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Cet article présente une intervention en ergonomie dans un projet de conception d’une technologie pour la viticulture. Il a pour objectif d’apporter des éléments de réponse à la question suivante : comment l’intervention ergonomique en conception peut-elle favoriser l’adoption technologique ?

L’adoption technologique est envisagée à travers les notions d’acceptabilité, d’acceptation et d’appropriation, au sein d’un continuum allant de la conception à l’usage, en passant par l’implémentation (Barcenilla et Bastien, 2009 ; Bobillier-Chaumon et Dubois, 2009). Ces notions sont plus ou moins distinctes en fonction des auteurs et des nombreux cadres théoriques qui visent à comprendre l’usage des technologies et leur adoption (Sagnier, Loup-Escande, et Valléry, 2017). Adopter renvoie au choix, fait par un individu, d’utiliser un artefact technique dans une situation d’usage (Bobillier-Chaumon, 2013 ; Roussy, Ribier, et Chaib, 2015).

Cet article présente d’abord brièvement les enjeux du développement numérique en agriculture. Puis des modèles de l’adoption technologique sont décrits et analysés. L’intervention réalisée et ses résultats sont ensuite présentés. Enfin, les apports de l’intervention ergonomique en conception sur l’adoption technologique sont discutés.

1. Le conseil agricole et les technologies pour répondre aux enjeux de la viticulture ?

L’agriculture doit répondre à des enjeux de plus en plus forts, que ce soit sur le plan économique, environnemental ou sanitaire (Compagnon et Cerf, 2000). En 2018, le plan Ecophyto a imposé l’objectif d’une réduction de 50 % de l’utilisation des pesticides. Ce plan implique une transformation profonde des pratiques. La viticulture, secteur historique et symbolique en France, est au centre des préoccupations du fait de sa dépendance aux produits phytosanitaires. En effet, les 3 % de la surface agricole utile française consacrés à la culture de la vigne reçoivent 17 % des intrants phytopharmaceutiques (Métral et coll., 2012). Le modèle de la viticulture conventionnelle est remis en cause pour ces impacts sur l’environnement et sur la santé (Béguin et Pueyo, 2011 ; Garrigou et coll., 2012 ; Moreiro, 2017). Comment changer les pratiques dans ce domaine complexe, particulièrement marqué par le poids de la tradition ? (Métral et coll., 2012).

Parmi les vecteurs possibles du changement, le conseil agricole est présenté comme prometteur (Cerf et Hemidy, 1999 ; Cerf et Magne, 2007 ; Filippi et Frey, 2015 ; Van den Ban, 1998 ; Villemaine, 2013). Véritable facteur d’innovation en agriculture, le conseil agricole est cependant peu étudié (Desjeux, Faure, Gasselin, et Rebuffel, 2009). De très nombreux acteurs sont impliqués dans le conseil aux agriculteurs, qu’ils soient publics, parapublics (chambres d’agriculture, instituts techniques), privés (coopératives, groupements de producteurs, fournisseurs d’intrants, conseillers indépendants), organismes de recherche (INRA[1], Irtsea / Cemagref[2]) ou syndicats (Filippi et Frey, 2015). Parmi ces nombreux acteurs, les coopératives ont une influence marquée (Villemaine, 2013), ce qui pourrait en faire des moteurs importants du changement de pratiques (Filippi et Frey, 2015).

Le conseil agricole proposé par ces coopératives connaît une importante numérisation, tout comme la filière agricole dans sa globalité avec le déploiement de diverses technologies : capteurs embarqués, logiciels, outils d’aide à la décision, équipements connectés, machines, etc. (Isaac et Pouyat, 2015). Si les technologies ont un fort potentiel de transformation des pratiques agricoles (Moreiro, 2017), parfois concrétisé dans des études expérimentales (Ambrosio, Linehan, et Kaine, 2006 ; Cunha et coll., 2010 ; Proffitt et Pearse, 2004 ; Rossi, Salinari, Poni, Caffi, et Bettati, 2014), leur adoption semble plutôt lente (Eastwood, Trotter, et Scott, 2013 ; Tey et Brindal, 2012). Pour Lamb, Frazier, et Adams (2008), ces problèmes d’adoption sont liés en partie à une conception poussée par les développeurs plutôt que tirée par les utilisateurs. Le fossé entre capacités des technologies et attentes des utilisateurs est encore important.

« L’adoption n’est pas aussi bonne que ce qu’elle pourrait/devrait être car les paradigmes, bien connus, de l’adoption des technologies ne sont pas suffisamment pris en compte » (Lamb, Frazier, et Adams, 2008 ; p. 4 ; traduction du rédacteur).

2. Approches théoriques de l’adoption technologique

2.1. Les modèles « classiques » de l’adoption technologique

L’adoption technologique est, depuis les années 60, un sujet d’étude majeur pour de nombreuses disciplines. Ce développement s’explique notamment par les espoirs placés dans les technologies : leur utilisation effective améliorerait la performance de l’entreprise (Février, Jamet, et Rouxel, 2008 ; Jawadi, 2014). Les recherches en ergonomie ont montré que l’introduction d’une technologie est rarement neutre. Il en découle des effets, qui peuvent être positifs et/ou négatifs, tant sur la performance (individuelle et organisationnelle) que sur la santé des utilisateurs. Ainsi, l’utilisation de la technologie est un objet de recherche important pour l’ergonomie (Caroly, 2007 ; Bobillier-Chaumon et Clot, 2016).

