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Introduction

Le travail social vit à l’heure actuelle une profonde évolution. Historiquement bâti sur une approche moralisante des familles, pour ensuite emprunter la voie corrective des inadaptations sociales, le travail social s’est dirigé, au sortir de la fin des années soixante-dix, vers « une gestion sociale et réparatrice » (Autès, 2013). Reconnu comme un secteur singulier, à partir des deux lois de 1975[1], le travail social s’est construit sur une identité spécifique. Ses racines idéologiques reposent sur le refus d’un modèle de civilisation gouverné par des valeurs matérialistes, sur l’idée d’un travail social émancipateur et producteur de lien social. Ce modèle a produit, sur le plan professionnel, un système vocationnel auquel les travailleurs sociaux se sont longtemps référés. Aujourd’hui, le travail social « modernisé » tend à rompre sa filiation d’origine pour emprunter la voie libéralisée. Face à cette transformation idéologique et politique, nous tenterons ici de mieux comprendre l’impact de cette mutation sociale sur l’identité professionnelle des éducateurs spécialisés et nous examinerons ses liens éventuels avec la question de la souffrance au travail. Nous analyserons ensuite dans quelle mesure la dimension biographique, couplée au sentiment de perte de sens professionnel, peut contribuer à mieux appréhender les ressorts individuels et collectifs de l’expression du mal-être au travail. La recherche doctorale sur laquelle s’appuie cet article se veut compréhensive, proche du sujet et de son récit expérientiel. Elle repose sur l’observation d’une centaine de groupes d’analyse de la pratique adossés à un dispositif de formation professionnelle.

Entre effets de structures et télescopage générationnel

Dans un premier travail de recherche (Dugué, 2014), nous avions repéré que les métiers et les professions des éducateurs spécialisés étaient en profonde mutation. Les réformes successives des formations et des diplômes en travail social avaient engagé les éducateurs spécialisés vers la logique compétentielle, rompant alors avec les processus de professionnalisation garantis par les corporatismes professionnels. Pour les pouvoirs publics et les autorités de régulation du champ médico-social, il s’agissait d’adapter « les compétences des professionnels aux évolutions sociétales, aux politiques sociales et aux modes d’organisation de l’action et de l’intervention sociale » (DGAS, 2013). C’est ainsi que la refondation de l’action publique s’est accompagnée, notamment depuis la loi 2002-2 du 2 janvier 2002 rénovant l’action sociale et médico-sociale, d’une réingénierie du secteur médico-social dont l’application a produit des effets notables sur la structure et les missions dévolues aux travailleurs sociaux. La raréfaction des financements publics, la mise en concurrence des opérateurs associatifs et l’instauration d’une culture du résultat a produit, par « contagion », des tensions importantes ayant de multiples effets sur les dimensions éthiques de la « clinique éducative » (Enriquez, 2000).

La figure du clinicien maïeuticien a progressivement cédé place à l’intervenant-orienteur, le gestionnaire de cas. De ce changement de paradigme, résultent bon nombre de télescopages générationnels professionnels. Par le passé, il était prescrit aux travailleurs sociaux « non pas d’avoir des compétences, mais de croire et d’incarner des principes supérieurs, les modes de sélection reposaient sur la croyance » (Dubet, 2005). Le « canal historique » (Questiaux, 2005) du travail social envisagé en 1982, par Nicole Questiaux, qui pouvait se définir par « vous voulez les pauvres secourus, moi, je veux la misère supprimée » (Hugo, 1874), subit de plein fouet un changement de paradigme politique. Aujourd’hui, il apparaît que « le travail social est très largement fragilisé dans ses fondements doctrinaux » (Chauvière, 2015) puisqu’il semble avoir perdu tout projet politique faisant sens pour sa communauté professionnelle. Cette fragmentation idéologique et identitaire expliquerait alors l’agueusie professionnelle qui touche bon nombre de ceux que nous accompagnons dans les dispositifs d’analyse de la pratique professionnelle.

Une transformation identitaire professionnelle ?

