Article body

Introduction

Les notions de pénibilité et de risque psychosocial relèvent de la catégorie des « risques professionnels ». Le Code du travail français stipule (Art. 4121.1) [1] que l’employeur doit prendre les mesures nécessaires pour assurer la sécurité et protéger la santé physique et mentale des travailleurs. Ces mesures comprennent (a) des actions de prévention des risques professionnels et de la pénibilité au travail, (b) des actions d’information et de formation et (c) la mise en place d’une organisation du travail et de moyens adaptés. Actuellement, l’Agence européenne pour la santé et la sécurité au travail identifie quarante-deux risques psychosociaux (RPS). Toutefois, la complexité des liens qui les unit parfois de façon systémique ouvre la voie à des thèmes divers qui entretiennent une forme de confusion (EUROGIP- 47-F, 2010). Malgré cette diversité, tous les RPS ont une dimension multifactorielle dans laquelle les éléments de la vie privée et les comportements sociaux sont intimement liés, ce qui les rend particulièrement difficiles à identifier. Dans un sens large, ils renvoient à tous les troubles autres que physiques liés au travail.

Depuis quelques années, on constate une dégradation de la qualité de vie au travail dans les établissements scolaires de l’enseignement secondaire (collège et lycée) en France (Fotinos et Horenstein, 2011 ; Rascle et coll., 2009). Cette dégradation va de pair avec le développement d’un risque psychosocial en particulier : le stress professionnel chez les enseignants de tout âge et de tous niveaux d’expérience (Laugaa et coll., 2008). Les résultats de l’étude ETUCE menée par le Comité syndical européen de l’éducation (CSEE, 2011) [2] auprès de 5500 enseignants de l’enseignement primaire (Kokkinos, 2007), secondaire (Antoniou, Ploumpi et Ntalla, 2013) et professionnel (Janot-Bergugnat et Rascle, 2008) à l’appui du questionnaire psychosocial de Copenhague (COPSOQ) mettent en évidence le fait que ce risque psychosocial touche de façon singulière les entrants dans le métier (Friedman, 2000 ; Montgomery et coll., 2010) et même lors de stages dans le contexte de leur formation professionnelle initiale (Chaplain, 2008 ; Goddard et coll., 2006) . Bien que les facteurs contributifs varient selon les pays, le type et la taille de l’établissement scolaire ainsi que l’âge des enseignants, un consensus apparaît autour du fait que le début de carrière est une phase de l’insertion socioprofessionnelle en outre particulièrement concernée par une forme de pénibilité au travail qui « ne relève pas que d’une faiblesse individuelle », mais qui est liée à des dysfonctionnements « au niveau organisationnel » et « interpersonnel » (CSEE, 2011, p. 6). Toutefois, une situation de travail perçue comme pénible n’induit pas forcément une forme pathologique de stress. La condition pour les enseignants débutants est qu’ils ne soient pas exposés durablement à une configuration multifactorielle dépassant les ressources dont ils disposent pour y faire face à l’issue de leur formation professionnelle initiale.

D’après la Loi du 9 novembre 2010, la pénibilité résulte de mauvaises conditions de travail identifiables, mesurables et relatives au poste de travail lui-même (Lardy-Pélissier, 2011) . Néanmoins, Caron et Verkindt (2011) qualifient cette dimension de restrictive dans la prise en compte des effets sur la santé dans la mesure où seuls ceux qui laissent « des traces durables, identifiables et irréversibles » sont retenus. Il existe en effet trois dimensions de la pénibilité au travail : une dimension observable et quantifiable précédemment évoquée (point de vue organisationnel), une dimension subjective (point de vue individuel) et une dimension normative (point de vue juridique). D’après Petit (2011), étant donné que la dimension normative de la pénibilité est distincte de la manifestation des RPS alors les sollicitations psychiques et leurs effets sur la santé sont ignorés dans un contexte pourtant d’approche élargie de la santé au travail dans laquelle la dimension psychologique est consacrée (Dedessus-Le-Moustier, 2010) . Héas (2005, p. 19) propose donc de retenir que « la pénibilité résulterait d’une situation de travail difficile et contraignante, entraînant une dégradation de l’état de santé du travailleur ». Une telle définition participe d’une conception ouverte qui permet d’aborder de façon globale l’importance et la gravité des enjeux en matière de santé du travailleur et nous la retenons dans notre étude.

Ainsi, concernant la dimension observable et quantifiable de la pénibilité au travail en milieu scolaire, dans le secteur public comme privé, parmi les éléments contributifs retenus par la littérature du domaine apparaissent les conditions de travail, la charge et l’intensité de ce travail, la multiplicité des responsabilités et des rôles attribués aux enseignants, la taille croissante des effectifs dans les classes, le manque de matériel, les exigences administratives, la pression temporelle, le conflit entre la sphère professionnelle et la sphère privée (temps de travail en établissement et hors établissement avec la préparation des cours, la correction de copies, la formation et la documentation).

En ce qui concerne les éléments contributifs de la dimension subjective de la pénibilité dans le contexte d’un affaiblissement de l’institution (Dubet, 2002) nous retrouvons le manque de soutien de la direction ou de la hiérarchie (Antoniou et coll., 2013 ; Janot-Bergugnat et Rascle, 2008 ; Kokkinos, 2007 ; Laugaa et coll., 2008), mais également les relations avec les parents d’élèves (notamment dans le premier degré en France)  et l’iniquité perçue. À cela s’ajoutent les problèmes de l’intéressement (motivation) des élèves vis-à-vis des savoirs académiques, leur enrôlement dans les tâches scolaires et leurs comportements parfois difficiles (incivilités, violences) qui participent à la dégradation du climat scolaire. L ’ensemble de ces facteurs a des incidences sur les difficultés professionnelles relatives à la gestion de classe et semble lié à la fracture éducative perçue avec les élèves (Burke et coll., 1996).

Cet article s’intéresse aux enseignants qui intègrent leur premier poste en pleine responsabilité à l’issue de leur formation professionnelle initiale à l’université en France. Il s’intéresse aux éléments constitutifs des dimensions à la fois subjectives et observables/quantifiables de la pénibilité au travail qui peut provoquer chez certains une forme pathologique de stress (Petit, 2011). Certains facteurs de la pénibilité au travail sont communs avec ceux du stress professionnel des enseignants (OCDE, 2015, 2012). En effet, il s’agit des conditions de travail et contraintes organisationnelles liées à la tâche d’enseignement telles que le rapport charge de travail/temps (rythme, pression temporelle), les tâches administratives (bulletins scolaires, rencontres avec les parents d’élèves, réunions administratives, surveillance d’examen, correction de copies) et la gestion de classe (ensemble des pratiques éducatives utilisées par l’enseignant afin d’établir et de maintenir dans sa classe des conditions qui permettent l’apprentissage) (Goudreau e tcoll. , 2012). C’est une difficulté qui, d’après Chouinard (1999), serait principalement due à un manque de connaissances procédurales en matière de maintien de l’ordre et de résolution de conflits, à quoi s’ajoutent (a) le problème de la mobilisation de l’intérêt des élèves pour l’apprentissage, (b) les conditions d’ordre matériel, administratif ou financier. Puis, nous retrouvons des facteurs liés à l’environnement social : (c) relations avec les acteurs éducatifs et sociaux (autres enseignants, membres de l’équipe éducative, de la direction et de l’administration, parents d’élèves) et (d) les classes hétérogènes et les élèves indisciplinés ou ayant un faible niveau scolaire. En revanche, certains leviers de rétention présents dans le contexte d’enseignement ou de formation à l’enseignement sont susceptibles d’opérer une modération du phénomène comme, par exemple, les modalités de l’accompagnement professionnel (tutorat, entraide entre pairs, soutien des collègues) et les apports de formation. Certains facteurs propres au sujet (traits de caractère, expérience antérieure, sentiment d’efficacité, etc.) peuvent également devenir des variables médiatrices de la perception du stress et/ou de la pénibilité au travail.

