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Avant-Propos

À eux seuls les titres des ouvrages de Jean Piaget mettent en évidence la signification que sa doctrine scientifique doit revêtir pour la didactique. La genèse du nombre chez l’enfant, Le développement des quantités chez l’enfant, La géométrie spontanée de l’enfant, tous ces titres laissent entrevoir un riche matériel d’observations et de réflexions se prêtant à une application immédiate à l’enseignement, – impression que vient confirmer l’étude plus approfondie de ce grand œuvre psychologique.

La psychologie de Jean Piaget est génétique. Elle ne se borne pas à étudier les réactions caractéristiques de l’adulte ou d’une période isolée de l’enfance, mais elle analyse la formation même des notions et opérations au cours du développement de l’enfant. Il en résulte non seulement une compréhension approfondie des états finaux du développement mental, mais aussi une connaissance précise de ses mécanismes formateurs. Or, il est évident que ces derniers intéressent au plus point le didacticien. Car celui-ci ne se fixe pas d’autre but que de provoquer d’une manière consciente et systématique les processus de formation intellectuelle, que la psychologie génétique étudie de son côté dans l’activité spontanée de l’enfant. Et l’on ne saurait mettre en doute que la connaissance exacte de ces processus est absolument nécessaire lorsqu’on se propose de les provoquer par des situations d’apprentissage et des activités scolaires appropriées.

En second lieu, la psychologie de Jean Piaget analyse avec un succès particulier les fonctions mentales supérieures, à savoir les notions, opérations et représentations dont l’ensemble constitue la pensée humaine. Là encore, cette psychologie répond à un besoin précis, car les problèmes didactiques les plus difficiles ne concernent pas l’acquisition par l’élève d’habitudes, d’automatismes ou d’autres mécanismes primitifs, mais la formation de notions, de représentations complexes et d’opérations constituant des systèmes d’ensemble (table de multiplication, règles de grammaire, etc.). Or, il est bien évident aussi que seule une psychologie telle que celle de Jean Piaget, qui donne une analyse précise des opérations mentales et de leurs groupes et groupements, peut fournir les concepts nécessaires à la solution de pareils problèmes didactiques : les doctrines centrées sur des fonctions élémentaires telles que la motricité, la perception ou l’association n’éclairent pas les réactions psychiques plus complexes.

C’est une didactique générale que nous présentons ici au lecteur : elle étudie les caractères fondamentaux des processus formateurs et en déduit les principes méthodologiques sur lesquels doit reposer l’enseignement de toutes les branches principales. Quoique nous donnions un grand nombre d’exemples concrets, tirés le plus souvent de l’enseignement primaire, on ne trouvera dans ce livre la didactique complète d’aucune branche d’enseignement. Nous nous sommes proposé, au contraire, de définir les notions fondamentales et le cadre général communs à toutes les didactiques spéciales. Nous jugerions que cette méthologie aurait rempli sa fonction s’il s’avérait qu’elle peut servir à mieux ordonner le domaine si complexe de la didactique, si les thèses émises dans les parties psychologique et didactique incitaient quelques autres chercheurs à entreprendre de nouvelles expériences ou si les instituteurs qui les liront en recevaient quelques idées nouvelles pour leur travail pratique.

Ayant enseigné nous-même aux degrés primaire et secondaire, nous croyons savoir ce que le praticien attend d’un ouvrage didactique : outre les principes pédagogiques généraux, ce sont des exemples concrets montrant exactement comment l’auteur entend procéder, et cela dans des situations scolaires réelles, qui n’offrent souvent à bien des postulats de l’école nouvelle que des possibilités très limitées de réalisation. C’est pour ces raisons que nous avons entrepris de nombreuses expériences didactiques destinées à contrôler comment et avec quel succès nos propositions peuvent être mises en pratique dans les conditions scolaires ordinaires[1]. Nous publions en outre dans la partie expérimentale de cet ouvrage des protocoles détaillés de leçons que nous avons données dans le cadre d’une de ces expériences. Si ces descriptions paraissent un peu longues à l’un ou l’autre de nos lecteurs, nous nous en excusons : elles ne sont pas reproduites seulement pour permettre à d’autres chercheurs de répéter et vérifier notre expérience, mais encore et surtout pour montrer à nos collègues de l’enseignement comment nous concevons la réalisation pratique de nos principes didactiques.

M. Piaget lui-même nous a suggéré d’écrire ce travail ; ses remarques et conseils nous ont été des plus utiles tout au long de sa réalisation. En outre, il nous a permis d’appeler ce livre une application à la didactique de sa psychologie. Que M. Piaget veuille donc accepter le présent ouvrage non seulement comme une nouvelle confirmation de la valeur de sa doctrine psychologique, mais aussi comme un signe de notre profonde reconnaissance pour la confiance et les encouragements qu’il n’a cessé de nous témoigner.

Zurich, juin 1951. H.A.

1. Introduction

1.1 La contribution de la psychologie à la solution des problèmes didactiques

Le but de cet ouvrage est d’étudier quelques-unes des applications possibles de la psychologie de Jean Piaget à la didactique.

