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1. Introduction

Au cours des dernières décennies, la plupart des pays industrialisés ont édicté des dispositions légales requérant des entreprises un système de gestion de la santé et de la sécurité au travail (Walters et coll., 2011). Le devoir général de protection incombant à l’employeur inclut non seulement les risques physiques, mais également les risques psychosociaux (RPS), c’est-à-dire les

« risques pour la santé mentale, physique et sociale, engendrés par les conditions d’emploi et les facteurs organisationnels et relationnels susceptibles d’interagir avec le fonctionnement mental » (Gollac, 2012).

L’inclusion de la dimension psychosociale dans le champ de la santé au travail représente un défi, en raison de sa complexité et de sa relative nouveauté pour les inspecteurs du travail chargés des contrôles sur le terrain (Weissbrodt et Giauque, 2017) ; c’est sur cette activité spécifique que porte la présente étude.

À la suite des travaux de Lipsky (1980/2010), un courant de recherche s’est constitué autour de l’activité des agents publics de première ligne (Buffat, 2016 ; Giauque et Emery, 2016). Ces études ont montré que les acteurs de terrain disposent d’une relative autonomie et en font usage pour adapter leurs prestations en fonction des circonstances ; ce faisant, ils exercent une influence sur la mise en œuvre des politiques publiques. Bien que ces travaux se fondent souvent sur des méthodes d’observation, nous n’avons pas connaissance de publications se référant explicitement à l’analyse ergonomique de l’activité ; or celle-ci repose précisément sur la mise en évidence des écarts entre travail réel et travail prescrit, ainsi que des stratégies de régulation développées par les travailleurs face aux contraintes qu’ils rencontrent (Leplat, 2006).

La présente publication part du postulat que l’analyse de l’activité peut contribuer à l’évaluation d’une politique publique, lorsqu’elle est employée pour comprendre le travail des employés chargés de sa concrétisation. Elle est fondée sur un projet de recherche mené en Suisse, visant à mesurer les effets d’une campagne d’inspection centrée sur les RPS, conduite par le Secrétariat d’État à l’économie et les inspections cantonales du travail. La partie de l’étude faisant l’objet de l’article visait à identifier les contraintes auxquelles les inspecteurs sont confrontés lorsqu’ils abordent les RPS, ainsi que les stratégies qu’ils mettent en place. Ceci nous paraît d’autant plus utile que l’on manque d’indications sur les mécanismes par lesquels les inspections peuvent produire des effets sur les RPS (Bruhn et Frick, 2011). L’évaluation de la campagne fait l’objet d’une publication séparée. Les visites d’inspection ont permis de sensibiliser les employeurs à l’importance de prévenir les RPS, et d’améliorer leurs compétences en la matière ; elles ont également conduit à la mise en place de certaines mesures de gestion de ces risques (procédures, règlements d’entreprise, etc.), mais n’ont pas entraîné de changements significatifs de l’organisation ou de l’environnement de travail, ni un renforcement de la participation des travailleurs. Les données présentées ici permettront d’expliquer comment les inspections ont induit ces résultats, et de proposer des pistes pour faire évoluer les pratiques d’intervention des autorités.

Après avoir proposé un cadre d’analyse général et synthétisé les connaissances sur l’intervention des inspecteurs en matière de RPS, la section suivante présente trois hypothèses de recherche. Le chapitre « Méthodes » décrit les démarches et outils d’investigation, la procédure de sélection des participants, ainsi que le traitement des données. Les résultats sont présentés dans le chapitre suivant. Leur apport théorique et les forces et faiblesses de l’étude sont abordés dans la section « Discussion ». L’article se conclut par des implications pratiques pour les pouvoirs publics.

2. Cadre d’analyse, bilan des connaissances et hypothèses

Afin d’étudier les pratiques d’inspection en tenant compte de leur contexte, nous nous sommes fondés sur deux courants théoriques complémentaires : l’ergonomie de l’activité et l’approche réaliste de l’évaluation des politiques publiques.

2.1 Cadre d’analyse

L’ergonomie de l’activité permet de modéliser le travail humain. Elle s’intéresse en particulier aux modes de régulation mis en œuvre par les opérateurs pour atteindre leurs objectifs malgré les contraintes auxquelles ils font face. Ces « stratégies » (Faye et Falzon, 2009) leur servent également à limiter les astreintes, c’est-à-dire les répercussions du travail en matière de fatigue, de douleurs, de stress, d’accidents, etc. Les situations de travail et les individus présentent une forte variabilité, dont la mise en évidence est au cœur de la démarche ergonomique. Dans le domaine de l’évaluation des politiques publiques, le courant réaliste (Pawson, 2002) procède d’un constat similaire : le comportement d’un acteur dépend étroitement de son contexte. L’évaluation réaliste vise à modéliser le processus par lequel une intervention produit des résultats, selon les mécanismes d’action mis en jeu et les circonstances dans lesquelles elle s’inscrit. Ergonomie de l’activité et évaluation réaliste sont liées, dans notre problématique de recherche, par le fait que l’activité étudiée est celle d’agents chargés de mettre en œuvre une politique publique. La figure 1 présente un cadre d’analyse intégrant les éléments fondamentaux de l’évaluation réaliste dans un schéma de régulation caractéristique de l’approche ergonomique. Le contexte se réfère aux objectifs, contraintes et ressources des inspecteurs. Les mécanismes peuvent être assimilés aux stratégies mises en œuvre en fonction du contexte. Effets et astreintes dépendent de ces mécanismes, les influencent en retour et rétroagissent également sur le contexte.

Fig. 1

Figure 1. Cadre d’analyse de l’activité des inspecteurs du travail en lien avec les RPS

Figure 1. Cadre d’analyse de l’activité des inspecteurs du travail en lien avec les RPS

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2.2 Les inspecteurs du travail face aux RPS

Les publications sur l’intervention des inspecteurs face aux RPS sont principalement d’origine nordique ou anglo-saxonne ; la situation dans d’autres régions, notamment francophones, reste peu étudiée. Quelques sociologues et ergonomes français ont certes étudié l’inspection du travail (Daniellou et coll., 2012 ; Tiano, 2003), mais sans traiter spécifiquement des RPS. Or les pratiques diffèrent d’un pays à l’autre (Lippel et Quinlan, 2011 ; Toukas et coll., 2015).

