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Il y a près de 40 ans, Jack Mezirow définissait le construit d’apprentissage transformateur. Cette notion constitue aujourd’hui une référence dans le domaine de l’éducation des adultes. Mezirow a défini le construit de Tranformative Learning comme « the process of using prior interpretation to construe a new or revisited interpretation of the meaning of one’s experience as a guide to future action » (Mezirow, 2000, p.5). Il considère que l’apprentissage est réellement porteur d’une transformation si, en dépassant le niveau instrumental ou d’échange communicatif, il produit une forme d’émancipation libératrice chez l’adulte.

En effet, analyser et comprendre l’apprentissage transformateur vise à mettre à jour, chez l’adulte en formation, le processus de recherche de sens des expériences vécues dans un rapport d’intercompréhension entre soi, autrui et l’environnement. Cette mise en sens des situations expérienciées convoque, selon une démarche introspective, les dimensions biographiques de l’adulte en formation. Le déclenchement d’une telle démarche révèle les cohérences d’un parcours, mais aussi ses contradictions et ses paradoxes. Cette quête de sens des expériences vécues, ponctuées de remises en cause des choix et des décisions, s’accompagne donc à de formes de désorientation et de confusion (disorienting dilemma). Elle souligne combien la confrontation introspective peut révéler, chez l’adulte en formation, de rapports parfois délicats, voire douloureux, avec soi-même et avec l’environnement. Néanmoins, par la mise en place d’une réflexion critique et d’un dialogue nourri d’empathie avec autrui, l’adulte peut être en mesure de s’ouvrir à des points de vue alternatifs. Ainsi, ces rencontres pourront le conduire à de nouvelles mises en sens des expériences vécues, ce qui peut créer les conditions d’une transformation. L’apprentissage transformateur ne peut donc se réduire à un processus de construction de compétences ou d’acquisition d’habiletés. Créer les conditions d’un apprentissage transformateur de l’adulte en formation, c’est chercher à créer une conscience de soi et développer ainsi l’acquisition d’une autonomie.

Ce construit de Transformative Learning a suscité un intérêt croissant tant chez les chercheurs en sciences humaines et sociales que chez les formateurs d’adultes. Ce succès d’estime place aujourd’hui ce construit au coeur des nouvelles pratiques en formation des adultes. Il fait l’objet de débats scientifiques intenses et d’enseignements universitaires au sein de plusieurs curricula aux États-Unis notamment. De nombreuses publications scientifiques traitent de l’apprentissage transformateur. Elles soulignent combien ce construit est en développement. Elles mettent en évidence combien ce construit n’est pas seulement une théorie en émergence. Il sert aussi de cadre opératoire pour penser de nouvelles formes d’une ingénierie de formation. Sans doute ce construit en expansion se trouve-t-il aujourd’hui convoqué et utilisé selon des perspectives que Mezirow lui-même aurait contestées. Il reste que l’apprentissage transformateur est une notion qui réclame d’être resituée dans son épistémologie initiale ou d’être mise en valeur par rapport à d’autres épistémologies émergentes. La floraison de nombreuses études de recherche dans plusieurs domaines et de travaux liés aux applications dans différents contextes risque de focaliser l’attention uniquement sur les techniques pour « produire » un changement ou de réduire le construit à une référence « à la mode » dans le domaine de l’éducation des adultes.

En fonction de ses différents usages, à l’intersection de la recherche, de la formation et de la pratique, ce construit doit d’être interrogé quant à sa valeur ajoutée pour penser ou refonder l’éducation des adultes. Sans ce détour indispensable, visant à réinterroger ses fondements épistémologiques et théoriques, le construit d’apprentissage transformateur est menacé de banalisation, voire de simplification. Il ne peut pas se réduire à être une expression singulière d’autres théories comme l’auto-référentialité, la pédagogie de la libération ou la réflexivité.

L’objectif de ce numéro thématique est donc de dresser un état des lieux sur l’actualité des recherches portant sur l’apprentissage transformateur. Le projet de cette publication est aussi d’identifier, d’analyser et de comprendre le coeur même du construit d’apprentissage transformateur, à savoir le sens de l’interrelation entre deux processus : apprentissage et transformation. Les articles constitutifs de ce numéro essayent de répondre aux questions suivantes :

  • Peut-on considérer l’apprentissage transformateur comme une théorie de l’éducation des adultes ?

  • Quels sont les fondements épistémologiques et théoriques de ce construit en développement ?

  • Dans quelles mesures la théorie de l’apprentissage-transformateur permet-elle de revisiter des concepts mobilisés en formation des adultes comme apprentissage, expérience, réflexivité et temporalité ?

Le double titre (L’apprentissage transformateur : état des lieux et portée heuristique d’un construit en développement et Transformative Learning : state of the art of a theory in progress) de ce numéro thématique permet de comprendre que le point de vue pour l’analyse se situe au croisement des deux traditions épistémologiques qui ont travaillé le plus sur ce construit. D’une partie, il y a la culture nord-américaine qui, depuis les années  70, a amplifié et consolidé le Transformative Learning par rapport à la visée de recherche imprimée par son fondateur Mezirow ; de l’autre partie, il y a la culture européenne qui a abordé le construit de l’Apprentissage Transformatif en essayant de le métisser avec des différentes traditions de recherche scientifique.

