparées pour satisfaire aux demandes de l’institution et non pour trouver une solution à une situation donnée.

Modèle coopératif : équipe d’accompagnement réflexif

Partant de la dissociation claire à faire entre la personne en formation et l’acte à évaluer (Jorro, 2006, p. 37), ce modèle propose de mettre le savoir enseigner (ou la situation observée) au coeur de l’échange réflexif entre tous les acteurs. Personne ne porte une norme, cette dernière étant inlassablement discutée et argumentée entre eux. Le rôle de chacun, dans ce modèle, n’étant jamais de porter un jugement mais d’alimenter le questionnement éthique (Vial & Caparros-Mencacci, 2007, p. 158), en opposition justement au contrôle.

Ici, la norme n’est plus un attendu figé, un référentiel fini. C’est un référentiel appartenant à la personne en formation et toujours questionné par les membres de l’équipe pratiquant inlassablement l’exercice du doute. Cette conception du dispositif de formation s’éloigne de l’alternance ingénieriale pour se rapprocher de l’alternance cognitive (Vialle, 2005).

L’articulation, ou les jeux de pouvoir, entre les différents acteurs nous intéresse tout particulièrement dans cette recherche. Pour cette raison, nous nous appuyons sur l’analyse stratégique et systémique (Crozier & Friedberg, 1977) plutôt que sur une logique d’action des acteurs, le rôle du dispositif - selon que l’on se trouve dans l’un des quatre modèles d’organisation des dispositifs d’accompagnement - ayant, dans ce cas et en regard de l’intention de ce travail, plus d’importance que le fondement des choix des acteurs. Cette option d’analyse doit nous permettre de rendre visible des axes de réflexion utiles aux concepteurs de telles ingénieries de formation en alternance.

2. Méthodologie

Pour comprendre les tensions provoquées par la double casquette - développement et contrôle de la pratique - de l’accompagnateur engagé dans un dispositif d’alternance complexe, nous analysons un cas problématique. Il se déroule dans une institution de formation initiale en cours d’emploi[3] d’enseignant. Ainsi, depuis un peu plus de deux années, la personne en formation, Pierre-Fabien[4], est suivi par un accompagnateur de l’institution (Alain) et par un mentor, agent de formation qui se prénomme Marco. Conformément à la prescription institutionnelle, en fin de parcours, une leçon d’épreuve vient certifier les compétences pratiques. A cette occasion, l’accompagnateur représente l’institution en tenant le rôle d’examinateur aux côtés d’un expert externe, Erwan, dans le cas qui nous intéresse. Tous deux doivent observer une leçon donnée par Pierre-Fabien, puis attribuer une note à sa prestation. Marco, le mentor, est présent lors de la leçon mais n’a pas de rôle certificatif. Le moment d’enseignement observé est jugé insuffisant par les deux membres du jury et une prolongation de l’accompagnement, jusqu’à une nouvelle passation de l’examen de la pratique, est décidée par l’institution. Cet échec peut avoir de lourdes conséquences allant d’un engagement une année supplémentaire aux conditions salariales d’un enseignant non formé jusqu’à la dénonciation du contrat d’engagement par l’école selon la durée de cette remédiation. Mais l’étudiant refuse de continuer à s’engager dans ce dispositif d’accompagnement.

Ce cas sera analysé en deux temps, selon la méthodologie proposée par Crozier et Friedberg (1977). Premièrement une analyse fine de ce cas particulier pour comprendre les stratégies pouvant paraître irrationnelles chez les acteurs puis, dans un deuxième temps, un regard plus général pour chercher une compréhension de « l’effet système » sur ces mêmes acteurs. Cette démarche qualitative doit permettre d’identifier en quoi, dans le système actuel, les irrationalités incriminées sont le fruit de stratégies rationnelles des individus, actes dictés par leur besoin de liberté, leur besoin de lutte contre le déterminisme. « Une démarche en somme qui se sert de l’expérience vécue des participants pour proposer et vérifier des hypothèses de plus en plus générales sur les caractéristiques de l’ensemble » (Crozier & Friedberg, 1977, p. 393). Naturellement, l’analyse d’un seul cas pourrait être considéré comme une limite à cette recherche si son intention était de prouver une relation de cause à effet entre le modèle d’organisation du dispositif d’accompagnement et les stratégies adoptées par les acteurs. Mais tel n’est pas le cas et cette analyse veut simplement mettre en évidence des choix faits dans des conditions ressenties, source de questionnement pour les ingénieurs de formations en alternance.

2.1 Recueil des données

Le point de vue des acteurs a été principalement récolté par des entretiens semi-directifs avec les quatre acteurs centraux de cette situation, l’étudiant, le mentor, l’accompagnateur et l’expert. Une cinquième rencontre a été organisée avec Rémi, le responsable direct de l’accompagnateur, afin de connaître également le point de vue institutionnel face au dispositif d’accompagnement en général et cette rupture d’accompagnement en particulier. Un échange de courriel avec Pierre-Fabien vient compléter ces données.