Pour celles et ceux qui ont eu le sentiment, l’ambition ou la croyance de participer à la transformation des rapports de domination, à la lutte contre les logiques de reproduction sociales des inégalités, la désillusion est parfois telle qu’elle provoque une crise de sens professionnelle. Elle se manifeste à la fois sur le plan identitaire, et peut aller jusqu’à la crise de soi. Les propos des acteurs que nous recueillons, montrent en effet que cette tendance n’est pas uniquement un problème que rencontrent isolément les professionnels du champ éducatif. Il y aurait bien une identification collective autour de l’hypothèse d’une perte de sens professionnelle qui engendrerait, par effet ricochet, le développement de problématiques de mal-être au travail, d’usure professionnelle et à l’extrême, de burn-out. La problématique n’est pas récente, cependant les dernières conclusions de l’assurance maladie traduisent un état des lieux préoccupant. Dans un récent rapport[2], on y apprend que les pathologies psychiques résultant de l’usure professionnelle se concentrent de manière spécifique sur 3 secteurs d’activité professionnels. Il s’agit du secteur médico-social, du transport de personnes et du commerce de détail. Ces secteurs ont en commun le fait que le travailleur est lien avec le public. Pour ce qui nous concerne, « le secteur médico-social concentre à lui seul près de 20 %[3] de ces accidents alors qu’il emploie environ 10 % des salariés ». C’est à ce jour la première étude qui témoigne d’un tel niveau de préoccupation à l’égard des professionnels du travail avec autrui. (Astier 2009).

Un phénomène structurel ?

Cette problématique de santé au travail est amplifiée, selon nous, et pour ce qui concerne les éducateurs spécialisés, par le fait qu’ils étaient recrutés, par le passé, sur les bases d’un système vocationnel qui leur conférait l’incarnation des principes supérieurs républicains. Tout d’abord confessionnel, philanthropique et plus récemment républicain, le travail social professionnalisé peine aujourd’hui à s’affranchir de l’oecuménisme culturel mythifié qui lui octroyait le pouvoir d’éradiquer les inégalités sociales générées par l’avènement d’un modèle économique postindustriel. Aujourd’hui, les travailleurs sociaux se heurtent à un bouleversement professionnel qui érode cet héritage historique professionnel. C’est d’ailleurs ce qui expliquerait probablement le fait que « les professionnels du travail sur autrui semblent emportés par un sentiment de crise endémique » (Dubet, 2006), une sorte de « crise traumatique qui va révéler le caractère illusoire de l‘unité identitaire » (Cayot 2012).

Ainsi, la gestion « modernisée » de l’action sociale, telle qu’elle a été pensée depuis les lois de décentralisation et la loi de 2002-2, rappelle avec fracas aux professionnels de l’éducation spécialisée, que le travail social « sert exactement à faire ce pour quoi il est fait, c’est-à-dire assurer une gestion des individus asociaux/inadaptés/handicapés, au sein d’un mode de développement piloté par une économie triomphante et appuyé sur une croyance enracinée dans le progrès social comme résultante inéluctable de la croissance économique » (Autès, 2013). Dès lors, « les travailleurs sociaux qui doivent souvent leur carrière à l’ancien système et qui ont profité de l’ascenseur social […] sont placés dans la situation d’expliquer à leurs clients que les bienfaits du progrès économique dont ils ont bénéficié pour eux-mêmes n’existent plus » (Christen, Heim, Vasselier-Novelli, 2004). Pour reprendre les propos de Robert Castel, tout se passe comme s’ils devenaient les gestionnaires aveugles d’une clientèle qui oscille entre les trois phases de la désaffiliation sociale : « la déstabilisation, l’installation dans la précarité et la dernière, l’incorporation de l’identité de surnuméraire » (Castel, 1995).

Participant, malgré eux, à la mise en oeuvre de politiques sociales reposant sur le renoncement au progrès social, ils sont contraints d’accepter une fonction de gestionnaires de cas prenant en charge la somme d’individus ayant perdu la possibilité anthropologique de se créer une identité par le travail. Ce qui semble apparaître aujourd’hui, c’est que cette conjonction d’éléments participe de la production d’un mal-être au travail chez les éducateurs spécialisés qui tend à se développer à l’ensemble de leur communauté professionnelle. Les groupes professionnels que nous rencontrons dans le cadre de nos recherches font en effet ressurgir des questions qui semblent de prime abord être collectives, mais qui, au final, entretiennent des résonances profondes avec le sujet et sa biographie. Au-delà de l’identification de la problématique du mal-être au travail, entendu comme résultante des effets des structures sociales, attardons-nous désormais sur ce qui se joue du côté du sujet et de son histoire personnelle.