La littérature rend compte de multiples contraintes faisant obstacle à la régulation des RPS. Par exemple, il n’y a pas de consensus clair sur leur définition, et il est difficile d’en découvrir précisément les causes et les effets. Les prévenir nécessite d’impliquer de multiples acteurs ; le caractère dynamique de leurs relations empêche l’adoption de solutions définitives (Jespersen et coll., 2016). La frontière entre prévention des RPS et prérogatives de gestion de l’employeur est ténue, d’où l’opposition d’associations patronales à des projets d’intervention de l’État (Bruhn et Frick, 2011 ; Johnstone et coll., 2011). Les entreprises manquent de connaissances sur les RPS et les considèrent souvent comme des problèmes individuels, d’ordre privé, plutôt que comme des conséquences de contraintes professionnelles (Weissbrodt et coll., 2018). Les inspecteurs, ayant souvent un profil technique, n’en sont pas non plus familiers (Stadler et Splittgerber, 2014). L’absence de bases légales suffisamment claires pourrait accroître les risques de recours des employeurs contre les décisions des inspecteurs ; enfin, l’investigation des RPS requiert plus de temps que les problématiques physiques, alors que les inspectorats disposent de ressources limitées (Lippel et Quinlan, 2011). Compte tenu de ces contraintes, nous faisons l’hypothèse suivante :

H1. Les inspecteurs se sentent globalement peu à l’aise lorsqu’ils abordent les RPS, en raison de la nature complexe de ces risques.

Cette hypothèse se réfère aux dimensions « contexte » et « astreintes » de la Figure 1. La littérature livre également des informations sur les mécanismes d’action. Ainsi, face aux contraintes susmentionnées, les inspecteurs semblent recourir principalement au dialogue, à la sensibilisation et à la négociation avec les employeurs pour arriver à une représentation commune des RPS (Bruhn et Frick, 2011). Ils les encouragent à mettre en place des mesures sur une base volontaire ; ils essaient de créer une dynamique positive en diffusant de l’information dans les différentes sphères de l’entreprise et en valorisant des acteurs internes (Starheim et Bøgehus Rasmussen, 2014). Ils visent des résultats à long terme et recourent à des stratégies temporelles pour que leurs interlocuteurs aient le temps d’assimiler les informations, ou pour accélérer la mise en œuvre d’actions (Hansen et coll., 2015 ; Quinlan et coll., 2009). Les inspecteurs adaptent leur style d’inspection au cas par cas, en fonction du niveau d’aptitude de l’employeur à agir de manière autonome (Johnstone et coll., 2011). L’usage de la dissuasion et de la sanction reste rare. Sur cette base, nous formulons l’hypothèse ci-dessous :

H2. Les inspecteurs adoptent une approche plus incitative pour aborder les RPS que pour les autres risques professionnels.

Enfin, les inspecteurs paraissent mettre l’accent sur le contrôle de procédures et la gestion des « symptômes » (stress, harcèlement, etc.), plutôt que sur la réduction effective des facteurs de risques. Lippel et Quinlan (2011) relèvent que, dans de nombreux pays, les autorités évitent d’aborder les questions d’organisation du travail et que les inspecteurs tendent à se concentrer sur des cas individuels ou sur la vérification des politiques d’entreprise. En Australie, Quinlan (2007) indique que les agences gouvernementales se sont penchées sur le harcèlement, la violence et le stress, mais sans s’attaquer à leurs racines, notamment la charge de travail, les réorganisations et les réductions d’effectifs. En conséquence, notre dernière hypothèse est la suivante :

H3. Les mesures de prévention des RPS demandées par les inspecteurs portent davantage sur des procédures et du soutien individuel aux employés, que sur le contenu et l’organisation du travail.

Les méthodes utilisées pour vérifier les trois hypothèses sont présentées au chapitre suivant.

3. Méthodes

L’étude s’est déroulée dans le contexte d’une campagne d’inspection sur les RPS, conduite en Suisse par le Secrétariat d’État à l’économie (SECO) et les inspections cantonales du travail (cf. encadré). Cette action a fait l’objet d’une évaluation. Les inspecteurs de toute la Suisse ont été priés d’annoncer à l’avance leurs visites d’entreprises aux chercheurs. Les effets de la campagne ont été mesurés en comparant les établissements inspectés à un groupe contrôle constitué de sociétés similaires mais non auditées, au moyen d’une enquête par questionnaire réalisée deux fois à un an d’intervalle ; les résultats font l’objet de publications séparées.

Le présent article repose sur une enquête complémentaire, réalisée auprès des inspecteurs eux-mêmes au moyen d’une méthodologie mixte, quantitative et qualitative. Le volet quantitatif s’est fondé sur un questionnaire adressé à tous les inspecteurs ayant signalé au moins une visite entre janvier 2015 et mai 2016. Pour chaque entreprise incluse dans le volet principal de l’étude, nous avons envoyé à l’inspecteur concerné un questionnaire en ligne destiné à recueillir ses impressions après la visite. Il se composait de quatre questions sur la manière dont l’inspecteur avait perçu son interlocuteur (attitude défensive, réponses sincères, bonnes connaissances sur les RPS, pouvoir décisionnel suffisant pour prendre des mesures), trois sur son style d’inspection (recours à un style incitatif, recours à un style directif, sentiment d’être à l’aise en abordant les RPS), et cinq sur la nature des mesures qu’il avait éventuellement demandé de prendre (mesures formelles, mesures pratiques, mesures relatives à l’organisation ou au contenu du travail, mesures demandées de manière détaillée, mesures demandées de manière générale). Chaque question comprenait une échelle graduée de 0 (pas du tout) à 100 (tout à fait). Une analyse factorielle a mis en évidence deux facteurs, expliquant 89,3 % de la variance. Le premier facteur se rapporte à la disposition à se conformer, manifestée par les représentants de l’entreprise, telle que perçue par l’inspecteur. Elle est liée positivement à la sincérité des réponses, au niveau de connaissances sur les RPS, au pouvoir décisionnel et au style incitatif, et négativement à l’attitude défensive. Le second facteur se réfère au degré de prescription de l’inspecteur lors de la visite ; il est lié positivement au style directif, à la formulation détaillée des mesures, à l’exigence de mesures pratiques et de mesures relatives à l’organisation ou au contenu du travail, et négativement à la demande de mesures formulées de manière générale. Sur cette base, un score intitulé « disposition à se conformer » a été créé, en calculant la valeur moyenne sur les variables « réponses sincères », « bonnes connaissances sur les RPS », « pouvoir décisionnel suffisant » et, après inversion de l’échelle, « attitude défensive ». De même, un score « degré de prescription » a été construit, à partir du score moyen sur les variables « style directif », « mesures pratiques », « mesures relatives à l’organisation ou au contenu du travail » et « mesures demandées de manière détaillée ». La cohérence interne a été estimée avec le coefficient alpha ordinal (Gadermann et coll., 2012). Une éventuelle influence des valeurs extrêmes a été vérifiée. Les analyses ont été conduites sur Stata (StataCorp, 2015).

