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Introduction

Dans son ouvrage « Transformative Dimensions of Adult Learning », paru en France en 2001 sous le titre « Penser son expérience. Une voie vers l’autoformation », Jack Mezirow fait de l’habitude et des processus d’anticipation les opérateurs principaux des processus de constitution de l’expérience. Cependant, l’ouvrage n’en propose pas une définition véritablement établie, ce qui explique en partie la variation des termes qui s’y raccrochent dans les différents chapitres :

  • Chapitre 1 : les habitudes d’anticipation sont associées aux « perspectives de sens » : « Nous pensons que les habitudes d’anticipation, ou perspectives de sens, assimilées en dehors de tout examen critique, servent de schèmes et de codes de perception et d’interprétation dans le décryptage du sens. Tel est le postulat fondamental d’une théorie constructiviste et transformatrice de l’apprentissage des adultes » (2001, p. 24).

  • Chapitre 2 : une définition est proposée des perspectives de sens qui intègre la notion d’habitude : « j’ai choisi le terme de “perspective de sens” pour désigner la structure des présomptions à l’intérieur de laquelle l’expérience passée d’une personne assimile et transforme l’expérience nouvelle. Une perspective de sens est un ensemble d’habitudes qui constitue un cadre de référence directeur que nous utilisons dans la projection de nos modèles symboliques et qui nous sert de système de croyances (habituellement implicites) pour interpréter et évaluer le sens de notre propre expérience. » (2001, p. 62)

Ces deux citations nous semblent contenir et rassembler les composants principaux de la théorie de l’apprentissage transformateur : habitude, anticipation, cadre de référence, compréhension. Cependant, l’examen des références mobilisées pour définir ces notions conduit à s’interroger sur le travail de définition qui permet de les situer théoriquement, et d’en penser ensuite la cohérence pour l’édification du paradigme du TAT. L’étude proposée dans le chapitre 2, intitulée « Le processus de compréhension de l’expérience : les perspectives de sens » s’appuie en effet sur une large pluralité d’auteurs : Karl Popper dont la citation présentée porte sur « l’horizon d’anticipation » (p. 58) ; Jean Piaget et la théorie des stades du développement cognitif (p. 60) ; « les "jeux de langage de Wittgenstein", les "réalités alternatives" de Castaneda, les "structures de langage" de Whorf, les "problématiques" de Bachelard et Althusser et les "paradigmes" de Kuhn servent tous à mettre en évidence que le sens des termes, expressions ou définitions ne peut se comprendre qu’en relation à des "cadres de sens" » (p. 61). C’est à partir du constat de cette pluralité de sources et de références autour des notions d’expérience, d’habitude et d’anticipation que nous interrogeons les fondements de la théorie de l’apprentissage transformateur.

L’expérience : notion fondatrice de la Transformative Learning Theory ?

La démarche entreprise par Mezirow semble comporter un paradoxe : la multiréférentialité présente dans son ouvrage, qui est au coeur de la théorie de l’apprentissage transformateur, semble fragilisée plutôt que consolider son édification. Cette critique mérite cependant un examen prudent : certaines notions sont travaillées à partir d’un grand nombre de sources (c’est le cas, par exemple, pour la notion de « cadre de références ») tandis que d’autres, telle la notion d’habitude, restent presque non définies. De plus, et cela est souligné par Alhadeff-Jones, le caractère intégrateur du TAT permet d’appréhender avec une pertinence renouvelée la notion d’apprentissage des adultes, dont l’une des caractéristiques est d’être traversée par une large diversité de théories, de modèles et de pratiques. Cette dimension intégratrice se concrétise notamment dans les trois formes d’apprentissages que Mezirow met au jour : « L’apprentissage instrumental (instrumental learning) renvoie à une compréhension de l’expérience — comprise ici davantage comme expérimentation — visant à maîtriser un environnement donné. (…). L’apprentissage communicationnel (communicational learning) désigne la capacité d’apprendre à comprendre le sens donné à une expérience partagée, et les intentions, valeurs, sentiments, idéaux, auxquels elle renvoie (…). Enfin, l’apprentissage émancipateur (emancipatory learning) implique le développement d’une capacité à identifier la nature et l’origine de nos perspectives de sens (meaning perspectives) afin de remettre en question l’organisation des schèmes de sens (meaning schemes) à travers lesquels on interprète les significations associées aux apprentissages (instrumentaux ou communicationnels) issus de nos expériences de vie. » (Alhadeff-Jones, 2011, p. 143-144). L’explicitation de ces trois niveaux permet de tenir ensemble, dans une même théorie, des apprentissages instrumentaux (dont l’enjeu est la résolution de problèmes) avec d’autres, qui portent sur la compréhension collective de ce qui est vécu en situation, et/ou des expériences qui font événement dans le cours de la vie. C’est cet édifice qui, malgré ses dimensions intégratrices, nous semble devoir être attentivement examiné. Cette modélisation est ainsi interrogée selon trois plans : le rôle de l’habitude dans les processus de constitution du vécu, la notion d’épreuve et son potentiel formatif, les dimensions biographiques du TAT.

