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À travers un entretien, un jeune spectateur redonne toute sa vigueur signifiante à l’artifice de ce que l’on pourrait désigner comme étant l’une des figures filmiques les plus remarquables sur laquelle le cinéma s’appuie pour se tirer de quelques mauvais pas narratifs : la figure du baiser saisi dans la course-poursuite, ce baiser qui est censé tirer d’affaires un héros en position difficile, et ce, en épousant les lèvres d’une fille sublime.

Ce qui m’intrigue le plus dans les films, et surtout dans les films où il y a du suspense, les films d’action comme j’ai entendu dire […]. Ce qui m’intrigue donc dans ces films-là, c’est cette espèce d’issue de secours à deux francs qu’« ils » utilisent quand le héros est poursuivi par plein de méchants et qu’il tente de leur échapper en passant inaperçu : car le mec, je ne sais pas comment il fait, et où ceux qui écrivent l’histoire ont déjà vu ça, mais le mec, il trouve toujours sur son chemin une nana vachement mimie qu’est plantée là, sortie d’on ne sait où, qu’il va prendre dans ses bras sans qu’elle, elle soit plus étonnée que ça ; et là, tout ruisselant de sueur, forcément à bout de souffle, il va se mettre à l’embrasser comme si de rien n’était, le temps que ses ennemis s’éloignent… Moi, je trouve ça génial de nous demander de croire à tout ça, c’est carrément plus fantastique que je ne sais quelle histoire de vampires qui hypnotisent les femmes avant de leur sucer le sang… Tu imagines, toi, des poursuivants qui te traquent et qui ne repèrent rien, alors que quand même, quand des gens dans les rues de la vraie vie se roulent la méga pelle du siècle, tout le monde les mâte, qu’on soit gêné ou pas, on les mâte, et c’est vraiment pas le superman pour pas se faire remarquer…

Entretien avec Antonin R., 13 ans

Au-delà du fait que ce soit presque toujours un homme qui embrasse, et une femme qui est embrassée, une autre des particularités de ce « baiser volé » est qu’il incarne toujours, en dépit des variations de mise en scène et des cadres culturels de réception dans lesquels il est donné à voir, une porte de sortie, une issue de secours pour le héros, une issue utilisée rituellement depuis les origines du cinéma.

Cet exemple permet de situer, au sens le plus fort de la narration, la nécessité qu’il y a de faire appel à des figures conventionnelles et rationalisées pour faire « symboliser » le spectateur en suscitant des éléments culturels de vie singuliers, aussi bien que des éléments de médiation propres à définir un univers cinématographique et à permettre au spectateur de se définir dans ledit univers. Ainsi, il s’agit ici de concevoir comment un film est susceptible d’interpeller – ou même d’impliquer – le spectateur, au-delà de son origine sociale et de son appartenance culturelle. C’est en mettant l’accent sur la définition de conventions, qui présume un fonds commun – cultures, savoirs, idéologies, croyances, compétences, expériences, etc. –, que l’on tentera d’appréhender le principe sur lequel se fonde une figure filmique. Cette approche situe l’existence et la production des conventions dans les ajustements incessants entre contexte de production et contexte de réception : c’est justement ce qui permet qu’un public se saisisse d’une figure filmique créative pour en faire un objet intelligible. À partir de là, une pragmatique des images cinématographiques, comme entrée privilégiée dans cet article, apparaît adéquate pour saisir le type de relation qu’une figure filmique – en l’occurrence la figure du handicap au cinéma – établit avec les spectateurs.

Une pragmatique des images cinématographiques

La recherche des éléments purement scénographiques, des codes signifiants au cinéma – considérés comme absolus et souverains – ne saurait être suffisante pour interroger les objets filmiques, car elle oblitère, de fait, le récipient social dans lequel baigne un film[1]. Aussi, une approche sociosémiotique des images nous semble davantage pertinente, dans la mesure où elle vise à examiner le sens qui émerge de l’activité interprétative des publics face aux signes que renvoie une œuvre. Dans cette perspective, les théories de l’art offrent de nombreux outils conceptuels aux sciences sociales pour repenser les formes cinématographiques.

Pour leur part, les sociologies contemporaines de la culture – notamment celles développées par Pierre Bourdieu ou Nathalie Heinich – se sont beaucoup interrogées sur ce que l’on pourrait globalement appeler l’anatomie du goût en tant que principe fondateur des valeurs esthétiques. L’histoire de l’art nous apprend en effet que toutes les pratiques artistiques, malgré leur hétérogénéité, offrent la caractéristique de répondre à des règles plus ou moins explicites. Celles-ci, établies par convention, vont permettre l’évaluation de l’œuvre grâce à l’identification de qualités qui en déterminent la valeur. En examinant d’abord l’expression de ces valeurs comme un processus de reconnaissance sociale pour ceux qui les produisent et ceux qui les reçoivent, ces sociologies ont surtout privilégié une approche de l’expérience esthétique en tant qu’expérience stratégique dans le monde social[2]. De fait, elles se sont rarement penchées sur le bénéfice produit par cette activité considérée pour elle-même : si l’on use d’une métaphore simpliste et réductrice, on pourrait ainsi concevoir que dans le fait de « dire du mal de quelque chose ou de quelqu’un », ces sociologies ont analysé avant tout la manière dont cette activité « positionne » l’individu qui profère ce mal dans son univers social, tout en laissant de côté ou en reléguant en arrière-plan le plaisir évident que cet individu peut tirer de ses dires et de ses médisances.

