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Depuis ses origines, le Festival de Cannes a constitué le lieu éminent de la présentation du monde cinématographique comme scène universelle. Qu’entendre par cette notion ? La création de cette manifestation a d’abord correspondu à des impératifs de type politique. Il s’agissait de mettre en scène une forme de diplomatie culturelle dans laquelle la France aurait le rôle central. Dès ses premières éditions, pourtant, un autre élément apparaissait comme essentiel : le festival constituait un espace social et symbolique dans lequel l’idée du cinéma comme médium universel s’imposait : à la différence d’autres espèces de biens culturels, cette forme d’art industriel n’exige aucune barrière à l’entrée et peut afficher une localité d’origine sans pour autant y être circonscrite ou assignée[1]. L’idée même de rencontre présuppose la possibilité d’un accès direct, d’une confrontation immédiate et fructueuse avec des oeuvres très différentes par leurs références culturelles et par les codes cinématographiques qu’elles utilisent. Ce n’est que par le biais d’un festival que le cinéma peut devenir une présence réelle. Le cinéma, en tant qu’art industriel, nécessite la mise en relation régulière de ces reproductions avec de vraies situations où tous ceux qui font le film apparaissent dans une épreuve de réalité. L’expérience cinématographique peut être désignée comme un va-et-vient entre la consommation de pellicules et un espace hors film qui n’est pas seulement de l’ordre du commentaire, mais qui inclut la confirmation de l’existence effective du corps des acteurs aussi bien que les intentions des cinéastes en passant par l’existence de la critique. Cannes incarne au plus haut degré un tel dispositif de mise en présence. On peut brièvement ici décrire les conditions de possibilité des coprésences festivalières. La présentation dont le cinéma est l’objet s’adresse simultanément au public et aux professionnels et ne prend tout son sens que si elle est retransmise instantanément sur d’autres scènes. « Cannes », c’est l’organisation de la coprésence d’un ensemble de films, de formes de sociabilité spécifiques, et de rituels de célébration, lesquels ont fait l’objet d’approches ethnographiques variées dans l’ouvrage collectif qui a été consacré au festival en 2000[2].

On mesure sans peine tout ce que les dispositifs de mise en scène du cinéma mondial ont à voir avec des conjonctures locales : on a souvent noté l’importance de la sociabilité de casino dans les premières mises en forme du rituel cannois, mais sans aller plus loin dans l’interprétation. On perçoit clairement comment le festival s’est inscrit dans l’histoire très particulière d’une station balnéaire de renom qui avait été un lieu puissant d’invention de codes mondains et de formes de présentation de soi esthétisées lors de la constitution du tourisme d’hiver. Ces formes aristocratico-bourgeoises ont été amplement décrites par les historiens : elles associent le soin inédit apporté au bien-être du corps et l’efficace propre d’un lieu[3] en vue de produire une gamme de sensations et de sociabilités nouvelles, caractéristiques d’une société de loisir. Celle-ci trouve ses meilleures conditions de réalisation en hiver au cours du xixe siècle et dans le premier tiers du xxe siècle, avant de connaître un rapide et inexorable déclin. Il n’est pas indifférent que la première tentative pour mettre en place des rencontres cinématographiques à Cannes ait eu lieu à la veille de la Deuxième Guerre mondiale, au moment où achevaient de se déliter les rapports sociaux soigneusement construits dans un espace de plaisance qui avait été le plus haut lieu du tourisme d’hiver, et dont les éléments les plus saillants étaient la fête mondaine et la sociabilité de casino, dont Marc Boyer a pu montrer qu’elle était une condition nécessaire au succès d’une station d’hiver. Il est important également de noter que le festival s’est effectivement développé au moment où le tourisme balnéaire d’été trouvait dans la côte méditerranéenne l’un de ses meilleurs terrains, et où d’autres formes de la société de loisir étaient mises en place : la plage devenant le nouveau théâtre des sociabilités et la dimension élitaire du séjour balnéaire étant progressivement atténuée, voire annulée au profit du droit d’accès démocratique à la mer, au sable, au soleil, et à ce qui les accompagne.