2.2 Planification de la recherche

La situation qui nous intéresse, l’échec de l’examen de la pratique, a eu lieu début mai 2015. Suite à cela, une deuxième leçon d’épreuve a été planifiée pour le mois de juin de la même année. C’est durant cette période de près de deux mois que l’accompagnement aurait dû se prolonger, ce qui n’a pas été possible.

Les entretiens ont été menés en septembre 2015, une fois le deuxième examen de la pratique réussi. Ce délai nous a semblé nécessaire pour que les interviewés comprennent bien l’unique enjeu de compréhension générale du système et non de recherche de solution pour ce cas précis.

2.3 Structure des entretiens

Les entretiens semi-directifs ont eu une durée de 1h30 à 2h chacun et se sont déroulés en trois temps :

Comment définiriez-vous le dispositif d’accompagnement de cette institution ?

Présentation rapide des quatre modèles d’organisation des dispositifs d’accompagnement dans les situations d’alternance sur la base des représentations graphiques (cf. point 2.3.). Le dispositif proposé correspond-il parfois à l’un ou l’autre de ces modèles? Et, à votre avis, quel serait le modèle d’accompagnement souhaitable ?

Selon vous et votre vécu de cette situation, quelles modifications apporteriez-vous au dispositif actuel ?

2.4 Analyse

Les cinq entretiens ont été retranscrits intégralement à l’aide du logiciel HyperTranscribe. Suite à cela, l’analyse des données s’est déroulée en quatre étapes que nous décrivons ci-dessous :

  1. Analyse catégorielle

  2. Analyse stratégique

  3. Analyse systémique

  4. Discussion des résultats

2.4.1 Analyse catégorielle

Une analyse catégorielle a été menée en utilisant le logiciel HyperResearch. Les représentations de l’accompagnement (rôle, posture), le rapport à la norme, la conception de l’évaluation ainsi que les pistes d’amélioration du dispositif étudié ont servi de catégories principales. A la fin du travail d’analyse, la fréquence d’apparition des verbatims selon les catégories et les acteurs nous a permis de repérer les irrationalités d’une part, mais surtout les pistes de changements les plus sollicités pour ce dispositif. Nous nous sommes principalement intéressé aux catégories dont les moyennes d’apparition étaient les plus élevées. Une attention particulière a été également portée à celles relevant un écart type de fréquence important entre les acteurs.

2.4.2 Analyse stratégique

L’analyse stratégique consiste à identifier les écarts entre le fonctionnement théorique du système et la réalité des actes des personnes impliquées. Cette analyse de la stratégie des acteurs débute déjà lors des entretiens eux-mêmes. L’attitude du chercheur, dans cette phase d’enquête, se doit d’être exempte de critique ou de jugement, car « tous les phénomènes qu’il observe ont un sens et correspondent à une rationalité à partir du moment où ils existent » (Crozier & Friedberg, 1977, p. 395). Les relances lors des entretiens ont ainsi une grande importance, servant non pas à demander des justifications, mais bien à offrir des espaces d’explicitation des différents choix effectués.

Ce travail demande à l’intervieweur de bien comprendre le système tel qu’il devrait fonctionner et de le comparer au cas qui est analysé. En se prêtant au « jeu des différences », il identifie les irrationalités des acteurs, là où ils tentent de battre le système pour « rester libres » et éviter le déterminisme dans lequel ils se sentent enfermés. Toutes ces différences entre attendus logiques dans ce système et apparentes incohérences des acteurs sont à « traiter comme des indicateurs privilégiés, et à la limite les seuls, des choix subjectifs que les acteurs opèrent parmi les opportunités de leurs situations respectives… » (Crozier & Friedberg, 1977, p. 399).

2.4.3 Analyse systémique

L’analyse systémique consiste à chercher la compréhension des acteurs en tenant compte de deux éléments centraux de la démarche : 1) Se demander dans chaque cas en quoi cet acteur cherche-t-il à « obtenir un minimum de coopération », en quoi souhaite-t-il rester fidèle et loyal envers le système ? 2) Se demander en quoi il cherche à maintenir « son autonomie d’agents libres » (Crozier & Friedberg, 1977, p. 198).

Ou, pour résumer de manière imagée ces deux étapes, comment fait l’acteur pour accepter les règles du jeu sans se renier lui-même…

Ainsi, la compréhension du raisonnement stratégique des acteurs permet d’identifier les exigences contradictoires du système.

3. Discussion

Enfin, la dernière étape de cette démarche consiste à trouver des pistes de changement du système pour réduire les exigences contradictoires, permettre l’épanouissement des individus et améliorer les performances... Les pistes mises en évidence sont issues des propos des répondants.

3.1 Résultats

L’entretien avec Rémi, le responsable de formation, nous a permis de comprendre l’ingénierie du dispositif, tel qu’il est conçu, selon la rationalité et les intentions du système. Les propos des quatre autres acteurs montrent que tous ont une représentation correcte, quoique parfois lacunaire, du dispositif d’accompagnement de cette institution.

Nous pourrions le décrire brièvement comme suit :

Le dispositif d’accompagnement est un élément essentiel de la formation qui vise à développer le genre, le style et l’éthos professionnel (Jorro, 2016). Deux intervenants assument cette tâche, l’accompagnateur de l’institut de formation et le mentor, collègue issu généralement de la même école que celle de l’étudiant.