Nous commencerons par poser le problème et définir ses termes. Qu’est-ce, en effet, que la didactique ? C’est une science auxiliaire de la pédagogie à laquelle cette dernière délègue, pour la réalisation de détail, des tâches éducatives plus générales. Comment amener l’élève à acquérir telle notion, telle opération ou telle technique de travail ? Tels sont les problèmes que cherche à résoudre le didacticien, en faisant appel à sa connaissance psychologique des enfants et de leurs processus d’apprentissage.

Il existe ainsi une didactique de l’arithmétique, des travaux manuels, du chant, etc. ; mais nous limiterons la présente étude aux acquisitions intellectuelles, tout en nous référant – cela va de soi – aux autres aspects de la vie psychique, dans la mesure où ils constituent des conditions ou des conséquences de la formation intellectuelle.

Afin de préciser la contribution que la psychologie peut apporter à la solution des problèmes didactiques, commençons par nous demander comment sont généralement déterminées les tâches de la didactique. Dans presque tous les programmes scolaires, on les définit en termes de notions à acquérir : notions de géographie, de physique, d’arithmétique, etc. Ce sont là les « matières » que l’élève doit « apprendre », qu’il doit assimiler pour les « connaître ». Mais que signifie connaître un objet comme « le levier », ou une notion telle que la « fraction ordinaire » ? Est-ce la faculté d’en fournir une définition ? Évidemment non. Dira-t-on que l’élève doit pouvoir se représenter le levier, imaginer le mécanisme de son fonctionnement ? Peut-être ; mais encore faut-il préciser ce que l’on entend exactement quand on dit que l’enfant doit acquérir telle ou telle représentation. Dans le domaine de la pensée mathématique, le problème est le même. Que signifie posséder la notion de fraction ordinaire ? Quand peut-on dire qu’elle est acquise par l’enfant ? L’éducateur non averti croit parfois que l’acquisition est chose faite lorsque les élèves sont capables de résoudre les problèmes impliquant les notions et les opérations en cause. Or, souvent, l’échec total de la classe devant un problème posé sous une forme inhabituelle lui révèle que les enfants n’ont pas assimilé la notion même, et qu’ils utilisent simplement un « truc ».

Le problème didactique ainsi posé est d’ordre général. Il traduit le fait que les « matières » (faits, notions, etc.), d’abord en quelque sorte extérieures à l’esprit de l’enfant, doivent devenir des éléments de sa pensée. Sans analyser encore ce processus d’acquisition, il faut en définir le résultat désiré, qu’on exprime en disant que l’enfant « connaît le fait » ou qu’il a « acquis la notion ». Tel est le premier problème important qui se pose à toute didactique. Or, il appartient sans doute à la psychologie de la pensée d’y répondre avec le plus d’autorité.

Mais il y a plus. Toute didactique doit définir, et définit en fait, non seulement comment les élèves « connaissent » une certaine matière, mais encore comment ils l’apprennent. Prenons l’exemple d’un pédagogue pour qui la notion de fraction est une image mentale, déposée, comme par impression photographique, dans l’esprit des élèves. Afin de provoquer ce processus, il présentera à la classe des images de cercles divisés en secteurs, qu’il suspendra aux murs de la salle pendant une période prolongée et qu’il fera copier, colorier, etc. Cet exemple illustre une des solutions (d’ailleurs fausse, comme nous nous efforcerons de le montrer dans la suite) données au second problème didactique qui appelle une solution psychologique : celui de préciser la nature des processus d’acquisition par lesquels l’enfant assimile les faits et les notions.

À la didactique incombe en outre le soin d’étudier les conditions les plus favorables à ces processus de formation. Là encore, nous avons affaire à un champ très étendu de problèmes psychologiques, qui soulèvent les questions du besoin, de l’intérêt, de l’attention, de l’organisation sociale de l’activité scolaire. Le maître s’appuie sur sa connaissance psychologique de l’enfant pour tenir compte de ces conditions dans son enseignement.

La didactique scientifique se donne pour tâche de déduire de la connaissance psychologique des processus de formation intellectuelle les mesures méthodologiques les plus aptes à les provoquer. Une telle relation entre la didactique et la psychologie n’est établie que rarement d’une manière consciente et directe. Et pourtant, toute méthode d’enseignement est solidaire d’une psychologie de l’enfant et de sa pensée, souvent non explicitée, il est vrai, mais tacitement présupposée. L’analyse attentive d’une méthodologie et même des simples pratiques didactiques en usage dans les écoles révèle assez facilement les conceptions psychologiques sous-jacentes.

Ces considérations nous ont suggéré le plan suivant pour cet ouvrage : Nous commencerons par étudier la solution donnée au problème de la formation des notions et opérations par la didactique du XIX e siècle. Puis, nous essaierons de montrer que cette méthodologie est solidaire de la psychologie et de la philosophie « sensualiste-empiriste » en honneur à la même époque. Dans une seconde section de la partie historique, nous passerons en revue quelques théories réformatrices du XX e siècle et leurs fondements psychologiques, notamment divers mouvements pédagogiques groupés d’habitude sous le terme de théories de l’« école active ». Dans une troisième partie, nous considérerons certains aspects de la psychologie de Jean Piaget qui nous semblent pouvoir servir de base à des principes méthodologiques, dont l’exposé fera le sujet des chapitres suivants. Finalement, nous illustrerons nos suggestions par la description d’une expérience didactique que nous avons conduite nous-même dans les écoles publiques du canton de Zurich.