Les modèles de l’explication de l’usage des technologies et leur adoption sont très nombreux. On peut notamment citer les modèles « classiques » : la théorie de la diffusion de l’innovation (Moore et Benbasat, 1991 ; Rogers, 1983) ; les modèles de l’intention de l’utilisation comme le Technology Acceptance Model (Davis, 1989) et la Théorie Unifiée de l’Acceptation et de l’Usage des Technologies (Venkatesh, Morris, Davis, et Davis, 2003) ; les modèles de l’ingénierie de l’utilisabilité (Barcenilla et Bastien, 2009 ; Bastien et Scapin, 1993 ; Nielsen, 1994) et le modèle du succès des systèmes d’information (Petter, DeLone, et McLean, 2008).

Bien qu’apportant des éléments intéressants à l’étude de l’adoption technologique, ces modèles « classiques » sont porteurs de limites, tant épistémologiques (Brangier et coll., 2010 ; Legris et coll., 2003 ; Noy et Ruiz, 2007) qu’opérationnelles (Bobillier-Chaumon, 2016 ; Dillon et Morris, 1999 ; Wixom et Todd, 2005). Tout d’abord, ces modèles accordent une forte importance aux caractéristiques de la technologie en tant que déterminants de l’utilisation (Goodhue et Thompson, 1995). Ce côté déterministe et rationnel de la technique donne un rôle passif à l’utilisateur, qui rejette ou accepte la technologie en l’état. L’utilisateur n’est pas vu comme un utilisateur actif, qui peut transformer l’usage de la technologie et se développer à ses côtés (Brangier et coll., 2010). Aussi, certains de ces modèles se concentrent sur le niveau individuel de l’adoption. Or, dans une situation professionnelle, l’utilisateur (ou opérateur) appartient inévitablement à un système sociotechnique de travail qui le met en relation de façon directe ou indirecte avec d’autres personnes, qu’il s’agisse de collègues, de supérieurs hiérarchiques, de clients, de fournisseurs, ou encore d’usagers. Ainsi, ces modèles déconnectent l’adoption technologique de la mobilisation de l’utilisateur dans les situations de travail (Bobillier-Chaumon, 2016). L’analyse est sortie du contexte d’utilisation (Brangier et coll., 2010) ce qui ne permet pas de comprendre finement les situations d’utilisation de la technologie (Bobillier-Chaumon, 2016). De plus, ces théories, souvent linéaires prennent peu en compte l’adoption dans son processus global, dynamique, de la conception à l’implantation jusqu’à l’usage à court et long terme. Finalement, ces modèles apparaissent limités d’un point de vue épistémologique de l’Homme en situation de travail (Bobillier-Chaumon, 2016). L’adoption technologique doit être explorée en lien étroit avec l’activité, comme le préconisent Goodhue et Thompson (1995), en particulier pour le domaine agricole, où :

« Le travail est souvent le point d’achoppement pour l’adoption d’une innovation » (Rellier, Martin-Clouaire, Ciadella, Jeuffroy, et Meynard, 2011).

L’adoption d’une technologie passe par son adéquation avec l’activité des utilisateurs (Lamb et coll., 2008 ; Temple, Bakry, et Marie, 2011).

2.2. L’adoption technologique dans l’activité

Dans la théorie de l’activité, les technologies sont représentées comme des outils insérés dans un contexte, qui jouent un rôle de médiateur entre le sujet et son action (Engeström, 2000 ; Reerink-Boulanger, 2012). Les modèles de la sociologie de l’usage (Jouët, 2000 ; Proulx, 2005), de la symbiose humain-technologie-organisation (Brangier et coll., 2010, inspirée de Licklider, 1960), et de l’acceptation située (Bobillier-Chaumon, 2013), s’intéressent à l’adoption technologique dans une perspective proche de la théorie de l’activité. Ces cadres conceptuels ont un point de vue anthropocentré de l’adoption, au sein d’un système humain-technique-organisationnel, dans lequel l’adoption évolue de la conception à l’utilisation.

2.2.1. L’utilisateur, acteur de l’adoption technologique

Ces théories modèrent l’influence de la technique dans le processus d’adoption. La technologie ne s’impose pas à l’utilisateur. Dans des relations d’interdépendance homme-technologie-organisation (Brangier et coll., 2010), l’utilisateur interprète et réagit aux caractéristiques de la technologie et de son environnement (Bobillier-Chaumon, 2016). Les individus jouent un rôle actif, ne se contentent pas de recevoir positivement ou négativement la technologie (Moreiro, 2017). Les utilisateurs sont perçus comme des usagers qui peuvent, dans un contexte situé, façonner l’emploi de l’artefact en fonction de leurs buts et leurs valeurs (Jouët, 2000 ; Bobillier-Chaumon, 2013). L’adoption est issue de processus liés à la technique (la technologie détermine l’usage) et aux dimensions humaines et sociales (l’utilisateur détermine l’usage) (Bobillier-Chaumon, 2013). Technologie et utilisateurs évoluent ensemble au cours de ce que Rabardel (1995), cité par Bobillier-Chaumon (2016), appelle « la genèse instrumentale ». L’usage de la technologie transforme l’activité. La focale ne se porte plus sur l’adoption de la technologie, mais sur l’adoption des nouvelles pratiques liées à son utilisation (Bobillier-Chaumon et Clot, 2016 ; Caroly, 2007), dans une perspective systémique.

