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1. Introduction : le régime juridique du harcèlement moral en droit du travail français

Les violences psychologiques sont fréquemment évoquées dans les milieux de travail, mais ces maux n’ont longtemps pas été distingués d’autres formes de violence. La publication de l’ouvrage de Marie-France Hirigoyen sur le « harcèlement moral » (Hirigoyen, 1998) a marqué un tournant. Cela a permis de donner une terminologie à une forme de violence au travail qui se traduit par des agissements répétés entrainant une dégradation des conditions de travail. Le débat public s’en est saisi, un certain nombre d’associations de lutte contre le harcèlement moral ont été créées[1], deux propositions de loi ont été déposées (Georges Hage en 1999 côté Sénat et Roland Muzeau en 2000 côté Assemblée nationale) et le Conseil économique, social et environnemental a publié un rapport (CESE, 2001). À l’issue de ces débats, le harcèlement moral a fait l’objet d’une loi en 2002 (1.1), puis, sa qualification juridique a été précisée par la Cour de cassation à travers les décisions de justice, dont une étude systématique et analytique semble toujours nécessaire pour mieux comprendre la manière dont le droit y fait face (1.2).

1.1. Le harcèlement moral au travail dans la loi

La loi de modernisation sociale du 17 janvier 2002 propose dans son chapitre 4 une définition du harcèlement moral introduite dans le Code du travail, dans le Code pénal ainsi que dans la loi portant droits et obligations des fonctionnaires du 13 juillet 1983[2]. Selon l’article L. 1152‑1 du Code du travail (CT) « Aucun salarié ne doit subir les agissements répétés de harcèlement moral qui ont pour objet ou pour effet une dégradation de ses conditions de travail susceptible de porter atteinte à ses droits et à sa dignité, d’altérer sa santé physique ou mentale ou de compromettre son avenir professionnel. » Trois critères cumulatifs doivent donc être réunis pour qualifier le harcèlement moral :

  • les agissements litigieux doivent être « répétés » (un acte isolé ne peut donc pas conduire à sa qualification) ;

  • ils ont pour objet (volonté de causer du tort) ou pour effet (pas forcément d’intention malveillante) une dégradation des conditions de travail de la victime avec pour conséquence de porter atteinte à ses droits et à sa dignité ;

  • ces agissements doivent être susceptibles de porter atteinte à sa santé physique ou mentale ou de compromettre son avenir professionnel.

Cette définition s’accompagne d’un ensemble de moyens destinés à appuyer la prévention. Le premier est de reconnaître la nullité de la rupture du contrat de travail dès lors que le harcèlement moral est qualifié par le juge (art. L. 1152-3 CT). Les parties sont alors remises dans l’état dans lequel elles étaient avant la rupture du contrat. Si cela est impossible, la victime du harcèlement – qui a causé la rupture et qui n’est pas réintégrée – sera davantage indemnisée que dans le cas d’une requalification de la rupture en licenciement sans cause réelle et sérieuse. Selon l’article L. 1152-4 du Code du travail, l’employeur est tenu de prendre les dispositions nécessaires pour prévenir les agissements de harcèlement moral et doit prévenir les atteintes à la santé physique et mentale au travail (art. L. 4121-1 CT)[3]. Il doit également inscrire dans le règlement intérieur les dispositions relatives à l’interdiction de toute pratique de harcèlement moral et sexuel (art. L. 1321-2 CT). Du côté salarié, l’article L. 1152-5 précise que dès lors qu’il est l’auteur de tels agissements, il est passible de sanctions disciplinaires. Le salarié, la personne en formation ou en stage qui dénonce des agissements de harcèlement moral est juridiquement protégé contre des mesures de rétorsion (en matière de rémunération, de formation, de reclassement, d’affectation, de qualification, de classification, de promotion professionnelle, de mutation ou de renouvellement de contrat ; art. L. 1152-2 CT).

En raison de la difficulté de la preuve du harcèlement moral, le législateur a procédé à un aménagement de la charge de la preuve. Ainsi,

« le candidat à un emploi, à un stage ou à une période de formation en entreprise ou le salarié présente des éléments de fait laissant supposer l’existence d’un harcèlement. Au vu de ces éléments, il incombe à la partie défenderesse de prouver que ces agissements ne sont pas constitutifs d’un tel harcèlement et que sa décision est justifiée par des éléments objectifs étrangers à tout harcèlement. Le juge forme sa conviction après avoir ordonné, en cas de besoin, toutes les mesures d’instruction qu’il estime utiles » (art. L. 1154-1 CT).

La Cour de cassation a évolué le 8 juin 2016 sur la question de la charge de la preuve du harcèlement moral au travail et l’appréciation des éléments invoqués par le salarié.[4] Si le 24 septembre 2008, la Cour de cassation avait remis la main sur le contrôle de qualification (Lerouge, 2009), en 2016, elle se tourne à nouveau vers les juges du fond pour apprécier l’existence d’une situation de harcèlement moral au travail. Ainsi, « il appartient au juge d’examiner l’ensemble des éléments invoqués par le salarié, en prenant en compte les documents médicaux éventuellement produits, et d’apprécier si les faits matériellement établis, pris dans leur ensemble, permettent de présumer l’existence d’un harcèlement moral » au sens de sa définition à l’article L. 1152-1 du Code du travail. Si la situation répond aux critères de qualification,

« il revient au juge d’apprécier si l’employeur prouve que les agissements invoqués ne sont pas constitutifs d’un tel harcèlement et que ses décisions sont justifiées par des éléments objectifs étrangers à tout harcèlement. »