Mais pour mieux comprendre ce que nous tentons de signifier ici, encore faut-il se détacher d’une conception dix-neuviémiste de l’art encore très prégnante de nos jours, et qui conçoit le phénomène artistique sur un registre propre qui fonctionnerait suivant une logique spécifique, détachée du monde. Cette attitude purement artificielle a amené les néophytes à accorder un intérêt souverain à des conduites esthétiques rares puisque façonnées dans et par les « sectes » artistiques elles-mêmes[3] ; cercles d’exclusion[4] animés d’un prosélytisme normatif. Or on pourrait, au contraire, soutenir que ce langage de l’ascétisme, tenu et défendu par les collectivités d’artistes selon les « mondes de l’art »[5] auxquels ils appartiennent, ressort d’une traduction qui se sur-imprime à la jouissance esthétique, en lui réinjectant une réflexion propre aux modes de diffusion des œuvres et de leur environnement, et qui sert en réalité de préalable critique à la classification des dites œuvres. Ces mondes, décrits par Howard S. Becker, oblitèrent du même coup la mosaïque très colorée des démarches sociales qu’une pente plus « naturelle » conduit vers la valorisation de ce que l’on est enclin à ressentir comme beau. Et ce n’est qu’en tentant de comprendre ce beau, polymorphe, multiple, que les chercheurs en sciences sociales sont susceptibles de discerner le sens plus général et plus profond dont il résulte[6]. Dès lors, comprendre comment un film est reçu, c’est aussi ne pas négliger le contexte dans lequel il est vu[7].

Dans une autre orientation, plus proche des perspectives pragmatiques, Michael Baxandall[8] montre ainsi comment les compétences convenables qui favorisent l’appréciation de la peinture du quattrocento, à la fois du spectateur, du peintre et même du commanditaire, sont tirées de l’expérience générale, l’expérience en ce cas de la vie au quattrocento et de la vision des choses à la façon du quattrocento.

Ce pragmatisme de l’expérience esthétique, on le retrouve plus précisément encore dans l’ouvrage Art as Experience de John Dewey ; pour ce dernier, l’activité artistique correspond toujours au produit d’une première dimension, celle de la tension, de la réaction corporelle, d’une anticipation, et d’une seconde dimension, intellectuelle, réconciliatrice :

Pour donner une idée de ce que c’est que d’avoir une expérience, écrit Dewey, imaginons une pierre qui dévale une colline. [...] La pierre se décroche de quelque part et se meut, d’une manière aussi régulière que les conditions le permettent, vers un endroit et un état où elle sera au repos vers une fin. Imaginons, en outre, que cette pierre désire le résultat final, qu’elle s’intéresse aux choses qu’elle rencontre sur son chemin, aux conditions qui accélèrent et retardent son mouvement dans la mesure où elles affectent la fin envisagée, qu’elle agisse et réagisse à leur encontre selon la fonction d’obstacle ou d’aide qu’elle leur attribue, et qu’elle établisse un rapport entre tout ce qui a précédé et le repos final qui apparaît alors comme le point culminant d’un mouvement continu. La pierre aurait dans ce cas une expérience et cette expérience aurait une qualité esthétique. […] Les « ennemis de l’esthétique », ajoute Dewey, se mettent en travers de la trajectoire et écartèlent l’unité d’une expérience dans des directions opposées. [En ce sens], lutte et conflit peuvent procurer une jouissance bien qu’ils soient douloureux : c’est qu’ils font partie de l’expérience en ce qu’ils la font progresser. [À la limite, toute expérience jouissive peut s’assimiler à une douleur]. Autrement on ne pourrait pas y faire entrer ce qui a précédé. Car « faire entrer » dans une expérience vitale, c’est plus que placer quelque chose à la surface de la conscience au-dessus de ce qui était connu auparavant. Cela implique une reconstruction qui peut être douloureuse.[9]

Cette nouvelle notion nous invite alors à repenser le lien entre production de l’artiste et réception du spectateur, sans que la concordance ne soit pour autant nécessaire, les ratages étant possibles au niveau de l’intention, de la réception, ou de leur combinaison.

En son temps, le philosophe Charles Lalo avait employé les termes « d’artialisation du monde »[10] pour désigner la passerelle que nous prenons pour instituer de nouvelles conventions dans notre façon de voir le monde, malheureusement trop peu fréquentée. En effet, on ne peut que déplorer le faible usage de ce concept pourtant très fécond pour nous épauler dans notre entendement des formes artistiques : tout, dans le monde, ne donne pas lieu à une expression artistique[11], et infiltrer l’expression artistique, l’artialisation du monde, c’est avant tout comprendre comment l’art transfigure le banal pour faire œuvre[12]. De fait, la question qui s’impose à nous, si l’on s’attache, par exemple, à définir l’art cinématographique, est donc de savoir en quoi et comment un film se détache du monde factuel pour devenir une œuvre identifiable artistiquement.

L’œuvre d’art n’est réductible ni à son contenu ni à sa réplique matérielle signifie, en l’espèce, que le film de fiction n’est réductible ni à l’histoire narrée ni à un pur assemblage d’images et de sons.[13]

Invariablement toute question ainsi posée au cinéma semble donc renvoyer à cet enfer définitoire d’un « peut-être » trop vaste « Qu’est-ce que le cinéma ? ». Il faudrait évidemment bien plus que ces quelques pages pour répondre à cette interrogation. De surcroît nous ne pouvons que nous réfugier derrière l’idée que la question est aussi mal posée, c’est-à-dire aussi mal contextualisée, que celle qui consisterait à se demander « Qu’est-ce qu’une boîte aux lettres ? », sans avoir préalablement défini l’univers socio-économico-historique de la correspondance.