Les activités d’accompagnement sont formatives. Elles consistent en visites à l’étudiant dans sa classe (observation de sa pratique), entretiens de réflexion ou de feedback suite aux visites, activités d’analyses de pratique…

En fin de parcours de formation, la dernière visite de l’accompagnateur est certificative (leçon d’épreuve). Lors de cette ultime observation, ce dernier fonctionne comme examinateur avec un expert externe, didacticien généralement spécialiste du domaine enseigné. Ils sont co-responsables de l’évaluation finale. Le mentor peut être présent lors de la leçon mais ne participe pas, à l’instar de l’étudiant, aux délibérations qui précèdent l’annonce du résultat. La réussite de la leçon d’épreuve marque la fin de l’accompagnement. A l’inverse, un échec conduit à une prolongation de la période d’accompagnement, jusqu’au prochain examen de la pratique.

Autre élément à relever, à la présentation des quatre modèles d’organisation des dispositifs d’accompagnement dans les situations d’alternance et sans se reporter à ce cas précis, personne ne semble entièrement satisfait de l’ingénierie ou de l’esprit du dispositif d’accompagnement actuel.

Rémi trouve qu’aujourd’hui, on est dans le modèle institué (R 104) [5]. « On demande à l’accompagnateur de faire des leçons tests, de les évaluer, avec une grille qu’on leur donne, nous posons la norme, et l’accompagnateur doit la faire vivre » (R 107-108), « on prescrit et on contrôle » (R 110). Mais le modèle coopératif, « je pense que ce serait bénéfique pour les accompagnateurs […] et en tous cas pour les étudiants, ça serait plus bénéfique, ça correspond mieux à mes valeurs si tu veux, ça correspond mieux à ce que moi je peux imaginer comme accompagnement » (R 129-133). Mais de relever que, d’une manière ou d’une autre, l’institution se doit de « garantir l’atteinte des objectifs correspondant à la pratique du modèle de notre institution » (R141).

Pour Alain, le modèle utilisé dépend de la personne accompagnée et de la qualité de la relation, avec une recherche d’une certaine symétrie dans la relation « je dirais qu’il y a le modèle idéal [le modèle coopératif], en effet, où l’on travaille dans une communauté de praticiens... » (A 97-98). Par contre, au fil de l’accompagnement, sa posture (ou la relation) change « et on se rend bien compte que plus on avance dans le temps, plus on se rapproche de cette leçon d’épreuve, plus cette question-là devient prédominante » (A 88-90).

Un mélange de rôles qui est relevé par Marco et qui semble complexifier la situation « le mentorat, c’est bon, nous on a compris notre rôle. L’accompagnateur, je crois que c’est pas tout à fait très clair de… quel est son rôle exact dans l’institution… » (M 208-210).

Enfin pour Erwan, le dispositif actuel impose à l’accompagnateur de former, d’accompagner et d’évaluer, d’être « juge et partie » (EX 232), ce qui pousse parfois l’étudiant à faire de la figuration dans ses cours, jouer un rôle pour répondre à l’attente institutionnelle même si, le reste du temps, son enseignement est tout différent. « Ce que moi j’ai appelé cinématographié… » (EX 300).

Quant à Pierre-Fabien, s’il ne se plaint pas du dispositif tel qu’il existe, il considère que l’accompagnement est plutôt la tâche du mentor alors que l’accompagnateur, lui, « intervient comme personne qui... je dirais est plus là pour s’assurer que… que le cadre est respecté » (PF 87-88).

L’analyse des cinq entretiens a permis de mettre en évidence plusieurs irrationalités[6] des acteurs. Nous en avons retenu trois dans le cadre de cet article :

Lors de la délibération qui suit la leçon d’épreuve, Erwan et Alain devraient prendre la décision de réussite ou d’échec ensemble, de manière concertée. Mais pourquoi, dans le cas qui nous intéresse, le point de vue de l’institution, représenté par Alain, semble-t-il vu comme le plus fiable par Marco et Erwan ?

Alain a un rôle uniquement formateur, sauf lors de la leçon d’épreuve. Mais pourquoi, pour Pierre-Fabien, y a-t-il une confusion entre ces deux rôles, alors que le changement de posture selon le moment est clairement annoncé ?

Enfin, si l’accompagnement ne semble plus possible, pourquoi ne pas proposer un changement d’accompagnateur ?

Pour chaque irrationalité identifiée et retenue, nous développons les éléments d’analyse stratégique puis d’analyse systémique. Suite à cette section, une discussion des résultats sera proposée.