L’expérience et ses modes de constitution : habituation et anticipation

Le titre « Penser son expérience » de la traduction française de l’ouvrage peut surprendre. Aucune définition de l’expérience n’est vraiment proposée et les ancrages qui pourraient permettre de situer les dimensions expérientielles de l’apprentissage transformateur ne sont pas clairement explicités. La consultation de l’index des notions permet par exemple de constater que l’expérience n’apparaît que quelques fois en tant que thème : « constitution de l’expérience ; expérience et interprétation ; expérience et métaphore ; expérience et sens ; expérience et systèmes catégoriels ». Les quelques éléments de définition apportés convoquent les théories de la mémoire et la dynamique des anticipations. Plus que l’expérience, les notions de sens, d’interprétation et d’anticipation apparaissent très présentes. Il semble donc que Mezirow ait décidé de faire l’économie d’un travail avancé autour d’une notion qui fait l’objet, il est vrai, de controverses philosophiques toujours vives et complexes (Perreau, 2010). L’accent est plutôt mis alors sur la notion d’habitude dont la fonction est pensée dans l’ouvrage comme fondatrice des processus de constitution de l’expérience.

De même, l’habitude est quant à elle assez peu thématisée. Son rôle est, dans la théorie de l’apprentissage transformateur, de maintenir et de contenir, voire de restreindre les processus de réflexion et de compréhension du sujet sur son expérience. Cette acception de l’habitude penche vers les théories dites de la « fossilisation » (Romano, 2011). Les processus de sédimentation par lesquels l’expérience se constitue, au fil des jours, au gré des situations éprouvées, sont mus par les principes de la répétition. L’accomplissement des dynamiques d’habituation est donc pensé selon les schémas du renforcement, des anticipations configurées par des horizons d’attente préconstitués, des modes d’interprétation recouverts par les allants de soi. Selon cette conception, l’habitude apparaît comme l’agent d’un travail qui tend à typifier l’expérience et à naturaliser le monde. Cette appréhension des processus de constitution de l’expérience via lesquels s’opère un travail de sédimentation et de typification fait l’objet d’analyses très développées en phénoménologie (Bégout, 2010 ; Schütz, 1953/1987). Néanmoins, les intuitions mezirowiennes proviennent principalement des théories issues du pragmatisme et notamment des travaux inspirés des écrits de John Dewey sur l’habitude (Frega, 2006). Cependant, les processus d’habituation peuvent également être analysés à partir de leurs processus de mutation, qui produisent des effets inverses à ceux concourant à la rigidification des manières de penser, d’interpréter et d’agir. Une perspective toute autre que celle d’une habitude « fossile », dont le processus d’assimilation découle d’une répétition, et dont le résultat tient de la perte de liberté, est par exemple celle d’un processus d’incorporation (Ravaisson, 2007) : son destin est de faire advenir des formes de spontanéité. Dans cette optique, l’assimilation n’est plus répétition, mais intégration continue et silencieuse, par transformation qualitative des manières d’agir en situation et/ou de conduire sa vie. L’habituation n’est alors plus une dynamique dont le destin est de produire du même. Envisagée à partir des processus d’incorporation, l’habitude est synonyme d’éveil à des domaines de l’expérience précédemment inaperçus : sphère du sensible, développement attentionnel, élargissement du champ perceptif. Selon cette perspective, l’habitude procède d’une forme de déprise du volontaire, d’un relâchement rendu possible du fait de l’incorporation des gestes qui permet, dans le cours de l’action, d’ouvrir des espaces d’attention à des dimensions de l’expérience du sujet autrefois frappé de cécité. Ces aspects, étudiés notamment par Merleau-Ponty (1945/1996), Ricoeur (1950/2009), Rodrigo (2004) ou Billeter (2012) semblent absents de la TAT. De ce point de vue, l’étude multiréférentielle de la notion d’habitude est de nature à relativiser le poids accordé à l’habitude dans ce qui apparaît comme une « fermeture » des horizons de sens.