Les sanctions de l’employeur qui n’a pas mis en œuvre les mesures de prévention qu’il devait prendre du harcèlement moral ou qui l’a laissé perdurer peuvent être diverses en fonction de son origine. La première des sanctions est plus symbolique que juridique et s’exprime dans la reconnaissance même du harcèlement. Toutefois, dans la plupart des situations, la victime n’obtiendra que des dommages et intérêts. Lorsque le harcèlement trouve sa source dans une décision de l’employeur (par exemple une sanction disciplinaire), la victime pourra également en obtenir l’annulation, avec toutes ses conséquences. S’agissant de l’indemnisation, la position de la victime est encore rendue plus ardue par la difficulté à établir un lien entre les agissements de harcèlement moral et un dommage. Comme souvent, l’évaluation du préjudice psychologique est là encore tout sauf évidente.

Le contentieux du harcèlement porte pour beaucoup sur la requalification de la rupture du contrat de travail en licenciement sans cause et sérieuse. Aujourd’hui, à la suite de la promulgation des ordonnances, dites « Macron », du 22 septembre 2017 et réformant le Code du travail, un barème d’indemnisation a été instauré pour les licenciements illégitimes. Toutefois, il est possible de se détacher du barème lorsque le juge constate que le licenciement est entaché d’une nullité

« afférente à la violation d’une liberté fondamentale, à des faits de harcèlement moral ou sexuel […] » (article L. 1235-3-1 CT).

Il est donc prévisible que cette disposition sera mobilisée pour échapper au carcan imposé par la

« barèmisation » des indemnités de licenciement, voire en cas de prise d’acte de la rupture dans un contexte de harcèlement moral au travail (Adam, 2017).

En outre, depuis les ordonnances « Macron », le délégué du personnel possédait un droit d’alerte en matière d’atteinte aux droits des personnes, à leur santé physique et mentale ou aux libertés individuelles résultant de faits de harcèlement sexuel ou moral ou de toute mesure discriminatoire et qui ne serait pas justifiée par la nature de la tâche à accomplir ni proportionnée au but recherché (art. L. 2313-2 CT). Désormais, en raison du regroupement des Institutions représentatives du personnel (IRP) en une seule instance, ce droit d’alerte est transféré au « Comité social et économique » en vertu de l’article L. 2312-5 du Code du travail qui renvoie à L. 2312-59 qui reprend les termes de l’article L. 2313-2. Enfin, il est toujours possible en vertu de l’article L. 1154-2 du Code du travail pour les organisations syndicales dans l’entreprise de se substituer à la victime de harcèlement moral avec son accord pour exercer une action en justice en sa faveur (action en substitution).

Malgré la précision de ces dispositifs juridiques autour des situations de harcèlement moral, leur application sur le terrain est parfois complexe. Seul compétent pour qualifier juridiquement le harcèlement moral, le juge intervient alors pour préciser les textes.

1.2. L’analyse des décisions de justice

L’analyse de la jurisprudence en France est réalisée à travers l’interprétation de décisions de justice importantes comme celles précisant le sens d’une règle. Elle est désignée comme

« l’habitude de juger une question d’une certaine façon » (Terré, 2012).

Elle se matérialise dans le rôle d’application des règles de droit par les juges, mais aussi dans leur pouvoir d’interprétation consistant à enrichir et à éclairer le droit, voire de le corriger si la situation le requiert. À ce titre, la jurisprudence tient une place particulière, car elle prend en compte une réalité des configurations factuelles, des situations de fait, parfois autres que celles implicitement visées par les dispositifs législatifs au moment de leur élaboration. L’enjeu auquel sont confrontées les juridictions du travail est de faire appliquer le droit tout en tenant compte d’un contexte particulier. Le juge applique le droit dans un contexte donné. Soit le texte juridique est suffisamment clair et permet au juge une interprétation littérale sans procéder à une interprétation, soit selon une approche exégétique, il s’attache au texte en y cherchant la volonté du législateur afin d’en préciser le sens pour fonder une interprétation. En cas de conflit entre la lettre et l’esprit du texte, la méthode téléologique consistant en l’examen de la finalité ou du but social recherché par le législateur fera prévaloir l’esprit sur la rectitude de la lettre du texte[5].

La définition juridique du harcèlement moral au travail a été critiquée du fait de son caractère trop général. Il est donc revenu au juge de préciser ce qui qualifie le harcèlement moral. Depuis 2002, la chambre sociale a entamé un travail de précision et de spécification du régime du harcèlement moral, comme en témoignent les arrêts du 24 septembre 2008 qui visent à encadrer l’opération de qualification juridique du harcèlement moral par les juridictions du fond (Lerouge, 2009)[6]. L’arrêt du 8 juin 2016[7] redonne aux juges du fond une plus grande liberté pour qualifier l’existence d’une situation de harcèlement moral. La Cour de cassation restant compétente s’agissant de la

« méthode d’appréciation des éléments factuels avancés par le salarié au soutien de la qualification de harcèlement moral » (Adam, 2016).

