Article body

Introduction

Même s’il est difficile de déterminer rétrospectivement jusqu’à quel point, sous le paradigme fordiste, cette scène a réellement été ouverte (Trentin, 2012), de nombreuses études, issues de différents champs disciplinaires, convergent vers un constat commun, à savoir que la scène de négociation du travail se rétrécit. Que l’on se situe sur la scène de la négociation de la santé dans les CHSCT (Comité d’hygiène, de sécurité et des conditions de travail) ou de la régulation quotidienne du travail par la chaîne hiérarchique, tout laisse à penser que le travail peine à trouver un lieu où être discuté dans et avec les organisations.

Cette rétraction de la scène de régulation est jugée tout à la fois dangereuse pour la santé des salariés (Detchessahar, 2011) et source d’une perte d’efficacité pour l’organisation. Différents auteurs du champ des sciences sociales s’intéressant au travail concluent à la nécessité d’une réforme de la structure sociale (Le Gall, 2016) et juridique de l’entreprise (Hatchuel, 2012) pour élargir le « pouvoir de valorisation du travail » (Eymard-Duvernay, 2012). L’idée avancée est qu’il est nécessaire de transformer l’entreprise, au nom de la santé et de la performance, dans ses dimensions juridiques pour soutenir la mise en discussion du travail. Cependant la question des moyens ou des acteurs pouvant soutenir cette transformation ne trouve pas, aujourd’hui, de réponse.

En psychologie du travail, le courant clinique de l’activité, s’il partage de nombreux éléments de ce constat (Clot 2010), cherche à éprouver une autre hypothèse méthodologique.

L’action en clinique de l’activité cherche à installer les professionnels, les personnels d’encadrement et les représentants du personnel dans un cadre méthodologique favorable à l’échange de points de vue sur le travail et l’organisation. Ces échanges doivent permettre d’établir de nouveaux compromis sur les manières d’agir dans les situations concrètes de travail pour développer les pouvoirs d’agir et les marges de manœuvre individuelles, collectives et organisationnelles de ces acteurs (Clot et Simonet, 2015).

L’idée est que la mise en débat du travail est un moyen interne de transformation de l’organisation en vue de développer les ressources psychosociales de l’action ordinaire de travail.

Notre hypothèse soutient que les expérimentations organisationnelles co-construites sur la base d’analyses de situations concrètes, menées par les psychologues cliniciens de l’activité, permettent d’explorer, dans le cours de l’intervention, certaines conditions, moyens et effets de la remise en discussion du travail dans des organisations où la scène de négociation du travail s’est rétractée. Ces expérimentations ouvrent, pour les sciences sociales, la possibilité d’instruire la question des conditions pratiques d’une transformation possible des organisations contemporaines.

Dans cet article, nous aborderons d’abord les analyses, portées par différentes traditions des sciences sociales s’intéressant au travail, posant la question de la réalité de la mise en discussion du travail par les CHSCT et dans les relations hiérarchiques, et appelant à la transformation des organisations pour ouvrir ces espaces au nom de la santé et de la performance. Nous suivrons ensuite comment l’action méthodologique en clinique de l’activité cherche les moyens permettant d’instruire le travail comme objet de discussion en nous penchant sur une intervention dans le métier de fossoyeur d’une grande collectivité territoriale. Enfin, nous chercherons à comprendre les conditions et les mouvements permettant de soutenir l’ouverture de la controverse sur le travail comme moyen d’une transformation possible de l’organisation et des rapports sociaux de production.

1. La contraction des scènes de négociation et de discussion du travail

Dans les espaces, tout à la fois, de négociation des conditions du travail et de la santé au travail ou de régulation du travail quotidien, les scènes de négociation du travail semblent, aujourd’hui, se rétracter. Tel est le constat que nous développons dans cette partie, en nous appuyant sur les résultats d’études issues de différents champs des sciences sociales s’intéressant au travail.

1.1. Quelle mise en discussion du travail dans les CHSCT pour transformer l’organisation au nom de la santé ?

À la suite de la directive européenne cadre du 12 juin 1989 (89/391/CEE), une dynamique en faveur de la prévention en santé vient profondément modifier les moyens et le rôle du Comité d’hygiène, de sécurité et des conditions de travail (CHSCT).

Créé par les lois Auroux du 23 décembre 1982, dans la continuité des comités de sécurité qui devaient permettre, depuis 1947,

« d’associer les travailleurs à la tâche de protection contre les risques professionnels » (décret du 1er août 1947),

le CHSCT est une instance regroupant, dans les entreprises de plus de 50 salariés, l’employeur, ou un représentant de l’employeur, et une délégation du personnel (article L.4613-1). Sa mission consiste à contribuer

« à la protection de la santé physique et mentale et de la sécurité des travailleurs » et « à l’amélioration des conditions de travail » (article L.4612-1).

Mais le renouvellement de l’activité et des moyens du CHSCT ne peut se comprendre qu’au regard des lois succédant à la directive de 1989.

La directive cadre de 1989 a fait l’objet d’une transcription dans le droit français par plusieurs lois dont, en particulier, la loi du 31 décembre 1991 portant l’obligation pour l’employeur de « protéger la santé physique des salariés » (article L.4121-1 du Code du travail), puis la « santé physique et mentale des salariés », à la suite de la loi de modernisation sociale du 17 janvier 2002. La volonté du législateur est de rendre obligatoire l’élaboration non pas seulement d’une suite d’actes de réparation ou de prévention mais d’une politique effective et générale de prévention en santé. Ainsi, après avoir énoncé l’obligation générale d’assurer la santé des travailleurs et de mettre en place une organisation et des moyens adaptés, le Code du travail présente, à l’article L.4121-2, le cadre méthodologique pour y parvenir en précisant que les risques doivent être évités, évalués, combattus « à la source » et la prévention « planifiée ». Dans ce cadre, il est demandé au CHSCT d’être le garant, à l’intérieur de l’entreprise, de l’effectivité de cette politique de prévention (Verkindt, 2014).

La mission du CHSCT est donc de contribuer à l’amélioration de la protection de la santé et des conditions de travail, mais surtout « de veiller à l’observation des prescriptions légales prises en ces matières » (article L.4612-1). Le CHSCT est un espace de veille devant permettre d’amener l’employeur à construire une politique effective de prévention.

À cette fin, le législateur a outillé le CHSCT : obligation faite à l’employeur d’informer le CHSCT pour l’exercice de sa mission (article L4614-9), droit d’alerte en cas de danger grave et imminent (article L. 4132-2), droit de recours à l’expertise lorsqu’un risque grave est révélé ou en cas de réorganisation modifiant les conditions d’exercice du travail (article L4614-12), participation à la rédaction d’un « Document unique d’évaluation des risques » (article R.230-1), droit d’enquête et d’inspection (article L4612-4), etc. L’exercice de ces droits et l’utilisation de ces moyens par le CHSCT sont une garantie, pour le juge, à l’intérieur de l’entreprise, de l’effectivité de la prévention en santé physique et mentale.

Le résultat attendu est l’établissement d’une politique de prévention structurée et finalisée dont la méthodologie est fixée par le Code du travail (Verkindt, 2013). Dit autrement, l’employeur n’a pas les moyens de justifier l’absence de politique de prévention en santé, physique et mentale, dont le CHSCT, instance paritaire regroupant des représentants des salariés et de la direction, est une garantie aux yeux de la loi.

Cette construction juridique définit le CHSCT comme une scène instrumentée d’évaluation des risques et d’élaboration de la politique de prévention en santé. Mais si le CHSCT ne peut contester l’autorité de l’employeur sur l’organisation du travail, au fondement du droit du travail (Supiot, 1994), la question reste cependant de déterminer si le CHSCT peut parvenir, au-delà de la loi, à s’ériger comme une instance d’évaluation des risques du travail réel, de construction de propositions « d’adaptation du travail à l’homme » (L.4121-2) et donc de transformation de l’organisation du travail au nom de la prévention en santé. À défaut, si le travail n’est pas discuté, du point de vue de la santé, pour transformer l’organisation, le CHSCT court le risque de « n’être qu’une chambre d’enregistrement consensuelle » (Catlla, 2012) malgré le rôle qu’a cherché à lui donner le législateur.

La question est alors posée en ces termes : dans quelles mesures le CHSCT, outillé par la loi et garant de l’effectivité de la politique de prévention, parvient-il à mettre en discussion le travail et son organisation pour les transformer afin de prévenir les risques pour la santé physique et mentale des salariés.