Le dilemme et l’épreuve : entre apprentissage et métamorphose

Ces considérations sur l’expérience et sur le rôle de l’habitude dans ses modes de constitution ne sont pas sans conséquence sur la transformation des perspectives de sens. Cette dynamique de transformation (qui est au coeur due la TAT) procède d’une mise en question du sens déjà-là dans des situations vécues et, plus largement, dans le cours de la vie du sujet. À partir d’une enquête qu’il a réalisée auprès de femmes retournant à l’université, Mezirow identifie dix phases pour ce qu’il appelle « la transformation de perspective » : « 1. un dilemme perturbateur, 2. un examen de conscience accompagné de sentiments de culpabilité et de honte, 3. l’évaluation critique des présomptions d’ordre épistémique, socio-culturel ou psychique, 4. la reconnaissance que l’insatisfaction éprouvée et le processus de transformation sont partagés et que d’autres ont négocié un changement identique, 5. l’exploration des possibilités de nouveaux rôles, de nouvelles relations et de nouvelles manières d’agir, 6. l’élaboration d’une ligne de conduite, 7. l’acquisition du savoir et des habiletés nécessaires pour mettre en oeuvre ce projet, 8. les essais provisoires de nouveaux rôles, 9. la mise en place de la compétence et de la confiance en soi nécessaires pour assumer les nouveaux rôles et les nouvelles relations, 10. la réappropriation de sa propre vie sur la base des conditions imposées par la nouvelle perspective » (Mezirow, 2001, p. 185). Selon cette modélisation, l’apprentissage s’amorce par l’expérience d’un dilemme qui provoque une brèche dans la structure des anticipations constituant l’horizon du devenir du sujet. Il s’agit d’un événement qui s’impose au cours de l’existence et qui rend nécessaire la modification des manières de penser et d’agir. Cette configuration biographique peut être pensée à partir des modèles de la transition, de ses contextes d’émergence (Boutinet, 2013), et de ses niveaux d’intensité. Les processus à l’oeuvre, selon que la transition est anticipée ou non, choisie ou subie, transforment cependant de manière assez radicale la dynamique d’apprentissage qui en résulte, son rythme d’évolution, ses modalités de résolution (Bédard, 1983). Les travaux portant, par exemple, sur la manière dont les sujets vivent et apprennent lors de l’épreuve de la maladie (Delory, 2013) permettent d’appréhender dans leur complexité les phénomènes de désorientation vécus face aux épreuves de l’existence. Ces situations rendent nécessaires certains apprentissages rendus nécessaires pour continuer à vivre, à exister en tant qu’agent de son devenir.