C’est pourquoi nous proposons, en abordant de front une figure conventionnelle de l’imagerie cinématographique, sans cesse ressassée, de revenir sur le principe d’artialisation que le cinéma fait éprouver au monde réel. Plus frontalement encore, c’est sur le traitement cinématographique des handicaps – du moins ce qui est considéré dans notre société comme des handicaps, physiques ou mentaux – que nous aimerions nous arrêter. En effet, avant même de savoir s’ils constituent ou non une espèce à part dans l’univers cinématographique, on ne peut que constater qu’ils ponctuent depuis son origine toute l’histoire du cinéma. Aussi, faut-il se demander si le hors-norme, auquel le quotidien de nos sociétés réserve un sort dont on ne peut nier la singularité, se verrait, par l’entremise de l’écran, conférer un traitement différent.

L’invention filmique du handicap au cinéma

Dans un épisode de la désormais célèbre série télévisée de Chris Carter, The X-files, intitulé « Faux-frère siamois »[14], les protagonistes principaux, les agents du FBI, Mulder et Scully, se rendent à Gibsonton, en Floride. Cette ville a la particularité d’accueillir, entre deux tournées, de nombreux phénomènes de foire. Plongés dans un univers très proche des romans de série noire d’Harry Crews, les agents enquêtent sur une longue série de meurtres perpétrés exclusivement dans le milieu des dits phénomènes. Le temps des investigations, ils s’installent dans un motel dirigé par un nain, Monsieur Nutt. Et nous, spectateurs, découvrons ici, non sans surprise, un traitement filmique, atypique et volontairement humoristique, qui va déjouer avec bonheur, dès les premiers dialogues, les pièges de la dramatisation :

Mulder : Dites-moi, est-ce que vous avez déjà travaillé dans un cirque ?

Mr Nutt : Et qu’est-ce qui vous pousse à croire que j’ai pu vouloir m’engager dans un cirque ? Pourquoi ce métier devrait-il me plaire ?

Mulder : J’ai su que beaucoup de gens de la région avaient fait du cirque et j’ai cru qu’éventuellement, vous aussi...

Mr Nutt : Vous avez cru cela parce que je suis une personne de petite taille et que la seule carrière qui se présente à moi est forcément de me montrer à la foule comme spécimen. Vous avez jeté un rapide coup d’oeil sur moi et vous vous êtes cru capable d’en déduire ce qu’avait été toute ma vie ? Jamais il ne vous serait venu à l’esprit qu’une personne de ma taille arriverait à avoir un diplôme d’hostellerie délivré en bonne et due forme.

Mulder : Je n’ai pas dit cela pour vous vexer, excusez-moi.

Mr Nutt : Pourquoi est-ce que cela m’aurait vexé, je sais bien qu’il est humain de juger hâtivement les autres en fondant son opinion sur ce que fait croire uniquement leur physique, j’ai fait pareil en ce qui vous concerne, par exemple envoyant votre tenue d’Américain soigneux, votre air apprêté, votre cravate d’une banalité sinistre, j’en ai conclu que vous deviez être fonctionnaire, travailler, disons, au FBI..., vous vous rendez compte du drame, j’ai commis l’erreur de vous réduire à un stéréotype, une caricature, j’aurai dû remarquer en quoi vous êtes spécifique, unique, irremplaçable,

Mulder : Je suis du FBI, c’est vrai,

Mr Nutt : Veuillez vous inscrire monsieur.

Car malheureusement Mulder appartient au FBI, ce qui renvoie Mr Nutt aux mots de son plaidoyer pour la différence en en inversant l’effet, en l’aciérant définitivement à une condition de stigmatisé dont il s’est fait le porte-parole involontaire. De fait, nous avons retenu cette scène car elle illustre parfaitement la thèse, que nous devons au sociologue Erving Goffman, et sur laquelle nous aimerions étayer nos propos : « Le normal et le stigmatisé ne sont pas des personnes mais des points de vue »[15]. Pour Goffman, le stigmate, le handicap, n’est pas un concept en soi, mais définit plutôt le cadre catégoriel d’une expérience. Si l’on veut, le sens sur lequel nous fondons nos rapports aux handicaps est insinué dans la relation qui résulte du discrédit que l’on attache à un individu porteur d’un attribut, attribut qui le différencie de l’idée du stéréotype préfabriqué par nos attentes normatives. C’est sur la base « d’un petit nombre d’hypothèses sur la nature humaine »[16] virtuellement réalisées que nous faisons fonctionner notre gestion commune du stigmate. Appréhendé comme point de vue, le stigmate, qui n’en demeure pas moins une différence, revient à mettre en œuvre, par le discrédit qu’il active, tous les processus identitaires qui, systématiquement, nous éconduisent vers un jeu sociétal de miroirs. Comminatoire, le trait en moins ou le trait de trop, constitutif du handicap, renforce nos conceptions de l’ordinaire social, puisque, comme le précise Goffman, le stigmate ne serait pas jugé hors norme s’il n’avait pas d’abord été collectivement conceptualisé comme tel.

C’est à ce stade qu’intervient notre questionnement à propos de la mise en scène filmique du handicap : n’est-elle qu’un simple reflet de ce dernier tel qu’il est conceptualisé collectivement, et par conséquent, contemporaine à la manière dont il est socialement traité ? Ou bien cette mise en scène reconceptualise-t-elle effectivement le handicap par l’entremise de ce que nous avions commodément appelé plus haut une « artialiation » ? De toute évidence, l’artialisation, si elle s’applique au handicap, jouerait alors un rôle qui viserait à l’intégrer, non seulement en termes de contenus – dont on a vu plus haut qu’ils n’étaient pas une condition suffisante pour faire art –, mais également en termes de regard porté sur un stigmate qui, par la « magie de l’image », se déroberait ainsi au réel.