Pour Coutrot (2009), analysant les résultats de l’enquête SUMER 2003 réalisée par 1800 médecins du travail auprès de 50 000 salariés, si « la présence d’un CHSCT est clairement associée à une meilleure qualité des politiques de prévention dans les entreprises et à une plus grande sensibilisation des acteurs aux risques du travail », cette association dépend cependant du risque considéré : « Elle est nette pour les risques chimiques et biologiques, mais n’apparaît pas pour les risques physiques et organisationnels ». Les CHSCT peuvent parvenir à faire valoir une protection physique contre des risques matériels ou chimiques précisément localisés, mais il leur est beaucoup plus difficile de remettre en cause l’organisation du travail, c’est-à-dire de la transformer à partir des difficultés et des risques pesant sur les salariés exécutant le travail.

L’observation, dirigée par Dugué pour l’ANACT, de l’activité de 27 CHSCT fait également le constat

« d’une réelle difficulté des CHSCT de l’échantillon à investir le champ de l’organisation du travail »

et « le seul respect du cadre réglementaire ne garantit pas un fonctionnement efficace, la confrontation des points de vue, la construction d’un point de vue autonome sur le travail, et la capacité du CHSCT à anticiper et à agir sur le terrain » (Dugué, 2012).

Le CHSCT présente donc

« une difficulté réelle à faire valoir ses prérogatives en matière de santé physique ou mentale et d’organisation du travail »

du fait, avancent les auteurs, d’un refus de l’employeur et d’une formation ou information insuffisante des représentants du personnel.

Dans sa thèse portant sur 34 CHSCT du secteur de la chimie, Granaux (2010) montre que les cas les plus fréquents sont ceux de CHSCT qu’elle appelle « patronaux », « sortants » ou « défensifs » c’est-à-dire ne parvenant pas à aborder la question de la transformation des conditions et de l’organisation du travail.

Dans l’étude du fonctionnement d’un CHSCT d’une collectivité territoriale regroupant plus de 10 000 agents, Catlla et Albanel constatent que,

« en aucun cas, l’aspect préventif ne ressort des discussions (du CHSCT). Ce sont essentiellement des problèmes matériels qui sont évoqués […]. Le harcèlement, le stress, la perte de sens au travail, le travail empêché restent des problèmes ignorés » (Catlla, 2009).

Enfin, même si

« le CHSCT est conçu comme un espace plurivocal pouvant prendre autant l’allure d’une commission technique que celle d’une arène où se disputent des points de vue, des intérêts divergents »,

Litim et Castejon, forts de différentes expériences d’expertise pour le compte de CHSCT, comprennent

« que les membres des CHSCT, face à l’ampleur de ce qu’il faudrait transformer pour arrêter les dérèglements, face aux risques qu’il faudrait prendre (pour soi, pour l’emploi des collègues...), se considèrent comme impuissants (tant) les instances représentatives du personnel restent cantonnées aux effets de décisions qui leur échappent » (Litim, Castejon, 2010),

c’est-à-dire qu’il paraît impossible de venir, dans le CHSCT, discuter le travail pour transformer l’organisation au nom de la santé des salariés.

Dans la postenquête dirigée par Béthoux et Mias (2014), 15 établissements ont été étudiés. Il est proposé une typologie des modes de fonctionnement des CHSCT de ces établissements en quatre figures : les CHSCT inertes, managériaux, court-circuités et mobilisés. Sur les 15 CHSCT, seulement 4 sont qualifiés de « mobilisés », c’est-à-dire montrant « une capacité sans doute croissante des élus à faire usage des moyens d’action que leur donne le droit ». Mais cette étude ne dit pas si cet usage du droit permet d’ouvrir effectivement une mise en discussion du travail pour transformer le travail et son organisation.

Si l’on se penche plus spécifiquement sur la prévention des risques psychosociaux, le constat ne semble pas divergent. L’étude menée par Bouffartigue et Massot (2013), pour le compte d’une Direccte sur l’activité de représentants du personnel siégeant à 18 CHSCT, montre que les CHSCT ne parviennent pas, en abordant la question de la prévention des RPS, à faire du travail un objet de négociation et de discussion. Les situations de prévention dites « actives », c’est-à-dire celles où les « les représentants du personnel ont la capacité de faire valoir la position des salariés sur l’organisation et le travail », donc celle où le travail réel devient un objet de négociation, restent minoritaires.

Ces quelques analyses, aux méthodologies et aux échantillons différents, convergent vers un constat similaire : malgré la volonté du législateur, les CHSCT ne parviennent pas à s’ériger comme des espaces dans lesquels puisse être mis en discussion le travail, entre représentants du personnel et de l’employeur, pour évaluer et prévenir les risques « à la source » par la transformation de l’organisation du travail. Tout se passe comme si le CHSCT se heurtait, in fine, à la conservation, par les directions, de leur monopole sur l’organisation du travail.

1.2. Quelle mise en discussion du travail par les organisations ?

Si l’on se situe à l’échelle de la régulation ordinaire du travail, dans l’articulation des normes autonomes et de contrôle (Reynaud, 1988), différentes études, issues de plusieurs champs des sciences sociales s’intéressant au travail, convergent vers le constat de la rétraction de la scène de régulation.

La sociologie du travail a montré que les dispositifs de gestion pouvaient être non pas des outils de régulation du travail mais, au contraire, d’imposition, sans discussion possible sous l’évidence de la rationalité technique, d’une norme gestionnaire (Boussard et Maugeri, 2003). Les analyses ont alors montré que ces dispositifs de gestion, perdant leur rapport avec le travail, se déréalisaient pour devenir des systèmes aveugles de contrôle (Chiapello et Gilbert, 2009). Les professionnels peuvent être amenés à simuler le respect des normes gestionnaires pour dissimuler leur travail, cette

« double activité de simulation et de dissimulation contribuant à occulter le travail réel et le travail d’organisation qu’il suppose » (Dujarier, 2006).

Dans le cadre théorique de la régulation conjointe, les acteurs de la régulation, professionnels comme managers, sont présentés comme ne disposant plus des ressources pour alimenter le travail d’élaboration de compromis.

« Finalement, et c’est sans doute un des constats forts des travaux récents, l’acteur de la régulation autonome semble s’effacer, laissant le champ “libre” au déploiement des logiques de contrôle. […] Repli sur le rôle, gestion par la routine des interactions et formalisation procédurale des pratiques constituent les signes les plus visibles d’un affaissement des compromis sociaux dans les entreprises [...] » constataient déjà en 2003 Granier et collaborateurs (2003).

La psychodynamique du travail a estimé pour sa part, dès les années 1990, que la rétraction des espaces de délibération sur le travail empêchait la reconnaissance, et donc la dynamique de la transformation de la souffrance en plaisir (Dejours, 1998). Pour la clinique de l’activité,

« dans le monde professionnel, le silence sur la question de la qualité du travail peut se faire assourdissant » (Clot, 2010),

le développement de l’activité et des collectifs s’arrêtant alors devant l’empêchement d’une conflictualité dialogique sur le travail et ses critères. Pour les ergonomes Daniellou, Dugué et Petit, c’est parce que les opérateurs ne peuvent débattre, dans les organisations contemporaines

« des objectifs du travail »

qu’ils ne peuvent développer ce « pouvoir d’agir essentiel à la préservation de leur santé » (Daniellou, Dugué, Petit, 2011).

Dans le champ des sciences de gestion, différents auteurs soulignent le retrait du travail comme objet de discussion entre opérationnels et managers. Pour Detchessahar, les managers ont « déserté la scène du travail » pour rester au chevet des machines de gestion, laissant les opérationnels seuls face aux dilemmes de leur activité (Detchessahar, 2011). Pour d’autres auteurs, le déploiement, à partir des années 1970, de la théorie de l’agence (Jensen et Meckling, 1976) associé à la transformation des modes de financement des pensions de retraite et des entreprises (Plihon et Ponssard, 2002) a

« occulté la relation manager-salarié au bénéfice de la relation actionnaire-manager » (Favereau, 2014).

Pour l’économie des conventions, la séquence historique contemporaine a vu le pouvoir de valorisation des actionnaires évincer le pouvoir de valorisation du travail (Eymard-Duvernay, 2012), P.-Y. Gomez constatant que le travail est devenu « invisible », les managers devenant

« des experts du travail abstrait […], la gestion du travail vivant [étant déléguée] à ce courageux serviteur de l’entreprise financiarisée qu’est le manager intermédiaire de proximité » (Gomez, 2013).

Ces analyses partagent le constat que le travail réel n’est pas, ou plus, un sujet de discussion dans les organisations, mais un objet de contrôle.

Certains auteurs, prolongeant leurs analyses, jugent que cette rétraction de la scène de régulation « menace » l’entreprise (Hatchuel et Segrestin, 2012), la « fragilise » (Plihon, 2004), ou constatent que

« ce qui domine largement (dans les entreprises contemporaines), c’est un sentiment de fragilité organisationnelle qui contraste avec le discours officiel de toute-puissance » (Dujarier, 2006).

