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Introduction

La naissance d’un enfant prématuré, dont l’état suppose une prise en charge dans un service spécialisé, déstabilise parfois ses parents. Cet enfant ne correspond pas aux critères « habituels » d’un nourrisson né à terme. On peut difficilement lui rendre visite dans la mesure où il est parfois peu accessible du fait de l’appareillage technique. À un rapport physique médicalisé s’ajoute sinon une crainte, du moins une angoisse des parents quant aux capacités de cet enfant si fragile. Dans un tel cadre, l’activité des soignant(e)s se révèle assez complexe et non réductible aux soins prodigués au nourrisson. Les soignants doivent donc prendre soin aussi des parents. L’article rapporte une recherche menée en didactique professionnelle, auprès de deux services hospitaliers, sollicitant 10 infirmières spécialisées dans ce domaine. Les résultats décrivent et caractérisent la coordination avec les parents, dans la relation de soin, mais pas seulement.

1. Prendre soin dans un cadre hospitalier contraint

1.1 Prendre soin du nourrisson : assurer le temps de son développement

La prématurité demeure un problème de santé publique puisque 7 % des naissances surviennent avant terme et 1 % de ces naissances concernent des enfants de moins de 32 semaines. Les enfants sont dits prématurés s’ils naissent avant 37 semaines d’aménorrhée.

La néonatalogie apparaît comme une spécialité de la pédiatrie en 1950. Durant les 30 dernières années, d’importantes innovations thérapeutiques ont transformé le pronostic de ces nouveau-nés considérés comme fragiles. Ces progrès ont fait augmenter de façon spectaculaire le taux de survie visant la recherche d’un confort ultérieur de vie sans séquelles. Effectivement, ces enfants, au cerveau encore très immature, sont vulnérables. Ils restent fragiles et ne sont pas à l’abri de complications pouvant altérer à long terme leur avenir moteur, sensoriel, ou neurocomportemental.

Un nouveau-né a tous ses sens fonctionnels autour de la 25e semaine d’aménorrhée avec des différences qualitatives par rapport à ceux d’un nourrisson à terme. L’enfant prématuré a une sensibilité particulière. Ce qu’un enfant à terme perçoit comme une caresse peut être considéré par l’enfant prématuré comme une agression. Suite aux travaux de Brazelton (1983) sur l’observation comportementale du nouveau-né, l’hypothèse a été émise que les nombreuses agressions que subit l’enfant du fait de son hospitalisation, l’absence de lien parental peut être un stimulus nocif pour un système nerveux immature. C’est ainsi que l’accompagnement de la prématurité vise tant l’amélioration de l’environnement du bébé (soins de développement) que l’élargissement des pratiques d’évaluation individualisées associant les parents.

Ce second aspect distingue les services de néonatalogie qui y adhèrent. À ce titre, les parents sont placés comme des partenaires de soin à part entière dans la prise en charge de leur bébé. Ils sont considérés comme les « co-régulateurs » essentiels de l’enfant. Ils deviennent des partenaires de l’équipe hospitalière. Selon ces parents, ces pratiques « différentes » facilitent une diminution de leur stress, une meilleure appréciation des capacités de leur enfant, un meilleur contact et, de fait, une amélioration du lien d’attachement.

1.2 Prendre soin des parents : leur donner et leur faire prendre toute leur place

En effet, après la naissance, les parents sont confrontés à une situation complexe et émotionnellement difficile. La prématurité d’un nourrisson constitue un temps spécifique de la parentalité, à portée parfois traumatique. Les tâches anticipées de soin à prodiguer, la propension à agir (toucher, regarder, nourrir, partager des affects, etc.) que suggère toute naissance, sont entravées par l’incertitude relative à l’état de santé du bébé et à son devenir. Les premiers liens, qui se construisent entre l’enfant et ses parents, sont affectés par la difficulté de contact avec le nourrisson hospitalisé, ce qui peut obérer une transition douce vers la parentalité.

Soustrait au regard de ses parents, ce bébé, à peine né, leur est arraché. Comme le suggèrent alors Borghini et al. (2001), c’est pour les parents un événement dont ils ont à prendre la mesure, en admettant la fragilité, l’incertitude de la survie et les possibles séquelles que vivra cet enfant : « Je ne sens rien », « je sais que c’est le mien, mais je pensais ressentir autre chose » (propos de mères, Albert, 2012). L’environnement matériel médicalisé d’une unité de soins néonataux reste omniprésent dans la rencontre parent/enfant. Cet environnement est proche de celui de l’unité de réanimation dont il vient. Il contribue à priver l’enfant et les parents d’interactions précoces. De plus, un nourrisson prématuré offre peu d’opportunités pour entrer en contact, en raison de son état clinique : faibles capacités à communiquer et à regarder, fatigue importante, primat vital de la respiration sur d’autres actes, etc. Enfin, le personnel médical est centré sur les actes importants. Dans un tel univers, les parents peuvent se sentir, « de trop », voire dépossédés de cet enfant inaccessible. On peut alors parler de deux classes de situation. L’une, celle de parents ayant déjà un enfant, et qui découvre uniquement (si l’on peut dire) les problèmes spécifiques de la prématurité. Ceux-là peuvent se projeter dans l’image de l’enfant en devenir, car ils l’ont déjà vécu. L’autre, celle de nouveaux parents, qui sont amenés à découvrir en même temps que leur nourrisson, les conséquences et autres symptômes associés telle l’angoisse par exemple.

Ajoutons que l’analyse des statistiques sur la prématurité révèle la relative fréquence des risques de séquelles ultérieures. Tout cela explique le cadre matériel médicalisé dans lequel leur enfant est placé. Pour toutes ces raisons se pose la question de l’accompagnement du processus d’attachement, lui-même constitutif de l’émergence ou du maintien de la parentalité (Minde et al., 1983). Ainsworth et al. (1978) soulignent que la prématurité impacte plusieurs caractéristiques de l’interaction au regard d’un « attachement secure ». Des multiples affirmations indiquant que les bébés sont moins actifs, moins attentifs, moins souriants, régulent plus lentement la relation à leur mère, l’auteure retient surtout les différences interactives et les problèmes de synchronie parents/bébé, facteur de sécurisation important des interactants. Longtemps, le point de vue privilégié s’est porté sur la problématique de l’attachement de l’enfant à ses parents. L’enjeu posé ici est inverse. Comment les soignants accompagnent-ils le processus d’attachement des parents à leur enfant ?