Les arrêts dits « amiante » du 28 février 2002 de la Cour de cassation ont soumis l’employeur à une obligation de sécurité de résultat, qui pouvait s’appliquer également aux situations de harcèlement moral. Dès lors que des agissements de harcèlement moral étaient découverts au sein de l’entreprise, l’employeur voyait sa responsabilité engagée. Par ailleurs, dans un arrêt de la Chambre sociale, la Cour de cassation avait estimé le 21 juin 2006

« que l’employeur [était] tenu envers ses salariés d’une obligation de sécurité de résultat en matière de protection de la santé et de la sécurité des travailleurs dans l’entreprise, notamment en matière de harcèlement moral et que l’absence de faute de sa part ne [pouvait] l’exonérer de sa responsabilité »[8].

En 2009, les magistrats de la Chambre sociale ont reconnu la possibilité de qualifier une situation de harcèlement moral sans intention malveillante[9]. Ils ont également estimé que les méthodes de gestion mises en œuvre par un supérieur hiérarchique envers un salarié pouvaient caractériser des agissements de harcèlement moral[10]. Cette situation a été traduite sous le terme de « harcèlement managérial ».

La Cour de cassation a néanmoins récemment évolué en matière d’obligation de sécurité de résultat avec un impact sur le harcèlement moral et sa qualification juridique. Le 25 novembre 2015, un nouvel éclairage a été donné à l’obligation de sécurité à la charge de l’employeur tirée de l’article L. 4121-1 du Code du travail[11]. Les juges de cassation ont introduit celui de l’article L. 4121-2 relatif aux principes généraux de prévention pour statuer sur le respect de l’obligation de sécurité (Lerouge, 2017). Cette décision a amorcé un mouvement de repli de la référence à l’obligation de sécurité de résultat. Le président de la Chambre sociale, Jean-Yves Frouin, a expliqué que cette obligation n’est désormais « ni plus ni moins qu’une obligation de moyens » (Frouin, 2017 ; de Montvalon, 2018)[12]. Il est désormais possible pour l’employeur de s’exonérer de sa responsabilité en apportant la preuve que toutes les mesures de prévention ont été prises. Cette nouvelle approche sera appliquée au harcèlement moral le 1er juin 2016[13]. Elle sera enrichie par la décision du 8 juin 2016[14] qui remet en question la jurisprudence du 24 septembre 2008[15] sur le contrôle de qualification juridique du harcèlement moral au travail.

Pour comprendre comment le harcèlement moral est pris en compte dans le droit, il importe de comprendre comment les juges du fond jugent en pratique. Étudier les décisions des juridictions du fond, en particulier celles des cours d’appel, est donc un moyen de rendre compte de la réalité du harcèlement dans l’entreprise et de mieux comprendre la pratique des juridictions. Analyser comment le harcèlement moral est saisi par les juges du fond et comment ceux-ci le qualifient est susceptible d’améliorer l’appréhension de ce risque professionnel par le droit et par les acteurs de la santé-sécurité au travail. Cependant, l’analyse de la jurisprudence ne se base que sur des arrêts, marquant une nouvelle étape dans l’appréhension du harcèlement moral par le juge et ne rend pas toujours compte de la tendance générale du travail de qualification de l’ensemble des juges. Une analyse du contentieux du harcèlement moral peut permettre de préciser cette tendance en décrivant les éléments qui entrent en compte pour que le juge qualifie le harcèlement moral. Une telle approche permet de décrire le droit réellement en action et de saisir une décision de justice comme un acte de mobilisation du droit, une action en fonction d’une norme (Serverin, 2000). En 2008, Bonafons et coll. ont donné une description très précise des arrêts relatifs au harcèlement moral enregistrés dans la base de données disponible sur internet « Legifrance »[16]. Ils suggèrent ainsi que pour qualifier le harcèlement moral le juge ne se fonde pas que sur les critères légaux[17], mais prend également en compte l’ensemble de la situation de travail. Cependant, les caractéristiques associées à la reconnaissance juridique du harcèlement moral sont ici uniquement descriptives. La méthodologie employée par les auteurs n’avait pas vocation à identifier de possibles éléments causaux. Les situations dans lesquelles le harcèlement moral n’a pas été retenu par le juge n’ont pas été comparées à celles dans lesquelles il avait été retenu. L’analyse ne permet donc pas d’établir d’associations statistiques pour mettre en évidence les éléments associés à la reconnaissance du harcèlement moral. Les méthodes de l’épidémiologie analytique peuvent permettre de répondre à cette question.

2. Objectifs de l’étude

Il existe en France une loi qui définit et sanctionne le harcèlement moral au travail. L’étude des textes de cette loi n’est néanmoins pas suffisante pour comprendre comment le droit se saisit du harcèlement moral. Il faut donc une analyse précise des décisions de justice. L’étude de la jurisprudence suggère qu’en se fondant sur l’obligation de sécurité résultant de l’article L. 4121-1 du Code du travail, le juge du travail a tendance à élargir les critères de qualification du harcèlement moral. Cependant cette approche n’est pas suffisante car elle ne se base que sur des cas particuliers et ne reflète pas les caractéristiques de l’ensemble des décisions de justice. Une analyse du contentieux du harcèlement moral peut permettre de préciser la manière dont le juge qualifie le harcèlement moral. Il existe, en France, une étude quantitative des décisions de justice en matière de harcèlement moral (Bonafons et coll. en 2008), qui tend à montrer que le juge ne se fonde pas que sur les critères du texte de loi, mais aussi sur les circonstances d’apparition du harcèlement moral. Ces éléments associés à la qualification du harcèlement moral pourraient être précisés en utilisant des comparaisons statistiques. Ainsi, notre objectif était de rechercher les éléments associés à la qualification d’une situation de harcèlement moral par le juge grâce à ces méthodes d’analyse.