3.2 Analyse des résultats

3.2.1 1e irrationalité

Lors de la délibération qui suit la leçon d’épreuve, Erwan et Alain devraient prendre la décision de réussite ou d’échec ensemble, de manière concertée. Leurs deux voix ont le même poids. Pourtant, dans cette situation, cela ne semble pas être le cas « parce que c’est finalement Alain qui décide à ce moment-là que c’est joué, c’est fini, que c’est terminé, que ça ne passe pas… » (M 346-347). Mais pourquoi, dans le cas qui nous intéresse, le point de vue de l’institution, représenté par Alain, semble-t-il vu comme le plus fiable par Marco et Erwan ? Des positionnements, une certaine hiérarchie implicite entre les acteurs peut l’expliquer, puisque « il peut y avoir une asymétrie qui est plus grande. Parce que l’accompagnateur représente l’institut de formation, le cadre très formel » (EX 347-349), ce qui est clairement confirmé par Rémi : « Et ce niveau-là, c’est nous qui le déterminons » (R 98-99).

Analyse stratégique

La lecture des entretiens met en évidence que, même si l’examinateur et l’accompagnateur ont à donner leur avis, c’est celui de ce dernier qui prime. D’une part Erwan ne se sent pas la légitimité de représenter le point de vue de l’institution, «  par rapport à quelqu’un qui a tout de même la « casquette » de l’institution », même si j’y donne parfois des cours, c’est tout de même lui qui a le mot final… » (EX 117-119) et Alain se sent clairement responsable de ce rôle, puisqu’il estime devoir tenir « une posture qui fait référence à une forme de norme, [… puisque je] représente l’institution » (A 310311). En fait, cette représentation de sa norme par l’accompagnateur, est aussi une volonté de l’institution. Mentors et accompagnateurs n’ont pas les mêmes rôles, « le mentor c’est votre ami [donc l’ami de l’étudiant], l’accompagnateur c’est notre ami [donc de l’institution] » (R 96).

Analyse systémique

Plusieurs pistes peuvent nous permettre de comprendre la posture hiérarchiquement dominante du point de vue d’Alain sur celui d’Erwan et de Marco.

Même si tous les interviewés disent espérer se retrouver idéalement dans le modèle d’accompagnement coopératif, tous donnent à Alain, et à lui seulement, le rôle de représenter la « norme » du bon enseignant. Trois pistes peuvent nous permettre de le comprendre.

La première nous fait revenir sur le modèle d’accompagnement institué, celui dans lequel la norme, le « savoir-enseigner » se détient dans l’institut de formation uniquement, ce qui semble bien être le cas dans l’habitus de ce collectif. Un dispositif qui confie clairement cette mission à l’accompagnateur, « c’est moi qui vais porter cette euh... qui porte quand-même l’évaluation jusqu’à un certain point » (A 225-226), responsabilité qui lui impose de « maîtriser et contrôler ce qui se passe » (PF 286). Ce besoin de contrôlabilité dicté par la procédure crée un décalage avec les autres acteurs qui ne semblent pas avoir la même représentation de cette mission, comme le relève Erwan : « j’ai pas l’impression d’être vraiment sur la même longueur d’ondes… » (EX 80-81). Des différences de représentations des rôles et des attentes qui peuvent mener la personne en formation à faire son métier d’élève (Perrenoud, 1994), « il faut que je fasse ça, ça et ça pour que ça passe, pour plaire justement à l’accompagnateur... » (M 166-167). Cette « primauté des institutions de formation » (Zulauf, 2006, p. 238), même si elle est remise en cause lorsque l’on parle du modèle d’accompagnement coopératif, replace toujours l’institution comme garante de la norme, même en cas de co-construction entre les acteurs. Rémi verrait lui aussi d’un bon oeil ce modèle collaboratif, pour autant que « la norme que l›on fabrique là-dedans soit conforme à l›attente institutionnelle. Si on pouvait garantir ça… » (R 121-122).

La deuxième piste, « c’est que les mentors sont formés ici, dans l’institution, donc automatiquement, le mentor a quand-même un peu les éléments du cadre puisqu’il a fait sa formation ici » (EX 217-219). Une connaissance des éléments du cadre bien sûr, mais un autre élément est intéressant : l’institution, et donc ces formateurs qui sont également les accompagnateurs, forme les mentors et les experts, les engage comme intervenants externes. « II y a une sorte de rôle hiérarchique, mais qui est implicite » (PF 102) entre les formateurs internes (accompagnateurs) et les formateurs externes. Alors naturellement, entre des personnes engagées par l’institution et travaillant régulièrement en ses murs et des personnes intervenant sur mandat, principalement sur le terrain, la culture n’est pas la même, et, « souvent avec les mentors j’ai l’impression que... je porte l’institution et lui, il porte une posture par rapport à l’institution » (A 153-154). Des statuts différents qui influencent également la sensation de légitimité des uns et des autres ainsi que leur maîtrise des procédures institutionnelles… « Et étant dans cette position de doute, Erwan était aussi obligé de faire confiance à Alain par rapport à ce cadre » (PF 382-383).