1.3 Prendre soin du travail, un enjeu de la formation

C’est cet enjeu que porte selon nous cette étude exploratoire. En milieu hospitalier, les compétences techniques sont plus directement valorisées. Lors de projets de mutualisation, comparer les compétences des personnels entre, d’une part, un service de réanimation néonatale et, d’autre part, un service de néonatalogie est toujours une priorité. Les infirmières de néonat ont toujours besoin d’être formées pour acquérir des gestes techniques d’une grande complexité. Celles de réa sont en général dispensées de suivre le programme de formation relationnelle. Aujourd’hui, quelle que soit la spécialité, le personnel infirmier est évalué sur la base des compétences du référentiel infirmier. Quand bien même une note de service indiquera une prescription : « Accompagner et soutenir les familles dans le processus de parentalité », c’est finalement le référentiel infirmier et les compétences généralistes qui servira de base pour évaluer les professionnels.

L’infirmière est considérée comme un lien vital entre le nouveau-né, sa famille et l’équipe de soignants. Sa présence quasi constante et sa proximité structurent le milieu où se situe le couple parents/enfant. Selon le mot de l’une d’elles, « je suis le porte-parole de l’enfant et de sa famille au sein de l’équipe ». Responsable de l’organisation des soins, elle veille en permanence aux besoins de l’enfant. Elle informe les ASH (assistantes sociales hospitalières) et les AS (assistantes sociales) ainsi que les parents des moments appropriés pour interagir avec l’enfant.

Mais, comme le formule un cadre de santé : « Y a-t-il une place pour une puéricultrice experte qui ne s’intéresserait qu’à cette partie invisible de l’activité ? ». Vis-à-vis des parents, Gonnet (2013) suggère que la plus-value de la puéricultrice en service de néonatalogie réside dans sa capacité d’action, qui mêle effectivement une technicité de soin et une technicité de guidage. L’auteure rejoint en cela Combes (2005) pour qui, les compétences relationnelles ne sont pas des soft skills, des compétences transverses, ou des compétences d’un troisième type, mais bien la résultante de techniques sophistiquées. À ce titre, l’accompagnement d’un processus d’attachement, voire d’appropriation de la situation, mobiliserait conjointement la maîtrise technique de soin et la maîtrise d’un empowerment des parents accompagnés vers une appropriation de leur enfant.

Nous avons insisté ici sur les différents « prendre soin », auxquels les infirmières puéricultrices ont affaire. Nous cherchons à prendre en compte la formation des nouveaux entrants dans ce métier. Diplômés d’État, soutenus par une année de spécialisation, ces professionnels disposent d’un patrimoine de discours. Leurs propos expriment : ce à quoi ils doivent faire attention, ce qu’il serait bien de faire (ou ne pas faire). Ils indiquent aussi des prescriptions sur ce qui est attendu de l’univers hospitalier. Pour autant, savoir ce qu’il faut faire ne permet pas de savoir le faire effectivement. C’est pourquoi nous nous sommes intéressés aux « manières de faire » de ces professionnels, considérant que ces « façons de faire » sont des témoins d’une appropriation des savoirs acquis, des révélateurs des situations rencontrées à des fins de formation. Cette investigation a été conduite pour mieux comprendre les conditions d’exercice des situations professionnelles incluant les parents, susceptibles d’être support d’une formation.

2. L’accueil des parents en néonatalogie : une tâche distribuée entre différentes situations

Accompagner les parents dans leur rôle est déjà parfois ardu pour des grossesses normales. En cas de naissance prématurée, la séparation obligatoire de l’enfant avec ses parents empêche les premiers liens de se créer. Elle rend vulnérable le lien d’attachement avec ces derniers. Devenir parents d’un enfant prématuré prend du temps. Cela demande toute l’attention d’une équipe bienveillante, car le contexte est bien différent d’une naissance à terme. La naissance prématurée de l’enfant transforme un événement heureux en un événement traumatique. L’enfant devient celui de l’équipe médicale, où, compte tenu du risque vital, les soignants deviennent rapidement ceux qui savent. Un grand nombre d’enfants a au préalable séjourné en réanimation, service où les soignants sont considérés comme des « sauveurs ». Cet épisode aigu et douloureux, où le devenir de l’enfant demeure incertain, perturbe le processus de parentalité. Les professionnels de néonatalogie se donnent pour mission de leur permettre d’accéder à ce statut de parent par le truchement des actes de la vie quotidienne (Houzel, 2007). L’exercice de la parentalité est l’axe opérationnel de l’activité de suivi par les soignants. Tout l’art du personnel sera de les aider à prendre possession de leur enfant, à faire émerger leur capacité à être de « bons parents », ceci en tenant compte de la singularité de chacun, de leur rythme et de leurs possibilités. Les parents sont devenus des partenaires de soins présents dans les services et le concept de parentalité s’est ainsi imposé, avec ses intérêts et ses dérives, interpellant la complémentarité avec la posture des soignants. Comme le signalent Caroly et Weill-Fassina (2007), « dans tous les cas, le service à la personne est une dimension essentielle de l’activité, son principal motif. C’est une activité immatérielle et relationnelle… dont les effets ne sont pas tangibles, dans le sens où elle n’est pas mesurable ».