Dans ce processus, les figures filmiques acquièrent, selon les termes de Paul Ricoeur, une « identité narrative »[17] qui leur est propre et qui est utilisée par les cinéastes comme une ressource pour l’énonciation filmique, à l’intérieur de l’économie générale du récit dans lequel elles prennent place. Par conséquent, une figure du handicap au cinéma est un instrument privilégié de la compréhension d’une scène cinématographique ; ceci afin de rendre intelligibles les relations sociales qui sont représentées à l’écran en croisant dans une seule figure construite l’ensemble des projections qui lui sont associées dans la réalité. Ce faisant, le handicap relève d’une pragmatique[18] de l’image dans la mesure où son interprétation par le spectateur dépend du contexte dans lequel le cinéaste choisit de l’inclure.

Dans le même ordre d’idées, les scénarios, en usant de figures filmiques, proposent aux spectateurs des « appuis conventionnels »[19] d’ajustement au récit, c’est-à-dire l’ensemble des ressources narratives qui permettent de combiner les préalables d’une compréhension commune. Une convention est donc instaurée par ce que partage un public de cinéma régulier pour saisir une figure filmique : par exemple un coucher de soleil pour signifier un univers romantique ou la fin d’un film, l’opposition entre la blonde bienveillante et la brune malintentionnée, l’orage ou la nuit pour l’inquiétude et la crainte, etc. C’est sur la base de ces conventions « standardisées », qui conduisent à l’élaboration des figures filmiques, que ces dernières réussissent le tour de force de développer, en même temps qu’elles l’illustrent, une impression de « naturel ».

L’usage des figures filmiques au cinéma n’est pas, de ce point de vue, une simple transposition de la vie à l’écran des représentations sociales, il est un moyen pour communiquer des sensations rapides du « montré ».

Raisonnablement, s’il ne s’agissait que de la première hypothèse – le reflet démonstratif du handicap –, ce serait là une définition bien trop restrictive pour rendre compte du « concentré » narratif que contiennent les ressorts symboliques d’un tel procédé. Nous pourrions alors suspecter la fiction filmique d’user des mêmes ficelles que celles des foires d’antan réduisant le stigmate montré au stade de l’infamie monstrueuse, faisant fonctionner à plein son unique composante extraordinaire. Il ne suffirait dès lors que d’exploiter un fonds de commerce en renforçant le « donné à voir » par autant de qualificatifs susceptibles d’exalter les imaginations, tout en feuilletant l’environnement direct du handicap, le vécu quotidien de celui qui le porte : la femme à barbe, l’homme pingouin, l’enfant tronc, tous seraient soumis à l’identique à vivre l’existence d’une sirène de Barnum.

Pourtant, si l’on balaie très rapidement l’histoire de l’image projetée à ses origines, on découvre avec stupéfaction la régularité avec laquelle s’inscrit sur l’écran la thématique du monstre, du maléfique ou du fou – ces derniers étant pour des raisons de représentation fortement assimilés au stigmatisé physique. Voici, ce qu’en 1798, le très éloquent Étienne Robertson écrit pour se justifier et faire, de concert, la publicité de son Fantascope, sorte de lanterne magique, par laquelle sont exclusivement projetées maintes espèces de sujets hideux, monstrueux ou fantasmagoriques :

Le diable refusant de me communiquer la science de faire des prodiges, je me mis à faire des diables et ma baguette n’eut plus qu’à se mouvoir pour forcer tout le cortège infernal à voir la lumière. (« Mémoires », non édités)

Très vite, le Fantascope rencontra un vif succès hors de Paris et la colonie des diables conquit presque toutes les capitales européennes.

Faut-il, pour autant, en guise d’explications, se satisfaire de ces courtes allusions psychologisantes, largement galvaudées, autour d’un supposé voyeurisme populaire ?

Assurément, la dialectique du spectateur-voyeur ou du voyeur-spectateur est plus complexe, et donc moins accommodante que cela, car elle ébranle toute l’histoire sociale du montré, du montrable, et des dispositifs techniques qui les accompagnent. La multiplication récente des émissions de télévision qui prétendent donner à voir la réalité quotidienne des individus ordinaires – sous la forme de témoignages, confidences, caméras omniprésentes – et les débats passionnés qui les accompagnent en attestent[20]. En effet, il n’est pas forcément utile d’intensifier le sens spectatoriel des premiers publics du Fantascope par l’invocation d’une démarche voyeuriste, alors qu’ils n’ont pour la plupart qu’une curiosité de myopes qui chaussent pour la première fois des lunettes. Non que le sujet de ces images importe peu : il ne se rattache que de manière très banale aux thématiques du spectaculaire en cours à l’époque de Robertson. Il s’agit de ce spectaculaire « lyrique » apte à propager, à l’époque de la grande génération romantique, l’inextricable trouble qu’autorisent les arts visuels dont parle Élie Faure, où il s’agit de « danser sur le bord de l’abîme ou de le recouvrir de fleurs »[21].

Comprendre la portée de l’attrait pour cette débauche de monstration sans tragédie, où les stigmates alimentent intarissablement l’environnement de l’expressif du visuel, équivaut à éprouver, par la pratique, l’étrange sensation procurée par l’écoute de Florence Foster-Jenkins[22] : en interprétant, avec la conviction qu’alloue l’illusion de la justesse du chant, les répertoires les plus populaires de l’opéra, la pseudo-cantatrice tranche dans le vif, grâce à l’immonde fausseté de ses notes qui convoitent l’authentique, nos familiarités sonores rationalisées, malgré nous, par quelques siècles érigés vers le chromatisme. Pourtant, aussi insolite et apparemment dérangeante qu’elle puisse être, cette expérience est rarement délaissée avant de longues minutes par l’auditeur ; une sorte d’envoûtement le saisit et dépasse de loin le sentiment d’« inquiétante étrangeté » développée par Freud, où s’est presque maladroitement nouée, pour des « décennies de psychologues », la dialectique du même et de l’autre.