Certains auteurs estiment que cette rétraction est, tout à la fois,

« un enjeu fort en termes de santé et, plus largement, de performance » (Detchessahar, 2013).

De nombreux auteurs, issus de différents courants des sciences sociales s’intéressant au travail, estiment donc que le travail n’est pas, ou de moins en moins, un objet de discussion sur les scènes du travail quotidien, de l’organisation et des relations hiérarchiques. Cette rétraction est jugée menaçante pour la santé des salariés comme pour l’efficacité du travail et la pérennité de l’organisation. Forts de ce constat, certains auteurs avancent la nécessité d’une réforme de l’entreprise.

Ferreras se prononce pour un « bicaméralisme économique » qui, à côté des représentants des acteurs actionnariaux, reconnaîtrait une place égale dans le gouvernement de l’entreprise aux représentants des « investisseurs en travail » (Ferreras, 2012). Levillain, Hatchuel et Segrestin proposent « une nouvelle forme de société en droit français nommée SOSE pour Société à Objet Social Étendu » dans laquelle l’ensemble des parties prenantes, dont les salariés, pourraient participer à la définition et à l’évaluation de l’objet social de la société (Levillain et coll., 2014). Enfin, pour Eymard-Duvernay,

« il s’agit de viser une distribution plus égalitaire du pouvoir de valorisation des biens et du travail » (Eymard-Duvernay, 2012).

En 2016, dans l’introduction de l’ouvrage synthétisant une partie de la recherche collective, menée depuis 2009 au Collège des Bernardins, sur l’entreprise et les nouveaux horizons du politique, O. Favereau soutient une thèse, qu’il nomme « re-constructive », en ces termes :

« Il est fondamental de réhabiliter le travail à travers tous ses aspects positifs […] autant par principe, afin de contrebalancer le coût humain de la financiarisation (souffrance au travail, chômage, etc.), que par souci de refonder l’efficacité de l’entreprise actuelle, en tant que dispositif de création collective […]. Pour atteindre cet objectif de réhabilitation du travail […] : il faut revoir la place du travail dans les instances de gouvernement de l’entreprise-type » (Favereau, 2016).

Ces différents auteurs appellent à la transformation juridique de l’entreprise, au nom de la santé ou de la performance, pour réinscrire le travail au centre des négociations et modifier l’équilibre des pouvoirs structurant les rapports sociaux de production.

Le problème est alors de déterminer les pouvoirs et les acteurs susceptibles de porter cette transformation (Loute, 2014). Même si cela est davantage sous-entendu qu’explicité, ces auteurs semblent désigner soit le pouvoir législatif, comme producteur du droit des sociétés, soit les salariés ou la société civile, comme source, dans les démocraties, du pouvoir politique. Mais aucun de ces acteurs ne paraît, aujourd’hui, pouvoir ou vouloir s’engager dans une telle transformation. La question des moyens effectifs d’une telle transformation, réinscrivant dans les organisations le travail comme objet de discussion, reste en suspens.

Prolongeant la tradition d’une psychologie concrète à visée développementale, cette question est au centre des démarches d’intervention,

« toute entière portée vers la transformation des situations d’activités et d’organisation » (Kostulski, 2010),

des cliniciens de l’activité. Mais cependant ici la perspective est différente : il ne s’agit pas de transformer l’organisation pour ouvrir la mise en discussion du travail, au nom de la santé comme de la performance, mais de mettre en discussion le travail pour transformer l’organisation et les rapports sociaux la soutenant.

Pour comprendre les difficultés comme les enseignements d’une telle perspective, nous proposons de prendre appui sur une intervention, en clinique de l’activité, dans un milieu spécifique, celui du métier de fossoyeur. S’il s’agit de mieux comprendre certains des processus qui ont cours dans la conduite de ce type d’intervention, il est aussi évident pour nous qu’on ne saurait faire le tour de la question sur la base d’un seul cas présenté.

2. Travail discuté et dynamique psychosociale dans l’organisation du travail : le cas d’une intervention clinique de l’activité

2.1. Un cadre d’intervention clinique de l’activité en milieu professionnel

La demande d’intervention initiale est formulée par le Service de médecine du travail, soutenu par la Direction des ressources humaines. Le service médical a fait le constat d’une recrudescence de plaintes liées à des douleurs ressenties au niveau du bas du dos et des épaules. Et, en conséquence, l’augmentation des taux d’absentéisme pour arrêt maladie complique l’organisation du service funéraire dans les cimetières. Cette demande d’intervention, adressée à l’équipe de psychologie du travail et clinique de l’activité du Conservatoire national des arts et métiers, est intégrée au plan d’actions de prévention des troubles musculosquelettiques (TMS) des fossoyeurs, présenté en CHSCT par le médecin du travail. Le bilan des actions déjà menées en matière de prévention fait notamment état d’un décalage entre la formation « gestes et postures », dispensée aux fossoyeurs par un organisme spécialisé, extérieur à la municipalité, et les réalités du métier. Ces programmes de formation et modules PRAP[1], visant à éviter la survenue des TMS en transmettant les « bons gestes », définis sur la base d’études biomécaniques (Caroly et coll., 2008), sont encore très mobilisés mais le service de médecine préventive cherche à inscrire la prévention des TMS dans les réalités du métier de ceux qui le font.

L’intervention conduite sur plusieurs mois se structure principalement autour de ces différentes instances :

  • trois collectifs de fossoyeurs associés à l’intervention, réunissant une trentaine de fossoyeurs sur un effectif en totalisant environ 90 ;

  • un comité de pilotage réunissant les personnels de l’encadrement, de la médecine du travail et de la prévention des risques professionnels ;

  • le CHSCT associé à différents temps de l’intervention.

La phase la plus longue de l’intervention se noue avec l’engagement des fossoyeurs dans un travail collectif sur leurs activités ordinaires. À ce moment-là, le principal enjeu de l’intervention est la demande de ces professionnels concernant l’examen de leurs situations concrètes de travail, leur efficacité dans la réalisation des buts personnels, collectifs et organisationnels de la production et donc, toujours en quelque façon, leur santé. Ce temps de l’intervention est celui de la dispute professionnelle entre connaisseurs, sans participation directe de la hiérarchie. C’est le temps du travail collectif autour des plaisirs et des déplaisirs de la controverse sur les critères qui signent, à leurs yeux, la qualité du travail réalisé, ici celui du service funéraire.

Deux méthodes sont utilisées pour chercher à installer les professionnels dans une discussion adossée à l’observation et l’analyse de la complexité des activités réalisées, réalisables et empêchées :

  • le cadre des auto-confrontations simples et croisées à partir d’observations vidéo : dans cette intervention l’observation vidéo est utilisée pour permettre aux professionnels d’aller plus loin dans l’analyse controversée des situations concrètes de travail que ne le leur permet la phase première des observations « papiers crayons » et des chroniques d’activités (Simonet et coll., 2011) ;

  • le cadre des instructions au sosie (Oddone et coll., 1981 ; Scheller, 2003).

Ces méthodes d’observation et d’analyse de l’activité veulent développer la fonction psychologique du collectif comme moyen pour chacun d’imaginer de nouvelles possibilités de penser et d’agir. Les résultats, qu’elles permettent de produire (version vidéo ou version papier) par les professionnels sur le développement de leurs controverses, font ensuite l’objet, dans l’instance du comité de pilotage, d’un dialogue autrement institué et instruit. Il porte alors sur les questions qui se posent réellement dans le métier et qui ne sont pas neutres du point de vue de leur santé. Comme dans d’autres interventions, en clinique de l’activité, concernées par la prévention des TMS (Quillerou-Grivot et Clot, 2013), les controverses, installées chez les professionnels de terrain, se diffusent, avec leur accord, dans le comité de pilotage, offrant aux concepteurs et préventeurs de nouvelles bases de discussions avec et entre eux.

En nous concentrant sur le développement du statut du geste dans l’activité des fossoyeurs et dans celle des concepteurs de la prévention, nous nous attacherons à montrer comment la dispute professionnelle, entre pairs, sur leurs gestes de métier est devenue, avec le soutien du CHSCT, le moyen de renouveler le dialogue sur le travail réel et d’envisager autrement la prévention des TMS notamment en matière de formation par :

  • une centration sur les débats professionnels plus que sur les personnes ;

  • une réappropriation de la question de la formation des gestes comme levier d’action renouvelé pour les préventeurs ;

  • la participation des fossoyeurs à la conception d’un nouvel outil de formation et à l’animation des séances de formation.