Ici, l’activité étudiée s’intéresse au risque central de la prématurité, à savoir un déficit dans le lien d’attachement entendu comme processus ouvrant à la parentalité. Houzel (Op.Cit.) suggère un cadre pour penser cette parentalité en tant que pratique, expérience et exercice effectuée par des personnes singulières. En service de néonatalogie, faciliter le lien d’attachement entre un parent et son enfant est un but commun connu de l’ensemble des professionnels. Faciliter le lien est une compétence en acte qui se réalise en acceptant de graduer, de nuancer le contact physique entre un enfant et les parents. La plupart du temps, c’est en incitant et en invitant les parents à prendre des initiatives que le lien se noue lorsque le parent réalise des soins de puériculture comme la toilette, le change l’incitant ainsi à toucher son bébé… soit en positionnant l’enfant dans les bras, en peau à peau, au sein… Comment, dès lors, rendre compte de cette activité adressée aux parents, de cet accompagnement qu’ouvre l’activité des soignants ? Quelle intelligence de l’action est mobilisée ici par les professionnels du « prendre soin » ?

La problématique de notre recherche s’articule en trois points. Rappelons tout d’abord que si l’enjeu social est de faire acquérir et reconnaître un « travail invisible » avec les parents, l’enjeu scientifique consiste à préciser l’articulation théorico-méthodologique permettant d’accéder à ce travail invisible dans la perspective d’une formation professionnelle. En d’autres termes, nous cherchons à décrire et caractériser une compétence en acte, celle visant à « accompagner et à soutenir les familles dans le processus de parentalité » dans un service de néonatalogie.

Nous prenons appui, en premier lieu, sur le constat que l’accueil des parents en néonatalogie s’opérationnalise par des tâches simples a priori, au regard d’une technicité tangible des soins prodigués à l’enfant. Ces tâches, que la pré-enquête a identifiées, ont, par-delà leur exécution, un but particulier : faire agir les parents. Il s’agit là d’une classe de situation particulière (Mayen, 2007), dans la mesure où elle est marquée par une grande variabilité :

  • L’accès à un résultat tangible de l’action du soignant sur les parents n’est pas toujours immédiatement visible ;

  • La situation n’est pas dépendante que des parents, mais aussi des événements, des variations parfois rapides de l’état de l’enfant ;

  • Les buts et les motifs des parents sont dépendants des conditions concrètes de la vie familiale (lieu de résidence, autres enfants, conditions économiques et sociales, etc.)

  • C’est une situation qui génère pour les soignants d’éventuelles difficultés langagières, culturelles, etc. de positionnement auprès des parents ;

  • Enfin, c’est une activité d’abord interactionnelle, qui se construit et s’opérationnalise dans une activité conjointe de transactions entre deux légitimités : celle de soignant et celle de parent.

Ajoutons que la perception familière du rôle parental, de même que les normes sociétales propres à l’attachement parental à l’enfant, troublent parfois l’identification de la situation parentale par le soignant.

L’activité des soignants révèle une prise en compte toujours centrée sur la sécurité de l’enfant, mais ouverte aux différents contextes ou environnements de la situation de soin : la famille de l’enfant, la division du travail dans le service de néonatalogie, l’objet thérapeutique et les règles de métier, etc. De ce point de vue, nous faisons appel à l’approche d’Engeström (2002), qui met en lien des domaines d’orientation de l’action tels que la communauté, les règles ou la division du travail. Ce faisant, l’auteur replace l’action comme unité d’analyse dans un système d’activité collective. L’analyse de cette action porte alors sur les contradictions internes, que révèlent les perturbations, les redéfinitions et les changements dans un système d’activité. À ce titre, l’activité individuelle au travail est resituée par ses composants constitutifs, par ses actions et son historique.

Figure 1

Les composantes de l’activité selon Engeström (2000)

Les composantes de l’activité selon Engeström (2000)

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L’approche de l’activité, que Savoyant (2006) a proposée, nous semble prometteuse. Cet auteur procède à une déconstruction de l’activité en actions et en opérations, mobilisées dans une relation dynamique. Une activité est, selon Savoyant, associée à un motif, à une action, à un but, à une opération, à des conditions nécessaires à son exécution. Penser ainsi l’activité permet de distinguer deux temps. Premier temps, celui de l’élaboration de l’action d’accompagnement des parents (Houzel, Op. Cit.) : exercice, pratique, expérience. Second temps, celui de l’assimilation de cette action par les soignants (Ibid., p.4). « Analyser l’activité, c’est caractériser son niveau de développement sur deux plans : celui de l’élaboration (savoir et comprendre ce qu’il faut faire) et celui de l’assimilation de l’action (le faire de façon efficiente) ». Nous prenons en compte la partie cognitive de l’activité professionnelle déterminée par le niveau de l’orientation de l’activité (Leontiev, 1981). C’est la partie principale de l’action qui consiste en une prise d’informations, un diagnostic et une prise de décision exprimés en situation de travail. Ainsi, nous abordons la notion de compétence, évoquée plus haut, comme une capacité à gérer, efficacement et complètement, une situation d’accompagnement parental. Dans des situations saturées de systèmes conventionnels, l’activité individuelle témoigne des compétences mises en oeuvre et engage un participant muet : le bébé.

3. Méthodologie

Nous abordons notre objet d’étude sous l’angle d’une « analyse de l’activité, qui permet de comprendre les modes de fonctionnement de l’opérateur face aux situations de travail, sa manière de gérer la diversité et la variabilité des éléments de la situation qui sont pertinents pour atteindre les buts qu’il s’est fixés, son mode d’organisation (actions, prises d’informations, gestion du temps...) ainsi que les conséquences de l’activité sur l’opérateur » (Rabardel, Carlin, Chesnais, Lang, Le Joliff et Pascal, 1998, p. 28). Analyser l’activité est une voie ouverte par l’ergonomie. L’activité est considérée comme la réalisation d’une tâche par un sujet. Elle est la réponse qu’il met en oeuvre pour exécuter la prescription dans les règles, mais à sa façon. La tâche prescrite s’en trouve redéfinie par lui, l’activité effective étant ce qu’il fait réellement dans une situation singulière. C’est pourquoi pour une même tâche prescrite, nous pouvons observer des activités très différentes. L’activité dépend du sujet qui l’exécute et de la tâche (but) du couplage de ceux-ci. Cependant, l’activité modifie également le sujet, la tâche et leurs relations. « La complexité de l’analyse est liée à ces interdépendances » (Leplat, 2007, p.6). Cette approche va nous guider pour décrire et comprendre la capacité des professionnels concernés à faire face aux situations d’accueil parental. Notre postulat est que ces traces de leur activité révèlent une conceptualisation de et dans l’action qui articule connaissance et action.