Les espaces d’analyse de la pratique : lieu d’expression du malaise intimé

Depuis plusieurs années, nous menons, dans le cadre de nos travaux de recherche, des ateliers d’analyse de pratique collectifs dans le secteur de la protection de l’enfance. Ces ateliers sont par ailleurs couplés à un dispositif d’entretiens individuels à forte valence biographique. Au cours de ces temps d’échanges spécifiques, des effets de résonance se manifestent, tout particulièrement à l’occasion des moments d’exploration biographiques chez les participants. D’un point de vue méthodologique, les Groupes d’Analyse de la Pratique (GAP) reposent sur une dynamique de travail et d’exploration en cinq étapes : l’exposé d’une situation, l’exploration, le questionnement, l’interprétation et enfin l’analyse des résonances historiques chez le narrateur. Bien évidemment, le cadre dans lequel les situations émergent est crucial. La spécificité du fonctionnement intrapsychique de chacun des membres du groupe, l’influence des habitus socioculturels des participants, les effets d’interaction et de contexte, les phénomènes transférentiels et contre transférentiels, les processus d’identification projective font apparaître la complexité des rapports qui se nouent à l’occasion de la mise en oeuvre du dispositif clinique. L’approche clinique que nous privilégions ici postule que la démarche de « recherche biographique, en envisageant le rapport à l’idéologie au carrefour du registre social et du registre psychique, permet de décrire les situations de malaise identitaire que rencontrent aujourd’hui certains professionnels » (Niewiadomski, 2012). Au cours des groupes d’analyse de la pratique que nous avons menés, l’usure professionnelle est un thème particulièrement présent dans le discours des acteurs éducatifs. Nous définirons ici cette notion comme relevant d’un « syndrome relationnel composé de trois dimensions : sentiment d’épuisement professionnel, tendance à la déshumanisation de la relation, diminution de l’accomplissement personnel » (Pezet-Langevin, Villatte, Logeay, 1993).

Une clinique du sujet

Le travail d’analyse clinique s’appuie sur les matériaux narratifs issus de l’expérience vécue, dont l’ambition, au-delà de la description d’un réel perçu, est de créer une cohérence du « soi », via les phénomènes de reconfiguration narrative (Ricoeur, 1990) qu’engagent la mise en récit et l’échange collectif dans le groupe. Le narrateur, en échangeant avec les narrateurs dans le groupe peut alors, non pas changer son histoire, mais changer le rapport qu’il entretient avec cette dernière et modifier ainsi les éventuelles tensions biographiques ressenties. Ce travail d’analyse accompagne par ailleurs la réflexion du sujet à partir de l’analyse de ses propres rapports cliniques avec les usagers. Ce dispositif amène bien souvent les praticiens de terrain à mieux cerner les paradoxes professionnels engendrés par les exigences de la reconfiguration de leurs métiers. Dans la plupart des cas, les éducateurs spécialisés, doivent passer par plusieurs phases pour élucider ce qui entre en jeu dans les situations éducatives présentées. La première phase du travail de présentation consiste, pour l’animateur des GAP, à aider le professionnel à identifier ce qu’il a pu observer. Il est nécessaire de mobiliser plusieurs séances avant de pouvoir aborder le volet émotionnel, tant il est parfois difficile de dépasser la phase descriptive. Les situations sont fréquemment qualifiées de complexes, voire « sans issue ». Après cette deuxième phase, la difficulté majeure pour les participants réside bien souvent dans le fait d’être en difficulté pour problématiser une situation qui « s’envenime » au fur et à mesure de sa présentation. En effet, dès lors que les éléments décrivant une situation de tension éducative viennent à se tarir dans le discours du professionnel, émerge alors une description de l’environnement organisationnel et des conditions de travail. Le discours de l’impuissance, empreint de plaintes à l’égard du « cadre », souligne alors le poids de la bureaucratie, des logiques économiques, du management. À ce moment, les éducateurs éprouvent fréquemment le sentiment d’être en situation d’impuissance, puisque « victimes » de logiques à propos desquelles ils estiment ne pas avoir prise. Contraints de se resituer dans un environnement professionnel en mutation, les éducateurs se heurtent à l’évolution, voire à la transformation de leurs identités professionnelles. Ainsi, lorsque nous entrons dans le vécu et le récit expérientiel des acteurs éducatifs, plusieurs thématiques émergent avec récurrence : les conflits et les désaccords d’équipe, la violence institutionnelle et celle des usagers, l’incohérence des modèles organisationnels, l’inadéquation des modes d’accompagnement des publics, le travail réalisé dans l’urgence, etc. De surcroît, ce qui apparaît comme un axe de préoccupation majeure pour ces professionnels, recouvre le sentiment partagé du manque de reconnaissance professionnel. Les acteurs rencontrés expriment très clairement l’absence d’étayage hiérarchique quant aux choix qu’ils opèrent sur le plan professionnel. L’incertitude qui plane sur la validation et la légitimation des choix éducatifs entretient, à ce titre, un flou interprétatif quant aux missions premières des acteurs éducatifs, génère l’installation de malaises organisationnels (Saint Martin, 2007), et favorise l’apparition d’un sentiment d’usure professionnelle lancinant.