2.2.2. Une approche systémique de l’adoption

L’adoption se construit dans les situations de travail, où les composantes humaines, techniques et organisationnelles interagissent au cœur de l’activité (Bobillier-Chaumon, 2016). L’utilité et l’utilisabilité doivent être analysées au regard du contexte, qu’il faut modéliser (Haué, 2003, cité par Haradji et Faveaux, 2006). La technologie n’est plus extérieure aux entités humaines et organisationnelles (Jawadi, 2014). La relation homme-artefact doit alors être étudiée dans un contexte historique, culturel, et social de l’activité humaine (Bobillier-Chaumon, 2013) pour dépasser la distinction entre acceptabilité opératoire et acceptabilité sociale (Brangier et coll., 2010). L’adoption s’analyse non seulement dans une approche globale des situations de travail réel mais également dans une vision systémique de l’acteur, qui se mobilise dans ses dimensions biologique, cognitive, psychique et sociale (Daniellou, 1997, cité par Garrigou, Peeters, Jackson, Sagory et Carballeda, 2004). Roussy, Ribier, et Chaib (2015) soulignent que l’approche ancrée, fonction du contexte, est particulièrement importante pour comprendre l’adoption d’innovations agricoles, dans un domaine marqué par une forte variabilité au niveau des agriculteurs et des modes de production. On retrouve cette approche systémique dans la théorie de la cognition sociale (Ratten et Ratten, 2007) où individu, activité et milieu sont liés par des relations d’interdépendance qui évoluent dans le temps.

2.2.3. L’adoption technologique : un processus dynamique

Ces modèles théoriques définissent l’adoption technologique comme un processus en mouvement dans le contexte où se déroule l’activité. Les usages se construisent dans le temps (Jouët, 2000), de même que les besoins qui se redéfinissent dans l’activité (Bobillier-Chaumon, 2013) entraînant une évolution de l’adoption. Plusieurs étapes sont en relation dans lesquelles s’hybrident la découverte des fonctionnalités, le développement de savoir-faire, d’habiletés (Jouët, 2000) et des évolutions de l’utilité perçue (Terrade, Pasquier, Reerinck-Boulanger, Guingouain, et Somat, 2009). L’adoption d’une technologie est un processus dynamique (Caroly, 2007) qui évolue de façon itérative de la conception à l’usage. On retrouve cette perspective évolutive dans la théorie de la disconfirmation des attentes (Oliver, 1980) qui donne de l’importance à la diachronie, en considérant deux temps différents et interdépendants : avant et après l’usage réel (Février, 2011). Avant usage, l’utilisateur se construit des attentes qui seront comparées aux résultats après usage. La confirmation des attentes renforcerait l’intention d’adopter et inversement (Oliver, 1980). Ces approches ne sont plus des modèles linéaires mais des processus dynamiques où l’usage est en interdépendance avec l’adoption. On retrouve également le caractère dynamique de l’adoption dans le modèle de Goodhue et Thompson (1995) où la notion de retour d’informations (feedback) lié à l’utilisation est importante. Les effets de l’utilisation (sur la performance individuelle dans ce modèle) réinterrogent la volonté d’utiliser à nouveau. Une technologie serait plus utilisée si les fonctionnalités disponibles soutenaient les activités de l’utilisateur (Kukafka et coll., 2003). En conclusion, l’adoption est incertaine (Bobillier-Chaumon, 2013), dynamique et caractérisée par la recherche permanente, au cours de l’activité, d’un équilibre humain-technologie-contexte (Brangier et coll., 2010).

2.2.4. La conception, une étape clé pour l’adoption

L’adoption d’une technologie ne se construit pas uniquement dans son utilisation. Elle trouve ses fondements et ses dynamiques dès la conception (Bobillier-Chaumon, 2013). La conception, tâche cognitive complexe, vise l’atteinte d’un but en fonction de ressources et de contraintes (Tricot et Plégat-Soutjis, 2003). Ainsi les représentations jouent un rôle fondamental dans le processus de conception (Akrich, 1993) qui rassemble des acteurs variés, aux logiques différentes (Daniellou, Escouteloup, et Beaujouan, 2011). Visser (2009) va même jusqu’à assimiler la conception à une « activité de construction de représentations ». Ces représentations peuvent concerner différents objets. Il peut s’agir des représentations sur le processus de conception, par exemple son but, ses objectifs, son état d’avancement, le rôle des différents acteurs, etc. (Cahour, 2002 ; Tricot et Plégat-Soutjis, 2003). Les représentations peuvent aussi porter sur les produits de la conception, qu’il s’agisse de l’artefact à concevoir (Visser, 2009) ou des solutions envisagées (Cahour, 2002). Enfin, ces représentations peuvent être relatives aux utilisateurs/usagers et aux usages de l’artefact envisagé (Folcher, 2015). Dans cette diversité de représentations construites par les différents acteurs de projet, une catégorie semble avoir un impact puissant : les représentations des concepteurs quant à l’activité des utilisateurs (Cerf et Meynard, 2006 ; Folcher, 2015). En effet, tout artefact « cristallise » les représentations des usagers et des usages, construites par les concepteurs (Béguin, 2007). Or, ces représentations peuvent être contradictoires (Folcher, 2015) et déconnectées du réel de l’activité (Béguin et Cerf, 2004). Ce constat est particulièrement marqué pour le travail agricole, qui est méconnu (Béguin et Pueyo, 2011 ; Desjeux, Faure, Gasselin, et Rebuffel, 2009). Les concepteurs peuvent par exemple construire leurs modèles, des usagers et des usages, à partir des exigences de la maîtrise d’ouvrage (Chevalier, Kicka, et Cegarra, 2004), à partir « du bon sens » ou de leur expérience personnelle (Akrich, 1993), ou encore sur la base d’une identification aux futurs usagers (Nicolas, 2000, cité par Béguin et Pueyo, 2011). Ces représentations se basent plus rarement sur une analyse de l’activité des utilisateurs, qui sont souvent mal définies (Caroly, 2007).