Les infirmières puéricultrices aborderaient l’action mise en oeuvre pour traiter une situation de travail à résoudre, en faisant appel à des conceptualisations produites en formation ou par l’expérience. Cette conceptualisation mobiliserait des concepts appris, savoirs scientifiques ou techniques et savoirs de métier, et des propositions tenues pour vraies par les professionnelles, qu’elles expriment par des jugements pragmatiques. Cet ensemble leur permet de « faire face » aux situations en les rendant aptes à une activité de diagnostic et de pronostic de la situation rencontrée.

L’objet d’étude est l’action d’accueil des parents en néonatalogie, dont les dimensions, les formats, les modalités, les connaissances sont susceptibles de devenir des objets de transmission et d’acquisition pour les nouveaux entrants dans le métier.

3.1 Proposition générale

Le soin de puériculture en néonatalogie est souvent considéré comme étant tour à tour à dominante technique et à dominante relationnelle. En résumant, cette vision tendrait a priori à distinguer, d’une part, l’action d’ordre langagière et, d’autre part, l’action d’ordre gestuel. A posteriori, le soignant formulerait une nouvelle représentation de la tâche : la tâche réalisée. L’expertise pourrait être l’adaptation aux contraintes de la situation et la transformation de la tâche. L’analyse de l’activité des soignants est analysée à la lumière de ce prisme, en recherchant comment ils se saisissent des situations, comment et pour quelles raisons. « La compréhension de l’activité des interlocuteurs s’appuie sur l’identification de jugements pragmatiques, ces propositions tenues pour vraies par les acteurs, qui orientent et guident leur action » (Pastré, 2011 p.204). Notre hypothèse générale est que la compétence qui s’exprime ne relève pas d’un savoir-être, mais d’une technicité que les professionnelles peinent à expliciter. En effet, la compétence s’exprime soit en acte à travers des soins (peau à peau, bain…), soit en parole à travers des temps d’échange avec un jeu d’interactions verbales. Le langage est un élément déterminant. Une grande part de l’activité du travail se réalise dans et par des interactions.

3.2 Une pré-enquête menée par entretiens semi-directifs

Une brève pré-enquête a été mobilisée auprès de deux services de néonatalogie en région Bourgogne Franche-Comté. Elle avait pour but de faire énoncer la prescription de travail par les personnels concernés, en lien avec le système de travail collectif où l’activité d’autrui a un impact plus ou moins direct. En milieu hospitalier, il semblerait qu’il n’y ait que les compétences techniques qui soient valorisées. Un projet de mutualisation du personnel entre les services de réanimation néonatale et de néonatalogie le prouve. Les professionnelles du service de réanimation ont besoin d’être formées pour acquérir des gestes techniques d’une grande complexité prenant en charge la vie de l’enfant alors que les autres, celle du service de néonatalogie, n’ont pas de programme de formation. Les professionnelles du service de réanimation néonatale sont reconnues pour leur expertise du soin technique, mais qu’en est-il des professionnelles de néonatalogie dans l’exercice de leur compétence relationnelle ? C’est sur cette base que nous avons mené la pré-enquête.

Mentionnons d’abord une constante. Les professionnels enquêtés soulignent l’absence de reconnaissance de ce travail de puériculture, « la compétence relationnelle étant une plus-value insuffisamment reconnue », énonce ainsi un cadre de santé d’un service de néonatalogie. Une infirmière de néonat, ayant longtemps travaillé en réanimation, nous confie : « en réa, les réponses sont claires… en néonat, ce n’est pas confortable… il faut apprendre à ne pas savoir… La partie invisible du travail, c’est le soutien à la parentalité. Mais comment le faire reconnaître à mes supérieurs hiérarchiques ? ». Un cadre de santé ajoute : « J’essaie de le faire ressortir dans les évaluations individuelles… » Notre pré-enquête fait ressortir une série de prescriptions qui se présentent dans les discours tenus comme des ajustements d’un référentiel relevant d’une tâche prescrite. Trois espaces sociodiscursifs d’une même activité s’y croisent. Cela renvoie à :

  • Des modalités du processus d’accueil en tant que tel. L’accueil et la communication adaptés avec les parents, l’installation de l’enfant dans les bras de ses parents et/ou en peau à peau, la connaissance des modalités de mise au sein spécifiques au service concerné, la connaissance des modalités d’accueil en chambre parents-enfants, la détection des situations à risque ;

  • Des atouts et des freins externes relatifs au processus d’attachement : le soutien à l’allaitement maternel, la connaissance du fonctionnement du tire-lait, la connaissance du circuit du lait (salon d’allaitement, congélation, lactarium, biberonnerie), la prescription de conseils adaptés pour la mise en route et la poursuite de l’allaitement ;

  • La préparation au retour à domicile : Identifier les éventuelles difficultés des parents en vue du retour à domicile, informer des réunions de préparation à la sortie proposée aux parents, informer sur les missions de la PMI, sécuriser et donner les derniers conseils avant la sortie définitive.

Nous constatons que ces formulations ciblent principalement des objectifs à atteindre, sans réellement définir les tâches nécessaires pour les mettre en oeuvre. Le « comment » et le « pourquoi » ne sont pas précisés. Si, certaines de ces formulations de tâche semblent plus opérationnelles comme, par exemple, « installer l’enfant dans les bras de ses parents et/ou en peau-à-peau », nous ne sommes pas en mesure d’en percevoir immédiatement l’enjeu. Nous le devinons.