Pour recueillir des informations qualitatives sur les mesures de prévention requises lors des visites d’entreprises, un atelier a été organisé avec des inspecteurs, lors d’une Journée nationale des inspections du travail. Les participants ont tout d’abord noté au moins deux mesures de prévention des RPS qu’ils avaient demandées à des employeurs. Au moyen d’un codage thématique sommaire, nous avons classé ces mesures en quatre familles : mise en place de processus de gestion, évaluation des facteurs de risques, changements matériels ou organisationnels, autres mesures. Les participants ont été répartis en quatre groupes de quatre à cinq personnes. Chaque groupe s’est vu attribuer une famille de mesures et a échangé sur leur pertinence, leurs effets potentiels et les obstacles à leur concrétisation. Les réponses ont été discutées en plenum et retranscrites.

Enfin, une analyse de l’activité a été réalisée en accompagnant des inspecteurs volontaires lors de contrôles en entreprise. Nous avons cherché à refléter une certaine diversité au niveau de la région linguistique, de la formation initiale des inspecteurs, de leur ancienneté dans le métier et du type d’entreprise contrôlée. Les observations ont été discutées en entretien d’auto-confrontation individuelle (Mollo et Nascimento, 2013) : nous avons demandé à l’inspecteur de commenter des extraits des notes d’observation et d’expliciter la manière dont il avait procédé, afin de verbaliser des dimensions non observables du travail. Les entretiens ont fait l’objet d’une prise de notes. Enfin, les inspecteurs ont été priés de nous transmettre leur rapport de visite. L’ensemble du matériel a été retranscrit et soumis à un codage thématique découlant des dimensions de la figure 1.

Le tableau 1 indique sur quelles données et quels traitements la vérification de chaque hypothèse s’est fondée. Le chapitre suivant présente les résultats en reprenant successivement chaque dimension de la figure 1 ; une synthèse visuelle est présentée en annexe.

Tableau 1. Plan d’exploitation des données

Tableau 1. Plan d’exploitation des données

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4. Résultats

4.1 Description de l’échantillon et du matériau

Sur environ 140 inspecteurs du travail actifs en Suisse, 70 ont annoncé aux chercheurs au moins une visite planifiée ; cinq d’entre eux ont fait 25 % des annonces. Sur les 29 corps d’inspection cantonaux ou communaux, 21 ont participé à l’étude ; les autres étaient principalement des inspectorats de petits cantons alpins, disposant d’un effectif très réduit (1, voire 2 inspecteurs). Un inspectorat d’une grande ville a renoncé à participer à l’étude, en raison d’un manque de temps occasionné par un autre projet jugé prioritaire. En tout, 287 visites ont été annoncées ; les inspecteurs ont répondu au questionnaire dans 275 cas, dont deux ont été exclus en raison de valeurs manquantes. Les RPS ont été abordés dans 96,0 % des visites et les inspecteurs ont demandé des mesures contre ces risques dans 50,8 % des cas.

Tableau 2. Caractéristiques des entreprises et des inspecteurs inclus dans l’analyse

Tableau 2. Caractéristiques des entreprises et des inspecteurs inclus dans l’analyse

1 RP : représentant-e du personnel.

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Les observations et entretiens d’auto-confrontation ont porté sur 9 inspecteurs et 11 visites d’entreprises. Le tableau 2 présente les caractéristiques des établissements et des inspecteurs concernés, ainsi que la présence éventuelle d’un représentant du personnel lors de la visite. Sur 9 personnes, 3 avaient une formation initiale en sciences humaines (psychologie, santé, droit) et 6 étaient des techniciens ou des ingénieurs ; 5 avaient au moins 5 ans d’expérience dans le métier. Les personnes ayant une formation de technicien ou d’ingénieur avaient pour la plupart une ancienneté supérieure à celle des spécialistes en sciences humaines.

À partir de la retranscription du matériau qualitatif, un code a été attribué à 809 segments de texte (ci-après items), dont 371 (45,9 %) étaient associés aux RPS, 345 (42,6 %) à d’autres thèmes de santé et de sécurité au travail, et 93 (11,5 %) n’ont pas pu être classés. Enfin, l’atelier a réuni 21 personnes, dont 16 hommes et 5 femmes issus des trois zones linguistiques principales de la Suisse (francophone, germanophone et italophone).

4.2 Contexte (objectifs, contraintes et ressources)

Sur les 11 visites pendant lesquelles nous avons accompagné des inspecteurs, ceux-ci ont eu 5 fois pour objectif d’enquêter sur des problèmes dont ils avaient eu connaissance ; dans 3 cas, de faire un audit de santé-sécurité systématique ; dans 2, d’ouvrir une discussion sur les RPS ; dans 2, de voir ce que faisait l’entreprise en la matière ; et dans un cas, de faire un suivi d’une précédente visite (plusieurs objectifs possibles). Les ressources des inspecteurs n’ont fait l’objet que de 14 items, portant principalement sur le soutien de la hiérarchie et des collègues (6/14) et une attitude ouverte de l’entreprise (4/14).