3. Méthodologie de l’étude

3.1. Contexte

Cette étude a été entreprise dans le cadre des travaux de l’Observatoire Régional des Risques Psychosociaux en Aquitaine (ORRPSA)[18] et s’inscrit dans un projet plus vaste dont l’objectif général était d’aboutir à une analyse, la plus précise possible sur une année, des arrêts de cours d’appel concernant des facteurs de risques psychosociaux au travail ou des affections liées à ces risques en Aquitaine. Le but était de décrire et de comprendre la manière dont les juridictions d’appel s’en saisissent. Pour les objectifs de cet article, l’analyse a été restreinte aux arrêts concernant le harcèlement moral au travail.

3.2. Accès à la base de données JURICA

La création par la Cour de cassation d’une banque de données centralisant tous les arrêts des chambres sociales des cours d’appel appelée JURICA (Serverin, 2009) constitue un outil de médiation pour la recherche et la construction des savoirs juridique et sociologique. Il s’agit, selon les termes du second alinéa de l’article R. 433-3 du Code de l’organisation judiciaire, d’une base de données « rassemblant l’ensemble des arrêts rendus par les cours d’appel et décisions juridictionnelles prises par les premiers présidents de ces cours ou leurs délégués » tenue par le service de documentation et d’études de la Cour de cassation. L’accès à cette base de données a été ouvert pour cette recherche universitaire via une convention de mise à disposition gratuite des données dans un contexte de recherche[19] afin de mener cette étude qui portait sur les arrêts rendus en 2011 par les cours d’appel de la région Aquitaine (Bordeaux, Pau et Agen). Ce choix de travailler sur une année unique est apparu nécessaire, au regard des contraintes de temps à respecter et du nombre important d’arrêts recueillis pour une seule année.

3.3. Extraction des arrêts

Afin d’extraire de la base de données une majorité d’arrêts en lien avec l’objet de notre étude, une stratégie de recherche été établie en lien avec le Bureau du contentieux de la Chambre sociale du service de documentation et d’études de la Cour de cassation. Un ensemble de mots clés susceptibles d’être contenus dans les arrêts concernant la problématique des risques psychosociaux au travail et des affections qu’ils entraînent a été défini par les chercheurs. L’idée était de combiner un terme relatif au milieu professionnel, « professionnel(le) » ou « travail » à un terme relatif aux facteurs de risques psychosociaux ou aux affections qu’ils sont susceptibles d’entraîner, par exemple « harcèlement moral », « violence », ou encore « anxio-dépressif ». Des tests ont ensuite été effectués par un interlocuteur à la Cour de cassation.

À l’issue d’une première série de tests, certains mots clés n’étaient pas assez précis et entraînaient la sélection d’un trop grand nombre d’arrêts, même s’ils étaient combinés à des mots clés relatifs au monde du travail. Des mots « abus de pouvoir », « victime », « bonne foi » et « mauvaise foi » ont été exclus de la stratégie de recherche en raison de leur manque de pertinence et de précision. Par ailleurs le terme « post-traumatique » a aussi été écarté, car sa combinaison avec un terme relatif au travail ne renvoyait à aucun arrêt. Les requêtes effectuées avec le nombre d’arrêts correspondants sont recensées dans le tableau suivant :

Tableau 1

Termes d’interrogation de la base JURICA et effectifs correspondants (Région Aquitaine, 2011)

Termes d’interrogation de la base JURICA et effectifs correspondants (Région Aquitaine, 2011)

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3.4. Sélection et tri des arrêts

Les 4 184 arrêts envoyés au format pdf par la Cour de cassation ont été préalablement triés pour retirer les doublons (fichiers enregistrés plusieurs fois). En effet, un arrêt avait pu être sélectionné à plusieurs reprises par des requêtes différentes : certaines décisions contenaient plusieurs termes de recherche, par exemple : « anxio-dépressif » et « harcèlement ».

Un deuxième tri a consisté à exclure les arrêts qui contenaient les mots clés recherchés, mais qui ne portaient pas sur les risques psychosociaux. Nous entendons ici par risques psychosociaux, « les risques pour la santé mentale, physique et sociale, engendrés par les conditions d’emploi et les facteurs organisationnels et relationnels susceptibles d’interagir avec le fonctionnement mental » (Gollac, Bodier et coll., 2011). Spécifiquement pour cette étude, seuls les arrêts se portant sur le harcèlement moral ont été sélectionnés, même si d’autres questions pouvaient être en litige dans le même arrêt.

3.5. Collecte des informations

Afin de collecter les informations pertinentes contenues dans les décisions étudiées, une grille d’analyse a été élaborée de manière à saisir les données sous le logiciel Access au fur et à mesure de la lecture. Cette étape de la recherche a permis de constituer une base de données complète des arrêts.

La grille d’analyse était composée de quatre groupes de variables :

  • Groupe n° 1 : « Données générales » ; composé de 10 variables relatives aux données générales sur l’arrêt.

  • Groupe n° 2 : « Parties » ; composé de 15 variables relatives aux données sur le profil des parties au litige.

  • Groupe n° 3 : « Contexte » ; composé de 374 variables relatives au contexte du litige, avec précision des nuisances en cause et des effets sur la santé mentale et/ou physique.

  • Groupe n° 4 : « Aspects juridiques » ; composé de 149 variables relatives aux fondements juridiques invoqués, aux arguments avancés et aux moyens de preuve rapportés par les parties, aux dommages-intérêts éventuellement alloués et à la formation ou non d’un pourvoi en cassation par l’une des parties.