Nous nous appuierons tout d’abord sur l’approche transactionnelle du stress (Lazarus et Folkman, 1984) pour traiter de cette problématique. Cette approche invite à considérer que le stress est une réponse face aux exigences d’une situation à laquelle le sujet estime ne pas pouvoir faire face au regard de l’insuffisance de ses ressources (Bruchon-Schweitzer, 2002 ; De Keyser et Hansez, 1996). Autrement dit, le sujet évalue la menace ou le défi que constitue un obstacle ou une demande extérieure. Cette évaluation dynamique donne lieu à des stratégies d’ajustement ou de faire face qui ont, à certaines conditions, des effets modérateurs de l’apparition d’atteintes à la santé. Ces ajustements «  situationnels » ou « contextuels » selon Van Zanten et Grospiron (2001) peuvent également ouvrir la voie à des stratégies individuelles ou collectives de défense (Dejours, 2007) permettant de mieux endurer ou de dédramatiser le vécu de cette période qualifiée parfois « d’épreuve du feu » par la littérature du domaine (Grebot et coll., 2006 ; Maranda et coll., 2013) . Toutefois, comme le soulignent De Keyser et Hansez (1996), de « mauvais ajustements » aboutissent quant à eux à des mécanismes pathogènes. Cet article se focalise plus particulièrement sur ces ajustements » dysfonctionnels » rendant possible un abandon de l’exercice du métier, autrement dit un décrochage professionnel.

Les recensions historiques du décrochage enseignant réalisées par Billingsley (2004), Borman et Dowling (2008) et plus récemment Karsenti et coll. (2013) soulignent que les facteurs de risque présents dans la période de l’entrée dans le métier sont renforcés au cours des cinq à sept premières années. Cela correspond bien à la transition de l’entrée en fonction des enseignants vers l’acquisition d’un sentiment de compétence et de sécurité (Beckers et coll., 2007 ; Lindqvist et coll., 2014 ; Martineau et Presseau, 2003) . Malgré un regain d’intérêt depuis les années 2000, les recherches associant le décrochage professionnel à de « mauvais ajustements situationnels » demeurent rares (Billingsley, 2004 ; Borman et Dowling, 2008 ; Hudson, 2009 ; Johnson e tcoll., 2005) . Les études portant sur le contexte français sont en outre peu nombreuses et très parcellaires (Van Zanten et Grospiron, 2001) . Seule Françoise Lantheaume (2008), dans une perspective compréhensive, qualifie le décrochage professionnel de « souffrance au travail » rappelant que c’est l’institution qui « construit l’enseignant en difficulté ». Les résultats d’autres études statistiques et internationales associent le phénomène du décrochage enseignant à un départ prématuré subit, « volontaire » ou non, de la profession pour des raisons autres que la mortalité, la retraite ou la maladie (Karsenti et coll., 2013 ; Macdonald, 1999) . Dans ce cas, il fait suite à de nombreuses absences du poste qui sont parfois associées à des arrêts maladies de courte ou de moyenne durée. Le « décrocheur » manque également de lucidité sur les problèmes professionnels qu’il rencontre et refuse souvent l’aide qui pourrait lui être apportée en se plaçant dans une posture de déni. En revanche, les résultats de ces recensions ne permettent pas de comprendre la complexité du vécu de ce phénomène. C’est la raison pour laquelle nous mobiliserons également certains concepts issus d’une psychodynamique du travail afin de prendre en compte la recommandation formulée par Maranda et collaborateurs (2013, p. 226) selon lesquels :

« Une fois les dimensions pathogènes de l’organisation du travail mieux comprises et leurs interrelations avec les stratégies défensives individuelles, partagées ou collectives, il devient théoriquement possible d’identifier la dangerosité de certaines combinaisons sur le plan de la santé mentale, ce qui ouvre la voie à une double possibilité de transformation des contextes de travail, tant du côté de l’organisation du travail que de celui des stratégies défensives nuisibles à l’action. »

Cet article poursuit donc plusieurs objectifs à la fois épistémiques et théoriques. D’une manière originale il se propose d’explorer les liens susceptibles d’exister entre trois phénomènes : la pénibilité au travail en milieu scolaire, le stress pathologique et le décrochage professionnel chez les enseignants entrant dans le métier.

À des fins descriptives, il s’agit tout d’abord de caractériser la pénibilité au travail en milieu scolaire telle qu’elle est perçue par les enseignants débutants à partir de données statistiques. Puis, à des fins compréhensives, nous proposons d’apporter des connaissances sur ce qui conduit certain(e)s d’entre eux(elles) au déploiement inconscient de stratégies individuelles de défense après des stratégies d’ajustement situationnel « dysfonctionnelles ». En quoi certaines de ces stratégies individuelles de défense altèrent-elles leur compréhension des éléments contributifs de la pénibilité au travail les rendant vulnérables au phénomène de décrochage professionnel ? Après avoir tenté de répondre à cette question, des recommandations seront faites. Elles visent tout d’abord à concilier les enjeux d’une première affectation à un poste de titulaire en enseignement avec une prévention primaire et organisationnelle de la pénibilité pour une meilleure santé mentale au travail en milieu scolaire. Des pistes seront ensuite proposées afin d’accompagner ces enseignants débutants dans un projet de formation complémentaire pour acquérir des ressources leur permettant d’agir sur leur milieu plutôt que de le subir.

2. Cadre conceptuel

2.1 Stratégies d’ajustement situationnel en psychologie sociale

Une des approches psychosociales du stress a particulièrement retenu notre attention. Il s’agit de l’approche transactionnelle issue des travaux de Bruchon-Schweitzer et collaborateurs (Bruchon-Schweitzer, 2002 ; Koleck et coll., 2003) qui proposent un modèle d’analyse des stratégies d’ajustement face à l’adversité à partir d’une adaptation française des résultats des recherches de Lazarus et Folkman (1984). Cette approche invite à considérer l’évaluation dynamique faite par le sujet des ressources dont il dispose pour faire face à son environnement. Elle élargit l’étude du stress au-delà des seules dimensions biologiques, psychologiques et sociales dans la mesure où le sujet est « actif » dans l’interaction entre ces dimensions par le biais de ses propres choix, émotions et comportements. Dans cette perspective, la façon de réagir face à une situation stressante ne dépend ni du sujet ni de l’évènement, mais résulte d’un compromis entre les caractéristiques personnelles de l’individu et celles de la situation. Il en découle un processus conscient, volontaire mis en œuvre à travers une série de « filtres » qui ont pour fonction de modifier la perception de l’événement stressant et donc d’amplifier ou de diminuer la réaction de stress. Ces « modérateurs » de la transaction (Delicourt et coll., 2013 ; Devereux et coll., 2009 ; Ponnelle, 2008) suivent deux phases : l’évaluation cognitive (primaire et secondaire) et les stratégies d’ajustement ou de faire face (dont le processus de coping peut être considéré comme l’une des modalités d’expression particulière). La première phase d’évaluation va déterminer les efforts d’ajustement qui suivront. Elle renvoie à la perception de la situation par le sujet au regard de ses valeurs, de ses attentes, de ses croyances et de ses antécédents personnels. La seconde phase issue de la première peut être influencée par différents éléments environnementaux tels que, par exemple, la durée, l’imminence, la contrôlabilité du facteur de stress, mais également (a) la disponibilité du réseau social (l’ensemble des relations sociales qu’entretient le sujet avec autrui), (b) la qualité du soutien social perçu (personnes qui, dans l’entourage, sont susceptibles de fournir une aide en cas de besoin) et (c) effectivement reçu (de type émotionnel, matériel, voire informatif) (Bruchon-Schweitzer, 2002). L’objectif des stratégies d’ajustement qui y font suite est de modifier la situation aversive ou son propre comportement pour la rendre supportable. Elles peuvent être multiples et simultanées.

Il peut s’agir du « coping centré sur le problème » qui correspond aux efforts cognitifs du sujet (recherche d’informations, élaboration de plans d’action) et comportementaux (affronter la situation, engagement à modifier ou à réduire le problème) qui sont déployés pour réduire les exigences de la situation et/ou pour augmenter les ressources afin d’y faire face. Cette stratégie est parfois appelée dans la littérature du domaine « coping actif » ou « vigilant », voire encore « coping fonctionnel ».

Le « coping centré sur l’émotion » ou « coping évitant » (qui lui est apparenté) a été décrit comme une stratégie dysfonctionnelle face à des situations aversives variées (Paulhan et coll., 1995), ceci s’appliquant aussi au stress professionnel des enseignants (Janot-Bergugnat et Rascle, 2008). Cette stratégie de faire face correspond aux tentatives du sujet pour réduire la tension émotionnelle induite par la situation à laquelle il est exposé. Il existe beaucoup de comportements qui lui sont associés : consommer des substances nocives (alcool, tabac, drogues), s’engager dans diverses activités distrayantes (exercice physique, lecture, télévision), minimiser la menace (« ça n’est pas si grave »), faire une auto-accusation (« c’est moi qui ai créé le problème »), s’engager dans l’évitement-fuite (« j’ai essayé de tout oublier »), la réévaluation positive (« je suis sorti plus fort de cette épreuve ») et l’expression de ses émotions (« j’ai pleuré »). Le problème est que cette stratégie consiste à éviter les problèmes et à oublier le travail. Elle est pour ainsi dire « palliative » dans la mesure où elle induit une baisse de l’estime de soi et des ressources perçues ainsi qu’une augmentation de l’insatisfaction et de la détresse (Bruchon-Schweitzer, 2002) .