On pourrait dire que le festival joue sur les deux faces de l’histoire de Cannes comme station : d’un côté, les restes du tourisme d’hiver maintiennent l’existence d’un front de mer comme espace de parade où est organisé le grand partage entre acteurs et spectateurs et où l’impératif de l’ostentation est l’objet d’une mise en règles précises, d’un protocole stable. D’un autre côté, la démocratie plagiste fait émerger ses propres conventions, celles qui donnent, au moins formellement, le droit à tous les corps de se présenter dans l’espace public pour gagner la reconnaissance : la mythologie de la starlette qui tente de se faire reconnaître d’un éventuel producteur, en s’allongeant sur le sable en tenue légère, exprime parfaitement le processus de constitution d’un espace démocratique, fût-il une fiction cinématographique, de l’accès direct à la gloire. On peut dire que la topographie cannoise fait coexister deux espaces sociaux en les interconnectant : celui du tourisme élitaire d’hiver, qui voit une minorité organiser de manière ludique une sociabilité festive où l’on invente sans cesse des relations, et celui de l’espace des loisirs démocratique dont la caractéristique de base est l’accès de tous à un espace de présentation de soi figuré par la plage. Comme on le sait, l’espace prototypique de la Côte d’Azur s’est exporté de par le monde et le littoral méditerranéen a connu, en retour, les effets de ces exportations, sous forme de stéréotypes : ainsi l’image de la Floride, constituée pour une bonne part de « remplois » méditerranéens, peut être retrouvée dans certains aspects du Cannes contemporain et contribue à une forme de « tropicalisation » du site. Enfin, le dispositif festif et balnéaire dont Cannes est l’exemple a été le théâtre de très nombreuses fictions cinématographiques, lesquelles sont entrées progressivement dans la composition de l’image de ces lieux. C’est ce qui rend possible l’expérience du spectateur à Cannes : la pré-connaissance par l’image de lieux, de formes et de postures a un effet déterminant sur les attitudes des participants : il suffit de considérer la célèbre « montée des marches » par les amateurs, qu’ils soient petits commerçants cannois ou intellectuels cinéphiles fort avertis mais encore inconnus des spécialistes, pour mesurer l’importance de ces schèmes comportementaux.

Le festival est devenu le paradigme de ce que doit être la mise en forme de la rencontre cinématographique en tant qu’elle est indissociable de l’établissement d’une zone de contact matérialisée entre le cinéma (d’abord à travers ses stars, mais aussi avec l’ensemble de sa machinerie, y compris le système productif) et ses publics, dont l’audience cannoise ne constitue qu’une infime partie, sans doute non représentative, mais qui se trouve représentée activement dans l’ensemble des « retransmissions » dont la fête cannoise est l’objet. On a pu remarquer que la montée des marches concernait plus de gens inconnus que de gens connus, mais on n’a pas tiré de véritable conclusion de cette observation. Évoquer le « quart d’heure de célébrité » d’Andy Warhol[4] ne suffit pas pour rendre compte du fait que la proximité avec les professionnels du cinéma et la possibilité de faire la même chose qu’eux, au moins pendant quelques secondes, est au principe de ces rencontres. Le Festival de Cannes est pour le monde du cinéma dans son ensemble une épreuve de réalité. L’image du ministre de la Culture qui venait alors d’être nommé, Jean-Jacques Aillagon, pressant la taille de la comédienne Sharon Stone lors de l’inauguration de l’édition 2002, illustre très bien la nature de l’espace de certification que constitue le festival. Le Ministre constate que le cinéma est une réalité incarnée aussi bien qu’il fait constater à l’audience, urbi et orbi, qu’il est vraiment désormais le ministre de tutelle de cette forme d’art, simplement par une légère pression des doigts. À Cannes, Hollywood peut être touché du doigt, et pas exclusivement par les ministres en exercice.

Le public n’est pas seulement invité à assister à la grande fête du cinéma mondial. Il est aussi un acteur, mineur mais indispensable, de la mise en images de l’événement. En témoigne sa présence active lors de la montée des marches, où il est une composante du spectacle. Les photographes, qui officient en rangs serrés sur le côté gauche, prennent les vedettes sous toutes les coutures, mais ils s’intéressent aussi à des ascensionnistes qu’ils ne connaissent pas, du fait que leur notoriété aurait pu échapper à leur attention ou qu’ils pourraient bien gagner de la reconnaissance pendant le temps du festival. Il est vrai que l’attention compulsive portée aux vedettes ne doit pas faire oublier un élément central dans la sociabilité cannoise : le haut degré d’incertitude qui pèse sur bon nombre de rencontres[5]. On peut se tromper sur des noms très connus : ainsi de très fins connaisseurs peuvent hésiter durablement sur l’identité d’une beauté brune qui monte lentement les marches ; certains la prennent pour Salma Hayek, d’autres pour Penelope Cruz. Ce n’est ni l’une ni l’autre. Deux hommes sont régulièrement pris pour John Travolta et Jean Reno, bien qu’ils n’aient rien fait pour tromper le monde et que la ressemblance soit très approximative. Un universitaire parisien qui regarde sur un grand écran la montée des marches avoue sa perplexité car il ne reconnaît personne. Au bout d’un moment, son visage s’éclaire car il croit identifier une actrice qu’il a vue récemment dans un film à Paris. Il s’agit en fait de Christine Deviers-Joncour, protagoniste à l’époque d’un fait divers d’État, l’affaire Roland Dumas. Double constat : d’abord, beaucoup de vedettes connues ne sont pas immédiatement reconnues, ce qui pose la question de leur aura ; ensuite des inconnus sont reconnus, soit qu’ils sont pris pour d’autres, quelquefois durablement, soit qu’ils excitent la curiosité et qu’ils deviennent l’objet d’une investigation. Il arrive que certaines célébrités soient rendues perplexes par l’absence de reconnaissance dont elles sont l’objet : c’est ainsi qu’on a pu voir Jamel Debbouze, humoriste extrêmement populaire en France, arpenter plusieurs fois de long en large l’espace qui jouxte les marches pour tenter de déclencher quelques applaudissements.