À l’hôpital, les tâches sont très prescrites. Mais la façon de les exécuter n’est pas toujours aussi précise. Dans ce cas, il s’agit ici de rechercher ce qui est commun aux professionnels et qui, selon eux, garantit une pratique efficace suffisante. À la proposition faite aux professionnels de définir le terme de soutien à la parentalité, plusieurs représentations ont fait l’objet d’énoncés. Un premier ensemble d’énoncés se présente comme des principes pour une pratique définie ainsi : « permettre aux parents de prendre leur place et les pousser s’ils ne la prennent pas ; leur permettre d’être présent; empathie, absence de jugement, pas de clichés ! ; prendre en compte l’aspect social, psychologique et médical de l’enfant ; accompagner les parents vers une prise en charge autonome de l’enfant ». Un second ensemble d’énoncés s’énonce comme des leçons de l’expérience : « Ne pas éduquer les parents et les respecter dans leur singularité ; valoriser les parents ; Les rassurer par rapport à leurs angoisses ; créer le lien d’attachement ; accepter d’avoir un bébé différent ». Enfin, un troisième ensemble d’énoncés exprime des principes d’action au regard d’une mise en oeuvre au quotidien : « la rencontre des parents avec leur enfant, dans les gestes simples : la tétée/le biberon, le change, la toilette ; repérer le dysfonctionnement du lien mère-enfant ; mise en confiance dans le rôle de ; parent ; permettre le retour à domicile ».

Nous constatons ici des différences entre une élaboration d’objectifs, l’expression de lignes de conduite et l’indication de quelques règles d’action généralisables. Concrètement, nous ne savons pas comment les professionnels procèdent.

3.3 L’enquête par observation

Une observation de professionnelles a été réalisée dans les moments clés des « rencontres entre parents et enfant : la tétée/le biberon le change, la toilette. Toutes ces tâches quotidiennes sollicitent souvent des actes de soin techniques et simultanés. Ces observations sont recueillies comme des traces de l’activité par des supports vidéo, donnant lieu à des entretiens en auto-confrontation (Clot et al., 2000). Nous cherchons ici à saisir les commentaires des professionnelles sur leur propre activité, sur les opérations d’orientation et de contrôle de l’activité, autrement dit ce qui constitue la partie invisible de l’activité. L’opération d’exécution est, quant à elle, la partie visible de l’activité. L’analyse de l’activité de ces professionnelles pourrait-elle rendre visibles les opérations d’orientation et de contrôle de l’activité ? Plusieurs situations ont été étudiées. Nous ne mentionnons ici que les éléments qui cadrent les données présentées plus loin.

Tableau 1

Les professionnelles enquêtées

Les professionnelles enquêtées

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Le traitement des données repose sur une radicale indexation des actes des soignants, selon une méthodologie éprouvée par ailleurs (Olry, 2008). Il s’agit de clarifier une organisation de l’activité, selon son/ses but(s), selon les actions conduites et les opérations réalisées. Parmi celles-ci, nous nous saisissons de la totalité de l’activité avant d’identifier en son sein les opérations d’exécution, de contrôle et d’orientation selon les buts poursuivis. Nous pouvons ainsi résumer le traitement des données visuelles et audios par leur inscription dans ce tableau.

Tableau 2

Les catégories pour traiter les données

Les catégories pour traiter les données

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4. Présentation des données

Nous n’avons retenu ici que quelques situations relevant d’une part, de soins pratiqués auprès du nourrisson, qui se trouvent « percutés » par le but d’appropriation par les parents de cet enfant, d’autre part, de l’inscription manifeste de la préoccupation des parents dans les tâches des soignants.

4.1 Mettre des gants en situation : une prescription hospitalière versus une monstration impossible

Éléments de contexte

Les parents doivent partir sans avoir pu réaliser les soins à l’enfant. La professionnelle demande à la mère de lui expliquer comment elle applique les différentes crèmes cosmétiques prescrites par le dermatologue. La maman lui demande si la professionnelle va mettre des gants, comme sa collègue, pour mettre la crème.  « Non, il n’y a pas de raison ; Il n’y a pas de problème infectieux », dit-elle.

Éléments de l’activité discursive (traces de l’activité filmée)

Cette jeune infirmière puéricultrice (P) réalise des soins à une petite fille en présence de sa mère. Elle les réalise tout en échangeant en permanence à la fois avec l’enfant et avec la mère. Le choix des mots diffère en fonction de l’interlocuteur, et s’adapte aux capacités de chacun. La professionnelle explique à l’enfant les appréhensions de sa mère. Elle parle à la place de l’enfant valorisant ses compétences peut-être non vues par la mère. Elle possède une bonne maîtrise des gestes techniques allant jusqu’à un certain automatisme lui permettant de fonctionner en double, voire en triple tâche. Elle explique ses gestes à l’enfant, le prévient, demande à la mère ce qu’elle veut faire comme soin et très discrètement, observant une désaturation de l’enfant, monte l’oxygène. Son discours est rassurant. Elle fait un diagnostic rapide sur des indicateurs précis lui permettant de soigner l’enfant tout en permettant à la mère de se concentrer sur le change de sa fille et non sur du matériel qui en « sonnant » pourrait indiquer que son état de santé se dégrade. L’interaction est donc permanente entre le soignant, la mère et l’enfant. Son regard passe de l’un à l’autre, du scope au bébé, etc. Son langage s’adapte de l’un à l’autre. « Elle ne se laisse plus faire ». Ce « plus » qui montre à la mère que son enfant réagit, qu’elle progresse dans le « prendre soin ». C’est une subtilité de langage que la mère saisira ou pas. « C’était donc ça que tu voulais ! », dit-elle à l’enfant qui arrête de pleurer une fois mis dans les bras de sa mère.

Ce qui guide l’action de la professionnelle est la valorisation du rôle de la mère dans le sens où elle seule, la mère, est en mesure de réconforter son enfant.