Les contraintes ont fait l’objet de 103 items, groupés en 6 catégories. La première (32,0 %) concerne le contexte professionnel (relations avec les partenaires sociaux, manque de temps ou de ressources, rareté des échanges entre inspecteurs, absence de bases légales spécifiques, manque de spécialistes des RPS sur le marché, etc.) ; elle représente 39,7 % des contraintes associées aux RPS, et seulement 13,6 % de celles liées aux autres risques professionnels. La deuxième famille (24,3 %) porte sur les relations des inspecteurs avec leurs interlocuteurs : attitude de l’employeur, nécessité d’assurer la confidentialité en cas de plainte, difficulté d’évaluer la fiabilité des réponses, excès d’informations fournies par l’entreprise, etc. La troisième catégorie (15,5 %) se réfère à des contraintes propres à l’établissement : manque de compétences en santé au travail, situation économique, petite taille, etc. La quatrième (10,7 %) est liée à la difficulté d’assurer une participation effective du personnel lors du contrôle, par exemple si les employés n’ont pas été informés de la visite ou si l’employeur accompagne l’inspecteur en permanence. La cinquième catégorie (7,8 %) porte sur des contraintes liées aux outils, notamment informatiques, à disposition des inspecteurs, et la dernière catégorie (9,7 %) rassemble divers autres éléments inclassables.

Si la relation avec les employeurs a souvent été mentionnée comme une contrainte dans les entretiens, il faut relever que, selon les réponses au questionnaire, la plupart des inspecteurs ont jugé leurs interlocuteurs ouverts et sincères ; ils ont également estimé que ces personnes avaient des connaissances moyennes sur les RPS, mais un pouvoir décisionnel suffisant pour mettre en place les mesures demandées. La distribution de ces facteurs facilitants, ainsi que de la « disposition à se conformer » qui les synthétise, est présentée dans la partie supérieure de la figure 2, sous forme de boîtes à moustache.

Fig. 2

Figure 2. Distribution des réponses au questionnaire adressé aux inspecteurs

Figure 2. Distribution des réponses au questionnaire adressé aux inspecteurs

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N = 262, sauf pour le degré de prescription et les 5 questions relatives aux mesures, qui n’ont été posées que lorsque l’inspecteur avait indiqué avoir demandé des mesures (N = 133). La barre verticale à l’intérieur de la boîte représente la médiane, et les croix des valeurs extrêmes.

4.3 Mécanismes d’action (stratégies)

La figure 2 indique que, selon leurs réponses au questionnaire, les inspecteurs ont adopté un style d’inspection très incitatif et peu directif ; le score « degré de prescription » est en moyenne nettement inférieur au score « disposition à se conformer ». Les mesures demandées avaient le plus souvent un caractère formel ; plus rarement, il s’agissait de mesures pratiques ou en lien avec le contenu ou l’organisation du travail. Globalement, les inspecteurs ont formulé leurs attentes d’une manière générale plutôt que détaillée. Le degré de prescription tendait à être plus élevé dans les entreprises multinationales que dans les sociétés locales (score médian de 51,0 contre 44,8 %, p = 0,03 au test des rangs de Wilcoxon). Ni les autres caractéristiques structurelles des entreprises (taille, entreprise autonome/membre d’un groupe) ni leur situation économique n’est associée significativement à ce score. La corrélation de Spearman entre les scores « degré de prescription » et « disposition à se conformer » est quasi nulle et non significative. En revanche, on observe une faible corrélation positive (0,18, p < 0,05) entre la disposition à se conformer et l’adoption d’un style d’inspection incitatif. Par ailleurs, les entreprises dans lesquelles les inspecteurs disent avoir demandé des mesures contre les RPS se caractérisent par une disposition à se conformer plus faible que celles dans lesquelles ils n’ont pas exigé de mesures (médiane de 71,8 pour les premières, contre 84,5 pour les secondes, p = 0,00 au test des rangs de Wilcoxon).

L’analyse des données d’observation et d’entretien révèle que les RPS ont été le plus souvent un thème parmi d’autres dans la visite, occupant une place variable de cas en cas. Le plus souvent, les inspecteurs ont évoqué ces risques de manière globale, sans beaucoup les approfondir ; 60,4 % des items codés « RPS » relèvent de cette façon de procéder. Lorsque les inspecteurs ont abordé les RPS de manière plus précise, il s’agissait principalement des horaires (15,8 % des items, 9/11 cas). Les autres thématiques liées aux RPS ont été plus modestement discutées : organisation, conditions ou charge de travail, stress, surveillance (6,4 %, 6/11 cas) ; atteintes à l’intégrité (6,2 % des items, 8/11 cas) ; mesures de soutien individuel (5,1 %, 8/11 cas) ; ambiance de travail (3,5 %, 6/11 cas) ; style de management, évaluation, objectifs (2,4 %, 4/11 cas).

Tableau 3. Stratégies utilisées par les inspecteurs, selon le thème abordé (11 visites, 569 items, Chi2 = 33,4694, 10 dl, p = 0,000)

Tableau 3. Stratégies utilisées par les inspecteurs, selon le thème abordé (11 visites, 569 items, Chi2 = 33,4694, 10 dl, p = 0,000)

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Le tableau 3 présente la répartition des stratégies des inspecteurs selon qu’ils ont abordé les RPS ou d’autres sujets de sécurité et de santé ; près de 50 stratégies ont été répertoriées et regroupées en 11 familles. Certaines catégories ont été proportionnellement plus souvent observées en lien avec les RPS – investiguer, argumenter, s’adapter à l’interlocuteur et créer du lien – et d’autres, en relation avec les autres risques – demander une mesure et lancer une dynamique (en exigeant un planning, en fixant des délais ou en valorisant des ressources internes à l’entreprise).

Concernant la stratégie « investiguer » (famille 1) appliquée aux RPS, les inspecteurs ont principalement posé des questions sur les conditions de travail (horaires, ambiance, organisation, etc. ; 24/73 items) et sur l’existence de processus ou de mesures (21/73). Le contrôle de documents a pris également une place considérable (14/73). Pour les autres thèmes, l’observation d’installations ou de travailleurs a joué un rôle important (14/72) ; elle s’est ajoutée au questionnement sur les processus et mesures (15/72) et au contrôle de documents (15/72). Les inspecteurs se sont entretenus avec des travailleurs dans 6 cas sur 11, soit avec un représentant officiel du personnel, soit lors d’échanges brefs sur le terrain. Dans un cas seulement, l’inspecteur s’est entretenu individuellement avec plusieurs collaborateurs, pendant 5 à 10’ par personne (cas no 2).