Enfin une troisième piste de compréhension peut être élaborée en revenant sur l’habitus de ce collectif. Le dispositif d’accompagnement fonctionne depuis longtemps, et l’implicite dont parlait Pierre-Fabien est bien présent. Lorsque nous tentons de questionner la cohérence entre le terme « accompagnateur » et le rôle que l’institut de formation lui confie, Rémi nous dit que « c’est peut-être juste une faute de terme… c’est un terme qui est utilisé depuis 20 ans pour désigner cette fonction… on ne l’a jamais remis en question, on ne s’est jamais occupé de se dire est-ce que ça doit s’appeler autrement… » (R 396). Un rôle pas clairement défini qui crée des tensions entre les deux lieux de formation lorsque il est question de la pratique. Alain nous parle du besoin d’observation collective, « discuter ensemble, s’apprivoiser, se sentir, que le mentor sente qu’on est pas l’oeil de Moscou, que l’étudiant sente qu’il y a collaboration possible entre le mentor et l’accompagnateur » (A 494-497). Une collaboration souhaitée mais qui est freinée par la primauté de la réflexivité sociale de l’institut de formation (Kaufmann, 2001) qui dicte sa norme : « faire une accroche [en début de cours] pour faire une accroche, moi j’en ai vu faire ça... parce que, dans l’institution, on me dit qu’il faut toujours faire une accroche quand je démarre mon cours... non ? » (EX 308-311).

3.2.2 2e irrationalité

Selon les directives de l’institution, l’accompagnateur a un rôle uniquement formateur durant tout le cursus de la formation, sauf lors de la leçon d’épreuve. A ce moment-là, il change de casquette et devient l’examinateur. Mais pourquoi, pour Pierre-Fabien, y a-t-il une confusion entre ces deux rôles, alors que le changement de posture, selon la temporalité, est clairement défini et annoncé ?

Analyse stratégique

L’évaluation remplit deux fonctions complémentaires, opposées mais toutes deux nécessaires, celle de contrôle et celle de développement (Vial, 2012). Cette dialectique semble imposer l’intervention d’un accompagnateur neutre mais critique, fonction qui a été abondamment décrite (Jorro, 2006; MacBeath, 2002; Maubant, 2007).

Mais ces deux différents rôles de l’évaluation, portés par un unique acteur imposé, déclenchent des stratégies de défense chez Pierre-Fabien, puisqu’il se « retrouve dans une sorte d›obligation de faire confiance qui peut être ressentie comme quelque chose de très agressant » (PF 249-250). Une agression généralement supportée par les acteurs lorsque tout se passe bien, mais au moment de « cette annonce d›échec, pour moi, il y a une rupture dans la relation de confiance » (PF 224-225).

Analyse systémique

Deux pistes de compréhension de cette stratégie peuvent être proposées en s’appuyant sur les propos des interviewés.

La première nous montre que Pierre-Fabien ne voit pas deux rôles distincts, mais une personne unique. Dans ses propos, à aucun moment il ne formule de critique à l’égard de l’évaluation-contrôle dont il semble bien comprendre l’importance. C’est le changement de casquette de la part de l’accompagnateur qui le dérange le plus. « Quand Alain revient avec son évaluation, il dit « avant j’étais juge, maintenant je reviens comme accompagnateur et puis je vais t’accompagner par rapport à ce qui s’est passé », et bien moi je dis [stop] ! Tu es juge, donc tu n’es plus mon accompagnateur » (PF 399-402). Ainsi, lorsqu’Alain quitte son rôle de certificateur et aimerait reprendre le modèle de l’accompagnement de la pratique, Pierre-Fabien l’en exclut pour qu’il « ressorte du plan et [qu’il ne soit] plus vraiment dans cette communauté de pratique » (A 406-407).

L’autre piste, qui complète la première, est de considérer les difficultés que représente pour l’accompagné le fait de se sentir en confiance face à la personne qui l’a trahi. « Trahir », ce terme peut sembler très fort, mais il représente ce que Pierre-Fabien a ressenti à ce moment-là. Hors entretien, dans le cadre d’un échange de courriel, il nous explique les raisons de l’utilisation de ce verbe : pour lui, pour partager et construire entre accompagnateur et accompagné, l’asymétrie de la relation doit être réduite le plus possible afin de permettre à l’apprenant de se « mettre à nu », de se laisser observer tel qu’il est. « La confiance est primordiale pour que 1) je te montre ma manière d’enseigner, avec mes difficultés et 2) tu t’engages à m’accompagner pour que nous trouvions des solutions à mes difficultés. » Si l’accompagnateur devient ensuite le juge, juge-t-il les difficultés de la personne en formation ou l’efficacité de son propre accompagnement ? Il y aurait donc, de manière très implicite, une promesse de réussite dans un dispositif tel que celui-ci, un dispositif dans lequel un accompagnement est imposé, dans lequel un accompagnateur est imposé et doit, de plus, fonctionner comme certificateur. Découvrant ainsi le point de vue de Pierre-Fabien, la sensation de trahison est d’avantage compréhensible. L’importance de la confiance, et sa rupture lors de l’annonce de l’échec, est par ailleurs relevée dans les propos de pratiquement tous les acteurs impliqués dans cette situation.

Pour Marco, il est vrai que « la confiance, elle doit se gagner au départ » (M 99-100), mais « ce qui a clôturé cette confiance, c’est vraiment l’évaluation où l’étudiant s’est retrouvé en échec » (M 115-116), ce que confirme Pierre-Fabien : « à cette annonce d’échec, pour moi, il y a une rupture dans la relation de confiance » (PF 224-225).