Car enfin, ne faut-il pas, avant de surinterpréter le sens de ce qu’aujourd’hui nous nommerions un marché de la représentation visuelle, nous demander la place qu’il occupe dans l’univers social des individus des xviiie et xixe siècles ? Sur les nouveaux territoires du visible conquis dans un premier temps par la lanterne magique, puis par les trucages dévolus aux techniques photographiques et filmiques, prennent corps les versions populaires des connaissances déployées dans les narrativités mystiques. À ce stade, l’image projetée performe plus qu’elle ne représente.

De ce fait, l’usage pragmatique des figures filmiques du handicap met l’accent sur les exigences et les possibilités des images cinématographiques à véhiculer un sens commun[23] momentané, partageable par tous, soumis à la contingence de l’esprit créatif des réalisateurs et des traditions historiques propre au monde du cinéma.

Sans doute certains se demanderont pourquoi nous ne nous sommes pas reposés sur la force expressive de la peinture et pourquoi nous avons compliqué à ce point le jeu. Sans doute parce que la peinture, fraîchement instituée en art légitime, ne se finalisait déjà plus dans le prosaïque de l’illusion de la réalité. De plus, on peut également penser que son public, restreint, ressentait le besoin de satisfaire ses attentes sur des registres marqués au sceau du renouvellement. Comme l’indique Jonathan Crary,

[...] le « monde extérieur », que la chambre noire a stabilisé pendant deux siècles, n’est plus, pourrait-on dire en paraphrasant Nietzsche, le monde le plus utile ni le plus précieux. La modernité où baignent Turner, Fechner et leurs héritiers n’a que faire de la vérité et des identités immuables qu’il contenait.[24]

Revenons justement à la vérité du monde et à ces « identités immuables » où circulent les narrativités mystiques dont nous parlions plus haut, et, avec elles, leur prédilection pour les sujets monstrueux, le fou, et l’univers fantasmagorique auquel elles se référent. Dans leurs formes les plus diverses, les stigmatisés racontent l’identité d’une civilisation ; car en convoquant la puissance identificatrice de ce qui le plus couramment est pensé comme un supplice, ou la réification humaine d’un supplice divin sur laquelle se refuse de fonctionner l’ensemble du corps social, ceux-ci, par leur existence même, l’en dédouanent. « Pour reprendre un mot de Gottfried Benn, “ le moi stigmatisé ” est le lieu de défaillance et de décomposition où intervient la “ foi ” »[25]. Dans l’espace des traditions occidentales, l’usage des handicaps mentaux ou physiques dans la réalité, comme dans leur mise en images, serait en quelque sorte une incarnation supplémentaire de peurs référencées et très institutionnalisées dont on pourrait suivre patiemment l’évolution sur le fil de l’histoire. Fonctionnellement, la place qu’occupe la représentation vis-à-vis du représenté répond bien à un ordre institutionnel.

En s’affirmant comme besoin d’ordre, la modernité européenne désacralisera la folie. Au Moyen Âge, le fou et le pauvre étaient comme les pèlerins de Dieu. Durant la période suivante, ils apparurent comme des êtres déchus, suspects et inquiétants, qui troublaient la paix publique.[26]

Et, c’est sous cette signature d’une mentalité en devenir que nous trouvons l’invention de tous les dispositifs d’enfermement si bien décrits par Michel Foucault[27]. Comme les deux faces de sa monnaie, l’institution – soucieuse, on l’a vu, de ce qui génère ses processus identitaires – fait aller de pair le fou enfermé, le stigmatisé inadapté, avec leurs évocations publiques, leurs usages spectaculaires. Elle est désormais assujettie à dévoiler par l’entremise d’une mise en scène ambivalente ce qu’elle a désiré rendre invisible.

Du stigmatisé à Superman et Shrek : le temps de l’exhibition des infirmités spectaculaires

En insufflant à la définition goffmanienne du stigmate une composante historique, il s’agit de se replacer au lieu où s’enracine le sens des représentations des handicaps en images projetées ; à travers les lignes qui suivent, notre propos s’attachera à esquisser quelques trames sociohistoriques, certes assez grossières, mais dont on considère qu’elles sauront épauler efficacement notre lecture de l’évolution des stigmates à l’écran.

Toutefois, il faut en guise de préalable « enrichir » une nouvelle fois la compréhension du stigmatisé telle que l’a conçue Goffman. En effet, lorsque ce dernier parle de notre patrimoine commun de valeurs sur lequel se fondent nos opérations normatives du monde et des autres, il nous le livre pratiquement comme un idéal équilibré, presque irréalisable, et donc foncièrement indépassable. Dans la pratique, sa théorie du stigmate fait les frais d’une approche quasi misérabiliste où l’identité sociale est essentiellement mesurée au regard de ses déficiences à la norme. Car, en effet, nous ne saurions situer sur l’échelle goffmanienne les stigmates qui dépassent positivement le modèle normatif. En outre, il s’agit de s’interroger sur la manière dont ces derniers surplombent l’archétype sociétal. Ou encore, se demander, inversement, dans quel cadre notre échelle de mesure reste justiciable lorsque la norme est excédée ou sublimée.