2.2. Le « geste dialogué » : faire du geste technique un objet du dialogue professionnel en vue de son développement dans l’activité

Les gestes de métier du fossoyeur servent des funérailles qui se caractérisent par une pluralité d’actes symboliques à l’enchaînement ordonné (Saraiva, 1993 ; Caroly et Trompette, 2006). Dans le fossoyage, l’activité d’inhumation se prépare depuis le creusement de la fosse jusqu’à son recouvrement de terre ou par une pierre tombale, une fois l’inhumation terminée. Les actes accomplis sous le regard des personnes endeuillées vont de la prise en charge du cercueil au sortir du corbillard jusqu’à sa « belle installation » sur le plancher de la fosse. Le portage de cercueils est une des trois tâches principales du fossoyeur, avec le creusement d’une fosse et la démolition de pierres tombales. L’analyse de l’activité d’inhumation est conduite d’abord par entretien selon la méthode d’instructions à un sosie entre le psychologue intervenant et un fossoyeur, en présence de ses collègues. Quatre fossoyeurs volontaires sont réunis pour l’analyse d’un segment de cette activité qui consiste à prendre en charge le cercueil pour l’installer dans la fosse ou le caveau familial.

Après s’être mis d’accord sur le tutoiement, le temps de l’instruction au sosie, l’intervenant (I) énonce cette consigne au professionnel (P) :

« Imagine que je suis ton sosie et que je te remplace demain à ton travail, peux-tu me dire précisément comment je dois m’y prendre pour faire exactement comme tu fais habituellement afin que personne ne s’aperçoive de ce remplacement ? »

La formulation de cette consigne a ses variantes. Les autres participants non‑instructeurs ont pour consigne d’écouter leur collègue sans intervenir dans le cours de l’entretien, sachant qu’à la fin de celui-ci un temps de discussion est programmé. C’est dans ce second temps que chacun des autres participants aura la possibilité de faire entendre, par rapport à sa propre expérience du métier, les effets sur lui de ce qu’il a entendu dire ou taire, par son collègue, et de le proposer à la discussion collective. Chacun peut intervenir dans une discussion ouverte sur la base de points d’accord, de désaccords, d’étonnements et de questionnements transformant, au passage, le collectif en instrument de développement potentiel de son activité propre (Ouvrier-Bonnaz et Werthe, 2012).

L’extrait d’instructions au sosie, retranscrit ci-dessous, porte sur un moment de l’activité du fossoyeur consistant à prendre en charge le cercueil à sa sortie du corbillard. Le questionnement de l’intervenant-sosie (I) est guidé par la préoccupation suivante : comment effectuer précisément chacun de ces gestes professionnels que le fossoyeur (P) lui donne pour consigne de réaliser comme il le ferait lui-même ?

« P : les amis, la famille

I : ils sont déjà là

P : oui ils sont arrivés aussi

I : ils sont déjà là et donc le cercueil il peut être dans le corbillard

P : il est dans le corbillard

I : il est dans le corbillard d’accord alors là comment on va heu

P : procéder ?

I : heu heu...

P : en général on décide aussi si on va le porter heu comment on va le porter

I : d’accord

P : c’est-à-dire si on prend à bout de bras si on prend à l’épaule c’est dans ces moments-là qu’on va le décider

I : d’accord donc là heu là aussi on se parle on se fait des signes comment ça se passe

P : non on se parle très discrètement

I : d’accord

P : très discrètement […]

I : et là je me dis on va le porter à l’épaule et donc j’ai bien vu que je faisais basculer mon épaule heu qui va recevoir

P : le poids du cercueil

I : et pour avoir une stabilité j’allais dire dans la posture au niveau

P : on laisse reposer sur l’épaule

I : des pieds voilà ouais mais les pieds dans ce mouvement-là je suis

P : ha ils vont se plier un petit peu

I : je suis accroupi voilà

P : pour donner de la puissance

I : de plier les genoux c’est ça ?

P : ben ouais de faire travailler le dos le moins possible

I : d’accord donc voilà je pense à ça que je fasse travailler mon dos le moins possible

P : ça va être les cuisses qui vont porter le mouvement

I : d’accord

P : et les bras vont accompagner et le dos ne devrait pas travailler

I : donc il faut que je pense à pas faire travailler mon dos

P : de le faire travailler le moins possible pour le faire trinquer le moins possible

I : d’accord

P : c’est surtout avec les jambes qu’on va pousser

I : d’accord

P : pousser pour lever ça va être surtout fait avec les jambes

I : d’accord OK

P : mais on pourra pas s’accroupir non plus il y a la famille il y a tout le monde donc il faut le faire discrètement aussi. »

Organisé par les questions du sosie, ce cadre méthodologique cherche à placer le professionnel en situation d’observer, dans les détails, ce qu’il fait, cherche à faire ou à éviter de faire. Dans cet échange, le professionnel est conduit à répondre à des questions qu’il ne s’imaginait pas, pour certaines d’entre elles, pouvoir se (re)poser à lui ou à son métier. L’enjeu et la difficulté, pour ce professionnel, consistent à conserver toute la finesse technique et l’épaisseur symbolique des actes et des gestes qu’il décrit pour que ses collègues, et lui-même, se reconnaissent dans ce qu’il transmet du métier, en son nom propre. Les écarts entre eux sur les différentes manières de faire dans le métier produisent des étonnements. La discussion qu’ils alimentent lui permet de reprendre ses propres questions et préoccupations au contact de celles de ses collègues. C’est aussi l’occasion d’en abandonner certaines, de les renouveler, ou encore de les voir et de les vivre un peu moins comme des limites personnelles, et un peu plus comme des questions professionnelles dans les débats dont elles font l’objet.

La dernière instruction, marquée en caractère gras dans le texte, résume assez bien la structuration particulière que nous avons mise en évidence dans l’analyse des tours de paroles produits lors des instructions au sosie menées au sein de ce collectif de fossoyeurs (Simonet, 2011). Les instructions transmises par chacun sont cadencées, à intervalles réguliers au fil de l’échange, par des mots et des formules comme : « gentiment » ; « pas en criant » ; « discrètement aussi », « quelque chose de propre quoi » ; « tout gentiment sans hurler tout discrètement quoi » […]. Ces ponctuations, lorsqu’elles sont mobilisées par le fossoyeur, marquent un carrefour de la pensée, un difficile-à-dire qui va parfois jusqu’à l’indicible : paradoxes de la méthode au service du développement de la pensée sur l’expérience du métier transmis. Elles ouvrent à chaque fois le sens d’une consigne, donnée au moment de la conclure, sans jamais être strictement nécessaire à la compréhension de la seule dimension techniciste du geste dans l’action consistant à poser une corde, échanger avec son collègue, marcher le cercueil posé sur son épaule, etc. Ce cadre dialogique permet au geste technique personnel de se discuter, autant que cela puisse se faire, dans sa pleine signification, anthropologique et impersonnelle, de métier. C’est là un processus essentiel de la méthode en vue du développement du geste technique « dialogué » dans les conflits d’une activité dont il se fait l’instrument technique et symbolique : comment se plier pour économiser son dos mais « sans s’accroupir non plus » pour rester dans une posture digne aux yeux de la famille ? Inhumer consiste à prendre soin de la douleur des vivants au moyen du geste calibré, du regard retenu, de la parole économe dans ce convoi où règne le silence ponctué de pleurs, de sanglots et, parfois, de prières.

D’autres séances d’analyse réalisées dans le cadre d’auto-confrontations confirment les dilemmes du métier dans la réalisation d’un portage du cercueil à l’épaule (Poussin et Simonet, à paraître). Elles montrent combien le problème, de chaque fossoyeur dans cette activité adressée aux familles endeuillées, est de trouver la meilleure réponse au dilemme « esthétique/sécurité », comme on peut le lire dans le déroulement de cette controverse entre deux fossoyeurs, monsieur P et monsieur S :

« Intervenant-Sosie : vous faites comme P ?

S : non je ne mets pas ma main comme lui, mais je mets juste à côté… discrètement […] non je mets la main là comme ça (S mime une main en dessous, l’autre à côté) juste comme ça on sait jamais (P mime à la manière de S) et juste pour tenir comme ça on sait jamais juste si y’a quoi que ce soit

I : mais jamais sur la poignée ?

S : non je la mets pas sur la poignée

I : et vous ? (à P)

P : toujours, toujours sur la poignée (il sourit et s’enfonce dans sa chaise)

I : qu’est-ce que ça change ?

P : si ça tombe moi je retiens avec la poignée, y’aura toujours la sécurité quoi qu’il arrive si je les vois pas s’arrêter devant si y’en a un qui baisse le cercueil comme ça j’ai ma main sur la poignée au moins je retiens je serai jamais surpris […]. Y’a une manière plus esthétique qu’une autre la mienne est pas très esthétique j’avoue (Rire de S) […].

I : votre manière de faire est pas esthétique mais si tout le monde faisait comme vous ?

P : oh ça fait un peu sac à patate (léger rire de S)

I : qu’est-ce que vous en pensez, vous (à S) ?