3.2.3 3e irrationalité

En fin de cursus de formation, une fois ce premier échec annoncé, l’accompagnement ne semble plus possible. Pourquoi, dans ce cas là, l’institution ne propose-t-elle pas un changement d’accompagnateur ?

Analyse stratégique

Dans les entretiens, lorsque nous évoquons la possibilité de poursuivre l’accompagnement après l’échec, Rémi nous dit que l’étudiant « a refusé, il n’en a pas voulu… » (R 286) mais que, par contre, il aurait accepté un changement d’accompagnateur si cela avait été possible. C’est une demande « qui m’a été refusée par le responsable de formation, argumentant qu’il faudrait faire au moins une nouvelle leçon d’accompagnement au préalable, avant de refaire la leçon test, et que les délais ne nous permettaient pas de faire ça de manière adéquate et confortable » (PF 348-350). Et Pierre-Fabien de se demander : « est-ce que ça a du sens, finalement, de changer d’accompagnateur maintenant… » (PF 344-345) ?

Analyse systémique

Le premier élément qui permet de comprendre de façon systémique l’absence de changement d’accompagnateur est, dans ce cas, le facteur temps. Une relation d’accompagnement ne se décrète pas comme cela et un temps pour s’apprivoiser, pour faire connaissance, est nécessaire, comme nous venons de le voir.

Egalement à relever, le but du dispositif ne semble pas être qu’Alain accompagne Pierre-Fabien, mais que ce dernier bénéficie d’un accompagnement qui lui convienne. Dans ce cas, suite à l’échec, Alain relève que « pour l’étudiant, c’était clairement plus jouable, lui il a fermé la porte, il a continué à travailler avec Marco, très clairement » (A 345-347) ce que confirme Pierre-Fabien : « [depuis ce moment], pour moi, mes accompagnateurs, c’est Marco, parce qu’il ne me juge pas, et Erwan en quelque sorte, mais parce que j’ai une relation de confiance particulière avec lui » (PF 412-414).

Cette prise en charge complète de l’accompagnement par le mentor, c’est d’ailleurs une possibilité relevée par Alain losqu’il s’exprime sur le modèle d’accompagnement collaboratif : parfois, « il [l’étudiant] va trianguler, et on va se retrouver dans quelque chose qui n’est pas... qui n’est pas ancré, sur lequel on ne peut pas construire de manière... Donc ça j’essaie vraiment d’éviter... si je sens ça, si je sens cet élément-là, généralement je vais laisser l’étudiant partir avec le mentor » (A 164-167) pour qu’ils poursuivent le travail d’accompagnement de la pratique à deux, comme dans le modèle d’accompagnement supervisé.

Lors de discussions informelles avec les étudiants fréquentant cette institution, nous avons identifié un autre élément qui vient peut-être expliquer en partie l’absence de changement : le fait que les étudiants ne puissent pas choisir leur accompagnateur. Alors bien sûr, si la confiance n’est pas ou plus ce qu’elle devrait être, un changement d’accompagnateur ne garantit en rien de retrouver une relation meilleure. Le jeu en vaut-il vraiment la chandelle ?

4. Discussion finale

Le cas présenté dans cette analyse est décrit comme un refus de poursuivre l’accompagnement, une sorte de rupture de contrat de la part de l’étudiant suite à l’échec qui lui a été signifié. Dans ce contexte, trois irrationalités des acteurs ont été mises en évidence. Ce sont les « effets pervers » des affaires humaines, Crozier et Friedberg leur confèrent un « caractère universel ». Pour chacune de ces irrationalités, des pistes de compréhension systémique ont été avancées, nous avons ainsi tenté de comprendre « l’effet système ». Dans la discussion qui suit, nous proposons quatre axes de réflexion qui permettent de diminuer les « effets pervers » identifiés dans ce dispositif d’accompagnement. L’analyse d’autres dispositifs mettra à l’épreuve leur dimension « universelle » ou du moins généralisable.

Buts du dispositif

Premier élément qui retient l’attention lors des entretiens, le flou, les hésitations lorsqu’il s’agit de décrire le dispositif. « Bien disons que, pour moi, l’attente elle n’est pas posée de manière très claire donc euh... derrière « accompagner des étudiants dans leurs pratiques », il y a énormément de choses, pour moi c’est pas du tout clair quel est mon rôle » (A 29-31). Et Marco de renchérir : « l’accompagnant de l’institution, je crois que c’est pas tout à fait très clair de... quel est son rôle exact dans l’institut… » (M 209-210). Même pour Rémi, comme nous l’avons vu, parler « d’accompagnement » dans ce dispositif tient plus de l’habitude locale acquise depuis une vingtaine d’années que d’un choix didactique clair.