Éléments d’intervention d’autrui

La maman demande un conseil relatif à l’utilisation d’une crème pour le change. « À l’hôpital, nous faisons comme cela. Mais vous comment faisiez-vous à la maison avec l’aînée ? ». Elle n’apporte pas de réponse directive. Au contraire, elle valorise l’expérience de la maman et la conforte dans la prise de décision et dans la réalisation des soins vis-à-vis de son enfant. L’échange ultérieur avec la puéricultrice, précise les enjeux de cette conversation. (A) explique : « Ce bébé n’est pas très joli à voir, bien loin du bébé imaginaire rêvé… je sens que la mère a été contrariée ». La soignante précédente n’a pas ôté ses gants pour manipuler l’enfant alors qu’elle aurait dû se prémunir d’un éventuel risque infectieux. Tout justifie le port de gants. Ce qui guide l’action de la professionnelle, c’est de créer le lien d’attachement malgré l’aspect physique de ce bébé. Elle a perçu l’impact de ce geste sur la maman et sur le processus du lien d’attachement, même si celle-ci n’en dit rien. Elle dispose d’indicateurs lui permettant de faire un diagnostic et d’adapter son comportement pour permettre à la mère d’accéder à la maternalité. Elle sait que le père n’est pas très aidant. « Son discours n’est pas adapté à l’âge de l’enfant ». Elle insiste d’autant plus pour valoriser cette maman.

Tableau 3

Un exemple d’application des catégories sur la classe de situation « favoriser le lien »

Un exemple d’application des catégories sur la classe de situation « favoriser le lien »

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Cet épisode antérieur des gants constitue, pour la professionnelle, un défi. Elle doit assurer la sécurité de cet enfant. Elle doit installer une relation de confiance avec cette maman et renouer avec une dynamique d’accompagnement à l’autonomie parentale. La soignante opère par petites touches. Elle use d’abord d’un jeu d’adressages entre l’enfant et sa mère, signifiant à cette dernière qu’elle n’usurpe pas sa position. Dans le même temps, elle réalise des soins techniques complexes, qui sont estompés par l’enthousiasme dont elle fait preuve. « Il faut réussir à se faire oublier », dit-elle lors de l’auto-confrontation. Elle met en place, en permanence, une sorte d’étayage de cette position de parent, en suscitant le récit et le désir de parentalité. Dans le même temps, la professionnelle reste vigilante sur les paramètres de surveillance de l’enfant. Elle cherche à « libérer » la maman de l’inquiétude des alarmes sonores et des symptômes (la pâleur) que la mère pourrait percevoir chez son enfant. Par cette suite de renforcements, la professionnelle fait passer la séquence des gants anti-infectieux au titre d’un épisode malheureux. Cette question des gants nous signale deux aspects des règles de métier. Elles doivent être connues. Mais elles doivent toujours être ajustées. Ces « règles d’action » dans le champ de la néonatalogie visent à faciliter le lien entre un parent et son bébé. Le gant en est symboliquement la rupture. Le respect des règles contribue au renforcement des liens parents-enfant. Ainsi,

  • Si la professionnelle réalise des soins de puériculture, comme donner le biberon, réaliser la toilette, allaiter, mise en peau à peau… alors, elle saisit l’opportunité de créer du lien en favorisant les interactions corporelles. La mobilisation de cette règle d’action favorise potentiellement le processus d’attachement par l’instauration d’une confiance perçue et accordée par le nourrisson ;

  • Si la professionnelle positionne l’enfant dans les bras du parent ou dans l’incubateur pour que les regards se croisent, alors elle favorise les interactions visuelles ;

  • Si la professionnelle installe l’enfant et sa mère en peau à peau, sans tee-shirt ni body entravant cette relation fusionnelle de reconnaissance et d’appropriation du bébé, alors, elle favorise les échanges olfactifs et le sentiment de protection ;

  • Si la professionnelle laisse les parents seuls avec leur bébé, alors, elle favorise les échanges verbaux, interprétés à haute voix, tels qu’ils le sont afin de sensibiliser les parents aux compétences de leur bébé ;

  • Si la professionnelle, comme soignante, parle à la place du bébé, interprétant à haute voix ses gestes et ses mimiques, mettant ainsi en avant les appels du bébé (les pleurs et les cris, le sourire, l’agrippement, la recherche du regard…), alors, elle apprend aux parents à « lire » et à détecter les besoins d’attachement de leur enfant.

Identifier des règles d’action est donc un support d’apprentissage pour les novices qui demande un accompagnement par des professionnelles expertes pour comprendre l’adaptation permanente de l’activité à la variable parent.

4.2 Enrôlement du père dans les soins : le guidage incertain du soignant débutant

Éléments de contexte

C doit accompagner un papa pour réaliser la toilette d’un bébé en incubateur ouvert. Dans la même chambre se trouve sa soeur jumelle en incubateur ouvert prise en charge par une autre infirmière avec sa maman. Ils sont nés à 32 SA et ont fait un séjour en réanimation. Les parents sont primipares. Il y a 3 bébés dans la chambre. C explique au papa comment réaliser la toilette à sa fille. Elle pense que le père a déjà réalisé ce geste et tout en lui donnant des explications, le laisse seul dans la chambre.

Éléments de l’activité

Ce papa vient de procéder à la toilette de sa fille. N’ayant jamais réalisé la toilette, il demande de l’aide à sa femme. Malgré des gestes maladroits, il ne se débrouille pas trop mal avec l’aide de son épouse, puis s’installe avec difficulté (à nouveau avec l’aide de sa femme) dans le fauteuil pour donner le biberon.

Évènement, intervention d’autrui

Ch. rentre dans la chambre et demande au père de remettre sa fille dans l’incubateur pour réaliser l’étape ultime de la toilette : les soins du visage. Or, le papa était prêt à donner le biberon. Mais C poursuit son but d’apprentissage de la toilette.