Ce sentiment de non-reconnaissance institutionnelle produit, par ailleurs, des postures professionnelles zélées, dont l’application renforce les fonctions d’exécutant. Et c’est à ce moment qu’apparaît la première expression du malaise professionnel (Saint Martin, 2007) qui se traduit par l’exercice du rôle « de guichetier social » où l’acteur a le sentiment de perdre en autonomie du fait de l’essor des rationalités gestionnaires. Cette perte d’autonomie traduit l’idée que l’institution sociale, en adoptant un modèle gestionnaire, se rend « opaque elle-même au moyen de ses outils d’organisation car ce n’est plus tant elle qui fournit du sens que ces derniers » (Amadio, 2011). L’outil gestionnaire et managérial justifierait et légitimerait ainsi l’action et non l’inverse, « à l’institution de sens se substitue l’acteur organisationnel qui, faute de savoir quel sens instituer, organise, gère, « manage », se replie sur les activités procédurales qu’on lui impose » (Amadio, 2011). À ce stade, les éducateurs se voient donc contraints de chercher dans leurs propres registres de valeurs professionnelles, un sens à leur pratique éducative. Ce ressentiment professionnel se conjugue bien souvent à un sentiment d’échec pour l’individu, à la fois en tant que professionnel et en tant que sujet. Ce qui renforce ce sentiment de malaise, c’est qu’ils sont à la fois soumis aux règles implicites des logiques managériales, diffuseurs et acteurs de ces dernières, mais également auteurs et victimes de l’emprise de l’organisation sur l’institution. Émerge alors le fait que les métiers de l’éducation spécialisée s’engagent dans la voie d’une recomposition globale et systémique de leur activité professionnelle.

Quand l’usure s’ancre dans le quotidien de l’éducateur

L’expression du sentiment d’usure professionnelle s’avère être, pour grande part, la résultante des paradoxes et contradictions générés par les dissonances liées aux cadres d’actions. Pour les professionnels socio-éducatifs, les bouleversements structurels et conjoncturels amplifient les malaises de sens au travail. Il en ressort une dissension entre les finalités affichées par les orientations politiques des institutions médico-sociales et les « besoins de terrain » recueillis et identifiés par les praticiens. Les dissensions idéologiques et éthiques provoquées se trouvent ainsi amplifiées par l’instauration d’un mécanisme d’acceptation et d’intériorisation d’injonctions paradoxales qui affectent le sujet au travail. Inéluctablement les cadres organisationnels sont convoqués, pointés du doigt. Ils sont l’une des causes du désenchantement professionnel qui érode, petit à petit, le désir et l’envie d’aider, d’éduquer. Les contextes professionnels des métiers sociaux éducatifs, toujours plus paradoxaux, désorientent les repaires passés, les références aux métiers, aux professions, mettant à jour des incompréhensions entre les différentes générations. Cependant, cette approche déclarative, expérientielle et subjective de la problématique du malaise au travail ne peut à elle seule satisfaire notre souhait de compréhension du phénomène abordé. Il nous paraît important aujourd’hui d’effectuer un « pas de côté » afin de mieux cerner, en creux, ce que nous disent les professionnels de la réalité des malaises vécus, de la plainte déposée.