Enfin, la stratégie d’ajustement qui renvoie au « besoin de communiquer » vise une recherche de soutien social (informatif, matériel) dans les échelles générales de coping. Les items utilisés pour mesurer ce construit réfèrent aux efforts pour solliciter et obtenir l’aide d’autrui (tels que, par exemple, le tuteur, l’équipe pédagogique et éducative, le chef d’établissement, le corps d’inspection). Déployée par les enseignants débutants au sein de leur établissement scolaire ou auprès de leurs proches, cette stratégie correspond aux efforts mis en œuvre tantôt pour obtenir leur sympathie/empathie tantôt pour s’assurer qu’ils sont conscients des efforts engagés pour trouver une solution. Elle est donc fonctionnelle, a des effets protecteurs c’est-à-dire modérateurs face aux facteurs de stress perçu et au burnout (Burke et coll., 1996 ; Devereux et coll., 2009 ; Greenglass et coll., 1997 ; Tatar, 2009) .

2.2 Stratégies individuelles de défense en psychodynamique du travail

Plusieurs vocables désignent le même concept théorique : stratégie de défense, mécanisme de défense, style défensif. En psychodynamique du travail (PDT) les auteurs se réfèrent davantage à des stratégies collectives de défense plutôt qu’individuelles. Lorsque c’est néanmoins le cas, ils sont peu explicites pour les définir (Dejours, 2007 ; Molinier, 2010) . Il faut y voir l’importance politique de ne pas dégager l’institution ou l’organisation du travail de ses responsabilités face aux « atteintes à la santé » mentale d’un sujet qualifié de « faible », notamment dans les recherches statistiques en lien avec les théories du stress (Maranda, 1995) .

Dans le cadre théorique d’analyse de la PDT, l’activité de travail résulte de la capacité du sujet à produire ou à accomplir quelque chose de manière cohérente avec les normes et idéaux sociaux qu’il a faits siens d ans un système institutionnel générant des contraintes spécifiques qui lui échappent en partie. Ainsi

« la santé mentale au travail est le résultat d’un équilibre dynamique (donc instable) entre le besoin d’accomplissement de l’individu, les normes sociales dont il dépend et finalement le travail qui impose une productivité dans des contraintes connues » (Vézina, 2013, p. 57).

Lorsque le déséquilibre est trop important parce que les ressources du sujet se tarissent et que le poids des contraintes (aussi bien internes qu’externes) augmente, autrement dit lorsqu’il ne peut plus « faire face », le sujet ne dégage plus la marge nécessaire pour développer des capacités à penser et à agir. Son appareil psychique va alors mettre en œuvre des stratégies de défense individuelles ou collectives, involontaires et inconscientes, visant à lui permettre de résister aux « agressions perçues » liées à l’organisation du travail pour préserver son équilibre psychique (Alderson, 2004b) . Comme le rappelle Molinier (2010) le sujet ne subit pas passivement la souffrance générée par les contraintes de l’organisation du travail, il s’en défend. Ces défenses orientent son comportement en sorte d’éviter la perception de ce qui fait souffrir. Toutefois, elles ne transforment pas les risques ou les contraintes, car elles ne relèvent que de moyens symboliques (occultation, euphémisation, évitement) qui modifient les affects, les pensées et les états mentaux. C’est la raison pour laquelle, à long terme, cette distorsion qu’a le sujet de son environnement objectif aboutit à des tentatives de fuite (Maranda, 1995) qui jouent contre ceux qui les érigent puisqu’elles les conduisent à résister psychiquement par un déni de perception jusqu’à ce que la réalité soit, à toutes fins utiles, ignorée ou transformée (tels que par exemple le refus de reconnaître les aspects douloureux de la réalité alors que cela semble évident à une personne extérieure, de même que l’exclusion active et inconsciente de certaines informations).

2.3 Utilité épistémique d’une approche complémentaire entre la psychodynamique du travail et l’approche transactionnelle du stress professionnel

Les mécanismes de défense ou styles défensifs tels que définis initialement en psychanalyse ont donné naissance plus récemment au concept de coping.

Certains auteurs insistent sur une distinction forte entre les différentes dimensions de ces deux concepts (Cramer, 1998) alors même que d’autres mettent en évidence certaines corrélations statistiques. Callahan et Chabrol (Callahan et Chabrol, 2004 ; Chabrol et Callahan, 2004) ainsi que Grebot et collaborateurs (2006) (études menées auprès d’adultes de moins de trente ans) dans le prolongement des résultats de l’étude statistique d’Erickson et coll. (1997) (menée auprès d’adolescents) ont révélé l’existence (a) de stratégies de défense « immatures » (incluant la projection, le déni, la somatisation, la régression et le refoulement), (b) de stratégies de défense « matures » (répression, humour, affiliation, sublimation et anticipation) ainsi que de stratégies de défense « prosociales » (altruisme, formation réactionnelle). Ces résultats documentent des corrélations significatives et positives entre « défenses immatures » et « coping évitant ou dysfonctionnel » et des corrélations négatives entre « défenses immatures » et « coping centré sur le problème ». Les modalités de coping « adaptatif ou fonctionnel » tendent à être corrélées positivement avec les « défenses matures » et les modalités de coping « dysfonctionnel ou évitant » avec les défenses « immatures ». Ces corrélations ne sont ni constantes ni fortes mais semblent liées aux zones de recoupement explorant des processus communs.

Nous retenons, dans cet article, que les concepts de stratégies d’ajustement situationnel et de mécanismes ou stratégies de défense s’entremêlent plus qu’ils ne s’opposent (Alderson, 2004a, 2004b)  : ils portent tous deux sur la maîtrise ou la lutte du sujet face aux exigences qui lui sont propres et aux contraintes interpersonnelles et organisationnelles. Ces stratégies évoluent dans le temps et en fonction de l’expérience du sujet. Sur les plans conceptuel et méthodologique, nous exploiterons des zones de recoupement entre l’approche transactionnelle du stress issue des travaux de Bruchon-Schweitzer et collaborateurs (Bruchon-Schweitzer, 2002 ; Koleck et coll., 2003) et la psychodynamique du travail. Bien qu’ayant des fondements épistémologiques, ontologiques et méthodologiques très différents (tableau 1), nous suivons Vézina (2013, p. 58) lorsque l’auteur souligne

« l’enrichissement de données d’enquête par un corpus qualitatif analysé à partir de présupposés issus d’une psychodynamique du travail »

ainsi que Callahan et Chabrol (2004), mais aussi Grebot et collaborateurs (2006) à propos de la complémentarité des instruments de collecte et d’analyse issus de ces deux courants théoriques. Alderson (2004a) rappelle par ailleurs l’apport de cette complémentarité au développement de connaissances dans le champ de la santé mentale au travail.

Tableau 1 : Comparaison entre les dimensions des mécanismes individuels de défense et les stratégies d’ajustement ou de coping d’après Cramer (1998) et Alderson (2004a)

Tableau 1 : Comparaison entre les dimensions des mécanismes individuels de défense et les stratégies d’ajustement ou de coping d’après Cramer (1998) et Alderson (2004a)

-> See the list of tables

3. Méthodologie

3.1 Participants et procédure de collecte des données

Les données traitées dans cet article sont issues d’une recherche plus générale ayant comme objet l’épuisement professionnel des enseignants entrant dans le métier (Ciavaldini-Cartaut, 2013). Pour le sujet qui nous intéresse, nous nous centrons plus particulièrement sur huit enseignants débutants affectés à temps complet (18 heures) soit en lycée professionnel, soit en lycée général, soit en collège à l’issue de leur diplôme de master (tableau 2). Ils ont été volontaires pour participer à des entretiens semi-dirigés (Savoie-Zajc, 1997) d’une durée moyenne de soixante minutes menés au sein de leur établissement scolaire. Leur moyenne d’âge est de 27 ans.