À la croisée de ce double questionnement, nous retrouvons le concept d’artialisation sur lequel ce texte a été engagé. Cela parce que les dispositifs sociaux, ou si l’on veut l’institution, n’envisagent la transcendance de la norme que sur le mode de l’exception, de l’exemplarité ou de la récompense : olympisme, prix littéraires, palmes cinématographiques, etc. Éternel problème des oligarchies de la réussite sociale dont on perçoit bien à quel point elles sont en conformité avec une émanation boursouflée des valeurs les plus consensuelles d’une époque donnée. Ce n’est donc pas dans la réalité immédiate que seront concédés les traitements les plus saillants du hors-norme « fantastique ». Seule l’invention fictionnelle, la transfiguration du banal nous laissent entrevoir les brèches du surnaturel. En effet, comme le note Umberto Eco,

[...] dans une société particulièrement nivelée, où les troubles psychologiques, les frustrations, les complexes d’infériorité sont à l’ordre du jour, dans une société industrielle où l’homme devient un numéro à l’intérieur d’une organisation qui décide pour lui, où la force individuelle, quand elle ne s’exerce pas au sein d’une activité sportive, est humiliée face à la force de la machine qui agit pour l’homme et va jusqu’à déterminer ses mouvements, dans une telle société, le héros positif doit incarner, au-delà du concevable, les exigences de puissance que le citoyen commun nourrit sans pouvoir les satisfaire.[28]

Plus qu’une réalité tamisée, les fictions romanesques et filmiques artialisent les arcs édifiants de nos sphères sociales d’existence. À cette fin, elles banalisent l’extraordinaire et « extraordinarisent » le banal. Là se rejoignent le héros doté de pouvoirs supérieurs à ceux du commun des mortels et le stigmatisé. Chacun d’eux signera et contresignera une reconstruction artialisée du monde. Et c’est effectivement entre le géant à tête d’oiseau d’Étienne Robertson et Georges, le trisomique du Huitième Jour de Jaco Van Dormael, entre Superman et Elephant Man que les figurations du stigmate à l’écran prennent leur véritable sens. L’artialisation du monde engendre une nouvelle échelle de normes plus flexibles et déliées sur un univers qui, historiquement, semble se modifier chaque fois que se réifient les points sur lesquels est fondée la relation entre la sphère de l’art et les autres sphères d’existence[29].

Pour ceindre sur un siècle les différentes places et valeurs qu’ont assumées les stigmates au cinéma, il convient donc d’observer comment conduites esthétiques, conduites sociales et conduites spectatorielles correspondent entre elles ; toutefois, de l’énonciation d’un tel projet, relativement transparente, à sa réalisation, un certain nombre de paramètres se chevauchent et rendent la tâche complexe. En effet, on ne peut déduire simplement les relations nouées entre toutes ces conduites en se satisfaisant d’un simple repérage des homologies, supposées existantes, entre la manière dont une société à une époque donnée de son histoire envisage les handicaps et la manière dont elle les traite cinématographiquement. Du moins, cette approche ne constitue – et nous avons vu jusqu’ici pourquoi – ni une bonne hypothèse d’observation, ni une posture acceptable pour rendre compte de notre problème ; d’emblée, elle violente simultanément l’idée qu’il puisse exister un quelconque esprit de création au cinéma et le fait qu’un traitement filmique, même documentaire, puisse interpeller, ne serait-ce que dans son énonciation, le spectateur en usant de procédés spécifiques[30]. En suivant cette piste, nous ne pourrions que tomber dans le travers déployé par Siegfried Kracauer dans son ouvrage De Caligari à Hitler :

Kracauer a donné une lecture fascinante du cinéma de Weimar en sollicitant les films de manière rétrospective. Il commence par donner sa vision (malheureusement peu profonde) de l’Allemagne hitlérienne, puis tente de mettre bout à bout un certain nombre de thèmes filmiques pour s’apercevoir qu’ils annoncent tous l’ascension d’Hitler vers le pouvoir en 1933.[31]

Dans l’optique de Kracauer et de certains de ses successeurs, le film s’inscrit sur le modèle des plus purs produits de communication, c’est-à-dire qu’il ne peut être pensé que comme l’expression directe de l’état d’esprit d’une nation.

Selon cette logique, les films de divertissement qui « marchent bien » ne sont pas tant le résultat d’une expression artistique personnelle ou le produit d’un calcul de producteurs qu’un média par lequel la société communique avec elle-même.[32]

En tout état de cause, on voit mal comment ce Babel cinématographique serait à ce point miraculeux. S’ils prélèvent effectivement des situations, des sentiments ou des normes dans une culture donnée, bref s’ils sont – comme nous le pensons – près de la vie, les films ne nous informent sur le réel qu’à travers la relation complexe et composite qui peut s’établir entre un spectateur, un contenu fictionnel, un réalisateur et leurs cultures d’appartenance originelle[33].

En recherchant des intersections, des points de sécante où se rejoignent les conduites spectatorielles, sociales et esthétiques qui historicisent les stigmates à l’écran, ce sont deux balises que nous trouvons, et qui nous permettent, en conséquence, de dessiner avant, entre, et après chacune d’elles un temps, ou si l’on veut, une attitude dominante. C’est à partir de cette posture « typique » que l’on est susceptible de ressentir un changement dans les discours et dans les croyances inscrits dans les représentations des handicaps. Dans chacune de ces attitudes dominantes, les éléments conventionnels du traitement cinématographique du handicap, loin d’être isolés, sont associés les uns aux autres dans des dispositifs de figuration. Si l’on convoque ici la notion « d’expérience esthétique » de Dewey, pensée comme une expérience sociale et culturelle dont le cheminement est abouti tout en résultant d’une conscience de ce cheminement et de cet aboutissement, on peut prétendre que chacune des attitudes dominantes s’appuie sur des attitudes dominantes précédentes, de sorte qu’elles en modifient du même coup l’entendement. Autrement dit, un cinéaste qui, à un moment donné, méprise délibérément des conventions de figurations filmiques, ne pourra le faire qu’en prenant encore en compte ces mêmes conventions. Souvenons-nous du boiteux stupide dans le film Usual Suspect  de Brian Singer, qui, dès lors qu’il perd son handicap, se révèle être le plus intelligent de la bande. Si l’association entre le handicap et la niaiserie peut aussi bien être renversée par le scénario, c’est qu’elle fonctionne déjà comme un présupposé pour les spectateurs. Aussi, la construction des figures du handicap au cinéma se traduit dans un « jeu de langage », selon la formule de Wittgenstein. À la manière d’un mot qui n’est intégré à une situation concrète qu’à travers le jeu de langage qui l’enserre dans les fils du langage ordinaire, une figure filmique du handicap n’est intelligible qu’à partir des conventions qui l’organisent dans le temps. En fait, nous pourrions, si nous étions plus radicaux encore, parler des trois temps d’une évolution de l’« économie spectatorielle », trois temps où le Moi du spectateur est différemment sollicité par la fictionnalisation du stigmatisé.