Tableau 4

Les catégories appliquées à la classe de situation rendre autonome le parent

Les catégories appliquées à la classe de situation rendre autonome le parent

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Cette séquence nous montre une infirmière débutante qui est prise dans un conflit de buts. D’une part, il s’agit d’appliquer la procédure attachée à une succession de séquences relatives à la toilette de l’enfant, puis à une tétée nutritive. Mais un but second vient perturber en permanence le déroulement de ce programme : rendre le père de l’enfant plus autonome. Mais cette hésitation dans l’action rend complexe la mise en oeuvre de ces intentions superposées. Ainsi, lorsque la soignante coupe l’élan du papa s’apprêtant à donner un biberon, ses collègues, lors des entretiens de confrontation croisée, ne voient plus que la relation instaurée entre les deux. 

  • (C) : « Moi, je ne l’aurais pas fait » (I) : « moi non plus ».

  • (C) détaille : « Ils étaient bien tous les deux, j’aurais reporté puisqu’ils étaient tous les deux dans le fauteuil, l’enfant était prêt à téter (…) », « et après si les soins du visage ne sont pas bien faits ? J’aurais reporté ».

  • (C) : « C’est vrai que je n’aurais pas fait, ce n’est pas grave… tu peux te laisser l’autorisation de ne pas tout faire… le papa était pas mal… ils étaient bien ». « On les a coupés tous les deux ».

  • (I) : « On est dans les soins de développement. L’équipe peut comprendre ». (I) argumente beaucoup ses réponses. Elle cherche à faire comprendre à sa collègue, sans la blesser, les raisons qui pourraient conduire à agir autrement. Elle envisage d’autres solutions avec (C). Il en suit une discussion qui questionne. En effet, I et C semblent surprises que le père soit si docile.

  • (I) : « Ils sont dociles quand même…, il refait tout (Rires) « je ne me rendais pas compte de ça… ».

  • (C) : « Je pense qu’ils nous font confiance… écoutent ce qu’on leur dit… ». 

Finalement, ce guidage incertain de C conduit à l’actualisation, à un changement de représentations sur la place des parents : « Les parents sont les sauveurs de leur enfant et non l’inverse. Ce sont eux qui savent et non l’inverse… c’est ça la difficulté des soignants surtout quand l’enfant vient de réanimation où l’enjeu vital est tellement incertain que les soignants sont les sauveurs de l’enfant ; en néonat, il faut inverser ce sentiment… »

Ainsi discutée, l’autonomie du parent semble bien un invariant opératoire fiable pour l’évaluation du lien parent-enfant. Pour autant, ce concept d’autonomie ne semble pas être compris de façon identique par les professionnelles, ce qui conduit à des raisonnements différents. Pour les infirmières, l’autonomie des parents est un but principal qui guide leur action. Cela passe par un apprentissage des gestes de puériculture qu’elles transmettent, mettant les parents en positionnement « d’élèves » novices. Ces affirmations sont construites sur la base d’indicateurs construits par leurs observations attentives :

  • L’interaction visuelle citée par les professionnelles. Le parent regarde son enfant, se positionne face à lui pour créer un échange. Il est même « capable de se déplacer si on le gène ». Effectivement, Winnicott relève l’importance de cette interaction « si le visage de la mère ne répond pas, le miroir devient une chose qu’on peut regarder, mais dans laquelle on n’a pas à se regarder » (2006, Winnicott, p.30).

  • L’échange olfactif favorisé par le contact direct peau à peau, près du mamelon (M, C) qui sécrète une odeur identique au liquide amniotique, odeur rassurante et réconfortante pour le bébé. Si la mère allaite, faire perler une goutte de lait est conseillé.

  • L’accordage affectif comme réponse en miroir aux sollicitations du bébé, qui cherche le regard de sa mère et attend une réponse. Une infirmière débutante relève ainsi la force d’une telle interaction au point que la mère reste « indifférente » au scope qui sonne.

  • Les interactions comportementales entre l’enfant et celui de la mère s’influencent, notamment par la voix. Le parent parle spontanément à son enfant sans l’intervention d’un tiers. La mère sait trouver les mots réconfortants (IDE, exp.). Le parent interprète à haute voix ce qu’il perçoit et comprend de son enfant. Il se positionne face à lui pour lui parler (IPE, exp.).

  • Interaction entre les deux parents, le père est dans une attitude de soutien et dans une posture compréhensive avec sa femme (C).

4.3 La toilette du nourrisson 

Éléments de contexte

La situation concerne une infirmière débutante (F). Le patient est un bébé en incubateur fermé, dans un cocon. Il a fait un séjour d’une semaine en réanimation. Il est sous scope. Il a une sonde gastrique et a besoin d’oxygène. Il est seul dans une chambre. Les soins sont réalisés avec les deux parents. La mère et la soeur de la maman sont dans la galerie extérieure.

Les éléments d’activité (sur la base de traces filmiques)

F laisse la maman changer la couche de son enfant. Elle va lui remettre sa sonde gastrique. Le papa, présent dans la chambre, semble assez « passif ». F inclut la maman dans les soins, y compris lors d’un geste technique. Elle reste souvent en retrait, tout en guidant la maman en commentant ses gestes : « repliez la couche », « ne montez pas trop les jambes ». À propos des gestes, elle est assez directive. Sa priorité semble être le confort du bébé et non l’appropriation du bébé par sa mère. On peut supposer ici un conflit de buts : laisser la mère réaliser les soins à son bébé et assurer au mieux le confort du bébé. À titre d’exemple, ses gestes sont assez directifs quand la maman soulève un peu trop haut les fesses de son bébé. À ce moment-là, nous pouvons supposer que sa peur d’un reflux est telle que son réflexe est de vite baisser les jambes et non de laisser la maman se débrouiller. La professionnelle inclut donc la mère tout en la dirigeant dans ses mouvements. Elle n’arrive pas à la laisser faire. Elle ne parvient pas à lui faire confiance, restant dans le registre de la prescription : « Si vous sentez qu’il veut la tétine, vous lui donnez ». De même, le papa est exclu des soins.