Trois champs disciplinaires sont documentés plus particulièrement dans cet article : l’éducation physique et sportive (EPS), les langues vivantes étrangères et les lettres (parfois en bivalence). Ces enseignants débutants avaient comme points communs tout d’abord d’être affectés à une académie différente de celle où s’était déroulée leur formation initiale à l’université, puis de travailler dans des établissements scolaires ayant un public scolaire dit difficile. Leur service d’enseignement ne donnait lieu à aucun aménagement particulier : ils avaient entre deux et huit niveaux de classes. Notre échantillon était réparti de façon équilibrée entre des entrants dans le métier (a) inexpérimentés ou (b) avec une expérience de vacataire d’une durée minimale de six mois (remplacements ponctuels sur poste relevant du statut de contractuels de l’éducation nationale et ne nécessitant pas l’obtention du concours), puis (c) affectés à un lycée professionnel ou (d) à un établissement d’enseignement général (lycée, collège). Cette hétérogénéité confère une bonne représentativité des conditions d’affectation des entrants dans le métier à la période à laquelle a été menée cette étude. Ces conditions d’affectation demeurent d’actualité pour les personnels vacataires contractuels, mais ne le sont plus pour les professeurs stagiaires en formation en alternance en seconde année du diplôme de master (9 heures) préparé au sein des Écoles supérieures du professorat et de l’éducation (ESPE).

Tableau 2. Caractéristiques de l’affectation sur poste des huit enseignants débutants participant à l’étude

Tableau 2. Caractéristiques de l’affectation sur poste des huit enseignants débutants participant à l’étude

M =26,9; N = 8.

-> See the list of tables

Les enregistrements audionumériques réalisés ont été retranscrits intégralement en verbatim et des prénoms de substitution ont été utilisés. Un guide d’entretien portait sur leur vécu des six premiers mois d’exercice du métier. Quatre thématiques à valence psychosociale déclinées en plusieurs dimensions visaient à y accéder :

  • Les conditions de leur prise de fonction (éloignement domicile-travail ; charge de travail ; niveaux de classes) et les contraintes organisationnelles (rythme, classes à examen, emploi du temps, équipement) au sein de leur(s) établissement(s) scolaire(s). À titre d’exemple : « Que pouvez-vous me dire de votre qualité de vie au travail au niveau de l’équipement, de l’ambiance générale ou du relationnel avec vos collègues ? » Quels rôles ont joués vos collègues de travail dans la répartition des niveaux de classes ? » » Quelles ont été les principales sources de stress ou de fatigue lors de vos premiers mois d’enseignement ? »

  • Les évènements perçus comme étant emblématiques de leur activité professionnelle au cours de cette période. À titre d’exemple : « Pouvez-vous me décrire vos premières semaines après la rentrée dans votre établissement et avec vos élèves ? »

  • Les difficultés ou problèmes professionnels persistants et leurs liens avec les caractéristiques du public scolaire. À titre d’exemple « Comment caractérisez-vous ce qui vous a posé le plus de problèmes en classe ? » « Quels sont les domaines pour lesquels vous vous êtes senti(e) le moins préparé(e) et formé(e ) ? »

  • Les modalités et moyens mobilisés pour s’adapter aux situations de travail. À titre d’exemple : « Au regard de vos besoins au cours de vos premiers mois de travail, comment vous êtes-vous organisé(e) pour y faire face ? » « Quelle aide vous a fourni votre tuteur (tutrice) ? »

  • Les effets perçus sur leur santé (fatigue, angoisse, démotivation, stress, troubles du sommeil, isolement professionnel). À titre d’exemple : « Quel était votre ressenti face à la persistance de ce problème de gestion de classe ? » « Comment faisiez-vous pour vous ressourcer après de telles journées ? » « À partir de quelle période avez-vous eu le sentiment de devenir plus efficace et moins fatigué ? »

3.2 Phases de codage pour l’analyse des données assistées par ordinateur

Dans la visée d’une triangulation du traitement méthodologique et de l’analyse (Strauss et Corbin, 2004), un recoupement puis une catégorisation des matériaux ont été effectués tout d’abord de manière indépendante par chacun des chercheurs puis rediscutés dans une perspective interdisciplinaire (psychologie sociale et psychodynamique du travail).

Il s’est agi tout d’abord de développer un ensemble de catégories en ayant recours à une démarche assistée par ordinateur (ADQAO [3] ) à l’aide du logiciel QSR Nvivo7. Cette démarche visait en premier lieu une segmentation des extraits du corpus sortis de leur contexte (Tesch, 1990) afin de les rendre sémantiquement indépendants. Inspiré des présupposés méthodologiques issus d’une « théorie ancrée » (Strauss et Corbin, 2004) , un codage ouvert repose sur la déconstruction d’éléments issus des données (mots, groupes de mots ou phrases). La création de catégories regroupant tous les extraits traitant d’un sujet en particulier (tels que les conflits avec les élèves, le stress perçu, etc.) s’opère sous la forme d’un nœud in vivo ( free node ), et cela, jusqu’à ce que les informations deviennent redondantes donc atteignent une saturation.

En second lieu, il s’est agi d’associer les nœuds aux concepts de la psychologie sociale puis d’une psychodynamique du travail. Après avoir vérifié la cohérence de la catégorisation jusqu’à l’obtention d’un consensus à hauteur de 80 % (Janesick, 1998), un traitement exploratoire complémentaire des discours contenus dans les entretiens semi-directifs a été fait à l’aide du logiciel Alceste (Reinert, 2007). La première catégorisation portait sur les facteurs et les caractéristiques de la pénibilité au travail ainsi que sur ses effets psychologiques et physiologiques. La deuxième catégorisation distinguait les stratégies d’ajustement situationnel et les stratégies individuelles de défense.

Pour terminer, les fonctionnalités d’analyse statistique élémentaire proposées par le logiciel QSR Nvivo7 ont été exploitées à partir de requêtes tantôt descriptives tantôt visant à formaliser des concomitances entre catégories (tableaux 3 et 4).

4. Résultats

La présentation des résultats est organisée en deux parties. La première partie (4.1) rend compte de la pénibilité objective (données descriptives) et subjective au travail en milieu scolaire du point de vue des enseignants débutants au cours de leur première année d’exercice du métier.

La seconde partie (4.2) rend compte dans une visée compréhensive et qualitative de stratégies d’ajustement situationnel dites « dysfonctionnelles » ouvrant la voie à des stratégies individuelles de défense. Un cas sera fait de l’expérience professionnelle vécue par Aline et Caroline.

4.1 Pénibilité au travail perçue chez les enseignants entrant dans le métier après leurs premiers mois d’affectation à un poste en pleine responsabilité

Les effets de la pénibilité au travail en milieu scolaire se caractérisent par six astreintes physiologiques et psychologiques  : angoisse et peur, démotivation, fatigue, isolement professionnel, stress et troubles du sommeil.

La première catégorisation des données a permis de caractériser les facteurs de la pénibilité objective qui renvoie à des contraintes organisationnelles ou géographiques  : la charge de travail, l’éloignement domicile/travail, les emplois du temps, le rythme de travail, les niveaux de classes, l’équipement des salles et les classes à examen. Trois facteurs se distinguent : la charge et le rythme de travail ainsi que l’éloignement domicile/travail.

Les facteurs de la pénibilité subjective se regroupent autour de deux dimensions : (a) les difficultés professionnelles persistantes et (b) les caractéristiques du public scolaire des classes sous leur responsabilité (tableau 3).

Tableau 3. Facteurs et caractéristiques de la pénibilité au travail perçue par les huit enseignants débutants participant à l’étude

Tableau 3. Facteurs et caractéristiques de la pénibilité au travail perçue par les huit enseignants débutants participant à l’étude

-> See the list of tables

4.1.1 La pénibilité objective au travail

Les facteurs de la pénibilité objective liés au niveau des contraintes organisationnelles ou géographiques renvoient en plus à l’éloignement domicile/travail qui suscite sur le plan psychologique une perception d’isolement professionnel (75 %) et au niveau physiologique des troubles du sommeil (33,33 %) et de la fatigue (14,29 %) :

« J’arrivais le matin après avoir fait une heure de route, après il fallait enchaîner sur ma journée de six heures, refaire une heure de route. Je rentrais le soir, crevée, je n’avais qu’une envie c’était d’aller me coucher, mais je ne pouvais pas vu que j’avais mes cours à préparer, les évaluations à faire, les corrections. […] Je finis toujours à 17 heures, mais je rentre toujours à 18 heures 45 chez moi, en partant à sept heures du matin. Cela fait quand même de très longues journées. Donc, quand je rentre le soir, c’est vrai que des fois c’est un peu compliqué de se remettre à la préparation de cours ou à la correction des copies. […] Donc là, il y avait des moments où je dormais quatre heures par nuit quoi. […] J’ai cours le lundi, mardi et le mercredi je rentre l’après-midi et je récupère le sommeil que je n’ai pas pu avoir les deux jours précédents. […] C’est vrai que pour moi c’est dur quand même ! » (Barbara)

Barbara est affectée à deux établissements scolaires, un lycée général et un collège classé en Zone d’éducation prioritaire (ZEP). Elle travaille quatre jours par semaine de 8 h 30 à 17 h sans aménagement de son emploi du temps. Ses trajets domicile/travail requièrent également deux heures de route par jour. Elle accumule ainsi de la fatigue tout au long de l’année et n’arrive plus à dégager du temps pour elle : elle rapporte du travail à la maison et réduit ses moments de récupération et de détente.