Les GAP sont en effet des lieux propices au « dépôt de la plainte ». Qualifier son malaise est primordial puisqu’il permet d’accéder au processus de médiatisation issu de la narration du vécu clinique. La plainte permet d’aller à la rencontre de l’autre. En cela, la qualification de la plainte est essentielle pour envisager le passage à l’analyse de la pratique professionnelle. Elle doit, dans de très nombreux cas, faire la démonstration sociale de son existence et de sa légitimité pour être reconnue en tant que telle. La plainte est curieuse, elle sidère parfois l’auditeur tant elle oblige, de prime abord, à l’indulgence, à la compassion : « la plainte est un passage du biologique au symbolique, du somatique au langage » (Jacobi, 1994). La plainte est à la fois révélatrice d’un ressenti, elle remplit également une fonction spécifique pour l’acteur et le sujet. La plainte est « à la fois une manière de rendre compte de sa pratique professionnelle et une manière de la masquer […] un mode de défense et une stratégie de présentation de soi » (Franssen, 1999). Au-delà du fait que le malaise au travail apparaît comme une problématique majeure et centrale pour bon nombre de professionnels du secteur social, comment pouvons-nous élucider les éléments objectifs de la problématique du vécu perçu subjectif des éducateurs ? Le malaise exprimé ne serait-il pas un révélateur d’une transformation identitaire professionnelle ? Quelles fonctions ces plaintes remplissent-elles d’un point de vue du processus de construction identitaire ?

La plainte : entre affirmation de soi et stratégie identitaire

Le secteur médico-social a subi ces vingt dernières années des réformes profondes qui bousculent les légitimités professionnelles des acteurs éducatifs et plus spécifiquement celles des éducateurs spécialisés. Fragilisés sur leurs fondamentaux hérités des corporatismes professionnels, nombreux sont ceux qui vivent douloureusement ce changement de modèle.

Ce que nous pouvons distinguer à l’heure actuelle, c’est que l’expression et la nature du discours changent. Les insatisfactions relèvent moins de la dureté des conditions de travail que des problèmes liés à la surmobilisation du sujet ainsi qu’aux effets liés au stress et à la non-reconnaissance. Si l’on observe la plainte sous le registre de la stratégie communicationnelle, la plainte peut revêtir un tout autre sens pour l’acteur, en tant qu’elle épouse parfois une fonction singulière du point de vue de la stratégie identitaire. Les récits expérientiels nous éclairent quant au fait que la plainte porte bien souvent en elle certaines vertus fédératrices servant à cimenter les liens d’appartenance à un corps professionnel singulier, idéalisé. Les plaintes « expriment et portent simultanément leur demande de reconnaissance comme membres de groupes professionnels. Cette demande de reconnaissance s’adresse d’une part aux pairs et, d’autre part, elle permet aux agents de monter en généralité leurs impressions subjectives pour se réassurer collectivement, derrière une dénonciation commune de l’éclatement de leur groupe socioprofessionnel et de la diversification de leurs pratiques » (Franssen, 1999). Ainsi, si la plainte sert à dénoncer, elle sert également à s’énoncer. L’énonciation de la plainte et de l’usure professionnelle traduit alors l’idée que le sujet cherche à se faire reconnaître dans un groupe professionnel capable. La dureté de la tâche, de l’épreuve, viendrait donner corps à un métier subjectif, qui plus est, difficilement évaluable quant à ses résultats concrets. Les épreuves évoquées apparaissent ici comme une tentative de faire la preuve de sa capacité professionnelle.