3.6. Définition d’une situation de harcèlement moral caractérisée

Le harcèlement moral était dans cette étude la variable d’intérêt principal et il était retenu si un des quatre critères énoncés au sein des articles L. 1152-1, L. 1152-2 et L. 1152-3 du Code du travail, était vérifié :

  • L’atteinte aux droits est caractérisée ;

  • L’altération de la santé physique ou mentale est caractérisée ;

  • L’avenir professionnel est susceptible d’être compromis ;

  • Mesures prises à l’encontre de la personne ayant subi ou refusé de subir des agissements répétés de harcèlement moral ou pour avoir témoigné de tels agissements ou les avoir relatés (L. 1152-2 et L. 1152-3 CT).

3.7. Analyse statistique

Les données ainsi recueillies ont pu être analysées à partir de méthodes statistiques classiquement utilisées en épidémiologie. Nous avons dans un premier temps décrit l’ensemble des arrêts concernant les situations dans lesquelles le harcèlement moral était invoqué, selon que la qualification ait été ou non admise par le juge. Nous avons comparé les variables qualitatives par des tests du chi² et les variables quantitatives par un test t de Student. Ces tests permettent de savoir s’il existe une vraie différence ou si la différence observée est due au hasard des observations réalisées. Dans un second temps, nous avons déterminé les éléments associés à la reconnaissance d’une situation de harcèlement moral par le juge. Pour cela, nous avons modélisé la probabilité de harcèlement moral caractérisé dans une régression logistique multivariée (Hosmer, Lemeshow et Sturdivant, 2013). Ce modèle permet d’estimer pour les facteurs associés un « Odds ratio » ou « rapport de cotes » qui est une mesure statistique, souvent utilisée en épidémiologie, exprimant le degré de dépendance entre des variables. Un rapport de cotes de 1 correspond à l’absence d’effet. En cas de diminution de la probabilité, le rapport des cotes est inférieur à 1 et il est supérieur à 1 en cas d’augmentation de la probabilité. Plus le rapport de cotes est éloigné de 1, plus l’effet est important.

4. Résultats

4.1. Sélection des arrêts

L’exclusion des doublons a permis de ne retenir que 2 072 arrêts sur les 4 184 envoyés par la Cour de cassation (49,5 % des arrêts). La deuxième étape de sélection des arrêts a consisté à saisir dans la base de données les informations pertinentes qui ont permis de sélectionner 369 arrêts (17,8 % des arrêts lus). Ont été exclus les arrêts ne traitant pas d’une situation de risques psychosociaux au travail. Enfin, une troisième étape visant une lecture exhaustive a permis d’exclure 28 arrêts supplémentaires. Au final, 341 décisions ont été enregistrées dans la base de données. Parmi elles, 136 étaient fondées sur le harcèlement moral.

Tableau 2

Fréquence des fondements juridiques retenus pour définir une situation de harcèlement moral (n = 136 arrêts sur des situations de harcèlement moral, base JURICA, région Aquitaine, année 2011)

Fréquence des fondements juridiques retenus pour définir une situation de harcèlement moral (n = 136 arrêts sur des situations de harcèlement moral, base JURICA, région Aquitaine, année 2011)

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Le harcèlement moral a été retenu par la Cour d’appel dans 38 cas (ce qui représente 27,1 % des arrêts fondés sur le harcèlement moral).

4.2. Caractéristiques des procédures

Le tableau 3 présente la description des arrêts selon la qualification ou non du harcèlement moral par le juge. La majorité des arrêts étaient issus de la Cour d’appel de Bordeaux (environ 52 %), s’expliquant du fait du plus grand nombre d’habitants, et donc de salariés, dans cette agglomération. Dans tous les cas, la juridiction de premier degré était le Conseil de prud’hommes et le délai entre le premier degré et le jugement en Cour d’appel était d’environ 18 mois, que le harcèlement moral soit qualifié ou non. Dans la majorité des cas, le jugement du Conseil de prud’hommes faisait l’objet d’une confirmation totale ou partielle (environ 60 % que le harcèlement soit retenu ou pas). Enfin, un autre fondement juridique était plus fréquemment présent lorsque le harcèlement avait été retenu par le juge (50,0 % vs 31,6 %, p = 0,04).

Concernant les caractéristiques sociodémographiques, toutes les victimes étaient des salariés du secteur privé. La victime était plus fréquemment une femme lorsque le harcèlement moral était qualifié (76,3 % vs 48,0, p < 0,01), et paraissait plus âgée (48,9 ans vs 44,3 ans), cette dernière différence étant à la limite de la significativité. La répartition selon la catégorie socioprofessionnelle différait également : même si, dans les deux cas, la catégorie la plus représentée était les employés, les ouvriers étaient moins représentés quand le harcèlement moral avait été qualifié. Par ailleurs, dans tous les cas, le plaignant était un salarié et dans la majorité des cas employé par une entreprise (81,6 %). Quand le harcèlement moral était qualifié, le plaignant était appelant dans 60,5 % des cas contre 72,5 % des cas quand le harcèlement moral n’était pas qualifié.

Tableau 3

Caractéristiques des arrêts de cours d’appel sur des situations de harcèlement moral au travail (n = 136, base JURICA, région Aquitaine, année 2011)

Caractéristiques des arrêts de cours d’appel sur des situations de harcèlement moral au travail (n = 136, base JURICA, région Aquitaine, année 2011)
*Cette variable présentait de nombreuses données manquantes (seulement 81 disponibles) et n’a donc pas été prise en compte dans les analyses multivariées.