Pour résumer, agir pour soutenir les processus d’adoption technologique, c’est intervenir sur les représentations de l’activité des utilisateurs que mobilisent les concepteurs. Ici les représentations sont considérées en tant qu’ensemble d’entités propres à chacun, qui sont différentes, d’un point de vue extrinsèque, des choses qu’elles représentent (Greco, 1995). Elles sont issues d’une sélection des éléments jugés pertinents dans une situation complexe. Les représentations sont à la fois abstraites et utilitaires pour chaque acteur (De Montmollin et Amalberti, 1995).

Nous nous sommes interrogés, dans cette recherche, sur la capacité de l’intervention ergonomique à agir sur ces représentations pour favoriser les processus d’adoption. Quelles actions peuvent être mises en place pour favoriser l’adoption technologique dès le stade de la conception ? Cette intervention répond-elle aux limites des modèles « classiques » de l’adoption technologique ? Si oui, de quelle façon ? L’objectif de cet article est d’esquisser un début de réponse à ces questions, en présentant une intervention dans un projet de conception technologique dans le secteur de la viticulture.

3. Contexte de la recherche-intervention et méthodologie

La recherche-intervention se déroule dans le cadre d’un projet (juin 2016-juin 2020), soutenu par le Fonds unique interministériel (FUI), porté par une coopérative agricole, qui rassemble des partenaires privés, territoriaux, institutionnels et universitaires (dont un laboratoire de recherche en psychologie et ergonomie). Cette coopérative propose, depuis une demi-douzaine d’années, une prestation payante de suivi personnalisé à destination des viticulteurs adhérents. L’ambition est de faire tendre les pratiques vers une agriculture agroécologique. L’agroécologie peut être définie comme un ensemble de pratiques, prônant une vision holistique des agrosystèmes, basées sur l’accroissement de la diversité biologique et l’optimisation des interactions biologiques pour augmenter quantité et qualité des productions, maîtriser les ravageurs et diminuer la dépendance vis-à-vis des intrants (Schaller, 2013).

L’objectif principal du projet est la modernisation de ce suivi personnalisé par le développement de plusieurs outils technologiques (outils logiciels d’aide à la décision, stations météo, outil d’analyse végétale, etc.) à destination du conseiller en viticulture de la coopérative et des viticulteurs souscrivant à la prestation de conseil. Le présent article se concentre sur le travail réalisé en conception d’un des outils du projet : une application téléphone pour le conseiller agricole. L’application doit permettre au conseiller d’enregistrer des observations sur parcelle, de rédiger une préconisation et de l’envoyer à la quinzaine de producteurs suivis. La conception de cet outil est confiée à deux concepteurs d’une même entreprise. Ces acteurs travaillent pour une société d’informatique en agriculture. Les autres acteurs impliqués dans le processus de conception sont le conseiller, le gestionnaire projet de la coopérative et les deux intervenants ergonomes.

Ce travail s’appuie sur une recherche-intervention de type constructiviste (Perez, 2008). À partir d’une pratique réflexive, cette recherche vise à produire des connaissances sur l’action ergonomique de transformation (Béguin, 2004 ; Daniellou, Escouteloup et Beaujouan, 2011 ; Lecoester, Gaillard, Forrierre, et Six, 2018). L’intervention ergonomique s’est focalisée sur les représentations de l’activité du conseiller mobilisées par les concepteurs. Trois volets complémentaires ont structuré l’intervention :

  1. Analyser l’activité de conseiller agricole pour en élaborer une représentation mobilisée par les ergonomes.

  2. Comprendre les représentations que les deux concepteurs ont de cette activité.

  3. Agir pour que les représentations de chacun permettent un travail commun nécessaire au processus de conception. Entre les différents acteurs, ces représentations peuvent se compléter, s’articuler, se partager, se discuter ou encore être mises en débat.

3.1. Analyser l’activité de conseiller agricole pour en élaborer une représentation mobilisée par les ergonomes

Nous avons d’abord utilisé l’analyse ergonomique pour nous construire une représentation de l’activité du conseiller agricole, c’est-à-dire « une représentation pertinente des besoins et des façons de faire » (Falzon, 2005). L’analyse de l’activité débouche sur une description (Bastien et Scapin, 2004) qui soutient la conception, en participant à la construction d’une représentation de l’activité des utilisateurs (Landry et Feillou, 2008). « Représenter le travail » pour « le rendre visible » (Béguin, 2007). Cette analyse s’est basée sur l’examen de documents ainsi que sur des observations de situations de travail accompagnées d’entretiens avec le conseiller agricole.

3.1.1. Analyses documentaires

Les analyses documentaires ont concerné deux niveaux : le niveau européen et national, ainsi que le niveau de la prestation de service proposé par la coopérative.

Le conseil en viticulture est soumis à un ensemble de textes, relatifs à la réglementation et aux bonnes pratiques agricoles. On peut citer les principales références suivantes :

  1. La règlementation conditionnalité de la politique agricole commune (arrêté du 30 décembre 2015 relatif à la mise en œuvre de la conditionnalité au titre de 2016, 2015).