L’expression du malaise au travail a donc pour fonction, dans ce cas de figure, d’inviter autrui à reconnaître le sujet dans ses capacités professionnelles mais aussi intimes. La plainte peut alors être envisagée sous un autre angle puisqu’elle deviendrait un outil servant à surmonter les épreuves inhérentes aux métiers tout en favorisant le sentiment d’appartenance à un corps professionnel. Le sujet a donc besoin de l’autre pour obtenir la reconnaissance qui lui est due. La plainte revêt alors un caractère hautement socialisant, aux vertus narcissiques stimulantes. Nous comprenons ici les propos de Friedrich Nietzsche (1886), pour qui « le désir de reconnaissance est un désir d’esclave » puisqu’autrui est nécessaire à la reconnaissance. Néanmoins, la complexité de ce rapport chimérique à l’activité professionnelle se heurte à un problème de taille pour les éducateurs spécialisés, puisque le propre de la reconnaissance c’est qu’elle passe nécessairement par les autres.

Le sociologue Abraham Franssen (1999) nous propose à ce sujet une approche éloignée de la vision « romantique », idéalisée, que nous donnent à voir les travailleurs sociaux, interrogeant ainsi la fonction de la plainte et de l’expression du malaise et postulant qu’elle constitue « un mode de gestion identitaire » aux intentions narcissisantes. Pour le sociologue, l’approche structuraliste des transformations des métiers du social n’est pas suffisante pour comprendre le phénomène du mal-être au travail chez les travailleurs sociaux. L’analyse discursive qu’il opère des acteurs concernés montre bien la production de caractéristiques singulières quant à la manière dont les acteurs se définissent eux-mêmes. Dans le cadre de ses travaux, il constate l’apparition récurrente de la figure du professionnel se définissant implicitement comme un acteur porteur d’une « mission de sauvetage », servant à produire une image positive qu’il a de lui-même ; légitimant les modes d’interventions auprès des populations fragilisées. Pour le sociologue, les travailleurs sociaux seraient assez proches de la figure du martyr[4] entretenant une sorte de « fable sociale » mythifiant une histoire du travail social, légitimant l’adhésion aux valeurs, aux convictions originelles professionnelles et servant à stabiliser le sujet dans son identité référentielle.

Au regard de cette perspective, nous pouvons émettre l’hypothèse suivante : l’expression d’un ressentiment au travail serait une façon d’affirmer et d’exprimer son identité professionnelle, de réaliser une sorte de transaction identitaire (Franssen, 1999) favorisant la négociation d’une identité pour soi, elle-même préservant un noyau de sens professionnel. Dans cette perspective, le malaise au travail des éducateurs spécialisés est donc pour partie le symptôme d’une transaction identitaire pour soi contrariée, symbolisant la difficulté sociale d’expérimenter, au travers de l’activité professionnelle, la mise en action des ressorts narcissiques favorisant le processus de développement de l’estime de soi. Le travail est donc bien plus que le travail. Il permet de trouver les moyens d’exister et de devenir soi-même, puisqu’il est au service du « réengagement d’éléments de la socialisation antérieure dans d’autres communautés de projet » (Kuty, 1998). Le travail favorise le processus de construction identitaire puisque « l’on travaille pour réaliser une oeuvre utile et bien faite, et que les autres reconnaissent comme telle. Quand toutes ces conditions sont positivement réunies, le rapport au travail est source de construction identitaire » (Rhéaume, 2006).

Ainsi, la construction identitaire au travail est un processus de triangulation où s’entremêlent « reconstruction de sa trajectoire, production de valeurs relationnelles locales et accès à une légitimité typique d’acteur » (Dubar, 2008). L’un des participants aux groupes d’analyse de la pratique évoque ainsi cette triangulation :

« Ma mère et mon père étaient violents, elle m’a défoncé une fois la tête avec une cocotte-minute parce que j’avais envie de manger. Je me suis retrouvée en foyer, à 11 ans, à la DDASS, un foyer de rééducation, avec une école à l’intérieur, avec des religieux, des soeurs, j’ai connu le début des éducateurs spécialisés… et si j’ai ce recul et cette distance avec mon histoire, c’est parce que je voulais l’utiliser pour en faire un métier. »

Dès lors, la question des valeurs sous-jacentes à l’activité est centrale dans cette dynamique identitaire puisqu’elle permet la reconnaissance de la légitimité du sujet dans l’action.