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4.3. Nuisances décrites

Parmi les données, des expositions à des nuisances professionnelles étaient recueillies permettant ainsi de les décrire. Dans la majorité des cas, les relations humaines et sociales étaient évoquées (76,3 % quand le harcèlement moral était qualifié vs 66,3 % dans les autres situations). Venaient ensuite l’environnement professionnel et les méthodes managériales (par exemple « placardisation », méthodes vexatoires et humiliantes, pression démesurée pour accélérer le rythme de travail, décisions sans justification, etc.) qui étaient significativement plus fréquemment évoqués lorsque le harcèlement moral avait été qualifié.

Tableau 4

Nuisances professionnelles évoquées dans les arrêts de cours d’appel relatifs à des situations de harcèlement moral au travail (n =136, base JURICA, région Aquitaine, année 2011)

Nuisances professionnelles évoquées dans les arrêts de cours d’appel relatifs à des situations de harcèlement moral au travail (n =136, base JURICA, région Aquitaine, année 2011)

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4.4. Affections associées au harcèlement moral

Les affections citées dans les arrêts ont également été croisées avec la qualification du harcèlement moral. Le plus fréquemment, il s’agissait de troubles anxieux ou dépressifs, et cela d’autant plus si le harcèlement moral avait été qualifié par le juge (36,8 % vs 18,4 %, p < 0,01).

Tableau 5

Affections évoquées dans les arrêts de cours d’appel relatifs à des situations de harcèlement moral au travail (n = 136, base JURICA, région Aquitaine, année 2011)

Affections évoquées dans les arrêts de cours d’appel relatifs à des situations de harcèlement moral au travail (n = 136, base JURICA, région Aquitaine, année 2011)

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4.5. Interlocuteurs sollicités

Les interlocuteurs sollicités par les victimes ont également été recherchés. Ils sont décrits dans le tableau 6 en fonction de la qualification du harcèlement moral par le juge. L’interlocuteur le plus fréquemment cité était le médecin traitant et cela d’autant plus si le harcèlement moral était qualifié par le juge (63,2 % vs 41,2 %, p = 0,02). Le deuxième interlocuteur était le médecin du travail, sollicité plus fréquemment par les victimes de harcèlement moral (47,4 % vs 28,9 %, p = 0,04). D’autres acteurs et interlocuteurs que nous avons recensés ont aussi été évoqués, mais dans une bien moindre mesure.

Figure

Tableau 6, Interlocuteurs évoqués dans les arrêts de cours d’appel sur des situations de harcèlement moral au travail (n = 136, base JURICA, région Aquitaine, année 2011)

Tableau 6, Interlocuteurs évoqués dans les arrêts de cours d’appel sur des situations de harcèlement moral au travail (n = 136, base JURICA, région Aquitaine, année 2011)

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4.6. Conséquences des situations de harcèlement moral

Les données nous ont également permis de rechercher les conséquences de types arrêts maladie et inaptitudes (partielles ou totales) associées aux situations de harcèlement moral. Les arrêts maladie concernaient 38,8 % des personnes pour lesquelles une situation de harcèlement avait été reconnue par le juge, et 13,3 % des personnes pour lesquelles il n’avait pas été retenu, et cette différence était significative (p < 0,01). Les inaptitudes étaient également plus fréquentes quand le harcèlement moral avait été qualifié par le juge (26,3 % vs 9,2 %, p < 0,01).

4.7. Éléments associés à la qualification du harcèlement moral par le juge

Le modèle multivarié final des éléments associés à la qualification d’une situation de harcèlement moral par le juge est présenté dans le tableau 7. Les éléments associés à la qualification du harcèlement moral étaient le genre, la consultation médicale suivie d’un arrêt maladie, l’évocation d’une discrimination ainsi que l’évocation de nuisances liées au management. En effet, notre analyse a montré que le harcèlement moral était plus fréquemment qualifié quand la victime était une femme (l’OR était égal à 3,9 et significativement supérieur à 1). La probabilité était également plus élevée lorsque l’arrêt décrivait une consultation médicale suivie d’un arrêt maladie (OR = 3,3). La qualification était également plus fréquente lorsque l’arrêt décrivait une discrimination (OR = 5,1) ainsi que des nuisances liées au management (OR = 4,3).

Tableau 7

Éléments associés à la qualification du harcèlement moral par les cours d’appel en Aquitaine (n = 136, base JURICA, région Aquitaine, année 2011)

Éléments associés à la qualification du harcèlement moral par les cours d’appel en Aquitaine (n = 136, base JURICA, région Aquitaine, année 2011)

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5. Discussion

Cette étude avait pour objectif de comprendre comment le harcèlement moral au travail était appréhendé par les juridictions du travail. En particulier, il s’agissait de décrire les arrêts de cours d’appel concernant des situations de harcèlement moral et de rechercher les éléments associés à la qualification du harcèlement moral par le juge. Par une analyse empirique des arrêts de cours d’appel de la région Aquitaine rendus en 2011, nous avons montré qu’une situation de harcèlement moral était plus fréquemment qualifiée par le juge lorsque la victime était une femme, qu’une consultation avec un médecin avait donné suite à un arrêt maladie, qu’une discrimination ainsi que des nuisances liées au management avaient été évoquées dans l’arrêt.