Le flou qui règne autour de cette fonction s’exprime sur une large palette de nuances. D’une part accompagner, favoriser la posture réflexive comme dans le compagnonnage réflexif (Donnay & Charlier, 2008) « il doit faire réfléchir l’étudiant donc naviguer dans cet axe-là » (R 194). Mais avec une touche d’attentes « hiérarchiques », demandes de tâches à effectuer « je dirais que la seule chose que je demande aux mentors c’est une trace » (A 188-190) afin de faire respecter les prescriptions qui entourent le dispositif : « Il y a une forme de prescription, que l’accompagnateur doit porter » (R 193). Et des éléments perçus comme contrôle du processus : « comment ça se passe entre vous » (A 199-200) ou contrôle de la norme : « [l’accompagnateur] est plus là pour s›assurer que... que le cadre est respecté, que les objectifs de l›accompagnement sont respectés, et qui correspondent finalement à ce qui est attendu en terme de compétences en fin de formation » (PF 87-90). Pour Pierre-Fabien, l’accompagnateur a aussi un rôle de coach ou de guide, un « rôle qui était pour moi de s›assurer que j›avais bien compris les attentes qui étaient en lien avec cette leçon d›épreuve » (PF 169-170).

Des buts qui mériteraient d’être clarifiés afin d’assainir le jeu, les propos de Marco, qui parle ici d’une autre leçon d’épreuve, faisant bien prendre la mesure du risque encouru : « et mon point de vue a été considéré, bien que je me sois annoncé plutôt comme « défenseur de mon poulain » » (M 315-316). « Défenseur », un terme qui aurait mérité d’être approfondi en entretien, contre qui ou quoi a-t-on besoin de se défendre dans ce dispositif ?

Comme nous pouvons le constater, le modèle organisateur dominant, selon la perception des protagonistes, parraît bien être le modèle institué ou le modèle supervisé. Deux modèles dans lesquels la posture de l’accompagnant occupe une position dominante sur les autres acteurs. Mais le flou règne et le modèle coopératif semble souhaité par tous, une sorte d’idéal impossible tant la norme est habituellement portée par l’institut de formation.

4.1 Objet d’évaluation

Selon les directives de la leçon d’épreuve, cette dernière doit durer entre 45 et 90 minutes. C’est ce moment qui est observé et évalué pour la validation des compétences pratiques. Mais cette demande ne semble pas avoir beaucoup de sens pour les acteurs : Marco dira que le problème, « c’est qu’on n’a évalué que ce petit morceau-là » (M 133) et Erwan de douter du bien fondé de la démarche : « Est-ce que on est juste sur une photographie du moment ou au contraire plus sur le processus ? » (EX 250-251). Donc observer le produit ne convainc pas les acteurs et pourrait même comporter un risque selon les propos d’Erwan : « Est-ce que, quand je fais cette leçon d’épreuve, je montre vraiment ce que je fais dans mon enseignement ou est-ce que je montre quelque chose qui correspond à ce que l’institution attend ? » (EX 188-190).

Dans les entretiens, l’idée d’une évaluation basée sur le parcours d’apprentissage de la personne en formation, sur son cheminement, est fréquemment apparu. Un bilan initial, parce que « c’est moi l’apprenant, partir de mes besoins et mettre en place des objectifs qui me sont spécifiques » (PF 15-16), suivi par un parcours différencié « à partir de là, c’est l’étudiant qui interprète, et tu ne peux pas accompagner sans ouvrir ça... » (R 178-180) qui serait suivi par une évaluation plus générale de la pratique de l’enseignant, afin de « viser quelque chose de plus global plutôt que d’être très rattaché sur le prescrit » (M 264-265). Cette idée d’évaluation du parcours d’apprentissage du métier renvoie également au choix de « qui évalue », comme le relève Alain : « une pratique, c›est pas un produit ! Donc pour moi, ça aurait du sens d›évaluer un processus, mais pas forcément que l’accompagnateur évalue, mais peut-être les trois partenaires » (A 452-455). Et les acteurs de relever que, dans notre cas, le choix d’évaluer de manière micro (1h30) ou de manière macro (l’étudiant tel qu’il enseigne actuellement) aurait probablement modifié le résultat de cette leçon d’épreuve : « si j’évaluais le processus, je ne serais clairement pas à ce résultat » (A 463-464) ou encore « si on porte un regard macro ou micro, je pense qu’on peut avoir une vision différente [du résultat de cette évaluation] » (EX 91-92).

Entre la normalisation volontaire et l’autonomie imposée dont parlent Maulini et Vincent (2014), la prégnance des modèles institué et supervisé impose la norme de l’institution comme attendu lors de l’évaluation. Un modèle coopératif permettrait de prendre conscience de la posture réflexive de la personne en formation, mais imposerait la perte d’une partie du contrôle détenu par l’institut de formation.

4.2 Répartition des rôles de l’évaluation

Dans tous les entretiens, la question des deux casquettes portées par Alain a été relevée. « Après la grosse problématique, c›est la problématique de l›accompagnant qui, à un moment donné a une casquette formative puis à un autre moment une casquette sommative ! » (EX 228-231), « ce qui pose toute une série de problèmes, source de tensions dans la mise en place de la relation, et la relation est essentielle » (A 85-87). Le fait de porter ces deux casquettes, ces deux fonctions de l’évaluation, comporte le risque que l’une déteigne sur l’autre… « l’accompagnateur est un peu dans l’évaluation conseil, mais il y a quand-même beaucoup de l’évaluation contrôle, à un moment il faut certifier, il faut évaluer et sanctionner... Donc je le vois plus dans l’autre part de l’évaluation » (M 62-64).