  2. Les cahiers des charges suivis par les exploitations engagées dans le conseil personnalisé.

  3. La certification pour l’activité de conseil à l’utilisation de produits phytopharmaceutiques (arrêté du 30 juin 2014 modifiant l’arrêté du 25 novembre 2011 relatif au référentiel de certification prévu à l’article R.254-3 du Code rural et de la pêche maritime pour l’activité « conseil indépendant de toute activité de vente ou d’application », 2014).

  4. La Charte du conseil coopératif émise par Coop de France (Charte du conseil coopératif, 2006).

Les analyses documentaires montrent que l’activité de conseil est fortement prescrite, particulièrement sur les préconisations d’interventions phytosanitaires et les apports d’engrais azotés. L’objectif explicite de ces règlementations est de limiter les impacts négatifs des pratiques agricoles sur l’environnement et les produits destinés à la consommation. De plus, les pratiques viticoles sont soumises à des exigences croissantes de traçabilité. L’ensemble de ces prescriptions déterminent l’activité de conseiller agricole.

L’activité du conseiller qui a fait l’objet de cette étude s’inscrit dans un contexte plus particulier, au cœur de la prestation de suivi personnalisé proposé par la coopérative. L’analyse documentaire a concerné :

  • La plaquette de présentation du suivi personnalisé (détails et coût de la prestation).

  • Six exemples de préconisations, envoyées à une même exploitation, lors de la campagne précédente.

  • Deux guides papiers remis aux viticulteurs s’engageant dans le suivi personnalisé (pratiques de sécurité, caractéristiques techniques et réglementaires, etc.).

  • Un outil de traçabilité, sous forme de tableur informatique, utilisé par le conseiller.

  • Un tableur de présentation de la quinzaine d’exploitations suivies par le conseiller (type de vignoble, surface suivie, etc.).

Ces analyses documentaires nous ont permis de nous construire une première représentation de l’activité de conseiller.

3.1.2. Observations et entretiens

La compréhension de l’activité du conseiller agricole spécialisé vigne s’est basée sur une démarche de terrain avec des observations accompagnées d’échanges libres, au cours de journées de visites de parcelles. 9 journées d’observations (8 journées complètes, une demi-journée) ont eu lieu, de début février à fin août 2017, pour un total d’environ 70 heures d’observations. Ces journées d’observation papier-crayon ont permis de suivre le conseiller dans son activité lors des visites de parcelles (sur la quinzaine d’exploitations) et de s’entretenir librement avec lui, « sur le vif ». Ce recueil ouvert de données a notamment porté sur les actions réalisées par le conseiller (catégories de tâches annuelles, outils, collaborateurs, etc.), la construction du conseil (objectifs, système d’informations mobilisé, difficultés, etc.) et les interactions avec les viticulteurs (nature des échanges, moyens de communication, etc.).

3.1.3. « Validation » de l’analyse ergonomique de l’activité

Les analyses documentaires et la démarche de terrain nous ont permis d’élaborer une première représentation de l’activité du conseiller sous forme de carte mentale. Ce schéma rassemblait les différentes informations mobilisées par le conseiller pour établir un conseil.

Une réunion spécifique, tenue en novembre 2017, entre les acteurs de la coopérative (le conseiller en viticulture, un conseiller en arboriculture et le gestionnaire du projet) et les ergonomes, nous a permis d’échanger sur l’activité de conseiller. Cette étape a contribué à la construction d’une représentation commune, entre acteurs de la coopérative et ergonomes, concernant l’activité du conseiller étudié.

3.2. Comprendre les représentations que les deux concepteurs ont de cette activité

Pour comprendre les représentations des concepteurs, la construction sociale de l’intervention (Daniellou, 2004) a été déterminante, afin de « développer les interactions pertinentes » et de « se poser des questions communes » sur l’activité de conseiller (Tricot et Plégat-Soutjis, 2003). Ce positionnement d’ergonomes en tant qu’acteurs de la conception, au sein de la maitrise d’œuvre, s’est matérialisé par deux types de communications :

  • Des communications avec tous les acteurs du projet, lors des cinq réunions de pilotage et des réunions de conception (une quinzaine de rencontres entre concepteurs, conseiller, gestionnaire de la coopérative, ergonomes) tenues sur la période septembre 2016 - juin 2018.

  • Des communications ergonomes/concepteurs, par courriels et téléphone (avec une dizaine d’appels, de 1 heure 30 en moyenne, entre juin 2017 et juin 2018). Ces échanges « privés » avec les deux concepteurs étaient centrés sur l’activité de conseiller. Ils visaient à « faire parler » les concepteurs sur cette activité et à leur poser des questions.

Les dates de ces deux types de communications ont été répertoriées dans un carnet de bord, accompagnées de remarques concernant les représentations de l’activité de conseiller.

3.3. Agir pour que les représentations de chacun permettent un travail commun nécessaire au processus de conception

Après les phases d’élaboration et de compréhension des représentations de l’activité de conseiller, l’intervention visait à favoriser « l’ajustement cognitif » (Cahour, 2002) entre acteurs de la conception. Par des actions d’argumentation et de négociation (Falzon, 2005), l’objectif était de favoriser « la confrontation entre le monde des concepteurs et celui des utilisateurs » (Daniellou, Escouteloup, et Beaujouan, 2011). L’analyse ergonomique de l’activité et les récits de situation de travail, en portant la connaissance du réel (Folcher, 2015), ont servi « de traits d’union » entre les représentations des différents acteurs.