S : enfin c’est pas joli (en riant) (Rire de P)

I : sa manière de faire ou l’ensemble ?

S : C’est une horreur (inaudible, rires) comme prendre les sacs de charbon à l’époque

I : (à P) bon mais cela dit à part ça vous avez dit les raisons c’est sécurité

S : ah ouais ça c’est important ça

P : quoi qu’il arrive quelqu’un qui trébuche

S : ah oui là parce que tout le poids part […]

I : (à S) comment vous faites si y’a un problème ?

P : ben il est dans la merde

S : ben tout le monde prend hein parce qu’il y a le poids

I : oui mais P il dit que tac (I mime la main sur la poignée) il a la poignée

S : oui mais si les trois lâchent P il pourra pas prendre le cercueil tout seul il va lâcher avec

P : mais en douceur moi je l’amène en douceur au sol […]

S : d’un point de vue général quand on porte à l’épaule pour que ce soit bien esthétique il faut que tout le monde soit bien droit

I : qu’est ce qui est important pour la famille l’esthétique ou la sécurité ? […]

P : lui ça doit aider plus

S : lui il le prend comme ça (mime la manière de P) c’est question d’assurance moi je le prends comme ça (mime sa manière) c’est pour assurer mon épaule pour pas m’esquinter l’épaule aussi ».

Dans chacune des séances de travail portant sur l’analyse du portage, nous avons pu retrouver des traces de ce même dilemme, exprimé par diverses formulations : « esthétique/sécurité », « être digne/ne pas se faire mal », « avoir la classe/on n’est pas là pour se blesser », etc. Le fossoyeur, par ses gestes, cherche à réaliser « une belle inhumation ». On comprend mieux l’étroitesse dans laquelle le fossoyeur peut se trouver placé par une formation normative qui réduit le geste à sa seule dimension physiologique, bien en-deçà des enjeux et des ressorts anthropologiques, sociaux, psychologiques et physiologiques de son développement comme instrument efficace de l’activité. Expurger de la formation du geste technique la mise en discussion de ces dilemmes dans lesquels le métier se fabrique, pour apprendre, par exemple, à « tenir son dos droit », c’est réduire le geste aux muscles activés et c’est aussi le priver des ressorts psychosociaux de son développement potentiel. C’est aussi priver l’organisation du travail de la possibilité d’interroger à la fois les limites des moyens actuels mis à disposition et les perspectives d’investissements en matière de nouveaux moyens à mettre à disposition pour répondre à l’épaisseur des problèmes concrets qui se posent dans le travail réel.

Dans cette perspective, le développement des gestes de métier ne peut pas se laisser incarcérer dans des normes qui en dessèchent la vitalité fonctionnelle tant du point de vue des ressources à développer pour soutenir l’activité propre que du point de vue des ressources à développer du côté de l’organisation du travail. L’enjeu consiste alors à redécouvrir toute son épaisseur énigmatique en le transformant en unité d’analyse au sein de l’activité, en le transportant d’une activité à l’autre. C’est la raison pour laquelle notre cadre méthodologique organise l’alternance des phases d’observations et d’analyses des gestes du métier, en contexte de travail réel et hors de ce contexte quand les professionnels sont sortis de la production, pour poursuivre - autrement outillés - leurs observations et leurs analyses. D’un contexte à l’autre, le geste, traversé par le dialogue professionnel dont il est l’objet, passe alternativement du statut d’instrument technique de réalisation de la tâche que le professionnel a à accomplir dans le contexte du travail réel, au statut d’objet de pensée et d’instrument pour la réalisation de la tâche qu’il a à accomplir dans ce contexte d’activité réflexive basée sur l’observation et le dialogue entre professionnels. Dans cette migration fonctionnelle de la traversée des contextes, le geste technique se transforme en un « geste dialogué » qui circule dans l’organisation du travail, au-delà du périmètre du métier, entre les métiers. Les alternatives discutées, dont il fait l’objet, enrichissent les possibilités de développement du geste potentiel, pour chacun, dans son activité. Dans la vitalité des échanges répétés, ce « geste dialogué » devient l’un des instruments psychosocial de l’élargissement possible du champ des actions du professionnel de terrain (Wisner, 1997) qui peut s’imaginer faire autrement et s’y essayer dans l’activité concrète de travail (Simonet, 2011).

Nous avons fait le choix de mobiliser ici quelques traces du travail sur le portage du cercueil. Mais les analyses conduites sur d’autres gestes de métier comme celui de la démolition à la masse des pierres tombales dans l’activité d’exhumation ou celui des différentes manières de creuser une fosse, en vue de préparer une inhumation, ont aussi montré comment les professionnels se saisissent de ce cadre méthodologique pour s’essayer à d’autres réalisations possibles du geste devenu objet de débat au sein de leur collectif. C’est à la construction des conditions de cette dynamique psychosociale dans l’organisation du travail que nous avons porté nos efforts dans ce cadre méthodologique d’une clinique de l’activité attentive à la complexité psychologique de la mobilisation du corps dans l’activité et à son développement par l’activité (Clot et Fernandez, 2005 ; Tomàs et coll. 2009 ; Simonet, 2011 ; Tomàs, 2013 ; Poussin et Simonet, à paraître).

2.3. Le « geste dialogué » comme instrument de développement du statut du geste dans l’activité des concepteurs : enjeux de transformation

Cette complexité révélée de la formation du geste de métier au contact de l’analyse du travail réel a nourri les échanges contradictoires menés entre les membres du comité de pilotage en charge de définir ensemble, mais à partir de logiques du métier différentes, les actions de prévention des TMS. Nous pouvons relever trois principaux temps méthodologiques de cette dynamique psychosociale permettant de modifier le statut du geste dans l’activité des personnels de l’encadrement et de la prévention.

Dans un premier temps, le cadre méthodologique installe les membres du comité de pilotage dans la répétition de leurs manières respectives de penser, de parler et d’agir en vue de les enrichir au contact d’autres manières de penser, de parler et d’agir. La fonction première de ce cadre est de confronter les personnels de l’encadrement et de la prévention aux problèmes à résoudre par les professionnels de terrain, à l’examen qu’ils en font, et aux solutions qu’ils discutent entre eux pour y parvenir. La dynamique du dialogue entre professionnels de terrain prend un certain temps à s’installer et à produire des résultats exploitables au sein du comité de pilotage. Quand cela advient, les regards portés par ses membres aux premières traces exploitables d’observation et d’analyses des situations concrètes de travail montrent à quel point la confrontation au travail réel a le pouvoir d’affecter l’activité des décideurs, jamais cependant de manière uniforme et définitive d’un participant à l’autre. L’affect provoqué connaît une première réalisation assez convenue : la répétition de cette habitude d’évaluer ce qui se fait au regard de ce qui devrait se faire, des conseils prodigués et des règles prescrites ou proscrites.

Les premiers commentaires entendus en comité de pilotage relèvent de ce qui se dit, un peu, comme à l’accoutumée : « ils ne respectent pas ce qu’on leur demande de faire en formation », « ils n’utilisent pas le matériel approprié », « ils veulent finir vite et préfèrent courir le risque de se blesser que de bien utiliser le matériel ou la procédure », « untel est meilleur qu’un autre », « cela ne m’étonne pas de sa part ou de la part de cette équipe », « ils n’en font qu’à leur tête », « il faut leur interdire ce geste », « il faudrait qu’ils boivent plus d’eau », etc.

Cette répétition provoquée des manières habituelles de fonctionner est nécessaire à la vitalité et à l’histoire de l’intervention, et de chacun dans l’intervention. Car en un sens, c’est au contact de cette réalité que les intervenants peuvent travailler au développement de ce fonctionnement institué et insatisfaisant où le professionnel de terrain est réduit à des gestes de métier souvent rabaissés au rang d’actes routiniers sans fondement qu’on lui voit faire et à l’évaluation positive, ou négative, dont sa personne est l’objet. L’évaluation se fait en référence aux normes de l’hygiène et de la sécurité dispensées dans les stages gestes et postures ou en référence au bon sens, ou encore à la plus ou moins bonne volonté du fossoyeur. Le cadre de l’intervention, qui inscrit d’abord les concepteurs de l’organisation du travail et de la prévention dans la répétition de leurs regards habituels, vise ensuite la transformation de ce regard afin qu’il se porte davantage sur le travail réel des personnes et moins systématiquement sur les personnes réalisant ce travail. L’enjeu est de faire du travail réel discuté entre professionnels de terrain et avec leurs hiérarchies cet intercalaire social qu’il ne devrait jamais cesser d’être entre les métiers et les fonctions de chacun dans l’organisation du travail. On voit bien qu’il ne suffit pas de réunir des personnels d’encadrement et de la prévention pour obtenir, de facto, et même avec toute leur bonne volonté, des modifications substantielles de leur manière respective de regarder le travail des professionnels dont ils ont en charge l’organisation et/ou la prévention des risques. Les personnels d’encadrement se retrouvent habituellement dans l’impossibilité d’échanger sur les dilemmes du travail réel (Detchessahar, 2013 ; Cru, 2014), l’organisation des rapports sociaux et des relations de subordination les invitant davantage à s’en détourner qu’à s’y risquer. C’est parce que ces habitudes ont la vie dure dans les organisations du travail que notre cadre méthodologique est tout entier tendu vers la réalisation de transformations concrètes sans toutefois savoir, par avance, sur quelle dimension de l’organisation du travail la transformation va s’opérer, ni avec quelles ampleur, durée ou profondeur. Dans cette intervention, c’est la conception de la formation aux gestes en lien avec la prévention des TMS qui a fait l’objet de la transformation la plus visible.