La première association avec le genre peut être expliquée de deux manières : par le fait que les femmes sont plus souvent victimes de harcèlement moral au travail ou qu’elles ont plus tendance à recourir à la justice en cas de harcèlement moral ; ou par le fait que le juge reconnait plus facilement une situation de harcèlement moral quand la victime est une femme. La première explication implique une sur-représentation des femmes parmi les victimes de harcèlement moral. Dans leurs études, Poilpot-Rocaboy (2000) et Viaux et Benaud (2001) ont mis en évidence que le harcèlement moral était plus fréquent quand la victime était une femme. Dans l’étude de Viaux et Benaud (2001) auprès de 105 victimes de harcèlement moral, 72,4 % étaient des femmes. Ce résultat se retrouve au niveau international, les femmes ayant plus tendance à reconnaître qu’elles sont victimes et à demander de l’aide pour cette situation (Salin et Hoel, 2013). Ces résultats soutiennent donc la première explication. D’un autre côté, pour soutenir la deuxième explication, des travaux suggèrent que les informations ne sont pas traitées de la même manière selon qu’elles concernent un homme ou une femme. Dans une étude expérimentale (Desrumeaux-Zagrodnicki, 2004), 90 salariés devaient émettre un jugement d’équité à propos de 32 scénarios mettant en jeu un supérieur hiérarchique harcelant un salarié subordonné. Variaient dans ces situations fictives l’organisation du travail, l’âge et le sexe de la victime ainsi que les sanctions prises à l’encontre du salarié. Parmi les résultats, il s’avérait que les hommes étaient plus sévères envers les autres hommes. Par ailleurs, dans d’autres recherches, il a pu également être montré que les atteintes à la santé mentale et physique liées à une situation de harcèlement moral étaient plus facilement identifiées par des tiers quand la victime était une femme (Salin et Hoel, 2013). Cependant, pour qualifier le harcèlement moral, le juge se fonde sur des textes juridiques par nature objectifs qui ne font pas de distinction de genre et la sur-représentation des femmes parmi les victimes de harcèlement moral nous paraît être l’explication la plus plausible.

La deuxième association mise en évidence concerne une consultation médicale suivie d’un arrêt maladie. Elle s’explique très facilement du fait qu’un des critères pour statuer sur une situation de harcèlement moral concerne l’altération de la santé physique ou mentale. En effet, la consultation médicale, mais surtout l’arrêt maladie permettent de donner une indication sur la sévérité de l’atteinte à la santé. Le médecin est très certainement perçu comme un témoin crédible, qui corrobore le témoignage du travailleur. Le médecin traitant était beaucoup plus sollicité dans notre étude, les salariés ayant plus tendance à avoir recours à cet interlocuteur qu’au médecin du travail. Cela suggère qu’il est un des interlocuteurs de premier choix lorsqu’un(e) salarié(e) souffre d’une situation de harcèlement moral sur son lieu de travail. Par ailleurs, le motif de la consultation n’est pas indiqué dans notre étude, mais les analyses univariées du tableau 5 montraient une forte association entre l’anxiété-dépression et la qualification du harcèlement moral. Il apparaît donc très probable qu’il s’agisse du motif principal de consultation dans notre étude. Cependant, nous n’avons pas pu intégrer dans le même modèle la consultation et son motif car cela aurait été redondant et aurait pu mener à un sur-ajustement.

Une troisième association était observée entre le harcèlement moral et l’évocation d’une discrimination : si une situation de discrimination était évoquée dans la décision de justice, le harcèlement moral semblait avoir plus de chances d’être qualifié par le juge. Soit la discrimination est entendue comme un facteur qui aggrave la situation de harcèlement moral, soit les personnes victimes de discrimination sont aussi le plus souvent victimes de harcèlement. Cette observation renvoie au droit communautaire qui fait du harcèlement une manifestation possible de la discrimination, mais aussi au Code du travail français qui permet de caractériser le harcèlement discriminatoire dès lors que cet acte peut être relié à un des motifs de discrimination contenus dans l’article L. 1132-1[20]. La caractérisation du « harcèlement discriminatoire » ne nécessite d’ailleurs pas de réunir le critère de « répétition » tel que défini dans l’article L. 1152-1 du Code du travail relatif au harcèlement moral. Par exemple, le harcèlement discriminatoire peut être constitué par des propos racistes qui auront pour effet de porter atteinte à la dignité du travailleur visé et de créer un environnement de travail hostile, dégradé et offensant. Pour autant, malgré cette association forte aucun des arrêts étudiés ne se fondait sur le harcèlement discriminatoire. On peut ainsi en déduire que les situations de notre échantillon correspondant à du « harcèlement discriminatoire » ont été abordées sous l’angle du harcèlement moral alors que le harcèlement discriminatoire aurait pu être directement convoqué. Cela pourrait s’expliquer par un moins bon taux de succès en se fondant directement sur le harcèlement discriminatoire comme évoqué dans des études québécoises (Lippel, 2014).