En ce qui concerne ce type d’épreuve à portée existentielle (et qui dépasse les configurations relevant de problèmes à résoudre), il est possible de considérer que ce sont moins les cadres de référence qui se transforment que la situation biographique du sujet dans son ensemble. Cette distinction est par exemple produite par Perreau dans son étude sur les structures du monde de la vie chez Alfred Schütz : « L’homme qui se tient dans l’attitude naturelle accorde au monde le bénéfice de la Selbstverstandlichkeit, une auto-compréhensibilité qui aveugle sur ce qu’il est véritablement. À ses yeux, le monde de la vie est ce qui va de soi, ce qu’il laisse pour ininterrogé, alors même qu’il constitue la toile de fond de l’ensemble de mes activités. (…). Mais les problèmes pratiques que nous rencontrons au quotidien, s’ils brisent parfois la “chaîne de l’évidence” (Selbstverständlichkeitskette) qui s’y développe en permanence, ne font pas de la vie quotidienne une réalité problématique en elle-même » (Perreau, 2010a, p. 87). Il faut, selon Perreau, différencier les épreuves qui relèvent de la résolution de problèmes pratiques et ceux qui rendent la vie et le devenir problématiques. Ces éléments semblent par certains aspects confirmer la différenciation faite par Mezirow entre les apprentissages expérimentaux, qui concerneraient la sphère du pratique, et les apprentissages émancipateurs, qui porteraient sur la mise au jour des manières de comprendre et d’interpréter les situations éprouvées. Cependant, ce dont il est question dans certaines configurations biographiques, lors de moments de vie critiques et problématiques, porte moins sur des problèmes pratiques que sur des épreuves initiatiques, dont le passage suppose une métamorphose du sujet lui-même (Moreau, 2012). L’attention portée à la transformation des cadres de référence à compter des expériences dilemmatiques semble ici inscrire la TAT dans une perspective restreinte à la sphère de la logique et du pratique. Sont pourtant interrogées ici les prémices des théories de la formation, et notamment, comme cela est mis au jour par Fabre (1994), les écarts entre les conceptions provenant du pragmatisme et celles s’inscrivant dans les courants de la philosophie herméneutique. Entre transformation des manières d’interpréter les situations de l’existence et transformation des modes d’existence (Lapoujade, 2017), la TAT semble tenir une position équivoque : elle est enchevêtrée entre les théories de l’apprentissage centrées sur la résolution de problèmes situationnels (1) d’une part et celles, relevant du champ de l’herméneutique, et qui concernent les domaines existentiels (2) d’autre part.

L’examen des perspectives de sens : apports de la phénoménologie herméneutique

La TAT a été interrogée dans la section précédente à partir de la théorie du sujet qu’elle convoque. En effet, l’apprentissage et le travail de formation doivent être conçus différemment selon que le sujet est compris comme un agent qui interprète le monde, ou que son mode d’existence (Latour, 2012) le constitue en tant que sujet du monde. Penser la TAT à partir d’une herméneutique du sujet (Foucault,1980/2013) conduit à examiner ce qui, au cours de l’apprentissage transformateur, évolue dans les manières de se comprendre, et à se définir une ligne de conduite pour se déployer dans le monde. Les travaux de Bruce Bégout (2005) sur la quotidienneté et l’édification du monde de la vie (Bégout, 2007) ont spécialement mis au jour une perspective phénoménologique pour appréhender les processus au cours desquels le monde devient habitable. Les habitudes, dont l’une des fonctions est de transformer l’étrange en familier, y sont alors bien plus que des manières acquises d’agir et de penser qui se sont rigidifiées au cours du temps. Elles sont les forces agissantes grâce auxquelles le monde est habité et habitable par le sujet. Leur mise en cause engage donc potentiellement une fragilisation de la structure même du monde quotidien, et, par voie de conséquence, l’émergence virtuelle de l’étrangeté et de l’angoisse. Il y a ainsi à s’interroger sur l’effet que cela produit (Nagel, 2012/1979) du point de vue du sujet de vivre l’épreuve de la transformation des modes d’existence. Cela reste un travail à accomplir, car l’étude présentée par Mezirow est développée en « troisième personne », c’est-à-dire à partir d’un discours qui porte sur des dynamiques et des processus décrits sur un plan théorique et formel. Du point de vue du sujet, c’est-à-dire en « première personne » (Depraz, 2014 ; 2014a), le dilemme énoncé lors de la première phase de la TAT constitue une épreuve qui se donne à vivre de manière expérientielle. En bref, ce qui se manifeste ne prend pas la forme, du point de vue du sujet, d’un problème à résoudre, mais d’une expérience tangible qui comporte ses couches de vécus : corporelle, sensible, perceptive, cognitive (Petitmengin, 2010). Il y a donc matière à explorer ce type de vécu pour examiner et comprendre comment les apprentissages adviennent en tant qu’expérience lors des situations problématiques éprouvées par le sujet.