Dans un second temps de réalisation de l’intervention, la production continuée de controverses entre professionnels de terrain sur de nouveaux gestes techniques dans l’activité offre « un pouvoir productif-créatif » (Bakhtine, 1984, p. 249) aux personnels d’encadrement et de la prévention. Dans cette dynamique de l’échange nourri de l’extérieur, c’est le rapport que chacun entretient dans sa fonction au travail des professionnels de terrain qui est interrogé et affecté. Nous avons pu constater que les dilemmes de métier, redécouverts à l’occasion de séances d’analyse de l’activité de creusement d’une fosse ou de démolition de pierres tombales, ont permis à l’ingénieur de la prévention de ré-ouvrir le débat sur l’usage plus fréquent dans les cimetières des pelleteuses mécaniques pour faciliter le creusement des fosses. En effet, compte tenu de la topographie de certains cimetières, notamment les plus anciens, l’usage de pelleteuses mécaniques n’est pas sans faire courir le risque de dégâts sur les caveaux proches de la fosse à préparer pour une inhumation ou une exhumation. Les responsabilités juridiques de la ville et du chef de service des cimetières sont engagées à chaque fois qu’une sépulture subit des dégâts. Pour éviter les recours contentieux, l’usage des pelleteuses et autres outils mécaniques est strictement encadré, et même interdit dans certains cimetières. La confrontation du chef de service et de l’ingénieur de prévention sécurité aux questions débattues entre fossoyeurs leur permet de relancer le débat, déjà vécu entre eux, sur les conditions d’autorisation de l’usage des pelleteuses mécaniques dans les cimetières. Le dilemme « responsabilité juridique de la ville/autorisation de la mécanisation pour soulager les gars » est relancé à l’initiative de l’ingénieur en prévention sécurité souhaitant assouplir la position du chef de service quant au recours à la mécanisation. L’ingénieur de prévention sécurité trouve alors l’énergie de relancer sa propre initiative pour instruire le dossier d’une nouvelle recherche de pelleteuses mieux adaptées à la topographie des cimetières.

Nous avons aussi pu constater que le dilemme « esthétique/sécurité » ou « être digne/ne pas se faire mal » est à l’œuvre, au-delà des fossoyeurs, dans les propos du chef de service. Déplacé dans sa propre activité, il refait vivre à son tour, en lui, le dilemme opposant « la cérémonie, la tradition des pompes funèbres/la sécurité de mes agents ». La confrontation au travail d’analyse réalisé par les fossoyeurs est une source d’affects ouvrant la voie à une possible reconsidération de sa manière de travailler ce dilemme et de le trancher. Dans son travail, alliant la mise en « sécurité » de ses agents et le respect du cérémonial, travail réalisé conjointement avec le bureau de prévention, se repose alors la question de la formation aux gestes (Poussin et Simonet, à paraître).

Le troisième temps méthodologique de cette dynamique psychosociale, permettant de modifier le statut du geste dans l’activité des personnels de l’encadrement et de la prévention, est l’étape au cours de laquelle ces derniers cherchent à concrétiser les effets, sur eux et entre eux, des discussions engagées au contact des traces du travail réel observé et analysé par les professionnels de terrain. Mais les perspectives de transformations potentielles ne trouvent pas toujours à se concrétiser. Ce qui constitue autant de limites des effets de l’intervention. Au bout du compte, la circulation des gestes du métier comme objets de controverses, au-delà du premier cercle des professionnels de terrain, a permis de renouveler, en partie, le dialogue social inter-métiers en matière de conception de la formation comme ingrédient de la politique de prévention des TMS. Ce qui est en lien avec la motivation première de la commande adressée à notre équipe. Le changement du statut du geste dans la prévention des TMS a affecté l’activité des décideurs et des membres du CHSCT : d’abord institué comme « geste facteur de risque TMS », il a acquis ensuite, dans l’organisation du travail et le CHSCT, le statut de « geste dialogué ». En devenant cette unité d’analyse et cet objet social polysémique, le « geste dialogué » d’abord entre professionnels de terrain et ensuite entre les personnels d’encadrement et de la prévention permet d’ouvrir de nouvelles perspectives d’actions pour les uns et pour les autres, chacun dans sa fonction. L’expérience est alors faite, par l’action délibérative, que le geste, objet de dialogue, pris dans cette dynamique inter-métiers, ne peut plus seulement s’envisager comme un facteur de risque pour la santé.

Adossés à l’examen, par les fossoyeurs, des questions vives et irrésolues du métier, les décideurs du comité de pilotage et du CHSCT ont pris eux-mêmes la mesure des potentialités en matière de santé au travail d’un cadre d’action, favorable à la discussion, prenant le geste de métier pour objet de débat et moyen d’envisager d’autres pistes d’actions en matière de prévention des TMS. Dans cette perspective de prévention des TMS, le « geste dialogué », objet social polysémique, devient alors un nouvel organisateur d’une formation qui plonge ses racines dans l’examen des situations réelles de travail (Simonet et Poussin 2014). Nous croisons sur ce point précis les résultats de travaux connus depuis longtemps en ergonomie (Vézina et Chatigny, 1995 ; Bellemare et coll., 2001 ; Delgoulet, 2001 ; Tremblay-Boudreault et coll., 2011 ; Chatigny et coll., 2014).

Le CHSCT soutient alors l’initiative, prise par le comité de pilotage, de s’essayer à une nouvelle conception de la formation continue par l’élaboration, en association avec des fossoyeurs, d’un module « formation aux gestes de métier » où chacun se retrouve en situation de prendre sa place dans les discussions autour des alternatives, quand chacun a, au contact des autres, à alimenter le répertoire, à l’enrichir, quand chacun met au travail ses propres références et celles des autres (Poussin et Simonet, à paraître). Il n’est alors plus question de remplacer le « mauvais geste » par le « bon geste ». Mais l’enjeu est de favoriser une formation continuée et développementale des gestes, par et dans les dialogues et controverses gestuelles entre professionnels de terrain et avec leurs hiérarchies et préventeurs en vue aussi d’interroger l’efficacité des ressources mises à disposition par l’organisation prescrite du travail.

L’enjeu de l’intervention clinique de l’activité, rappelons-le, est du côté des interrogations concernant ces ressources organisationnelles et portant sur le management des équipes susceptibles de mieux les équiper pour résoudre les problèmes rencontrés. En ouvrant cette voie et en poursuivant cette visée de transformation, c’est ce registre impersonnel du geste de métier, inscrit dans l’histoire des procédures et des directives consignées dans les tâches prescrites, formation comprise, qui est dynamisé par la fabrication d’un « geste dialogué » dans l’organisation du travail.

3. Le travail discuté comme force de transformation

Lors de l’intervention auprès des fossoyeurs, la mise en discussion du travail, la reprise des dilemmes de métier comme objet collectif de discussion, entre acteurs et par chacun des acteurs, a transformé le processus d’élaboration des bonnes pratiques et, de ce fait, déplacé les places attribuées aux fossoyeurs, à l’encadrement, aux préventeurs et au CHSCT dans la construction de la prescription.

La clinique de l’activité cherche, dans ses interventions, à déployer des cadres dialogiques dans lesquels le travail puisse être un objet mis en débat. Mais cette discussion n’est pas une expression sans conséquence et conditions. Dès lors que l’on y découvre une ressource de l’efficacité et de la santé, dès lors que cette ressource est utilisée, cette mise en discussion du travail devient une force de transformation. Nous voyons ainsi se dessiner une séquence au cours de laquelle les acteurs, c’est-à-dire les professionnels, managers et représentants du personnel, se constituent, par la remise en discussion du travail, en sujet de la transformation du travail, de son organisation et des rapports sociaux de production. Mais cette séquence trouve son point d’appui dans la mise à découvert du travail.