Pour reprendre le vocabulaire de Christian Metz[34], un premier type de leurre du Moi du spectateur, un premier temps du rapport aux stigmates filmés peuvent être délimités entre le cinéma des origines et les retombées plus ou moins directes de l’expressionnisme allemand. Un deuxième âge du Moi leurré peut être circonscrit entre le Hollywood des années 1940 et le début des années 1980. Enfin, la dernière période qui correspond au plus récent des leurres face aux stigmates commence au milieu des années 1980 et se poursuit jusqu’à nos jours. Les trois moments de l’histoire du handicap au cinéma distingués dans ce classement, dont nous n’hésitons pas à reconnaître volontiers l’aspect rudimentaire, reposent essentiellement sur une prise en charge différente du Moi « fictionnalisant » du spectateur. En outre, les leurres du Moi posent très directement la question du fonctionnement et de la nature de l’activité « spectacle ».

Si, comme nous le croyons, le Moi leurré réverbère très immédiatement un processus d’identification du spectateur, alors faut-il également comprendre que la caution nécessaire versée par ce dernier à la diégèse filmique n’est autre qu’une recontextualisation de son Moi social ? C’est précisément sur la nouvelle échelle normative aménagée dans l’univers clos de la fiction filmique que le Moi leurré du spectateur va être redéfini. Cette échelle modifie en quelque sorte ce « petit nombre d’hypothèses sur la nature humaine » dont l’expérience quotidienne nous gratifie, au profit de ce que nous pourrions appeler l’interfilmicité, c’est-à-dire une série de nouvelles hypothèses basées sur notre expérience de la fiction filmique. Ainsi, les trois périodes que nous avons isolées plus haut ne sont en fait que des échiquiers qui limitent différemment le champ des ajustements possibles qui s’offrent au Moi leurré du spectateur dans sa relation aux autres personnages de la diégèse filmique ; et, parce qu’il permet de précipiter rapidement et « terriblement » les caractères contrastés de cette relation, le stigmatisé jouera un rôle de tout premier ordre dans la galerie des personnages à l’écran.

Durant la première période que nous avons déterminée, de 1895 à 1940, les attributs que portent les personnages négatifs sont les stigmates de l’expressionnisme allemand. Ils perpétuent la race des maléfiques, des fantasmagories, parfois romantiques, et remplissent un rôle repoussoir vis-à-vis duquel le spectateur adhère « activement », c’est-à-dire « affectivement »[35], à la fiction en se situant au-delà des personnages qui lui sont proposés. Le régime filmique défini par les contraintes techniques du cinéma des origines – en l’occurrence le non-sonore – est strictement visuel. D’où la nécessité de styliser considérablement l’espace narratif par le recours, non à de « simples » représentations du réel, mais à un réel amplifié dans lequel le stigmatisé aurait une place toute désignée.

Ainsi, au fur et à mesure que les grammaires cinématographiques se mettent en place et se raffinent, les recherches esthétiques s’astreignent à développer une économie du code qui repose – et c’est à ce point que nous retrouvons notre principe d’artialisation – non sur la « captation » de ce qui serait la relation réelle entre stigmatisé et non stigmatisé, mais sur une représentation de la représentation de cette relation.

L’infamie du stigmate se transforme visuellement en ressource narrative en accentuant la caractérologie des personnages, et en définissant conventionnellement sur cette échelle fictionnelle la place du spectateur. Difficile lorsque le son est absent de glisser l’idée qu’un personnage a des raisons d’être méchant ; il est infâme et il le montre. Peu à peu, l’interfilmicité viendra cristalliser les associations créées entre les traits visuels des personnages et les caractères qui s’y rattachent. Les réalisateurs, disposant déjà d’un certain nombre d’outils, peuvent désormais se concentrer sur l’aspect narratif de leurs films en accélérant la distribution des personnages sur le barème des normes socialement reconstruites par l’art cinématographique.

À l’apogée de cette première période, nous aimerions citer l’œuvre du cinéaste Tod Browning, à qui l’on doit notamment la monstrueuse parade Freaks (1932). Son entreprise, qui constitue une parfaite illustration des possibilités offertes dans ce premier état de la grammaire filmique, prend à rebrousse-poil, tout en les résumant remarquablement, ce que sont les conventions filmiques de son époque face aux handicaps. Dans The Black Bird (1926), il ironisait déjà vertigineusement sur

[...] la relativité de la morale, de la normalité et du bon sens. […] Le méchant est sain de corps, alors que le gentil est difforme : mais la fin nous révèle qu’ils ne font qu’un, et une balle perdue créera une réelle infirmité là où il n’y avait qu’une supercherie.[36]

Considérée sous l’angle des usages du stigmate, l’œuvre de Browning devient une véritable incantation au dépassement des apparences manifestées dans le visuel cinématographique. Le foyer de l’image filmique s’éloignait insensiblement de la surface de l’écran et avec lui la représentation-repoussoir et infamante du sous-homme stigmatisé si efficace dans les premières consciences spectatorielles.