Ce numéro essaie de proposer une réflexion sur l’apprentissage transformateur en privilégiant différents points de vue qui invitent à inter-relier le processus d’apprentissage et le processus de transformation dans la formation des adultes. On interroge donc le sens de l’apprentissage transformateur en tant que schéma à appliquer ; on vise, plutôt, à aborder le construit en tant que théorie-pratique au coeur des processus d’émancipation et de changement qui engagent les adultes dans les expériences de vie, dans les situations de travail, dans les relations avec autrui. La portée heuristique et la valeur épistémologique du construit encouragent le questionnement profond de la notion que les auteurs développent dans ce numéro, lequel se compose de deux sections.

Tout d’abord, la contribution de Chiara Biasin présente une lecture évolutive du construit de Transformative Learning dès sa fondation par Jack Mezirow jusqu’aux plus récentes études internationales dans le domaine. Les expansions et les modifications du construit sont analysées afin de comprendre, et de questionner, la manière dont il est devenu la théorie de référence et le modèle d’approche pour les pratiques émergent dans le domaine de l’éducation des adultes.

L’article développé par Chad Hoggan vise à approcher le Transformative Learning en tant que métathéorie qui se situe au croisement de plusieurs perspectives disciplinaires. Hoggan propose des critères, des catégories et des niveaux d’analyse qui permettent d’évaluer les résultats de la transformation dans son impact sur les vies des adultes en formation.

La contribution de Kaisu Mälkki et Larry Green présente un approfondissement du lien entre le Transformative Learning et la dimension des émotions. Les auteurs soulignent que cognitions et émotions sont étroitement entrelacées dans la réflexion et dans les processus de transformation des adultes ; l’apprentissage transformatif se joue donc par rapport au développement d’une sagesse pratique (phronesis selon Aristote) qui se situe dans la vie humaine de chacun.

Hervé Breton propose une lecture de l’apprentissage transformateur à partir d’une perspective phénoménologique qui permet de relire, par les catégories de cette épistémologie, les notions de réflexion, de formation de soi et d’expérience. Les dimensions expérientielle et biographique sont mises en valeur par un processus de reconfiguration de sens que l’apprentissage transformateur va faire progresser sous forme de travail réflexif sur le vécu.

Michel Alhadeff-Jones inscrit la problématique dans la question de la temporalité de la formation et dans une conception rythmique de l’apprentissage des adultes. Une réflexion sur les dynamiques de la transformation qui caractérisent l’apprentissage transformateur est proposée selon une lecture qu’interroge le développement personnel et professionnel des adultes. Dans l’apprentissage transformateur, la temporalité des processus de transformation, installée tout au long de la vie, touche directement le mouvement biographique des adultes en formation.

L’article de Pierre Hébrard propose une analyse des fondements théoriques et pratiques de l’apprentissage transformateur en revisitant soit le thème des limites de la rationalité dans les activités discursives soit la notion de dialogue dans un contexte de discussion collective. Selon une lecture critique, l’apprentissage transformateur est envisagé en tant que transformation profonde des cadres conceptuels de l’identité sociale et personnelle qui se mobilise soit par une reconnaissance intersubjective soit par une valorisation de la dignité personnelle de l’adulte.

Dans la partie Varia du numéro, Stephen Brookfield, va mettre en exergue les liens entre l’apprentissage transformateur et l’expérience de vie des adultes. La contribution, dont sa spécificité, est à la fois une réflexion scientifique et, dans le même temps, le témoignage direct du processus de modification des meaning perspectives que le Transformative Learning implique. C’est par une mise en discussion systématique et critique des critères de sens et des perspectives de signification que les adultes peuvent effectivement prendre conscience des idéologies sociales externes et des manières routinières d’agir et de penser. L’auteur démontre, par son exemple authentique et personnel, comment le Transformative Learning peut devenir un instrument de prise de conscience individuelle, mais aussi une manière de faire pour changer le monde et la société.

Ce numéro vise, donc, à fournir une lecture de la théorie de l’apprentissage transformateur afin d’en questionner la portée applicative et en souligner la valeur épistémologique en tant que théorie de l’apprentissage de l’adulte.

Les différentes facettes du construit, mises en évidence par les articles qui composent ce numéro, ont leur centre d’intérêt commun dans l’analyse compréhensive du processus de transformation . Dans le domaine de l’éducation des adultes, la transformation est dans le même temps, le but et le résultat des actions de formation visant à aider les personnes à parvenir à un meilleur développement de soi, à instaurer une relation plus profonde avec autrui et à constituer un lien plus sensible et attentif avec le monde. Penser et apprendre la transformation est donc la visée fondamentale du Transformative Learning que ce numéro essaie de mettre en valeur.