Vivre un dilemme hors de la sphère de la pratique, en première personne, c’est en effet faire l’expérience d’un doute sur la pertinence des modes d’existence ou sur la continuité même de l’existence. Si les types d’actes réflexifs relevant de la sphère de la pratique restent circonscrits à des situations concrètes et situées, la déprise concerne la transformation des modes d’existence. Elle rompt avec la chaîne de l’évidence du monde naturelle et la structure de la vie intentionnelle : « Dès lors, l’acte attentionnel n’est plus envisagé pour lui-même : il se détache sur le fond d’une vie intentionnelle largement passive, inconsciente et incorporée, constituée d’expériences inaperçues (seen but unnoticed) et tenues pour allant de soi (taken for granted) » (Perreau, 2010a, p.86). L’activité réflexive s’initie alors à partir d’un relâchement du volontaire (Ricoeur, 1950/2009) qui permet l’éveil du sujet à des perspectives de vie restées précédemment inaperçues. S’engager vers un travail de différenciation entre les paradigmes de l’expérimental et de l’expérientiel conduit ainsi à identifier des types d’actes réflexifs distincts par nature l’un de l’autre : le premier mobilise en effet des actes relevant de la réflexion critique, le second, d’une attention à soi prenant la forme d’une compréhension qualitative de ce qui se donne à vivre, et de la manière dont cela peut se traduire en devenir.

L’examen réflexif des perspectives de sens : perspectives narratives et biographiques

L’ouvrage « Penser son expérience. Développer l’autoformation[1] » de J. Mezirow est augmenté d’une préface de Pierre Dominicé, co-fondateur de l’ASIHVIF[2], qui suggère que la théorie du Transformative Learning comporte des dimensions biographiques : « Fondamentalement, pour Mezirow, l’apprentissage a pour but d’élaborer les significations que requièrent, pour l’apprenant adulte, les expériences de sa vie. Quant à la formation, elle a pour finalité une reconfiguration du sens, c’est-à-dire qu’elle peut conduire à de nouvelles interprétations de son existence individuelle et collective » (Mezirow, 2001, p. 9). La proposition faite dans cette préface conduit à s’interroger sur ce qui, dans la TAT, peut être rapproché des fondamentaux des approches biographiques en formation d’adultes. Une manière de répondre à cette question est d’étudier les proximités entre ce que Mezirow nomme « les perspectives de sens » et les structures narratives qui fondent le récit de soi. Selon la perspective biographique (Delory, 2015), l’expérience comporte une structure pré-narrative qui, à l’insu du sujet, de manière passive, configure de manière pré-narrative le vécu. Interroger les perspectives de sens, c’est donc, de ce point de vue, examiner les structures narratives qui fondent le récit de soi. Cette proposition présente l’intérêt d’ouvrir un contexte d’étude très concret pour l’examen des processus de transformation des perspectives de sens. Le courant des histoires de vie en formation (Pineau & Legrand, 1983, Dominicé, 2000) fait en effet de la narration de l’expérience et de la relecture des récits de vie le levier d’un travail de formation de soi, dont l’un des enjeux porte tout spécialement sur l’examen des configurations du sens attribué aux événements vécus.

Les sessions de formation, par les histoires de vie (Lainé, 2004) s’étendent sur une période d’environ six mois, et comportent des journées de regroupement (entre trois et sept jours) qui réunissent un collectif d’une vingtaine d’adultes. Ces formations créent un espace dédié à la relecture de l’expérience en vue d’un travail réflexif à l’échelle de l’existence. Différents temps se succèdent, permettant d’alterner les moments d’écriture individuelle consacrée à la mise en mots du vécu, ceux dédiés à une mise en dialogue en sous-groupes, puis ceux de la socialisation des récits au sein du collectif. Elles engagent les adultes dans un travail réflexif qui conjugue différents actes que nous décrivons dans la figure 1ci-dessous :

Figure 1

L’examen des structures narratives du récit de soi dans les sessions de formation par les histoires de vie