En quittant ce premier âge de la fiction filmique, l’exploration de la deuxième période historique du rapport cinéma-handicap nous conduit donc vers l’investigation de moyens, parfois très emphatiques, d’exprimer le non-montré, le non-dit. Les publics, pour leur part, non seulement augmentent, mais se diversifient, et l’on commence à bâtir la publicité des films autour de l’argumentaire du « genre » qui permet de catalyser efficacement les conventions. De cette façon, les scénarios s’échafaudent plus habilement et plus efficacement autour de scènes déjà pressenties pour obéir aux critères admis du genre (par exemple la scène incontournable de la poursuite en voitures dans le cadre d’un film policier ou encore celle du cow-boy solitaire dans le cadre d’un western). Ce temps est aussi celui de l’élargissement des configurations possibles sur l’échelle des normes par l’idéalisation de personnages qui sont pratiquement l’exacte réplique, mais inversée, des stigmatisés du premier âge. En transposant Nietzsche, nous pourrions ainsi affirmer que l’invention cinématographique du deuxième âge, celle de

[...] dieux, de héros, de toutes sortes de surhommes, d’êtres en marge […] était l’inappréciable préparation à justifier l’égoïsme et la glorification de l’individu : la liberté que l’on accordait à un dieu à l’égard des autres dieux, on finit par se l’accorder à soi-même à l’égard des lois, des moeurs, et des voisins.[37]

Le stigmatisé s’appelle maintenant Nemo, Capitaine Gregg, Howard Roark, Clark Kent, Mister Love, ou Luke Skywalker. Aussi louables que soient ses préoccupations, il existe toujours chez lui un trait prédominant, souvent psychologique, qui l’empêche d’être au monde normalement et qui, la plupart du temps, sera l’un des ressorts les plus fascinants de l’intrigue. Bon nombre d’analystes et critiques de cinéma ont assimilé cette fascination à un possible « foyer d’identification » à l’usage du spectateur[38]. Mais là encore, les qualités de l’apparent héros le rendent tout aussi inaccessible que ne l’était le stigmatisé du premier âge. Imaginons Superman en train de lire Superman, ou mieux regardant Superman sur un écran de cinéma, et nous comprendrons à quel point le héros s’aimante sur une polarité très éloignée du point où le spectateur est susceptible de se projeter sur l’échelle sociale re-normalisée de la fiction filmique.

Toutefois, c’est précisément parce que le Moi leurré du spectateur et Superman se retrouvent sur une même échelle normative que la diégèse filmique reste probable. En définitive, la qualité par laquelle Superman, Nemo, etc., restent crédibles à nos yeux, provient de ce qu’ils partagent avec nous ce souci tout aussi prégnant et presque aussi bien exprimé à cultiver un individualisme fulgurant[39].

La troisième et dernière période de cette brève histoire des stigmates au cinéma est certainement la plus ambiguë, voire la plus « perverse » dans ses configurations tout comme dans ses considérations. Depuis le début des années 1980, le chemin qui conduit l’archétype hollywoodien du héros stigmatisé est pratiquement achevé, et avec lui s’efface un certain type de relation du spectateur au surhomme idéalisé. Selon Roger Odin, ce serait l’avènement d’un « nouveau spectateur » qui ne communiquerait plus, mais communierait avec le film. Durant les deux premières périodes que nous avons jusqu’ici définies, la communication fictionnelle reposait, d’après Odin, sur une structure à trois pôles ; le savoir fictionnalisant fonctionne alors comme un « tiers symbolisant » susceptible de réunir les actants de l’espace de la réalisation avec les actants de l’espace de la lecture. Mais avec les nouveaux films, et plus largement encore avec ce qu’il nomme les « nouveaux dispositifs cinématographiques », type Géode ou 3D, les spectateurs se rendraient dans les salles de cinéma non pas tant pour le film projeté que pour les impressions produites par le dispositif en termes d’émotions[40].

Quand bien même nous rejoindrions Odin sur l’idée d’une transformation de la position du spectateur durant ces dernières années, on ne saurait prétendre que ce dernier fictionnaliserait moins, voire plus du tout, à cause d’une « prise de pouvoir des niveaux plastiques et musicaux » : le spectateur continue d’adhérer activement à la fiction suivant une échelle qui s’est de nouveau déplacée.

Tableau

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En effet, à regarder défiler les titres repères retenus dans le tableau synoptique ci-dessus, on s’aperçoit que les années 1980 assignent désormais au Moi leurré du spectateur une place qui tend à être la place de référence sur l’échelle de la fiction. Les scénarios font de plus en plus concorder la norme du spectateur avec l’idéal que les personnages de la fiction auront pour but d’atteindre. Roger Odin a donc certainement raison de croire que son « nouveau spectateur » témoigne de l’émergence de « l’homme incivil fonctionnant sur le mode du seul contact émotionnel »[41]. Mais ce ne sont guère à des contraintes d’extériorité, des contraintes strictement plastiques qu’il faut attribuer cette mutation douce.

Ce que tentent de nous murmurer Rain Man, Forrest Gump, Elephant Man, ou Georges, le héros du Huitième Jour (et tout dernièrement Shrek, l’ogre bougon des studios Dreamwork), est d’un autre ordre. Ils nous susurrent que nous sommes, nous, spectateurs, des idéaux à atteindre ; que leur aventure, c’est avant tout la conquête d’un monde – le nôtre – qui n’a pas été tout à fait conçu pour eux. Et, comme le souligne Jacques Revel,

[...] les transactions qui se nouent autour des normes n’ont de sens que parce que celles-ci ont une réalité propre, irréductiblement autonome, mais qui est inséparable de leur effectuation au sein des rapports sociaux.[42]

Les stigmatisés à l’écran ne nous font plus peur, ni même ne nous fascinent, ils se contentent de nous émouvoir en invoquant en nous quelques sursauts d’une humanité fictionnelle dans laquelle aucun de nous ne se sent tout à fait parfait.