3.1. Le travail mis à découvert

La mise en visibilité d’une discussion sur le travail réel entre professionnels a deux effets sur l’encadrement et les membres du CHSCT.

Le premier est celui de la découverte, par la hiérarchie, de l’écart entre le travail prescrit et le travail réel. Si ce dernier n’est pas seulement ce qui doit être fait, ce n’est pas du fait de la divergence des intérêts entre hiérarchie et opérationnels, comme le soutient la théorie de l’agence (Charreaux, 2009). C’est dans l’intérêt même de l’organisation, par un souci d’efficacité, que le travail ne se réduit pas à la prescription. Il est toujours aussi re-conception (Falzon, 2013). Cette découverte est toujours surprenante, et même dérangeante, dans des mondes professionnels où le travail, devenu invisible (Gomez, 2013), n’est plus un objet de discussion, où le contrôle disciplinaire fonde toute conception de l’efficacité (Charreaux, 2003).

Le second est la découverte de la divergence entretenue par les professionnels entre eux. Accédant aux controverses sur le travail, les responsables de l’organisation comprennent que, au sein même d’une fonction ou d’un poste, les professionnels sont en désaccord sur les solutions jugées pertinentes et efficaces pour combler l’écart entre le prescrit et le réel. Il n’existe pas une seule manière de combler la prescription, mais plusieurs. Et ces manières sont discutables, aucune n’étant absolument préférable, chacune portant des qualités différentes, parfois incommensurables. En d’autres termes, ils saisissent que le contrôle d’un « one best way » n’est pas la condition suffisante de l’efficacité. Utiliser l’inventivité des professionnels comme un moyen de l’efficacité pour compléter ou corriger la prescription, c’est donc confronter l’organisation à ce qu’elle ne peut définitivement savoir. Les délégués du personnel comprennent eux que le collectif n’est pas fondé sur l’homogénéité d’un même geste productif et d’un même rapport au travail.

Cette double mise à découvert du travail, si elle est utilisée, a de puissants effets tant pour le fonctionnement managérial que syndical. Mais elle n’est ce premier moment d’une expérimentation qui transformera le travail, l’organisation et les rapports sociaux de production qu’à la condition que les professionnels, les équipes managériales et les représentants du personnel, comme lors de l’intervention auprès des fossoyeurs, expérimentent et utilisent cette mise à découvert du travail pour transformer et développer leur propre activité.

La condition de possibilité d’une transformation de l’organisation par la mise en discussion du travail est que ces acteurs cherchent à expérimenter le développement de leur propre activité pour transformer les rapports sociaux de production, au nom de la santé au travail et de la performance.

3.2. La mise en discussion du travail comme moyen de transformation de la fonction managériale au nom de l’efficacité

Si la hiérarchie reconnaît et utilise les controverses des professionnels sur leur travail, elle remet en cause le principe, structurant les organisations contemporaines, de la séparation de l’exécution et de la conception. Entendre et utiliser les propositions des professionnels comme une ressource de l’efficacité, c’est permettre aux exécutants de devenir des concepteurs de l’organisation. Les managers ne peuvent alors plus seulement être, dans leurs relations aux exécutants, l’organe de contrôle de la prescription et le relais du rapport de subordination.

L’encadrement des fossoyeurs ne peut ainsi, sans discussion, prescrire de « bonnes pratiques » à ces derniers dès lors que sont découverts et pris en compte les dilemmes de métier. Il perd le moyen de recourir, au nom de l’efficacité, à son pouvoir hiérarchique pour plier les fossoyeurs aux bonnes pratiques ignorantes des dilemmes de leur métier. La question est alors celle de comprendre ce que cet encadrement peut faire d’une performance dont il se sait ne plus être le seul maître.

Mis dans une situation inconfortable, le management peut chercher à rompre les fils de cette discussion pour arrêter le partage de son pouvoir prescriptif vers l’exécution. Il peut se retirer de cette transformation. C’est là une réaction possible de l’ouverture de la mise en discussion du travail. Mais il peut aussi chercher à transformer sa position.

Lors de l’intervention auprès des fossoyeurs, l’encadrement s’est détourné d’une conception prescriptive des « bonnes pratiques » de prévention des TMS, mais il a cherché à maintenir l’expérimentation de modalités permettant d’inscrire les fossoyeurs comme sujet de l’élaboration des gestes de travail. Ce maintien de l’expérimentation trouve son appui dans le renouvellement du métier d’encadrement au contact du travail réel des opérationnels.

En effet, la question de métier, posée à l’encadrement par sa confrontation au travail des fossoyeurs, est de déterminer jusqu’à quel point il est efficace, du point de vue de son activité d’organisation, de remettre en discussion, avec les professionnels, l’activité et sa prescription. Jusqu’où faut‑il, au nom de l’efficacité ou de la santé, du travail et de l’organisation, conserver ou transformer ce qui est ? Quelle alternance ouvrir entre l’exploration et l’exploitation, selon la dichotomie proposée par March (1991) pour caractériser le travail du management ? La mise en discussion du travail, avec les professionnels, replace in fine le management face à ses propres dilemmes de métier.

En effet, l’encadrement, dans le cours de son activité, est face au dilemme, toujours renouvelé, de se définir comme une instance disciplinaire, en charge du contrôle d’objectifs ou de prescriptions (Charreaux, 2009), ou comme un acteur en charge de l’exploration de nouveaux fonctionnements jugés efficaces. Dit autrement, la confrontation au réel du travail, par sa mise en discussion, met au travail la fonction du management, au-delà du seul contrôle, comme instance de régulation (Reynaud, 1988), de production de compromis productif (Eymard-Duvernay, 2004 ; Boyer, Freyssenet, 2000) ou d’arbitrage entre les critères contradictoires de la performance (Detchessahar, 2009). Les nouveaux possibles de l’organisation, ouverts par les controverses sur le travail et les problèmes des opérationnels, sont la matière du renouvellement du pouvoir de décision et d’invention du management, donc du développement de l’activité d’encadrement.

Mais il faut souligner combien cette redéfinition de la fonction managériale est difficile : par cette transformation, l’encadrement perd la certitude du contrôle pour l’incertitude de la décision. Il découvre, ou redécouvre, qu’effectuer des choix, c’est s’exposer à l’erreur. L’encadrement prend le risque de perdre de sa contenance et de manquer de moyen pour répondre d’une situation nouvelle. Si le travail de manager a, jusqu’alors, consisté à contrôler l’application de la prescription, ce dernier doit, pas à pas, expérimenter un autre rapport avec les opérationnels comme une ressource, risquée mais incontournable, de sa propre efficacité. C’est alors l’expérimentation éprouvante du déplaisir et du plaisir, du rapport affecté entre le donné et le créé, le déjà-fait et le pas-encore-fait.

Nous comprenons que la mise en discussion du travail peut être un moyen de transformer l’organisation à la condition que le management fasse l’expérimentation, traversée de puissants affects et avec le risque possible d’échec, de la mise en discussion du travail comme un moyen de développer l’efficacité de sa propre activité d’organisation et de sa santé (Detchessahar, 2011). Ce management pourra donc chercher à transformer son activité au nom d’un stock d’expériences liminaires et modestes, mais permettant d’amorcer une transformation dans un milieu où la répétition semblait indépassable.

3.3. La mise en discussion du travail comme moyen de transformation du fonctionnement syndical au nom de la santé

Comme nous l’avons vu, les CHSCT restent essentiellement des scènes d’expression des conflits d’intérêts dans lesquelles les représentants du personnel font valoir l’intérêt de la santé des salariés contre l’intérêt de la direction, incarné par le président du CHSCT. Pour faire valoir son intérêt, l’enjeu est de nourrir, à son avantage, le rapport de forces par une lutte toujours renouvelée. Mais il semble qu’à ce jeu le travail ne parvienne que difficilement à devenir un objet de discussion. Notre hypothèse est que la découverte et l’utilisation de l’intelligence pratique des opérationnels par la mise en discussion du travail peuvent déplacer et enrichir ce conflit pour transformer le fonctionnement du CHSCT.

Il faut ici bien se faire comprendre : le déplacement de ce conflit ne signifie pas sa fin. À ce titre, lors d’un comité de pilotage d’une expérimentation soutenue par des cliniciens de l’activité, le directeur d’établissement a publiquement explicité sa participation par son besoin d’explorer de nouvelles ressources d’efficacité. Le représentant du personnel a lui exprimé sa volonté d’explorer de nouveaux moyens de contester le rapport de subordination. Il ne s’agit donc pas de la clôture du conflit d’intérêts divergents mais de l’utilisation d’un objet commun par des intérêts divergents. Ou plus encore du déplacement de la confrontation d’intérêts divergents par l’institution d’un conflit renouvelé dont le travail réel et ses problèmes seraient les objets à discuter.