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L’activité réflexive au cours des ateliers biographiques porte sur l’expérience passée (sédimentée), tout en faisant vivre de manière collective des expériences d’expression et de réception des récits de vie. Nous utilisons le terme « sédimenté » pour signifier le processus de rétention constamment à l’oeuvre, qui procède d’un travail de mémorisation s’opérant sans effort particulier. Ces rétentions constituent une « mémoire passive » (Husserl, 1966/1998) dont le destin est, selon une perspective herméneutique, d’advenir au langage. La relecture de l’expérience procède ainsi d’un réfléchissement de ce qui, par sédimentation, s’est constitué « en mémoire » et s’est configuré dans des formes pré-narratives qui sont signifiantes pour le sujet. La relecture de l’expérience procède de ce point de vue d’un examen qui porte à la fois sur le contenu de l’expérience, mais également sur les processus d’agrégation par lesquels l’expérience est configurée. En ce qui concerne les formations par les histoires de vie, ce travail comporte quatre phases :

Temporalisation de l’expérience (phase 1) : temporaliser l’expérience procède d’une activité complexe conduisant le sujet à s’interroger sur ce qui peut, dans le cours de sa vie, être considéré comme des unités de vécu, soit des périodes, moments ou instants qui, en eux-mêmes, constituent « temporellement » un ensemble signifiant. C’est le cas par exemple dans les récits, lorsqu’une personne évoque une période d’emploi, une phase de transition, un moment apprenant. La temporalisation procède alors d’une forme de fragmentation en séquences de durées plus ou moins longues du cours de la vie. Ces séquences sont ensuite ordonnancées chronologiquement, en vue d’une mise en sens temporelle du cours de l’existence.

Saisie des moments marquants (phase 2) et relecture du parcours (phase 3) : la mise en ordre temporel du cours de la vie prépare le travail de relecture en rendant possible l’identification de moments marquants (1) ; leur mise en récit (2) ; l’examen de ce qui, du point de vue du sujet, configure ces différents moments dans son histoire (3). L’examen réflexif prend donc pour objet le sens qui, du point de vue du sujet, tient ensemble les événements advenus dans le cours de son existence. Autrement dit, la relecture de l’expérience sédimentée n’est autre que l’interrogation des modes de configuration tacites qui ont intégré dans des structures narratives le vécu pour le transformer en récit (Delory-Momberger, 2010). Elle peut également concerner les récits de vie déjà écrits (phase 4). Dans ce cas, la relecture porte sur un texte dont la trame tient sa cohérence d’une mise en intrigue[3].

La réflexivité portant sur le vécu sédimenté peut donc être considérée comme l’une des modalités d’un travail visant la transformation des structures narratives : via ces dernières, les vécus se voient signifiés et situés dans une histoire. Ce travail suppose de temporaliser l’expérience, grâce à des outils tels que les lignes de vie (Lainé, 2004). Il faut également souligner la dimension collective de l’activité réflexive au cours de ces formations. Elle est favorisée par les processus d’intercompréhension qui adviennent lors de la quatrième phase (présentée dans la figure 1: 1), phase durant laquelle les adultes font l’expérience de l’expression et de la réception des récits de vie. La transformation du sens n’y relève pas d’un travail critique, mais de l’émergence des processus d’intercompréhension, du fait de la mutualisation des récits. L’expérience de l’intercompréhension résultant de la mutualisation des récits constitue, selon les termes de Ricoeur, un événement propice à la transformation de soi : « L’événement complet, c’est non seulement que quelqu’un prenne la parole et s’adresse à un interlocuteur, c’est aussi qu’il ambitionne de porter au langage et de partager avec autrui une expérience nouvelle. C’est cette expérience qui, à son tour, a le monde pour horizon. Référence et horizon sont corrélatifs comme le sont la forme et le fond. » (Ricoeur, 1983, p. 147). Ces moments d’expression collective des récits de vie, dont la référence est le dire d’un sujet impliqué (Foucault, 1982/2017), favorisent la circulation des points de vue et concourent, du fait des processus d’intercompréhension biographique qui en émergent, à la transformation des manières de se penser et de se dire (Foucault, 1984/2009).