Le mentor lui n’a pas ces deux rôles, et le problème semble moins présent… « on n’est pas là pour évaluer, on est vraiment là pour accompagner la personne, du début jusqu’à la fin de sa formation » (M 36-37). Une incompatibilité accompagnement versus contrôle encore relevée par Alain : « puisqu’il y a cette évaluation, il y a un changement [de posture] » (A 421).

Donner la casquette du contrôle à un autre acteur revient dans plusieurs propos : « après, on pourrait dire que c›est quelqu›un d›autre qui l›utilise [cette casquette du contrôle] ce qui nous permettrait de résoudre l›énigme » (R 409-411) ou encore lorsqu’Alain imagine l’acteur qui pourrait le remplacer dans ce rôle : « si on a besoin, sur le plan institutionnel, d’avoir l’évaluation d’un produit […] que ce soit quelqu›un d›autre qui le fasse, mais que ce soit un autre accompagnateur » (A 468-469), « il va évaluer mes accompagnés, moi les siens... Avec cette idée de collectiviser beaucoup plus autour de ces situations » (A 483-484). Lâcher un des deux rôles revient donc régulièrement, mais il est à relever que seul l’étudiant imagine Alain lâcher son rôle d’accompagnement et ne garder que le rôle de contrôle.

Enfin, les deux rôles sont-ils vraiment compatibles lorsqu’ils sont portés par la même personne ?

Il semblerait que non lorsque l’on parle de créer un climat de confiance : « je ne peux plus lui faire confiance de la même manière... parce que voilà, ça peut jouer pour ou contre moi » (A 409-410)

Ils ne semblent également pas compatibles lorsque Pierre-Fabien met en perspective le contrôle et sa propre autonomie : « il y a fort certainement eu une intention bienveillante là-derrière [discuter de l’échec avec l’A], sauf que moi, comme je te l›ai écrit dans le mail, j›y oppose mon autonomie, mon autodétermination » (PF 220-222).

Dans ce dispositif de formation qui demande d’évaluer la pratique de l’enseignant ainsi que sa posture réflexive, nous remarquons que tant le contrôle que le soutien au développement sont nécessaire. L’un ne va pas sans l’autre. Ce qui pose problème n’est donc pas l’une ou l’autre face de cette même pièce qu’est l’évaluation, mais bien le fait que ces deux facettes soient portées par la même personne (Gremion & Coen, 2016).

4.3 Mode d’attribution des accompagnateurs

Enfin, la question du choix de l’accompagnateur est revenue régulièrement dans les échanges. Pour le moment, « c’est nous qui le désignons et les étudiants ne peuvent pas choisir, ce n’est pas un élément de choix !» (R 275-276) Mais comme le relève Erwan, « tu vois, si tu te retrouves avec un accompagnant avec qui tu n’as pas d’affinités, et surtout dans une formation pédagogique... si tu n’as pas envie de ressembler à cette personne (de ce que tu vois d’elle dans ses cours) et que c’est ton accompagnant, t’es un peu mal barré au niveau de la confiance » (EX 369-373), remarque qui renvoie à une autre diade de fonctions que Vial (2007) présente en opposition : le formateur versus l’accompagnateur.

Alors permettre aux étudiants de choisir leur accompagnateur ? Et sur quelle base ? La question est posée mais semble créer de nombreuses difficultés, entre autres administratives. Une solution devrait tout de même être envisagée, « parce que je trouve qu’il y a une tension permanente entre ces trois sommets-là... et l’équilibre ne peut pas être prescrit » (R 156-158), raison ou occasion peut-être de se questionner sur ces quatre axes pour imaginer un changement de dispositif…

Conclusion

Le cas présenté dans cet article nous a permis de nous questionner sur les jeux et les enjeux d’un dispositif d’accompagnement. Intéressé au départ par l’incompatibilité des postures d’accompagnement et de contrôle, cette recherche nous a permis de mieux saisir la complexité de telles situations. Ainsi, l’analyse de trois irrationalités a mis en évidence quatre axes de réflexion pouvant être utiles aux concepteurs de tels dispositifs de même qu’aux acteurs impliqués dans ceux-ci : les buts visés par le dispositif lui-même, les buts et objets d’évaluation, la répartition des différents rôles de l’évaluation entre les acteurs et le mode d’attribution des accompagnateurs.

Au delà de l’ingénierie des dispositifs d’accompagnement, ce qu’y vivent les différents acteurs nous a également interpelé. Tenir en parallèle un rôle d’accompagnement et de contrôle, pour un même acteur, est une situation paradoxale, paradoxe dont souffre principalement, mais pas uniquement, l’accompagné. Le choix du modèle d’organisation des dispositifs d’accompagnement peut permettre de diminuer ou de sortir de cette situation paradoxale.

« Tout changement proposé pour l’épanouissement

des individus, le développement de leurs activités ou

l’amélioration du climat ou des performances

de l’ensemble qu’ils constituent, passe

par la transformation de ces systèmes. »

Crozier & Friedberg, 1977, p. 202