En matière de RPS, les stratégies consistant à demander des mesures (famille 2) ont porté principalement sur la formalisation d’un processus et sur une offre de soutien au personnel (8/26) ; seul un inspecteur a requis une identification des facteurs de risques. Pour les autres thèmes, les inspecteurs ont surtout demandé de former ou d’informer le personnel (20/68), de formaliser l’existant (19/68), d’identifier des dangers (11/68) ou de prendre des mesures techniques (10/68). Dans le cas de l’argumentation (famille 3), les aspects légaux (droit, responsabilités, sanctions possibles) ont été largement moins utilisés pour aborder les RPS (12/38) que pour les autres thèmes (27/28). En revanche, les arguments « montrer la vulnérabilité ou l’intérêt de l’entreprise » et « utiliser des arguments de santé » ont porté exclusivement sur les RPS.

Les stratégies de la famille 4 « Tempérer » ont consisté notamment à sélectionner et prioriser les éléments à aborder dans l’entreprise ou à intégrer dans le rapport d’inspection. Ce choix dépendait entre autres du niveau de l’entreprise en matière de santé-sécurité, de l’importance des risques identifiés ou de leur couverture légale, ou encore de l’attitude de l’employeur. La plupart des inspecteurs ont fait preuve de souplesse, notamment en ce qui concerne les délais ou les mesures demandées, ou en fermant les yeux sur certaines non-conformités, telles que des dépassements horaires dans un hôtel-restaurant durant les fêtes de fin d’année (cas no 8). Dans le même ordre d’idées, plusieurs inspecteurs ont évoqué le principe de proportionnalité, en incitant leurs interlocuteurs à trouver des solutions « simples et pratiques », ou encore en leur laissant la responsabilité de choisir des mesures pertinentes. Plusieurs inspecteurs se sont montrés d’autant plus exigeants que l’entreprise disposait de bonnes compétences en matière de santé au travail.

Tous les inspecteurs ont consacré une partie de leur visite à donner des explications, des conseils ou des documents (famille 5). Lorsqu’ils ont demandé un planning (famille 6 « Lancer une dynamique »), il s’agissait dans les trois quarts des cas d’autres thèmes que les RPS. Lorsqu’ils ont fait des constats (famille 7), ils se sont montrés un peu plus rarement critiques par rapport aux RPS (6/17) que pour les autres risques (9/20) ; toutefois, quels que soient les risques concernés, les inspecteurs ont plus souvent souligné les mesures adoptées par les entreprises (8 cas sur 11), plutôt que leurs lacunes (4 cas sur 11). Pour s’adapter à leur interlocuteur (famille 8), plusieurs inspecteurs ont choisi de donner des exemples et de poser des questions ouvertes afin de trouver la manière dont l’entreprise envisageait les problématiques de RPS. Dans le même ordre d’idées, ils semblent avoir davantage cherché à créer du lien (famille 9) lorsqu’ils ont traité des RPS, en expliquant la raison ou le déroulement du contrôle, ou encore en évitant de heurter leurs interlocuteurs. Enfin, dans 9 cas sur 11, les inspecteurs ont inscrit leur visite dans une perspective à long terme (famille 10), soit parce qu’ils étaient déjà intervenus dans l’entreprise ou qu’ils prévoyaient d’y revenir, soit en offrant à l’interlocuteur un soutien en cas de besoin.

L’atelier a apporté des informations complémentaires sur les mesures demandées. Les participants en ont listé 48 exemples. La première catégorie (27/48) porte sur la mise en place de processus de gestion, soit en nommant une « personne de confiance » à disposition du personnel (14/27), surtout lorsque l’inspecteur constate un climat de travail conflictuel, soit en formalisant une déclaration d’intention de la direction ou des procédures à suivre si un problème survient (13/27). Ces mesures visent à indiquer au personnel à qui s’adresser en cas de harcèlement, d’agression ou d’autre atteinte à l’intégrité ; elles ont également un rôle préventif, en fixant des règles d’interaction au sein du personnel. Les participants les ont jugées utiles dans des entreprises d’une certaine taille, lorsque rien n’est en place et que l’employeur a peu de connaissances sur les RPS. Selon les participants, il s’agit d’un premier pas ; les inspecteurs devraient s’assurer que ces dispositifs ne sont pas des « tigres de papier » et qu’ils ne conduisent pas à une recherche de coupables plutôt qu’à une réelle prévention. La deuxième catégorie (9/48) concerne la réalisation d’un bilan de situation par l’entreprise, notamment en intégrant les RPS dans l’évaluation des risques, au moyen de listes de contrôle. Les participants ont estimé que ceci se justifie uniquement lorsque les autres dangers ont déjà été repérés ; il est trop compliqué de débuter par les RPS. Ils se sont montrés dubitatifs quant à la capacité des entreprises de mener une telle démarche de manière autonome. La troisième catégorie (6/48) rassemble des mesures visant à modifier des aspects matériels ou organisationnels (p. ex. orientation des caméras de surveillance, organisation des horaires, etc.), ou à améliorer la communication et la culture d’entreprise. Ces mesures ont été jugées pertinentes d’une part dans le cas où les inspecteurs constatent des problèmes concrets et peuvent se référer à des bases légales claires, et d’autre part pour faire prendre conscience à l’employeur que la communication et la participation du personnel sont des moyens efficaces de résoudre les RPS. Lorsque l’inspecteur arrive à le faire comprendre, il peut contribuer à un changement culturel. Enfin, une dernière catégorie « autres » (6/48) regroupe notamment des mesures touchant à l’information dans l’entreprise (p. ex. distribution de brochures sur les RPS).

4.4 Effets et astreintes

Les inspecteurs ont indiqué dans 4 entretiens sur 11 qu’ils s’attendaient à des impacts limités ou incertains, par exemple parce qu’il est difficile de vérifier ce que les entreprises font réellement après le contrôle (cas no 8). Si la visite permet de susciter une réflexion ou un questionnement chez les employeurs (cas nos 1 et 9), il n’est pas sûr qu’elle se poursuive « lorsqu’ils repartent dans leur quotidien » (cas no 1). Dans un cas, l’inspecteur a mentionné des effets positifs (cas no 9) ; dans un autre, l’employeur lui-même a fait part de son intention de prendre des mesures, parce que les résultats allaient dans le sens de ce qu’il souhaitait déjà mettre en place (cas no 5). Enfin, seul un inspecteur a indiqué que son intervention n’aurait clairement pas d’effet, car il n’avait détecté aucun besoin d’amélioration (cas no 2).