En synthèse

Nous avons cherché à interroger la Transformative Learning Theory à partir de ce qui, dans la traduction française de l’ouvrage, constitue trois de ses pivots : la multiréférentialité, l’habitude, l’expérience formatrice. Le champ de cette étude est donc restreint à l’analyse des conceptions et aux liens qui sont proposés entre trois notions. Malgré ces limites, nous avançons en synthèse quelques propositions en guise de résultats. Le premier porte sur l’importance à accorder à la notion d’expérience pour penser la TAT. Ce sont les notions de cadre de références et d’habitude d’interprétation qui apparaissent centrales dans l’édification de cette théorie. Ces notions sont cependant l’objet de controverse depuis Descartes : « S’il y a bien une thématique “française”, pourrait-on soutenir, qui court de Descartes à Ricoeur en passant par Maine de Biran, Ravaisson, Bergson, Guillaume, Merleau-Ponty, et jusqu’à des recherches phénoménologiques contemporaines, c’est celle de l’habitude » (Romano, 2011, p. 187). L’objet de ces controverses porte sur le caractère sclérosant ou au contraire créatif de l’habitude. Le fait que ces éléments de discussion autour de la place de l’habitude dans les processus de constitution de l’expérience soient relativement absents de l’ouvrage n’invalide cependant pas le travail de Mezirow. Cela révèle surtout le cadre théorique au sein duquel est pensé l’expérience dans cet ouvrage, et, peut-être, le fait qu’il soit retenu sans examen explicité.

Une fois ces éléments établis, nous avons ensuite interrogé les théories de l’expérience sur lesquelles est fondé l’ouvrage. Mezirow s’est inspiré des travaux sur l’expérience provenant du pragmatisme américain, et notamment ceux de John Dewey. La théorie de l’apprentissage transformateur est ainsi fortement inspirée des théories de l’apprentissage expérientiel telles qu’on les trouve chez des auteurs comme David Kolb (1984). À partir de ce constat, nous avons cherché à montrer que le cadre de référence à l’intérieur duquel était pensée l’expérience dans la TAT souffrait de l’absence de développements sur l’herméneutique, et par certains aspects, sur la recherche biographique. Cela a été exposé sur la base de l’analyse de l’expérience du dilemme, dont l’appréhension expérimentale écarte les approches expérientielles (les effets vécus dans le cours de la vie du sujet), les dimensions sensibles de l’apprentissage, l’herméneutique du sujet.

Ces éléments permettent de mieux situer, selon nous, les choix produits par Mezirow pour penser l’apprentissage et la formation expérientielle : « La formation expérientielle et, au-delà, la problématique de la formation en général sont donc traversées par deux traditions antagonistes de l’expérience. Dans l’interprétation pragmatiste, l’expérience est bien pensée comme formatrice, mais pour autant qu’elle se conforme aux canons de la méthode scientifique. Elle tend donc, dans la résolution de problème ou la méthode de projet, à s’affirmer comme expérimentation. Au contraire, dans la tradition du romantisme allemand de la Bildung, la formation se conçoit très globalement comme une quête de sens, sur le paradigme de la compréhension historique et dans un mode d’intelligibilité d’ordre narratif (…). La formation comme expérience est donc marquée par la dualité des traditions d’ordre instrumentale ou narrative » (Fabre, 1994, p. 159). L’ouvrage de Mezirow semble bien traversé par cette dualité, malgré le recours à des modèles qui font place à l’approche expérimentale fondée sur la résolution de problème, et d’autres qui se réclament de l’herméneutique principalement habermassienne néanmoins. Il en résulte une attention moindre aux dimensions biographiques, l’apprentissage transformateur semblant parfois être pensé en dehors du temps et de la vie du sujet. Les premières lignes écrites par Mezirow sont pourtant les suivantes : « Notre spécificité d’apprenants adultes (ce que nous sommes tous) est d’être prisonniers de notre propre histoire. Quelle que soit notre capacité à donner un sens à notre expérience, nous ne pouvons le faire, dans un premier temps, qu’au moyen des outils dont nous avons hérité… » (Mezirow, 2001, p. 21). Penser la TAT selon une perspective temporelle invite à poursuivre ses travaux fondateurs à la lumière de la phénoménologie herméneutique.