4. Résultats

La recherche-intervention a conduit à des

« résultats immatériels liés à l’interaction intervenant-acteurs de l’entreprise » (Teiger, 2007, cité par Landry, 2008)

sur les représentations de l’activité de conseiller agricole, activité longtemps ignorée par les recherches (Cerf et Magne, 2007). L’analyse de l’activité porte sur le travail de conseiller dans ce contexte particulier du suivi personnalisé proposé par cette coopérative. Elle n’a pas vocation à être représentative de la variété des conseillers agricoles (Filippi et Frey, 2015). Elle s’inscrit plutôt dans une logique contextualisée (Perez, 2008).

4.1. Une représentation possible de l’activité de conseiller

L’analyse ergonomique du travail a mené à une représentation de l’activité de conseiller, construite entre ergonomes et acteurs de la coopérative (conseiller et gestionnaire) :

  • Les objectifs du conseil

L’objectif global du conseil, décrit par le conseiller, est de parvenir à un vignoble « équilibré », en garantissant un bon état physiologique et sanitaire de la vigne, pour la campagne en cours mais également pour les campagnes suivantes. Cet objectif général doit être atteint via une agriculture intégrée et raisonnée comme le décrit la plaquette de présentation de la prestation. Le but du conseiller est d’agir en prévention (surtout pour les maladies cryptogamiques), c’est-à-dire avant que les symptômes d’une maladie ou d’un parasite ne se manifestent. Cette stratégie vise à réduire l’emploi de produits phytosanitaires correctifs, considérés comme plus néfastes. Conseiller c’est donc anticiper les risques.

Le conseil, individuel ou collectif, est varié (ex. : interventions phytosanitaires, intervention en fertilisation, mesures prophylactiques, travail du sol, opérations en vert). Il s’applique à la vigne, objet central dans le travail du conseiller. Cet objet est un système biologique à ciel ouvert soumis à de nombreuses variabilités, par exemple climatiques (températures, précipitations, ensoleillement, orages, etc.) ou biologiques (apparition de ravageurs, évolution des pressions, etc.). Il implique de la réactivité de la part du conseiller et des arbitrages réguliers entre les enjeux économiques (rendement de la parcelle, qualité des raisins, coûts des interventions, respect des cahiers des charges, etc.), réglementaires (dose maximale pour un produit phytosanitaire, nombre maximal d’applications à l’année, période d’usage autorisé, délai avant récolte, etc.), sanitaires (santé des viticulteurs, santé des consommateurs) et environnementaux (préservation des écosystèmes).

  • Les communications au cœur du métier

Les observations montrent l’aspect central de la communication entre le conseiller et les producteurs suivis. Ces résultats sont en accord avec ceux de Compagnon et Cerf (2000). Cette communication se manifeste par :

  • Des débriefings avec le producteur à la suite de la visite de ses parcelles. En fin d’observation, le conseiller fait un point avec le producteur sur l’état des vignes et les prochaines opérations, en présentiel (directement à la parcelle ou à l’exploitation) ou au téléphone.

  • Des échanges permanents conseiller-producteur par appels téléphoniques, SMS, courriels, en plus des débriefings de visite de parcelle.

  • Des échanges d’informations du conseiller vers le producteur, mais également du producteur vers le conseiller (par exemple sur des observations faites par les viticulteurs, sur des interventions qu’il a réalisées, sur des données météo locales comme la grêle ou le gel).

Cette communication traduit une co-construction de la préconisation, à partir d’un partage d’informations (données météo, observations sur parcelle, réglementations phytosanitaires, etc.) et d’une résolution collaborative de problème.

  • Le système d’information mobilisé

Les observations, les entretiens et l’analyse de l’outil traçabilité utilisé par le conseiller montrent que la construction d’une préconisation se base sur un système d’information (Cerf et Magne, 2007) composé d’une dizaine de paramètres :

  • Les caractéristiques du vignoble (ex. : cépages présents, topographie).

  • La météo passée et prévisionnelle.

  • Les données du secteur géographique (météo, pressions ravageur/maladie, etc.). Ces informations sont issues de la participation à la rédaction de bulletins techniques, ainsi qu’au suivi d’exploitations voisines.

  • Le programme prévisionnel (ou programme de morte-saison). Établi lors d’un rendez-vous avec le producteur en hiver, ce programme planifie les traitements qui seront appliqués lors de la campagne suivante.

  • Le réseau de pièges (papillon Eudémis). Propriétés de la coopérative, ces pièges sont installés chez des producteurs adhérents et volontaires. Le relevé de données est assuré par le conseiller.

  • Les caractéristiques et les analyses de sol. L’adhésion au suivi personnalisé offre au producteur une analyse de sol avec interprétation. Elle permet d’établir les caractéristiques du sol et ses propriétés.

  • Les données liées aux intrants (produits phytosanitaires et fertilisants). Ces données sont de deux types. D’une part, les paramètres réglementaires fixés par la loi : dose, mélange, délai avant récolte, etc. D’autre part, les données techniques : nature du produit (contact, systémique, pénétrant), durée de vie, durée de séchage, conditions de lessivage, etc.

  • Les informations en provenance du producteur : (interventions réalisées sur la parcelle, données météo locales, observations, etc.).

  • L’historique de la parcelle. Il correspond à l’ensemble des données accumulées sur les campagnes précédentes, notamment les programmes de fertilisation ou les problèmes de ravageurs/maladies.