Dans 9 visites sur 11, les inspecteurs se sont dits à l’aise avec les RPS. Seule une personne a évoqué des astreintes, liées principalement à la relation avec ses interlocuteurs (stress lié au fait de devoir trouver des arguments à chaud, seul face à plusieurs personnes ; charge émotionnelle liée à une discussion particulièrement difficile avec un employeur), ainsi qu’à la frustration de ne pas pouvoir demander davantage de mesures dans une petite entreprise (cas nos 1 et 5). L’enquête par questionnaire confirme que les inspecteurs se sont sentis à l’aise avec les RPS (cf. Figure 2, variable « inspecteur à l’aise avec les RPS »). Ils l’ont été davantage dans les entreprises multinationales que dans les sociétés locales (score médian de 91,0 vs 83,0 sur 100, p = 0,02 au test des rangs de Wilcoxon), dans les établissements de 100 personnes et plus par comparaison avec les plus petits (91,0 vs 84,0, p = 0,01), et dans les filiales de groupes plus que dans les établissements autonomes (91,0 vs 84,0, p = 0,03). Le sentiment d’être à l’aise est corrélé positivement à la disposition de l’interlocuteur à se conformer (corrélation de Spearman de 0,26, p < 0,05), mais pas au degré de prescription de l’inspecteur.

4.5 Retour sur les hypothèses

Les résultats montrent que les inspecteurs se sont sentis à l’aise en abordant les RPS. De plus, les contraintes relevées ne se réfèrent pas au caractère intrinsèquement complexe de ces risques, mais bien davantage aux conditions générales de l’activité d’inspection. En conséquence, l’hypothèse 1 est infirmée. En revanche, les données soutiennent les hypothèses 2 et 3. Les inspecteurs ont abordé les RPS de façon incitative, en informant, en cherchant à convaincre, en se montrant flexibles et en visant le long terme. Ils ont demandé des mesures principalement orientées sur les processus de gestion et le soutien en cas de problème, tandis que le contenu et l’organisation du travail sont restés peu thématisés. Ces résultats sont discutés dans le chapitre suivant.

5. Discussion

5.1 Synthèse et mise en perspective

La littérature souligne la complexité et le caractère déstabilisant des RPS pour les agents de contrôle (Jespersen et coll., 2016). Les inspecteurs ayant pris part à l’étude ont certes évoqué des difficultés, mais dans l’ensemble ils se sont montrés confiants et à l’aise avec la thématique. Ceci peut s’expliquer par plusieurs facteurs. Tout d’abord, le SECO a mis en place des formations, suivies par la moitié des inspecteurs ; il a publié un guide d’inspection et plusieurs brochures sur des thématiques psychosociales. Par ailleurs, il a donné pour consigne aux inspecteurs d’informer les entreprises et de vérifier si elles disposent d’un système de gestion des RPS, et non d’évaluer eux-mêmes l’existence de facteurs de risques. Or, c’est justement cette évaluation qui est difficile pour un inspecteur, ainsi que la définition d’un niveau de risque acceptable (Jespersen et coll., 2016). La pratique helvétique reflète la façon de procéder la plus courante sur le continent européen – contrôler les processus de gestion – et se distingue du modèle nordique, dans lequel les inspecteurs vérifient le contenu et la réalisation de l’évaluation des risques faite par l’entreprise (Toukas et coll., 2015).

Les contraintes mentionnées par les inspecteurs relèvent avant tout du contexte dans lequel ils évoluent, plutôt que de la nature particulière des RPS. Les conditions semblent moins propices à une intervention sur ces risques que sur les conditions physiques de travail. Les inspecteurs ont évoqué des difficultés à mobiliser les partenaires sociaux, des pressions de la part d’employeurs, ou des consignes de leur hiérarchie les incitant à la modération. Le manque de temps a également été souligné de manière récurrente. Aborder des risques flous comme les RPS est chronophage ; or il ne s’agit que d’un thème parmi tous ceux qui doivent être traités. En outre, les contraintes temporelles contribuent à raréfier les échanges professionnels entre inspecteurs. Compte tenu de l’étendue de leurs attributions, il est inévitable d’avoir des lacunes dans certains domaines. Or il est important de démontrer sa compétence lorsqu’on audite une entreprise (Starheim et Bøgehus Rasmussen, 2014). La conduite d’inspections à deux permet de compenser ces failles et favorise un apprentissage mutuel ; toutefois, elle est vue d’un mauvais œil par certaines hiérarchies. Le responsable d’un inspectorat a d’ailleurs refusé que nous accompagnions ses collaborateurs sur le terrain, par souci d’éviter le « tourisme des fonctionnaires ». Dans leur recherche, Daniellou et coll. (2012) ont eux aussi relevé que les styles et savoir-faire développés par les agents ne font pas l’objet d’une mise en commun, ni d’une transmission formalisée aux nouveaux engagés. La rareté des échanges s’explique aussi par des aspects culturels. En Suède, Bruhn (2009) a constaté l’émergence de deux catégories d’inspecteurs : d’une part les agents traditionnels, qu’il qualifie de « loups solitaires » et qui entretiennent des relations parfois plus proches avec « leurs » entreprises qu’avec leurs collègues ; et d’autre part des inspecteurs entrés en fonction plus récemment, avec un bagage académique plutôt que technique, et préférant travailler en binôme. Le profil de qualification et d’ancienneté des neuf inspecteurs inclus dans l’analyse de l’activité pourrait suggérer une évolution similaire en Suisse ; elle devrait toutefois être vérifiée sur un plus grand effectif.

Certains auteurs considèrent que l’absence de dispositions légales spécifiques aux RPS augmente le risque de contestation, par les entreprises, des demandes faites par les inspecteurs (p. ex. Lippel et Quinlan, 2011). Cette question a été évoquée à quelques reprises par des participants estimant que la clause générale de protection de la santé au travail – qui est en Suisse la seule disposition légale mentionnant indirectement les RPS – ne permet pas d’exiger des mesures, mais seulement de faire des recommandations ; c’est surtout le cas lorsqu’il s’agit d’aborder des dimensions organisationnelles du travail. Dans le contexte français et sans s’exprimer spécifiquement sur les RPS, Tiano (2003) indiquait qu’en cas de conflit avec un chef d’entreprise, l’autorité de l’inspecteur ne l’emporte que dans les situations où il dispose d’un pouvoir de sanction fondé sur un texte. L’absence de base légale spécifique pourrait expliquer pourquoi les inspecteurs demandent moins souvent des mesures en matière de RPS que lorsqu’ils traitent d’autres thèmes de santé et de sécurité au travail. Certains auteurs recommandent de renforcer la prise en compte des RPS dans la législation (Bruhn et Frick, 2011 ; Lippel et Quinlan, 2011 ; Toukas et coll., 2015) ; d’autres estiment qu’il n’est pas utile de légiférer davantage, les RPS étant inclus dans la clause générale de protection de la santé au travail incombant aux employeurs (Lerouge, 2014 ; Velásquez, 2012). Quoi qu’il en soit, la Suisse se caractérise par un droit du travail libéral et un contexte politique qui, à l’heure actuelle, ne se prête guère à des développements législatifs dans ce domaine.