« Je n’avais pas de tutrice dans mon établissement. Donc, pendant à peu près trois semaines, voire un mois, j’étais vraiment seule au monde ! Déjà, dans un nouvel établissement avec des personnes forcément qu’on ne connaît pas ; dans une ville que je ne connaissais pas forcément non plus. C’était, quand même, assez compliqué de faire face à tout ce qui est nouveau alors que j’étais vraiment toute seule quoi ! » (Aurélie)

Aurélie devra attendre plusieurs mois avant de bénéficier d’un tutorat prévu au cours de sa formation, ce qui va renforcer sa perception d’isolement professionnel au cours de son premier semestre alors qu’elle était déjà affectée par son déracinement géographique.

À cela s’ajoute une forte charge de travail perçue et un rythme de travail soutenu (14,99 %) qui provoquent sur les plans psychologique et physiologique de la fatigue (23,81 %), mais aussi du stress (18,52 %) et de la démotivation (15,04 %) :

« On a une journée, on part au boulot à 8 heures et demie. On rentre à 19 heures, mais on n’a pas arrêté 30 secondes. […] Arrivé à un moment, on se dit “ouf ! Stop, là c’est bon, j’en ai marre, il faut que je me pose et notamment en novembre-décembre, où là je n’ai pas été très bien ni mentalement ni physiquement. C’était de la fatigue, du ras-le-bol. […] » (Aline)

Aline enseigne l’EPS dans un lycée professionnel dans huit classes réparties sur trois niveaux dont deux classes de terminale de baccalauréat professionnel soit des classes à examen. Elle dispose d’une expérience professionnelle antérieure de six mois acquise en tant que vacataire. Pourtant, elle ne tient plus le rythme imposé et au bout de trois mois est affectée physiquement et psychologiquement (démotivation).

« Avant les vacances de Noël, ça a été très, très fatigant, très dur. La fin du trimestre a été épuisante, physiquement et moralement, je n’en pouvais plus, […] je n’arrivais même plus à analyser ce qui avait été plus ou moins bien. Même physiquement, j’ai eu un dérèglement d’hormones, j’ai dû consulter. » (Caroline)

Caroline enseigne l’anglais dans un lycée d’enseignement général appartenant au programme Écoles, collèges et lycées pour l’ambition et la réussite » (ECLAIR). Elle assure un service sur deux niveaux de classes. Ses trajets quotidiens entre son domicile et son établissement requièrent deux heures de route, cinq jours par semaine y compris le samedi matin, car elle ne bénéficie pas d’aménagement de son emploi du temps. Très affectée sur le plan physique, son état a nécessité un suivi médical et l’expression de son manque de lucidité suppose un état d’épuisement émotionnel.

Ces premiers résultats permettent de considérer que le premier semestre de travail en pleine responsabilité est une période particulièrement épuisante. S’y accumulent en outre des tâches autres que l’enseignement qui laissent certains(es) plus démuni(e)s que d’autres pour les gérer :

« Décembre c’était la saturation, […] la “zone rouge”, l’accumulation de tout […] et puis de n’avoir jamais géré de conseils de classe, remplir tous les bulletins de chaque élève. On ne l’a jamais fait auparavant. […] Vraiment, du coup on passait beaucoup de temps sur des nouvelles tâches. Là, je commence à peine à supporter les dix-huit heures, mais au début de l’année, c’était très dur ! » (Caroline)

« En plus, on nous demande des trucs en formation, on nous demande des trucs aussi au boulot et, du coup, au fur et à mesure, ça s’accumule jusqu’à ce qu’on prenne du retard parce que c’est mal organisé. […] Au départ, tout nous assaille et l’on se dit, « mais par quoi je vais commencer » ? Et comment je vais terminer ? » (Aline)

« À aucun moment, on a évoqué le Bac professionnel. À aucun moment, on a évoqué la certification intermédiaire et moi, je me suis retrouvée dans ce processus, lancée avec, quand même, trois classes de terminale à préparer pour le Bac et je n’avais, absolument, aucune idée de comment les préparer. » (Anne-Laure)

« On se rend compte que le boulot en fait à l’université, on ne le cerne pas. Pas tous les à-côtés en fait. Le côté administratif, organisation de projets, tout ça, on ne l’a absolument pas ! » (Audrey)

Les tâches administratives (telles que la gestion des bulletins scolaires, les rencontres avec les parents d’élèves, les réunions pédagogiques, l’organisation des examens, la gestion des contrôles en cours de formation en lycée professionnel) renvoient à des attentes et à des exigences institutionnelles auxquelles les enseignants débutants en général ne sont pas suffisamment préparés à l’issue de leur formation initiale à l’université. La gestion du travail ainsi occasionné en supplément de la conception des cours est évaluée comme dépassant les ressources leur permettant d’y faire face. Difficile alors pour certains de s’engager dans une différenciation pédagogique (tableau 4) alors que la charge de travail perçue est importante (22,44 %) et que le nombre de niveaux de classes différentes est élevé (jusqu’à huit) (22 %).

Au regard de ces résultats, lorsque les facteurs évoqués sont présents dans les situations de travail des enseignants débutants, leurs conditions d’affectation deviennent « à risque » sur le plan professionnel.

4.1.2 La pénibilité subjective au travail

Parmi les éléments contributifs de la pénibilité subjective trois difficultés professionnelles persistantes à l’issue de leur année de travail occasionnent cinq astreintes physiologiques et psychologiques précédemment évoquées. Il s’agit tout d’abord des réponses difficiles à apporter face aux exigences et aux attentes institutionnelles qui provoquent des troubles du sommeil (32,24 %), du stress (22,22 %) et de la démotivation (17,3 %). Nous avons vu précédemment que cette difficulté pouvait être liée à une accumulation de tâches administratives ou à de nouvelles tâches, notamment en fin de semestre, par rapport auxquelles les enseignants débutants demeurent démunis en l’absence de ressources de formation adaptées ou d’aide apportée par leurs pairs. La difficulté à répondre aux attentes et aux exigences institutionnelles renvoie également aux classes à examen et aux Contrôles en cours de formation (CCF) (37,5 %). Puis, les troubles du sommeil (34,43 %) ainsi que l’angoisse et la peur ressenties (28,43 %) sont associés à la difficulté de gestion des conflits avec les élèves, ce qui renvoie au face-à-face éducatif avec la classe, (comme par exemple l’autorité pédagogique, la gestion des sanctions et des punitions, la posture professionnelle, etc.) notamment lorsque apparaissent des comportements indisciplinés :

« […] On se trouve confronté à une classe où l’on ne sait plus quoi faire parce qu’ils ne font jamais ce qu’on leur demande, parce qu’ils sont toujours hors tâche ou en retard ou alors ils sont toujours en train de se taper dessus ou de s’insulter. […] C’est des élèves impossibles à canaliser j’ai envie de dire, pour moi en tout cas, je n’ai pas encore trouvé la solution pour réussir à les canaliser. » (Aline)

Aline demeure démunie à l’issue de son année d’enseignement face aux comportements anomiques de ses élèves alors que Barbara en parle « au passé » et évoque sa méconnaissance du public scolaire pour expliquer l’une des sources possibles de son problème de gestion de classe :

« Au début de l’année, avec certains, il y a quand même eu des problèmes. […] L’absentéisme, ça il y en a… Oui ! C’est tout le temps quoi ! Mais au début de l’année, c’était plus le comportement. […] Je ne connaissais pas le public donc, c’était un peu compliqué au départ de gérer ça. » (Barbara)

Enfin, si la gestion de classe (telle que par exemple l’organisation de la mise au travail des élèves, la création des conditions propices à l’apprentissage, la gestion des retardataires, etc.) demeure problématique pour certains enseignants débutants, à cela s’ajoute le fait de se sentir isolés professionnellement pour y faire face (28,80 %). En effet, la dimension cellulaire de l’enseignement fait que l’équipe éducative n’intervient pas nécessairement. Ce fut le cas pour Vanessa :

« Les élèves étaient insolents… Il y en a même un qui a voulu me frapper, des choses comme ça. Et comme ça ne suivait pas à la Vie scolaire, c’est moi qui, le soir, directement devais appeler les parents pour les convoquer sinon, il n’y avait aucune sanction. » (Vanessa).