Malaise ou mal à l’aise ?

La reconnaissance au travail s’avère revêtir une importance majeure quant à l’accomplissement du sujet dans son activité professionnelle. Rétribution symbolique, certains diront qu’elle représente le « second salaire ». Le manque de reconnaissance est alors à envisager comme une violence faite au travailleur. Elle participe à l’émergence du sentiment d’être « mal à l’aise dans son habit professionnel », traduisant ainsi une distinction majeure entre « mal être professionnel » et « mal à être professionnel ». Le mal-être professionnel est pour nous un état d’insatisfaction exprimé par l’acteur au travail, renvoyant à des dimensions situationnelles, contextuelles. Il se distingue du mal à être professionnel qui s’avère quant à lui renvoyer le sujet à des éléments de type historiques, identitaires, existentiels et projectifs.

« On court tout le temps pour les autres, on ne prend pas soin de nous. Nous avons la fâcheuse tendance à faire passer l’intérêt des autres avant le nôtre. On est barge quand même. Je suis proche de la retraite et le pire c’est que je suis pareil que ma collègue, rien ne m’arrête, j’ai toujours voulu comprendre ce qui me pousse à avoir de comportement là. C’est un drôle de rapport au travail je trouve. C’est vraiment étrange, j’ai l’impression que nous sommes en quête de quelque chose. Et cette quête ne s’arrête jamais, comme si nous cherchions à réparer quelque chose. Je ne sais pas d’où ça vient, c’est un véritable mystère. J’imagine que mon éducation et mon histoire ne sont pas étrangères dans tout cela, comme si je cherchais de la reconnaissance, comme des gosses ».

Certains éducateurs spécialisés exprimant du mal-être au travail sont donc pris dans une double contrainte qui leur est faite en raison d’une trajectoire biographique les enjoignant à renouer avec des dettes cachées, mobilisant des identités passées. Dès lors, l’analyse du discours sur le malaise des travailleurs sociaux ne saurait être observée sous un angle univoque. Il recouvre un objet de travail particulièrement complexe à aborder tant il semble faire partie d’un processus identitaire à double transaction (Dubar, 2008) : négociation avec les autres, mais également « avec soi-même ».

Conclusion

Le propos que nous venons de présenter suggère qu’il convient de faire preuve de prudence quant à l’usage des termes de mal-être au travail et d’usure professionnelle. L’organisation est souvent décriée, nul besoin d’en faire la preuve. Néanmoins, l’organisation ne peut perdurer sans le carburant des acteurs. Dans ce système complexe, fluide, aux enchevêtrements multiples, il convient de faire preuve de distance pour éviter les raccourcis interprétatifs. En effet, il est intéressant de constater que bon nombre de professionnels savent clairement s’adapter aux nouvelles configurations professionnelles qu’ils dénoncent en amont. C’est pour cette raison que certains auteurs préfèrent parler d’épreuve de professionnalité, elle-même renvoyant à l’idée « de montrer in fine comment la professionnalité se recompose à partir des significations individuelles et collectives qui sont données aux atteintes dont la professionnalité fait l’objet et à partir des engagements que celles-ci suscitent » (Ravon, 2008). Nous pouvons alors envisager la problématique sous un autre angle de vue en pensant davantage la notion d’usure professionnelle, « non pas tant comme une notion permettant de mesurer l’intensité du malaise professionnel, que comme l’indice d’une transformation en cours du travail social » (Ravon, 2008). Dans cette perspective dialectique et systémique, il nous importe aujourd’hui d’examiner attentivement les processus de « réinterprétation » individuel et collectif servant à élaborer une nouvelle mise en cohérence de l’agir professionnel.

La mutation actuelle des métiers socio-éducatifs nous invite ainsi à nous demander quels nouveaux construits sociaux les éducateurs spécialisés vont-ils bâtir pour tenter d’affronter les paradoxes, les conflits de valeurs, les dilemmes identitaires inhérents à l’exercice actuel des métiers socio-éducatifs et ainsi tenter de « dépasser » les « blessures » biographiques et identitaires produites par la reconfiguration de leur métier.