Les contraintes liées aux relations avec les interlocuteurs ont été souvent mentionnées. Un inspecteur a estimé que les compétences relationnelles ne sont pas assez abordées en formation. Plusieurs personnes ont exprimé de l’embarras par rapport à la participation des travailleurs, par exemple lorsque ceux-ci ne sont pas informés de la visite ou qu’aucun représentant du personnel n’y participe ; elles ont exprimé le souhait que ce thème soit davantage traité en cours. D’autres publications indiquent que la participation contribue de manière effective à la prévention, mais que les inspecteurs ne s’engagent guère sur ce terrain (Walters, 2011), et que nombre d’entreprises – surtout parmi les PME – n’ont pas de représentant du personnel (Stadler et Splittgerber, 2014). Or, selon Jespersen et coll. (2016), pour évaluer les RPS, les inspecteurs doivent tirer parti des expériences et des perceptions des travailleurs.

L’étude confirme que, pour faire face à ces diverses contraintes, les inspecteurs se montrent particulièrement flexibles en matière de RPS. Globalement, deux stratégies se dégagent. La plus fréquente repose sur une attitude incitative et la promotion de mesures formelles (déclaration d’intention, procédures, règlements, etc.), exprimées en termes généraux, et visant notamment à soutenir les employés confrontés à des situations difficiles. Les inspecteurs adoptent un style plus incitatif lorsque leurs interlocuteurs font preuve d’ouverture et de sincérité et qu’ils disposent des connaissances et de la marge de manœuvre nécessaire pour mettre en œuvre des mesures de prévention. La seconde façon de faire est minoritaire. Elle repose sur un style directif et s’accompagne d’exigences précises, de caractère pratique, touchant notamment au contenu et à l’organisation du travail. Celles-ci concernent des problèmes assez facilement objectivables, pour lesquels il existe des bases légales précises (p. ex. horaires de travail ou vidéosurveillance). Les inspecteurs semblent demander plus facilement des mesures dans les sociétés multinationales, et lorsque les interlocuteurs se montrent peu disposés à se conformer. Ces mesures sont formulées de manière plus détaillée dans les grandes entreprises et dans les établissements en bonne santé économique.

Dans l’ensemble, les inspecteurs n’abordent pas ou peu les RPS dans des sociétés qui ne disposent pas de la « base » en matière de sécurité au travail ; ils tiennent compte également de la situation économique et de la taille de l’établissement. Ce mode de régulation de l’activité, qui résulte en une hiérarchisation des demandes formulées à l’employeur, s’inscrit dans un processus plus large, décrit par Dodier (cité par Tiano, 2003) comme une accommodation de la loi en fonction des problèmes techniques, économiques et sociaux de l’entreprise. Ces constats sont cohérents avec ceux de Jespersen et coll. (2016) : pour appréhender l’environnement psychosocial des entreprises, les autorités mettent l’accent sur des formes souples de réglementation, fondées sur des processus et des systèmes de gestion, plutôt que sur des spécifications détaillées. Ceci rend les exigences légales plus élastiques et plus floues, d’où une difficulté accrue d’estimer si un employeur s’est conformé à ses obligations et, dans la négative, de lui prescrire des mesures précises.

Confrontés à la nécessité de prioriser, les inspecteurs visent à induire des changements sur le long terme. Comme l’avaient déjà montré Daniellou et coll. (2012), chaque intervention dans l’entreprise s’inscrit dans un historique d’interactions ; l’inspecteur joue des « coups » dans une « partie ». Toutefois, visiter plusieurs fois une entreprise implique que d’autres ne seront pas inspectées ; ceci peut entrer en contradiction avec les objectifs quantitatifs fixés aux inspections dans le cadre de leurs conventions de prestations. Les inspecteurs doivent procéder à des arbitrages entre nombre et durée.

Pour aborder les RPS, les inspecteurs investiguent des processus de gestion, posent des questions sur les conditions de travail, argumentent au sujet de la santé et de la vulnérabilité de l’entreprise. Ils relèvent les efforts plus que les lacunes, et tâchent de se rapprocher de leurs interlocuteurs en se mettant à leur niveau, en leur donnant des exemples et en les amenant à s’exprimer. En traitant de thèmes plus classiques (risques techniques par exemple), les inspecteurs se montrent plus encadrants et usent davantage d’arguments touchant aux dispositions légales et à la responsabilité. Ces constats présentent des analogies avec les pratiques rapportées par la littérature nordique, selon laquelle les inspecteurs s’efforcent de construire avec l’employeur une représentation partagée des problèmes psychosociaux à résoudre et un consensus sur les mesures à prendre (Bruhn, 2009 ; Bruhn et Frick, 2011 ; Hansen et coll., 2015). Nos observations diffèrent toutefois sur un point fondamental des modes opératoires décrits dans ces publications. Les inspecteurs ont rarement abordé les RPS dans une logique de facteurs de risques ; demander aux employeurs d’intégrer les RPS dans leur évaluation des risques demeure une pratique peu répandue. Ce constat corrobore les observations de Quinlan (2007), selon qui les autorités et les employeurs tendent encore à se focaliser sur la prévention de symptômes spécifiques (notamment le stress et le harcèlement), plutôt que sur leurs causes organisationnelles. Or, l’augmentation des RPS s’explique en grande partie par l’évolution des régimes de travail. Le recours accru à la sous-traitance, au travail temporaire ou à d’autres formes d’emploi atypiques a un impact délétère non seulement en ce qui concerne les RPS, mais aussi sur la sécurité physique et sociale des travailleurs (Quinlan et coll., 2009). Ces évolutions ont également pour effet de compliquer l’action des autorités (Walters et coll., 2011). Selon une récente revue de littérature (Weissbrodt et Giauque, 2017), l’intervention des inspecteurs en matière de RPS semble efficace à l’échelle de l’entreprise ; en revanche, au niveau macro, les politiques publiques ne paraissent pas atteindre leurs objectifs. Ceci pourrait s’expliquer en partie par une sélection des entreprises inspectées : les sociétés offrant les conditions de travail les plus précaires (petites entreprises, sous-traitants, etc.) échappent sans doute plus facilement aux audits que d’autres sociétés plus visibles et plus aisément contrôlables. Cette tendance pourrait conduire à concentrer les efforts sur des entreprises a priori déjà plus enclines que d’autres à agir.