Mais tous, élus comme représentants de la direction, s’ils entendent et utilisent ce que disent les salariés de leur travail, perdent la possibilité du monopole de l’expertise sur le travail : ils ne peuvent plus définir seuls l’organisation et les gestes efficaces et protecteurs de la santé. La mise en débat du travail déplace les rapports sociaux non seulement entre exécution et conception mais aussi entre représentés, représentants des salariés et représentants de l’employeur. La question, pour le fonctionnement du syndicalisme (Oddone, 1981 ; Trentin, 2012), est alors de comprendre pourquoi et comment des représentants du personnel peuvent chercher à transformer, par la mise en discussion du travail, le fonctionnement du CHSCT et leurs pratiques syndicales.

Cette volonté d’expérimentation de nouveaux fonctionnements naît du constat de l’insuffisance des politiques de prévention des TMS, dans le cas des fossoyeurs, et, plus généralement, de la rétraction des rapports entre représentés et représentants et du recul de l’influence syndicale. Fraquelli, représentant du personnel siégeant à un CHSCT de la SNCF, responsable confédéral de formation et psychologue formé, au Conservatoire national des arts et métiers, en clinique de l’activité, analyse en ces termes l’amorce d’une expérimentation soutenue dans une usine Renault :

« Ils ont d’abord fait le constat, douloureux mais courageux, qu’ils avaient « perdu du terrain ». Ils n’avaient plus l’influence dans l’entreprise qu’ils pouvaient avoir il y a encore 20 ans. […] ils se sont également aperçus […] que les revendications qu’ils peuvent mettre en avant devenaient de plus en plus déconnectées des salariés » (Fraquelli, 2013).

Cette analyse formulée, les représentants du personnel posent la question de la transformation de leur activité syndicale, pour parvenir à faire ce qu’ils n’arrivent pas, ou plus, à faire par l’utilisation de la mise en discussion du travail avec les salariés. Mais au moins deux types de problèmes fondamentaux se posent alors à eux.

D’abord, en cherchant à utiliser ce que disent les professionnels de ce qu’ils font comme de ce qu’ils ne font pas, ou plus, les représentants du personnel ne peuvent plus définir les objets revendicatifs sans la participation des salariés. Là aussi, les professionnels ne peuvent plus être l’objet de pratiques et « mots d’ordre » définis sans eux. Fraquelli souligne l’ampleur de ce renversement de la pratique syndicale :

« Ce n’est pas la même chose de « savoir à la place de l’autre » - comme c’est souvent le cas s’agissant des experts comme de la majorité des syndicalistes – que d’amener l’autre à réfléchir sur sa propre activité. […] Dernièrement, un camarade […] a joliment résumé cette posture en la nommant « la théorie de la feuille blanche ». […] Intervenir sur un « chantier » avec le « cahier revendicatif » de son syndicat en disant : « Voilà, nous, on pense ça ! Telle revendication est bonne pour toi et ton travail ! » »,

c’est effectivement plus rassurant pour le militant que de discuter avec les salariés, seulement équipé d’une « feuille blanche » (Fraquelli, 2013). Ce renversement remet en question le fonctionnement syndical lui-même :

« Nous avons une tendance historico-culturelle à développer un syndicalisme de « l’avant-garde éclairée ». […] la posture opposée à l’avant-garde éclairée reste à construire et nous conduira logiquement à remettre en cause notre fonctionnement syndical si imprégné de taylorisme » (Fraquelli, 2013).

Les liens entre l’institution syndicale et l’activité, toujours potentiellement singulière des salariés, doivent être repensés pour soutenir l’action revendicative. Ce constat est également celui de Y. Baunay, de la FSU lorsqu’il écrit :

« Le travail semble encore un objet étrange pour l’activité syndicale quotidienne. Et il le restera encore, aussi longtemps que l’activité syndicale elle-même n’aura pas fait l’objet de mise à distance réflexive au sein des collectifs syndicaux et des instances syndicales » (Baunay, 2014).

Pour transformer les rapports sociaux par la mise en discussion du travail, ces représentants avancent l’hypothèse que c’est à l’activité militante et au fonctionnement syndical qu’ils doivent d’abord s’attaquer.

Enfin, même en partageant une même situation de travail, les professionnels n’ont aucune raison d’être d’accord sur ce que devrait être le travail. Dit autrement, la mise en discussion du travail, ouvrant les désaccords entre les professionnels, ne permet pas immédiatement d’assurer l’élaboration d’un objet commun et homogène de revendication, condition, dans la tradition syndicale, d’une action revendicative efficace. Pourtant, certains responsables syndicaux soutiennent que l’institution syndicale doit faire le choix d’entretenir ce désaccord pour transformer les pratiques syndicales :

« Pour que le syndicalisme soit en mesure de renouer avec un discours faisant autorité sur le travail, celui-ci doit s’appuyer sur la diversité des situations, sur les divergences et les différences pour créer du collectif. La singularité, les désaccords et l’initiative doivent avoir droit de cité dans le syndicat » soutient Nédelec (2013), ancienne secrétaire générale de l’Union Fédérale des Ingénieurs, Cadres et Techniciens (UFICT).

Baunay, de la FSU, précise que

« le mouvement syndical semble encore mal préparé, mal outillé pour intégrer les problématiques émergentes du travail réel et de son émancipation. […] Comment, en partant du plus singulier, du plus personnel, du plus spécifique à tel sujet, à telle situation, pouvoir construire du général, du collectif, de la revendication et de l’action qui rassemblent le plus grand nombre ? » (Baunay, 2014).

La question posée ici est celle du développement de l’efficacité de l’action syndicale par la mise en discussion conflictuelle, et l’ouverture des désaccords.

Nous comprenons que, pour que la mise en discussion du travail puisse transformer le fonctionnement syndical et, au-delà, l’organisation et les rapports sociaux de travail, le fonctionnement syndical doit lui-même parvenir à s’ouvrir aux désaccords, sans les refermer par des objets revendicatifs non élaborés par les professionnels concernés, tout en construisant des actions revendicatives efficaces. C’est là une question essentielle de l’activité des représentants du personnel : « Comment travailler syndicalement cette contradiction pour construire de l’action ? » s’interroge Baunay. In fine, la question posée à la pratique syndicale est celle de l’action collective et efficace, discutée et démocratique qui ne sacrifierait pas la liberté au travail (Trentin, 2016).

4. Conclusion

Si l’on suit les conclusions communes d’études relevant de différents champs des sciences sociales, les scènes où le travail pourrait être mis en discussion, qu’il s’agisse des CHSCT ou des relations hiérarchiques, semblent se rétracter, intensifiant de ce fait les risques de dégradation de la santé des salariés et de la performance de l’entreprise. Une réponse peut être de chercher à transformer les cadres juridiques et politiques de l’entreprise pour soutenir le pouvoir des salariés à faire valoir leur point de vue. L’intervention en clinique de l’activité cherche les moyens de renouer les fils d’une activité délibérative

« afin de conserver la possibilité de transformer la tâche et l’organisation pour développer le pouvoir d’agir des professionnels sur l’architecture d’ensemble de leur métier » (Clot, 2006)

et élargir leurs marges de manœuvre individuelles, collectives et organisationnelles (Clot et Simonet, 2015).

Les cliniciens de l’activité soutiennent, par leurs interventions, l’hypothèse méthodologique que l’amorce d’une transformation de l’activité comme des rapports sociaux doit s’appuyer sur le réel, au plus proche des détails du travail, que ne maîtrisent pas, ou pas encore, les acteurs de l’organisation. L’expérimentation d’autres rapports sociaux au plus près des détails du travail réel est donc première, méthodologiquement, par rapport à l’élaboration de nouvelles organisations et de nouveaux rapports sociaux offrant une autre place au travail.

Mais la controverse sur le travail ne peut être une machine de transformation du fonctionnement social qu’à la condition que les acteurs, professionnels, hiérarchiques comme représentants du personnel, veuillent se constituer en sujet de cette transformation au nom d’une santé et d’une performance renouvelées pour transformer et développer leur propre activité. En d’autres termes, l’expérimentation, tout à la fois individuelle et collective, du développement de l’activité de chacun, par la mise en discussion du travail et de ses critères, est la condition de la transformation de l’organisation et des rapports sociaux la soutenant.

Mais l’enjeu, pour les sciences sociales comme pour l’action en clinique de l’activité, est sans doute de saisir les modalités par lesquelles cette expérimentation peut ensuite se déplacer et se renouveler à d’autres échelles de l’organisation et dans les différentes institutions dont dépendent ces acteurs. La question serait alors de suivre les migrations de cette mise en discussion du travail à ces différentes échelles, du sujet vers l’organisation prescrite en passant par le groupe de professionnels, des rapports sociaux de production aux institutions ordonnant certains fonctionnements.