Les difficultés suscitées par la gestion des conflits avec les élèves et entre élèves et plus largement la gestion de classe sont persistantes pour certains enseignants débutants à l’issue de leur première année d’enseignement. Liées aux comportements indisciplinés et à l’insolence de certains élèves (54,5 %), notamment à l’intérieur d’établissements dits sensibles (tableau 4), ces difficultés deviennent des facteurs d’angoisse et peur dans le face- à-face pédagogique (24,80 %) et provoquent des troubles du sommeil (34,43 %) (tableau 3). Cette tension avec les élèves les plus indisciplinés qui mettent à mal l’autorité enseignante est évoquée par Auriane :

« Dans mes classes de seconde, j’avais deux élèves, très, très provocateurs, qui me parlaient en arabe, donc je ne comprenais pas du tout si c’était des insultes. […] Bon, ils riaient, ils faisaient aussi rire leurs camarades et je ne pouvais rien comprendre et aussi, quand j’établissais des règles j’avais des réactions telles que de pousser la table, des insultes et aussi des petits murmures, […] des p’tits pics comme ça. » (Auriane)

Certains élèves refusent la forme scolaire et la violence scolaire entre élèves (30 %) (tableau 4) participe du choc de la réalité vécue par certains débutants. Il donne lieu à une forme de désillusion éducative sur le potentiel d’apprentissage des élèves comme l’exprime Aline :

« On a des élèves qui sont quand même pas mal difficiles, au lycée, surtout en Bac pro. […] Ils ont de l’énergie à revendre, mais ils s’en servent pour aller se taper dessus, pour trouver un élément à dégrader. […] On en vient à avoir peur de tourner le dos au groupe qui est derrière. […] Et puis, il y a des réfractaires à l’anglais, mais vraiment profondément ; à part quelques-uns de cette classe, tous n’ont jamais eu envie d’apprendre, même si je travaillais sur des bases, des choses simples. » (Aline)

Ce choc de la réalité renvoie également à une conception idéalisée du métier comme c’est le cas chez Caroline :

« Je ne m’attendais pas du tout à ça, parce que, moi, je sors de l’université, donc déjà… l’enseignement pour moi, c’était tout nouveau et je tombe presque où il faut être éducateur spécialisé. Ce sont des gamins qui sont en grande difficulté, on en avait même qui sortaient de prison, des choses comme ça. […] Au début, quand on a un “choc frontal” avec un élève, un conflit il y a une remise en question. Je n’ai pas dormi par exemple quand j’ai eu le premier conflit. Pendant trois nuits de suite, je n’ai fait que rêver de cette situation et c’est vraiment très stressant, parce qu’on retourne en cours avec “une boule au ventre” en se demandant ce qu’il va faire. » (Caroline)

Tableau 4. Éléments contributifs des difficultés professionnelles persistantes des huit enseignants débutants

Tableau 4. Éléments contributifs des difficultés professionnelles persistantes des huit enseignants débutants

-> See the list of tables

Aline et Caroline cumulent l’ensemble des facteurs de la pénibilité objective et subjective au travail tel que décrit précédemment. Ces facteurs sont en partie communs avec le phénomène du décrochage professionnel (OCDE 2012, 2015). Leurs témoignages documentent la perception d’une exposition durable à une configuration aversive. Afin de répondre à notre question de recherche, nous analysons dans une visée compréhensive la manière dont elles y font face.

4.2 Stratégies d’ajustement dysfonctionnelles et stratégies individuelles de défense : le cas d’Aline et de Caroline

À l’issue de sa formation initiale et malgré une expérience de vacataire, Aline évalue les contraintes de sa situation de travail comme dépassant les ressources dont elle dispose pour adapter son enseignement aux caractéristiques de ses élèves :

« Là, à part mes collègues, je ne voyais pas trop ce que je pouvais faire avec mon pauvre vécu, j’ai envie de dire, je ne voyais pas où j’allais aller avec eux. […] Au départ, j’ai eu vraiment peur parce que je perdais un peu le contrôle. […] J’étais angoissée. On a beaucoup échangé, mais ils avaient plus d’expérience que moi et ce qu’ils me proposaient était difficile à mettre en œuvre. » (Aline)

Face au stress lié à la perception d’être dépassée, elle s’est tournée vers ses collègues pour trouver des solutions. L’usage du pronom « on » rend compte d’un point de vue collectif à propos d’un vécu partagé au sein de l’équipe pédagogique en EPS. Elle semble donc avoir mis en œuvre dans un premier temps une stratégie d’ajustement situationnel centré sur la recherche de soutien social (Bruchon-Schweitzer, 2002). Toutefois, cela ne semble pas lui avoir permis de trouver des moyens pédagogiques à sa portée pour améliorer sa gestion de classe et pour gérer les conflits avec les élèves. Avec dépit, elle considère que de toutes les façons ses classes sont ingérables même pour des enseignants plus chevronnés et s’extrait donc du problème pour le rendre supportable :

« Je pense qu’avec ces élèves-là c’est presque impossible de faire correctement cours, je n’y suis pour rien et même les collègues sont en difficulté avec eux aujourd’hui. » (Aline)

Entre le soutien social initialement perçu et effectivement reçu, il s’avère qu’Aline demeure seule et ne peut faire évoluer la configuration aversive de ses situations de travail. Elle met alors en œuvre une stratégie de « coping centré sur les émotions » en externalisant le problème et en le dédramatisant. Elle s’engage ainsi dans l’évitement ou la fuite pour réduire la tension suscitée.

Caroline est également concernée par des classes difficiles et des élèves qualifiés de « réfractaires à l’autorité » surtout féminine. En soulignant que sa classe « invivable » est perçue également comme telle par d’autres collègues elle dédramatise son registre de difficulté :

« Alors, les classes sont assez difficiles, en général, mais il y en a une qui est particulièrement invivable et très difficile, qui est réfractaire à l’autorité en général, mais à l’autorité féminine encore plus. Et, je ne suis pas la seule hein ! Des collègues de l’équipe pédagogique avec cette classe ont été plusieurs à avoir eu beaucoup de problèmes au début, pour faire preuve d’autorité tout simplement. […] Ce qui me faisait relativiser, c’est qu’il n’y avait pas qu’avec moi, mais avec d’autres collègues aussi, jeunes professeurs femmes, avec qui c’était difficile. » (Caroline)

Perçus comme très conflictuels, la relation pédagogique et le climat scolaire aboutissent à de nombreuses altercations à propos desquelles Caroline relativise sa part de responsabilité. Pour réduire elle aussi la tension émotionnelle vécue, elle bascule dans l’évitement ou la fuite en évoquant l’origine culturelle et les représentations associées à l’image de la femme chez les élèves comme facteurs explicatifs de leur comportement réfractaire à l’autorité et à l’apprentissage scolaire en général :

« Et puis c’est un mélange de cultures et d’origines aussi qui fait que chacun n’a pas la même vision des choses. Il y a encore des élèves issus de pays d’Afrique qui, pour eux, la femme n’est rien, entre guillemets quoi, et donc, qui ont du mal à comprendre l’autorité. Du coup, il y a eu, quand même, beaucoup de clashs. » (Caroline)

Son constat renvoie plus largement à la dégradation de la qualité de vie au travail et du climat scolaire dans les établissements scolaires français (Fotinos et Horenstein, 2011). Néanmoins, en mettant en œuvre une stratégie de coping centrée sur l’émotion Caroline évite de culpabiliser et, à l’issue de son année, opère finalement une réévaluation positive qui la conduit à affirmer que la réalité a été moins pire qu’elle ne l’avait imaginé avant sa prise de poste :

« Je m’étais tellement mis dans la tête que ça allait être très, très difficile, enfin des élèves très durs, difficiles, que ça s’est un peu mieux passé que ce que j’avais imaginé. » (Caroline)

Sur le plan de l’économie psychique du sujet afin de garder intacts leurs idéaux relatifs au métier, Aline et Caroline ont-elles mis en œuvre des mécanismes individuels de défense faisant suite à des stratégies de faire face dysfonctionnelles ? L’Éducation nationale recrute des personnalités fortement motivées afin de porter des valeurs relevant d’un idéal social. Ces valeurs sont intégrées par les enseignants débutants et deviennent des valeurs personnelles dans un processus d’idéalisation tel que Freud (1914) l’a décrit à propos de la constitution du narcissisme. Ce sont ces valeurs et cet idéal qui soutiennent leur engagement professionnel.

Une forme de déni apparaît chez Aline et Caroline et concerne les facteurs contributifs de la pénibilité objective au travail suite à l’absence d’effets protecteurs ou modérateurs de leur stress par le soutien social effectivement reçu. Cette forme de déni apparaît dans un discours contradictoire.