5.2 Forces, faiblesses et perspectives de recherche

L’emploi de l’analyse ergonomique de l’activité dans une perspective d’évaluation réaliste d’une politique publique constitue une innovation méthodologique ; elle s’inscrit dans la continuité des travaux sur les agents publics de première ligne (Lipsky, 1980/2010). Les résultats permettent de mieux comprendre les effets de la campagne d’inspection sur les RPS. Son évaluation – qui sera publiée séparément – a montré des effets positifs en matière de sensibilisation des employeurs, de développement de leurs compétences et de mise en place de mesures formelles ; en revanche, la campagne n’a pas conduit à des changements significatifs de l’organisation ou de l’environnement de travail, ni à une amélioration de la participation des travailleurs.

L’étude n’est pas exempte de faiblesses, notamment la sélection non aléatoire des participants. Il est possible qu’ils soient plus familiers des RPS que les inspecteurs n’ayant pas pris part à l’étude. Néanmoins, la moitié des inspecteurs de Suisse ont été interrogés ; par ailleurs, les participants au volet qualitatif présentaient des profils variés. La représentativité des résultats paraît donc adéquate. En outre, la convergence entre les différentes méthodes d’investigation renforce la validité interne des résultats.

L’étude suggère plusieurs pistes de recherche. Il serait utile de disposer de données permettant d’évaluer quand un accompagnement des entreprises est nécessaire, respectivement dans quelles conditions une poussée initiale suffit. Il serait aussi intéressant d’investiguer comment d’autres intervenants pourraient relayer l’action des autorités, par exemple pour aider les entreprises à évaluer les facteurs de RPS. Enfin, une avenue de recherche pourrait porter sur les stratégies permettant de renforcer la participation du personnel à la santé-sécurité, dans des pays caractérisés par un droit du travail libéral et un système de relations professionnelles moins corporatiste que les pays nordiques.

6. Conclusion

Restructurations, externalisation, sous-traitance, recours accru au travail temporaire ou sur appel : au-delà de la problématique des RPS, ces évolutions accroissent les contraintes s’exerçant sur les entreprises et leurs salariés, tout en compliquant l’intervention des inspecteurs sur le terrain. De précédentes publications ont recommandé de développer des stratégies pour affronter ces changements (Quinlan et coll., 2009 ; Walters et coll., 2011). Au terme de cette étude, nous suggérons en particulier les pistes suivantes. Premièrement, les inspections du travail devraient mettre l’accent sur les facteurs de risques liés à la conception et à l’organisation du travail. Dans ce but, les inspecteurs pourraient investiguer de manière plus approfondie certains facteurs, qu’ils choisiraient en fonction de l’entreprise. Il paraît également nécessaire d’exiger plus systématiquement des employeurs qu’ils procèdent à une évaluation des risques incluant les RPS. Certes, identifier les facteurs de risques de manière rigoureuse demande des ressources et des compétences dont la majorité des entreprises ne disposent pas. Cependant, même l’emploi d’outils sommaires conduirait à réfléchir aux facteurs de risques, ce qui contribuerait à faire évoluer les représentations des RPS, encore trop souvent vus comme des problèmes individuels (Weissbrodt et coll., 2018).

Deuxièmement, nous avons constaté que certains inspectorats du travail helvétiques utilisent avec succès des techniques d’inspection participatives, reposant par exemple sur des entretiens semi-structurés, individuels et collectifs, avec un échantillon de travailleurs. Ces pratiques restent cependant marginales ; elles mériteraient d’être promues, partagées et employées plus largement, moyennant d’éventuelles adaptations en fonction du contexte culturel local. La manière d’aborder la participation lors d’une visite d’inspection devrait également faire l’objet de recommandations aux inspecteurs, voire de directives, ainsi que de cours de formation. Des démarches-pilotes pourraient aussi être menées afin de compléter les méthodes d’inspection par l’usage de questionnaires similaires à ceux que, dans certains pays nordiques, les inspecteurs utilisent pour recueillir des informations auprès des salariés.

Troisièmement, face à la complexification du monde du travail, il paraît nécessaire de renforcer la formation des inspecteurs et, plus largement, des professionnels de la santé et de la sécurité au travail. Leur formation est principalement technique, de courte durée et centrée sur la sécurité. Elle devrait accorder une place plus importante à la santé, aux évolutions du monde du travail, à la connaissance du fonctionnement des entreprises, et aux stratégies d’intervention et d’inspection.

Enfin, dans un but de développement des compétences, il serait important d’augmenter la fréquence des échanges entre les inspecteurs, par exemple par des visites croisées et la création de réseaux d’experts thématiques. Les ressources limitées des inspectorats ne permettent certes pas de systématiser les visites en binômes. Les résultats de l’étude montrent cependant que celles-ci répondent à un besoin des inspecteurs ; elles permettent d’une part de traiter plus efficacement les situations complexes ou conflictuelles, et d’autre part d’apprendre au contact de collègues plus expérimentés dans un domaine spécifique. Favoriser les échanges de pratiques sur le terrain nous semble particulièrement pertinent lorsque, comme en Suisse, les inspecteurs ont un profil généraliste et doivent couvrir une large gamme de sujets.

Ces suggestions dépassent la seule question des RPS. En effet, au terme de cette recherche, il apparaît que, pour que les inspecteurs puissent s’engager efficacement sur ce terrain, il est important d’agir aussi sur les conditions plus générales de leur activité.

Annexe 1 Composantes de l’activité des inspecteurs dans le domaine des RPS

Fig. 3

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