La quatrième et dernière association semble confirmer que le juge tient compte du contexte professionnel pour statuer, comme l’avaient suggéré Bonafons et coll. ; les méthodes managériales impliquent des relations interpersonnelles susceptibles de se transformer en situation de harcèlement moral, et cela explique pourquoi cette nuisance professionnelle est la plus fréquemment évoquée dans les décisions de justice que nous avons analysées. Le harcèlement moral au travail peut découler d’une volonté de causer du tort à autrui (objet), mais aussi d’une situation qui n’est pas le fruit d’une intention malveillante, mais celui d’un contexte qui pousse à pressurer le collègue ou le subordonné (effet de la situation). Une situation de harcèlement moral au travail peut ainsi être l’effet de l’organisation du travail (Vézina et Dussault, 2005). Cela est à mettre en parallèle avec la position de la Chambre sociale de la Cour de cassation dans un arrêt en date du 10 novembre 2009 qui a estimé qu’un harcèlement moral pouvait être caractérisé par des « méthodes de gestion mises en œuvre par un supérieur hiérarchique dès lors qu’elles se manifestent pour un salarié déterminé par des agissements répétés ayant pour objet ou pour effet d’entraîner une dégradation des conditions de travail susceptibles de porter atteinte à ses droits et à sa dignité, d’altérer sa santé physique ou mentale ou de compromettre son avenir professionnel »[21] (Adam, 2010 ; Béal, Terrenoire, 2010 ; Hautefort, 2009 ; Lerouge, 2010).

Deux autres résultats nous paraissaient importants à discuter. Le premier concerne le taux de reconnaissance des situations de harcèlement moral en appel. En effet, sur 136 arrêts fondés sur la définition juridique du harcèlement moral, 27,1 % concernaient une situation de harcèlement moral telle que qualifiée par le juge, laissant penser à des recours parfois inadaptés à l’article L. 1152-1 du Code du travail définissant le harcèlement moral. D’un autre côté, on constate que dans certaines situations, le juge a rejeté la qualification du harcèlement moral tout en statuant en faveur du salarié en lui attribuant des dommages et intérêts. La non‑reconnaissance du harcèlement au travail par le juge n’exclut pas la responsabilité de l’employeur pour les situations de souffrance au travail résultant de mauvaises conditions de travail[22]. On peut donc se demander si définir juridiquement le harcèlement moral au travail en 2002 n’a finalement pas concentré la plupart des demandes liées aux risques psychosociaux. Cela peut s’expliquer par le fait qu’il existe peu de fondements légaux de recours pour une personne subissant des risques psychosociaux au travail, le recours à l’article L. 1152-1 du Code du travail devenant parfois un fondement par défaut. Cette approche de la souffrance au travail par l’angle du harcèlement moral tend à limiter son explication en niant les aspects liés à l’organisation même du travail (hiérarchie, contrôle, surveillance, évaluation…) et à la répartition de la domination qui en résulte (Dejours, 2017).

Le deuxième résultat concerne la description des interlocuteurs auxquels les parties prenantes se sont adressées. En effet, les acteurs les plus fréquemment cités dans les arrêts sont le médecin traitant ou le médecin du travail (respectivement dans 68 % et 43 % des cas, selon si le harcèlement moral a été qualifié ou non). En revanche, les autres interlocuteurs, et notamment ceux du monde professionnel (CHSCT, syndicats [action en substitution fondée sur l’article L. 1154-2 CT], IPRP…) sont très peu cités. Cela peut s’expliquer de deux manières : les salariés victimes les sollicitent très peu, par méconnaissance de leur rôle, ou tout simplement parce qu’ils n’ont pas accès à ces acteurs ; ou au contraire, les dossiers accompagnés par ces acteurs ont plus de chance d’aboutir en Conseil de prud’hommes et sont moins sujets à appel. Comme l’essentiel du tissu économique aquitain est composé de très petites entreprises qui n’ont pas forcément accès à ces interlocuteurs[23], il paraît très plausible que la première hypothèse explique leur absence dans les arrêts analysés.

Afin de préciser l’interprétation de ces résultats, d’autres aspects méthodologiques sont à évoquer. Tout d’abord, les cas de harcèlement moral décrits dans notre étude ne sont pas représentatifs des cas de harcèlement moral en France. En effet, il s’agit ici d’un sous-échantillon puisque nous n’avons analysé que les cas pour lesquels un appel a été interjeté à partir d’un jugement rendu par un Conseil de prud’hommes. Il s’agit donc de cas très particuliers et les résultats ne peuvent être généralisés à l’ensemble des situations de harcèlement moral. Par ailleurs, certaines dimensions, telles que les conditions de travail ou encore les problèmes de santé mentale, n’ont pas été mesurées de manière standardisée et sont décrites telles qu’elles ont été énoncées dans les décisions de justice. Ainsi, certains cas pouvaient concerner des salariés souffrant d’un problème de santé mentale, sans que celui-ci ne soit un argument juridique en l’absence de définition juridique. Cependant, cela permet de donner une idée sur la manière dont le droit se saisit de ces concepts issus d’autres disciplines, comme la psychologie du travail ou la médecine. Enfin, une des limites de notre étude réside dans le fait que nous avons analysé des décisions de justice qui ne mentionnent que les éléments utilisés pour constituer le dossier. Elles ne sont pas une photographie de la situation réelle.

Conclusion

Malgré certaines limites méthodologiques, notre étude et l’approche qui a été choisie aboutissent à des résultats qui n’auraient pas forcément été mis en lumière sans une étude empirique et systématique des décisions de justice. Cette recherche permet de souligner entre autres la vulnérabilité des femmes au harcèlement moral, mais aussi la médicalisation du harcèlement moral et donc du rôle prégnant des acteurs du monde médical. Notre étude soulève également le recours à la définition juridique du harcèlement moral comme fondement à une action en justice par des salariés dont la situation relève plutôt du domaine des risques psychosociaux au travail. L’absence de référence juridique directe à ces risques peut rendre difficile le recours en justice de salariés qui en sont victimes.