  • La modélisation des risques. Plusieurs outils d’aide à la décision (OAD) sont à la disposition du conseiller à son bureau, notamment pour les maladies cryptogamiques. Ces logiciels fournissent une évaluation du risque à partir de différentes données (météo, etc.).

  • Les traitements obligatoires. La réglementation impose des interventions contre certains ravageurs, notamment la cicadelle de la flavescence dorée.

Ces paramètres sont intégrés, de façon isolée mais le plus souvent en interaction, dans la construction du conseil. Aussi, certains de ces paramètres peuvent constituer une justification du conseil (ex. : traitements obligatoires) tandis que d’autres (ex. : données sur le secteur géographique) alimentent le schéma décisionnel du conseiller, mais ne peuvent justifier à eux seuls le conseil.

4.2. Les représentations des concepteurs sur l’activité de conseiller

Cinq points saillants peuvent être cités dans les représentations initiales des concepteurs sur l’activité de conseiller :

  • « Le conseil est forcément un traitement phytosanitaire ». La nature du conseil serait uniquement un traitement phytosanitaire, c’est-à-dire un épandage de produits phytopharmaceutiques. Cette représentation peut s’expliquer par les enjeux de respect de la réglementation, particulièrement lourde pour ce type de conseil.

  • « La préconisation est uniquement issue de l’observation de parcelle ». Chaque conseil découlerait d’observation de symptômes de ravageurs/maladies sur la vigne. Ce seraient les dégâts visibles qui entraineraient une préconisation phytosanitaire.

  • « Le conseil doit reprendre les observations réalisées sur le terrain ». Ces observations seraient nécessaires pour justifier un conseil. Cette représentation trouve une partie de son origine dans une mauvaise interprétation de la certification pour l’activité de conseil à l’utilisation de produits phytopharmaceutiques. Ce texte précise que le conseil doit reprendre « les observations ». Cependant, les éléments observés font référence à tout type de justification objective du conseil (ex. : alerte météo, Bulletin de Santé du Végétal, données OAD).

  • « La préconisation est une succession linéaire d’étapes, de l’identification des symptômes sur parcelle à la sélection d’une intervention phytosanitaire associée ». Cependant, les observations indiquent des situations plus variables. Par exemple, le conseiller n’est pas en mesure de reconnaitre les symptômes directement sur la parcelle et doit « poursuivre son enquête » au bureau.

  • « La préconisation concerne uniquement l’exploitation sur laquelle a été réalisée la visite de parcelle ». La représentation initiale des deux concepteurs est un conseil uniquement individuel.

4.3. Ajustement cognitif entre acteurs de la conception

Ces représentations initiales des deux concepteurs sur l’activité de conseiller ont évolué au cours du projet. Ces évolutions se manifestent notamment par les verbalisations de ces deux acteurs dans les différents espaces de la conception (réunions de pilotage, réunions de conception, échanges ergonomes/concepteurs). Ces deux acteurs sont passés d’un positionnement de « connaisseur de l’activité de conseiller » à un positionnement de « demandeurs d’informations sur cette activité ». Ce changement de positionnement pourrait être le résultat du travail de « déconstruction des représentations initiales ». Par la prise en compte de la diversité des situations d’activité (Folcher, 2015), l’intervention ergonomique a contribué à la réduction des « décalages sociocognitifs » (Cahour, 2002), entre concepteurs et acteurs de la coopérative, sur l’activité de conseiller. Le tableau 1 présente des exemples de décalages sociocognitifs, entre concepteurs et acteurs de la coopérative, sur l’activité de conseiller :

Tableau 1

Décalages sociocognitifs entre concepteurs et acteurs de la coopérative

Décalages sociocognitifs entre concepteurs et acteurs de la coopérative

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Le travail sur les représentations de l’activité de conseiller (élaboration d’une représentation entre ergonomes et acteurs de la coopérative, identification des représentations des deux concepteurs, ajustement cognitif) a demandé du temps et une immersion dans le projet en tant qu’ergonomes acteurs de la conception. Les évolutions de représentations des concepteurs sur l’activité des futurs utilisateurs se sont traduites dans une nouvelle version du cahier des charges de l’application téléphonique pour conseiller, actuellement en cours d’analyse dans le cadre du projet. Nous espérons que cette transformation du cahier des charges concrétisera la contribution de la recherche-intervention en matière de

« résultats matériels sur la situation à transformer » (Teiger, 2007 ; cité par Landry, 2008).

5. Discussion et conclusion

Cet article visait à investiguer le lien entre l’intervention ergonomique en conception et l’adoption technologique. Quelles actions peuvent être mises en place pour favoriser l’adoption technologique dès le stade de la conception ? Cette intervention répond-elle aux limites des modèles « classiques » de l’adoption technologique ? Si oui, de quelle façon ?

Les apports d’une intervention ergonomique (Lecoester, Gaillard, Forrierre, et Six, 2018), menée dans un projet de conception d’application mobile pour conseiller viticole, ont été étudiés à partir d’une pratique réflexive (Béguin, 2004 ; Daniellou, Escouteloup, et Beaujouan, 2011). La recherche-intervention menée a conduit à deux types de résultats.