En effet, comme nous l’avons montré précédemment Aline évoque à plusieurs reprises une charge de travail importante inhérente à son affectation à deux postes (l’un en collège et l’autre en lycée), à la conception de ses cours pour huit niveaux de classes, aux attentes de l’institution en matière de tâches administratives et aux exigences de la formation continue hebdomadaire qu’elle a l’obligation de suivre :

« Au fur et à mesure, on se dit, mais, Tac ! Tac ! Tac ! Tac ! Si j’y consacre une heure de ma journée à chacun, ça me fait déjà 5 heures, plus tous mes cours, plus mes préparations de séances, plus mes bilans. […] C’était trop ! » (Aline)

Paradoxalement, elle en vient également à minorer les éléments contributifs de cette pénibilité au travail, puis finalement à les nier :

« J’ai des parents qui sont ouvriers. […] Ils travaillent 80 heures par semaine. Là, c’est difficile ! […] Pour moi, je ne veux pas considérer ça comme difficile, puisque pour moi c’est une passion. […] Depuis que je suis en 6 e , je veux faire ce métier-là. […] Quand j’ai été sur le terrain, là, ça a été, vraiment, ça ! Maintenant, c’est du plaisir. » (Aline)

Il nous semble que cette notion de plaisir associée à sa vocation professionnelle et à l’évocation d’une passion pour le métier d’enseignant renvoie à des idéaux qui prennent le pas sur toute considération en rapport avec la réalité des contraintes organisationnelles de son travail et de son affectation. Nous pensons qu’il s’agit d’une stratégie de défense « immature » telle que définie par Chabrol et Callahan (2004), Grebot et collaborateurs (2006) ainsi qu’Erickson et collaborateurs (1997).

En ce qui concerne à présent Caroline, cette dernière évoque dans un premier temps l’accueil très positif qui lui a été fait dans son établissement ainsi que le soutien social dont elle a bénéficié :

« J’ai vraiment été accueillie par la chef d’établissement et puis l’administration, les collègues d’anglais, les collègues d’autres matières aussi. Enfin vraiment, comme une vraie collègue et pas comme une stagiaire simplement. Et, étant donné que c’est aussi un établissement difficile justement, l’équipe pédagogique est très soudée, très ouverte. Ça permet vraiment de ne pas être tout seul dans son coin et d’être soutenu et puis, justement, on nous plaint un peu aussi d’arriver comme ça, à 18 heures, sans expérience, dans un établissement difficile et du coup on est soutenu. Donc, tous les à-côtés, hormis les 18 heures, c’est vraiment du positif. » (Caroline)

Néanmoins, ce réseau social perçu n’a pas réellement donné lieu à une production de ressources ou à une aide collective lorsqu’elle s’est retrouvée en grande difficulté dans sa gestion de classe et en conflit avec ses élèves. Concernant le chef d’établissement qui incarne la hiérarchie institutionnelle, mise à part la journée d’accueil de prérentrée, elle ne s’est pas montrée très disponible le reste de l’année :

« Je l’ai rencontrée, une fois, peut-être au mois de novembre pour faire un point, pour avoir un retour, mais après ça s’arrête là. » (Caroline)

Il en va de même pour son tuteur d’établissement :

« J’étais vraiment soutenue et aidée, voilà, je pouvais poser n’importe quelle question, et mon tuteur aussi me disait « n’hésite pas à me demander ». […] C’est pratique le fait qu’il soit dans l’établissement. » (Caroline)

Finalement, celui-ci n’a pas été en mesure de l’accompagner à la hauteur de ses besoins en raison d’une incompatibilité d’emploi du temps limitant les observations conjointes :

« Mais nos emplois du temps étaient incompatibles et cela a fait que je n’ai pas pu beaucoup l’observer. […] La seule heure où je pouvais l’observer, c’était sur des secondes, j’en avais déjà trois, donc voire la quatrième, finalement ce n’était pas forcément intéressant. Je suis allée le voir, quand même, mais c’était plutôt redondant avec ce que je faisais, moi-même, dans mes classes, puisqu’on est en groupe de compétences, donc on faisait quand même la même chose. Donc, pas grand intérêt. » (Caroline)

Son tuteur semble également avoir circonscrit les modalités d’accompagnement et de conseil à ses propres heures de présence dans l’établissement :

« Le rôle de tuteur s’arrête à ses heures dans l’établissement. […] J ’ai une classe très difficile, le vendredi et le samedi, justement. Il n’est jamais venu non plus en dehors ; pourtant je lui ai demandé si c’était possible, mais il n’est jamais venu, un vendredi ou un samedi, pour me voir avec cette classe difficile. C’est peut-être ce que j’aurais voulu quand même. » (Caroline)

L’aide apportée par ce dernier l’a été par téléphone et « un peu » par courriel en raison des contraintes de l’un et de l’autre, « des fois en fin de journée » et « quelquefois entre deux cours » et au final « on n’avait pas des heures d’entretiens complètes, c’était plutôt de l’entre-deux quoi ! » Caroline ne remet finalement pas en cause l’accompagnement prodigué bien qu’il soit éloigné, sur le fond et la forme, des attentes du tutorat en établissement difficile où a minima une visite dans les classes de l’enseignant débutant est prévue chaque mois et peut être facilitée par une mise à disposition ponctuelle du tuteur le libérant de ses classes afin de lui permettre d’assurer ses missions de formation et de conseil.

5. Discussion des résultats

Cet article propose une analyse complémentaire de l’objet de recherche à partir de zones de recoupement entre certains présupposés issus d’une approche transactionnelle du stress professionnel ( Bruchon-Schweitzer , 2002 ; Lazarus et Folkman, 1984) et d’une psychodynamique du travail (Anderson, 2004a, 2004b ; Callahan et Chabrol, 2004 ; Maranda, 1995).

Notre premier résultat porte sur l’identification des facteurs de la pénibilité au travail (Héas, 2005) en milieu scolaire considérée comme un risque psychosocial (Petit, 2011) suscitant des astreintes physiques et psychologiques chez les enseignants débutants. La part objective et quantifiable de cette pénibilité renvoie à la dimension des contraintes organisationnelles ou géographiques composée de la charge de travail, de l’éloignement domicile/travail, du rythme de travail et des tâches administratives. Ces tâches dites périphériques à l’acte d’enseignement sont perçues comme d’autant plus insurmontables qu’elles ne sont pas ou peu abordées en formation initiale à l’université (telles que par exemple la préparation des bulletins scolaires et la gestion des classes à examen). Les fins de semestre où ces tâches s’accumulent sont vécues comme très stressantes et fatigantes. Les dysfonctionnements organisationnels (Héas, 2005) identifiés par notre étude prolongent les constats issus de l’enquête ETUCE menée par le Comité syndical européen de l’éducation (CSEE, 2011) et invitent à considérer que l’exercice du travail enseignant en France ne cesse de se dégrader depuis ces dix dernières années.

Parmi les éléments contributifs de la pénibilité subjective, trois d ifficultés professionnelles apparaissent comme persistantes à l’issue de leur année de travail : la gestion des conflits, la gestion de classe et la réponse aux attentes et aux exigences institutionnelles. Toutes trois participent d’une forme d’épuisement professionnel associant stress, fatigue physique et sentiment d’isolement face à la recherche de solutions. Ce résultat s’inscrit dans la même veine que d’autres études soulignant les facteurs de risques psychosociaux inhérents à cette phase professionnelle (Chaplain, 2008 ; Ciavaldini-Cartaut, 2013 ; Friedman, 2000 ; Goddard et coll., 2006 ; Montgomery et coll., 2010) . Par ailleurs, l’enrôlement des élèves dans les tâches scolaires et la gestion des incivilités (Chouinard, 1999 ; Lantheaume, 2008) semblent concomitants à la fois des caractéristiques d’un public scolaire trop difficile pour des enseignants sans expérience, de la pleine responsabilité et d’un rythme de travail accru par l’absence d’aménagement de leur service d’enseignement et de leurs emplois du temps.