Événement ou interventions d’autrui dans la situation

Le bébé se rappelle soudain à tous. « Il en a marre et il le dit » (F). La réalisation des soins a été longue du fait de la présence de la mère. Physiquement, l’enfant s’épuise. Il est fatigué. Il a besoin de repos. Alors que F voulait mettre le bébé dans les bras de sa mère, l’état de santé de celui-ci impose de surseoir à ce projet. Ce sont les mouvements du bébé que la professionnelle interprète (échelle de Brazelton). F hésite à nouveau entre des buts contradictoires : laisser le bébé se reposer ou inclure cette mère (qui ne vient qu’une fois par semaine et qui doit bientôt reprendre le train) dans le soin et ainsi créer le contact.

L’analyse des traces filmiques conduit

Tableau 5

Les catégories appliquées à la classe de situation autonomiser la Maman

Les catégories appliquées à la classe de situation autonomiser la Maman

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Nous constatons ici l’importance des gestes professionnels, comme des témoins du lien entre un parent et son bébé. Nous remarquons à partir de ce petit exemple, la tendance à évaluer les parents dans leurs gestes de prise en charge. Si l’on prend l’ensemble de nos observations apparaissent plusieurs indicateurs signifiant pour les soignants :

  • La position du parent/enfant : le parent se positionne seul, spontanément vers son bébé sans incitation du soignant. Il baisse spontanément la barrière pour un incubateur ouvert et ouvre le hublot pour un incubateur fermé (propos des soignantes débutantes et expertes).

  • Le parent touche spontanément l’enfant sans l’intervention d’un soignant : c’est un signal positif relevé par C (IDE exp.), le papa prenant le bébé dans les bras sans demander.

  • Allaiter son enfant facilite le contact pour M (IPDE déb), du fait de la mise peau à peau systématique, mais moins fréquente avec le biberon. Cet avis ne fait pas l’unanimité de l’équipe, malgré l’hormone de la lactation ainsi produite par la mère, qui favorise une des impulsions biologiques au care-giving (Guedeney, 2011).

  • Sécuriser son enfant : par exemple, un parent pense seul à remonter les barrières de l’incubateur, ferme le hublot, ne le laisse pas seul sur la balance… (IDE experte).

  • La façon de porter son bébé : les mères sont plus à l’aise (remarques de plusieurs professionnelles). L’enfant est « lové », « contenu », donnant l’impression d’être en sécurité affective. Parfois, les gestes sont maladroits, mais des gestes de tendresses associés sont rassurants (papa Ch IDE déb) ;

  • Le parent commence seul à faire les soins avant même le soignant ou pèse le bébé seul.

  • Le parent se positionne entre son enfant et le soignant ce qui est significatif de son appropriation du bébé (N IPDE exp).

Le schéma initial de l’accompagnement de la parentalité montre ici quelques-uns de ces indicateurs, et notamment ceux qui conduisent à sa disparition. L’activité des soignants semble être une co-activité qu’ils régulent doublement avec le parent. D’une part, en ordonnançant ce qu’il est possible de déléguer au parent (mettre un enfant en peau à peau contre ses parents, mettre un enfant au sein, favoriser le contact corporel), qui relève des taches prescrites. D’autre part, en admettant une partie non observable de l’activité correspondant à l’aspect cognitif de l’activité (diagnostics, anticipations, inférences, en cours de situation) et qui signale ce que le soignant fait ou pas, ce qu’il a envisagé de faire, qu’il fait ou ne fait pas. La régulation de son activité dépend en grande partie des effets produits sur les parents, de l’interaction avec l’enfant, voire de l’interaction entre les deux parents. Cette double régulation conduit à redéfinir la tâche prescrite en fonction de la situation, en prenant en compte les caractéristiques les plus immédiates de la situation (regard du bébé, pleurs, mimique du parent…).

Ouverture conclusive

L’activité qui est donnée à voir au travers de ces quelques verbatims revêt donc trois aspects.

Premièrement, les soignants de néonatalogie ont en un but dominant. C’est celui de provoquer, d’initier, de maintenir et de fortifier le lien d’attachement des parents à leur enfant, malgré l’avenir incertain de cet enfant. Ce but dominant est en conflit latent avec un second : assurer la sécurité de cet enfant fragile, état dont les parents n’ont pas tous les indicateurs.

Deuxièmement, les soignants mobilisent des opérations relatives à ce but dominant par des opérations que l’on peut qualifier d’information, de monstration, de guidage et d’étayage. Ces opérations suivent des modalités variées : langagières, gestuelles, posturales, etc., dictées par la configuration perçue par le soignant de la famille, en son moment, c’est-à-dire l’état des participants (dont l’état clinique, du bébé), le contexte de visite des parents et les conditions de travail dans le service.

Troisièmement, l’activité des soignants résulte d’un « dosage » entre des pratiques, des connaissances relevant de la puériculture, et les prescriptions, tâches attendues et modalités normales d’une prise en charge en néonatalogie. Ce dosage n’est pas qu’épistémique. Il est aussi pragmatique dans ses formes et éthique dans son effectuation (Ricoeur, 1977).

Ces éléments recueillis ouvrent la réflexion sur les conditions et les différentes façons d’apprendre une telle activité qui vise à permettre aux parents de s’approprier leur bébé. Plusieurs dimensions de l’activité, d’ordre gestuel, langagier, postural, organisationnel structurent cette action des professionnels vis-à-vis des parents. Nous avons constaté que le bébé, aussi dépendant soit-il d’autrui, tient sa partie dans cette appropriation du rôle de parent.

Comme nous l’avions envisagé, c’est d’une activité collective dont il s’agit, une activité incertaine et ajustée aux situations qu’elle contribue à dessiner. En conséquence, apprendre une telle activité, c’est apprendre les situations et leurs configurations. Nous retrouvons ici la voie d’une didactique professionnelle portant attention à la dynamique des compétences, à leur développement, aux processus de déstructuration/restructuration, ou de déplacement auxquels elles donnent lieu.

Une telle activité, pour être mieux connue, et être acquise, voire apprise, appelle à prendre appui sur les données descriptives ainsi rassemblées, lesquelles ne sont pas que des supports des savoirs construits ailleurs, mais qui sont des situations à apprendre.