Premièrement, l’analyse ergonomique a débouché sur un « portrait objectivé » (Teiger, 2007, cité par Landry, 2008) de l’activité de conseiller en montrant la diversité des situations d’activité (Folcher, 2015). L’analyse de l’activité n’a pas été utilisée ici comme aide directe à la conception d’un outil ou la mise en place d’une démarche projet (Landry et Feillou, 2008), mais comme support de la construction d’une représentation partagée de l’activité des utilisateurs. Ce portrait a souligné les objectifs du conseil (contribuer à l’équilibre sanitaire et physiologique de la vigne, pour la campagne en cours et les suivantes, par des pratiques raisonnées et intégrées, en privilégiant la prévention), ainsi que sa variabilité (dans la nature du conseil et la portée des destinataires). Le conseil est marqué par la nécessité de réactivité pour préconiser des interventions sur un système biologique à ciel ouvert. La co-construction de la préconisation, entre conseiller et viticulteur, se réalise à partir d’un système d’information composé d’une dizaine de paramètres aux interactions variées (complémentaires et/ou conflictuelles) entrainant des compromis pour concilier les enjeux économiques, réglementaires, sanitaires et environnementaux. Les communications avec les viticulteurs suivis occupent une place majeure pour résoudre collectivement les problèmes et partager des informations sur le système biotechnique. Les producteurs y tiennent un rôle d’acteur et pas seulement de destinataire de la préconisation. Nous espérons que cette analyse participera à la (re)connaissance du travail, peu étudié (Cerf et Magne, 2007), de conseiller agricole.

Deuxièmement, la recherche a mis en évidence les effets de l’intervention ergonomique sur les ajustements sociocognitifs entre acteurs de la conception. « La synchronisation cognitive » (Falzon, 2005) s’est réalisée à travers trois étapes : élaborer une représentation de l’activité avec l’analyse ergonomique, identifier les représentations des concepteurs, ajuster les « décalages sociocognitifs » (Cahour, 2002) par la construction d’une représentation commune (Tricot et Plégat-Soutjis, 2003) de l’activité de conseiller. La construction d’une représentation partagée de l’activité de conseiller, entre acteurs de la conception, a rencontré plusieurs obstacles. D’une part, le terme de « conseiller agricole » renvoie à une grande diversité de métiers et de positionnements (Filippi et Frey, 2015). Ce polymorphisme favorise donc la diversité des représentations possibles de cette activité. Ensuite, il a fallu préalablement « déconstruire les représentations » des deux concepteurs sur l’activité de conseiller, basées sur leur expérience personnelle (Akrich, 1993) aux côtés, non pas de conseillers agroécologiques, mais de conseillers technico-commerciaux (Filippi et Frey, 2015). Ce travail d’identification des représentations et de construction d’une représentation partagée, a nécessité du temps et une certaine légitimité. Nous pensons qu’il contribue au développement d’un « bon ingrédient de la conception » : une relation de confiance entre concepteurs et utilisateurs (Loup-Escande et coll., 2015). Le positionnement en tant qu’acteurs de la conception et la construction sociale de l’intervention (Daniellou, 2004) nous semblent être deux aspects déterminants. C’est en quittant la position de chercheur observateur (Perez, 2008), pour celle d’intervenant, que cette recherche a pu être menée. Nous espérons que ce travail contribuera notamment au champ de recherche sur la pratique de l’ergonomie (Petit, Querelle, et Daniellou, 2007).

Pour conclure, nous pensons que l’intervention ergonomique en conception peut pallier certaines limites des modèles théoriques « classiques » de l’adoption technologique. En premier lieu, cette intervention se positionne au stade de la conception, étape décisive de l’adoption et pourtant ignorée dans de nombreux cadres conceptuels. De plus, l’intervention ergonomique est tournée vers la transformation à partir de l’analyse des situations de travail réel. Dans le projet présenté ici, l’intervention ergonomique a contribué à des modifications concrètes de l’application envisagée. Le cahier des charges a été profondément revisité pour que l’outil « colle » au plus près de l’activité du conseiller, dans une démarche visant à mettre en avant les besoins des utilisateurs (Lamb, Frazier, et Adams, 2008). C’est ainsi que l’intervention ergonomique en conception peut esquisser un début de réponse au constat fait par Joannon et coll. (2005), cités par Rellier, Martin-Clouaire, Ciadella, Jeuffroy, et Meynard (2011) : « Le travail est souvent le point d’achoppement pour l’adoption d’une innovation ». Enfin, l’intervention ergonomique a concouru à la construction d’un collectif de conception, associant gestionnaires de la coopérative, concepteurs et futur utilisateur dans une démarche participative. La présence des futurs utilisateurs est une condition nécessaire mais pas suffisante. La démarche ergonomique a constitué un point d’appui, un soutien à la participation du conseiller, en centrant les débats sur le récit de situations de travail réel. Ainsi, l’intervention a favorisé l’implication du futur utilisateur en tant qu’acteur de la conception (Eastwood, Trotter, et Scott, 2013). Ces trois aspects de l’intervention ergonomique (déroulée au stade de la conception, basée sur le travail réel et portée par un collectif de conception où l’utilisateur est acteur) apparaissent comme des facteurs favorables à l’adoption technologique. Bien entendu, ce rôle de l’intervention ergonomique comme « facilitateur de l’adoption » n’est qu’une première étape du processus complexe et dynamique de l’adoption technologique. Cette intervention doit être complétée par des tests utilisateurs (Bastien et Scapin, 2004) avant implémentation, puis par des analyses régulières des usages (Bobillier-Chaumon, 2016). En effet, pour toute conception, et peut-être d’autant plus pour celle d’une application téléphonique, « la conception se poursuit dans l’usage » (Rabardel, 1995).

Cet article ouvre des perspectives pour la recherche évaluative (Landry, 2008) afin d’approfondir la compréhension des effets des interventions ergonomiques en conception sur l’adoption technologique.