La contribution d’une psychodynamique du travail à l’analyse du travail enseignant demeure rare (Alderson, 2004b ; Maranda et coll . , 2013 ; Maranda et coll., 2014). L’originalité de cet article est de montrer que la stratégie de « coping centré sur l’émotion », lorsqu’elle persiste dans le temps, ouvre la voie à un mécanisme individuel de défense fondé, dans le cas de Caroline, sur une idéalisation de l’institution et de ses incarnations (accompagnement par le tuteur, étayage par le groupe des pairs-collègues, intégration symbolique par le chef d’établissement) et, dans celui d’Aline, sur un déni de la pénibilité occasionnée par une affectation à deux établissements scolaires. Le déni sert à atténuer le conflit qui naît de la perception d’une réalité paradoxale et il permet de se prémunir de la souffrance psychique (Molinier, 2010). Concernant Caroline, ce mécanisme individuel de défense a pour fonction la préservation de l’idéal de l’objet. Précisément, alors que les débutants viennent d’entrer dans le métier, comment accepter, après un parcours d’études difficiles, d’intégrer une institution dont on percevrait d’emblée les défaillances ? En effet, officiellement (textes officiels, discours des supérieurs hiérarchiques, formation) le tutorat des entrants dans le métier est une priorité tout comme leur insertion professionnelle. Pourtant, au niveau de l’établissement, aucun aménagement n’a été apporté pour faciliter la mise en œuvre de son accompagnement professionnel et aucune démarche n’a été entreprise par ailleurs par le tuteur pour faciliter ses visites de classes au regard des besoins de Caroline. Dans une perspective psychosociale, c’est à elle qu’il revient de s’adapter pour faire face à la réalité du travail enseignant et être à la hauteur des missions qui lui sont confiées. Mais chez Caroline comme chez Aline, le maintien à long terme d’une stratégie d’ajustement situationnel centrée sur l’émotion résulte d’un appauvrissement de leurs capacités à penser et à agir sur leur milieu et renvoie à une défaillance du soutien social reçu au sein de leur établissement scolaire (Devereux et coll., 2009) face aux facteurs de la pénibilité au travail. Ce résultat va dans le même sens que plusieurs études qui soulignent l’importance des effets modérateurs notamment apportés par le soutien de la hiérarchie ou les pairs face au stress professionnel (Antoniou et coll., 2013 ; Janot-Bergugnat et Rascle, 2008 ; Kokkinos, 2007 ; Laugaa et coll., 2008) . Du point de vue d’une psychodynamique du travail, indirectement cela revient à nier la contribution de l’organisation du travail aux difficultés rencontrées par les enseignants débutants et à individualiser les problèmes de santé mentale au travail (Maranda, 1995) .

Autrement dit, afin de préserver son idéal au détriment d’une vision réaliste d’elle-même en situation de soutien très partiel par ses pairs et sa hiérarchie (Greenglass et coll., 1997) , Caroline inconsciemment déploie un mécanisme de défense « immature » (Chabrol et Callahan, 2004). La réalité est connue autant qu’elle est niée. Sa confrontation constitue sans doute, à ce moment du parcours de Caroline comme de celui d’Aline où tous leurs moyens sont mobilisés par leur volonté d’intégration à l’institution, une étape trop difficile à franchir. Le déni leur permet de rester en cohérence avec leur engagement professionnel sans critiquer l’institution qu’elles souhaitent intégrer. Reconnaître les défaillances de cette institution à leur égard remettrait en cause leur propre structuration engendrant alors un état de crise important.

Les résultats de notre étude s’opposent à une euphémisation des conditions d’accueil et de travail des entrants dans le métier. Ils prolongent par exemple ceux de Maranda et coll. (2013) qui caractérisent une situation « à risque » lorsque « les jeunes enseignants sont soumis à l’obligation de faire leurs premières expériences avec les groupes-classes les plus difficiles ». Les auteurs rajoutent que cela « contribue sans doute au décrochage professionnel que vivent les nouveaux enseignants ». Néanmoins, notre hypothèse de recherche n’est que partiellement validée. Sur les plans théorique et méthodologique notre démarche s’inscrit toutefois dans la perspective ouverte par Callahan et Chabrol (2004), Grebot et collaborateurs (2006) ainsi qu’Erickson et collaborateurs (1997) pour apporter de nouvelles connaissances dans le champ de la santé au travail en milieu scolaire. Leurs analyses statistiques mettent en évidence des corrélations, certes faibles mais néanmoins effectives, entre les stratégies d’ajustement « dysfonctionnelles » telles que le coping centré sur l’émotion et les stratégies individuelles de défense « immatures » incluant le déni, mais sans permettre toutefois d’accéder à l’expérience vécue par les sujets. Le cas d’Aline et de Caroline permet de comprendre comment, en étant confrontées sur leur poste de travail à une configuration aversive pour leur santé (Maranda et coll., 2013) en matière de pénibilité, elles se prémunissent d’une forme de « souffrance » au sens de Lantheaume (2008). Si nous ne pouvons pas affirmer qu’elles sont alors plus vulnérables que d’autres au phénomène de décrochage professionnel malgré leur travail dans un établissement difficile (Van Zanten et Grospiron, 2001), en revanche nos résultats mettent à l’index des conditions d’affectation et d’accompagnement professionnel problématiques du point de vue de l’application du Code du travail français (Art. 4121.1). Ils invitent donc à prolonger l’étude des rapports entre la pénibilité au travail, le stress pathologique et le décrochage professionnel chez les enseignants débutants en exploitant les zones de recoupement possibles entre l’approche transactionnelle du stress et une psychodynamique du travail (Vézina, 2013).

6. Conclusion

Les résultats de cette étude ne permettent pas de généraliser les connaissances apportées. Toutefois nous formulons quelques recommandations visant à concilier les enjeux d’une première affectation à un poste de titulaire en enseignement avec une prévention primaire et organisationnelle de la pénibilité psychosociale au travail en milieu scolaire. Puis, nous proposons quelques pistes pour la conception d’un accompagnement professionnel susceptible de doter les enseignants débutants de ressources plus adaptées face aux différentes configurations de travail auxquelles ils peuvent être confrontés lors de leur prise de fonction.

Notre première recommandation porte sur le renforcement de la professionnalisation dès le diplôme de licence afin de limiter « le choc de la réalité » auquel renvoient les contextes d’exercice parfois difficiles à l’issue de la formation initiale à l’université et qui laissent démunis les débutants face à la fois à l’hétérogénéité des publics scolaires et à une dégradation de la forme scolaire. La multiplicité des stages réalisés dans différents types d’établissements scolaires (collège, lycée général et lycée professionnel) pourrait s’accompagner d’une formation aux tâches administratives périphériques à l’acte d’enseignement et à la gestion de la violence scolaire. Par ailleurs, étant donné que les stratégies d’ajustement situationnel sont contextuelles et évolutives dans le temps, leur identification dès le stage en alternance en seconde année du diplôme de master permettrait de différencier l’aide à apporter dans la construction progressive d’une posture professionnelle (Ponnelle, 2008). Dans ce prolongement, il pourrait également être envisagé un élargissement de l’accompagnement professionnel des débutants prenant en compte, au-delà du tuteur, le rôle susceptible d’être tenu par d’autres pairs (autres enseignants de l’équipe pédagogique, membre de l’équipe éducative, chef d’établissement) (Devereux et coll., 2009 ; Tatar, 2009) dans l’apprentissage du métier et l’insertion au sein d’une communauté professionnelle.

Par ailleurs, dans le contexte actuel d’une dégradation de la qualité de vie au travail et du climat scolaire dans les établissements, les collèges et lycées français (Debarbieux et Fotinos, 2010 ; Fotinos et Horenstein, 2011 ; Rascle et coll., 2009) et au regard de l’application du Code du travail, une prévention primaire des risques professionnels lors de l’entrée dans le métier d’enseignant pourrait être engagée en tenant compte des facteurs organisationnels (Ciavaldini-Cartaut, 2013 ; Ponnelle, Vaxevanoglou et Garcia, 2012) . Ces facteurs placent les débutants « sous tension » en l’absence d’un aménagement de leur service d’enseignement : horaires de travail ; multiplicité des niveaux de classes ; charges administratives ; classes à examen ; double affectation. Enfin, même si dans le cadre de la réforme qui a été engagée depuis au sein des Écoles supérieures du professorat et de l’éducation (ESPE) où l’entrée dans le métier réintroduit une période en alternance et un service à mi-temps, les conditions d’affectation (éloignement domicile/travail ; établissement en zone sensible) et les modalités du tutorat nous semblent susceptibles d’évoluer encore afin de limiter les atteintes à la santé au cours de cette première année de travail. Une piste pourrait être d’affecter les enseignants débutants à des postes au sein d’établissements scolaires ayant un climat scolaire non dégradé, engagés dans un processus de professionnalisation (équipe pédagogique aidante, travail privilégié avec l’équipe éducative, moments d’analyse de pratiques collectives) et dotés de tuteurs formés afin que le social ne soit pas un risque et devienne une ressource sur le lieu de l’exercice du métier. L’usage de la vidéoformation par les tuteurs accompagnant les entrants dans le métier dans le déni de leurs difficultés professionnelles pourrait être également expérimenté sous réserve d’une formation spécifique à l’usage de la vidéo dans un cadre éthique à visée de conseil pédagogique. (Ciavaldini-Cartaut, 2016)