Contrairement aux apparences, il existe à Cannes des frontières relativement floues entre la notoriété et l’anonymat, dans la mesure où il est possible au cours de la journée de franchir la frontière entre l’une et l’autre. Le fait qu’on puisse faire quotidiennement l’acquisition de sa propre photographie lors de la montée des marches au stand des photographes Traverso, une institution cannoise, est une bonne indication de l’espace fictionnel qui se constitue à Cannes et qui donne à chacun une chance de se voir, de se reconnaître, et peut-être de se faire reconnaître. Parallèlement, le cadre solennel, hérité des grandes heures du tourisme d’hiver, qui prescrit la tenue de soirée, est comme miné de l’intérieur par les smokings de pacotille que portent nombre d’hommes du commun qui se sont procuré des places : une partie de la rencontre cannoise est plus proche de la soirée (hâtivement) costumée que de la cérémonie élégante. La parodie de grandes soirées à laquelle se livrent les anonymes est à mettre en rapport avec les transgressions que s’autorise un certain nombre de personnalités connues (Gérard Depardieu et Bernard-Henri Lévy effectuent régulièrement leur montée le col ouvert). Le cadre cérémoniel est de ce fait doublement mis en question par les interprétations que peuvent en faire les différents acteurs. Si l’ensemble de la montée des marches est aussi efficace sur les protagonistes que sur les spectateurs télévisuels, en dépit du caractère relativement pauvre du cadre de l’action, c’est parce qu’il est l’objet d’un consensus tacite : le cinéma désigne simultanément un monde de rêve sur pellicule et un espace démocratique qui réunit, au moins provisoirement, la production d’images et son public. C’est pourquoi la démultiplication des images, si importante dans l’espace cannois, est essentielle pour certifier aux spectateurs qu’ils sont réellement présents dans un espace filmique : un grand écran qui « double » en quelque sorte la montée des marches et qui permet aux spectateurs mal placés de ne rien rater de la cérémonie, ou d’aller et venir du regard entre la vraie scène et sa transmission vidéo, laquelle annonce la mise en archives et la disponibilité future de ces images au regard de l’histoire. Des écrans plus petits sont disséminés dans les divers lieux du festival, et l’on peut faire une transaction commerciale tout en ne perdant rien de ce qui se passe sur la moquette rouge légendaire. Il existe donc un ensemble de réciprocités constitutives du monde cannois. La montée des marches associe les connus et les inconnus dans un espace d’échange où les stars viennent être reconnues par des anonymes qui peuvent à leur tour se montrer (et montrer à eux-mêmes, par le jeu profus des images fixes et animées qui les entourent, qu’ils sont vraiment partie prenante).

Les réseaux télévisuels ne s’acquittent pas seulement du portage du cinéma à domicile. Ils ont aussi une importance croissante dans la production et le « formatage » d’images du cinéma qui deviennent la condition de notre aperception de la réalité cinématographique. On s’est souvent ému, pas toujours sans raison, de l’emprise croissante qu’exerçait la télévision sur d’autres formes d’expression. Le Festival de Cannes est l’illustration d’une partie des relations contemporaines entre cinéma et télévision. Il y a déjà plus de quinze ans, Serge Daney faisait un rapprochement entre le caractère massivement télévisuel de la cérémonie de la Palme d’or et l’intrusion massive de la télévision dans le langage cinématographique même. « Il faut des rituels télévisuels pour couronner des films presque télévisuels », affirmait-il déjà au milieu des années 1980[6]. En laissant au critique l’entière responsabilité de son jugement, il faut constater que l’enjeu principal, à propos du mode actuel de présentation de l’état du cinéma à Cannes, c’est peut-être sa « déspécification », si l’on peut risquer ce terme : dans le jeu croisé d’images qui a été sommairement décrit ci-dessus, que reste-t-il d’un cinéma dont les images seraient spécifiques et clairement détachables du flux continuel d’images dans lequel nous baignons ? La multiplication des images et leur disponibilité dans l’espace domestique ont eu incontestablement des effets destructeurs sur le mode de présence du film qui s’était progressivement constitué au cours de son histoire, et qui permettait justement de parler du cinéma comme d’une histoire aux multiples récits, mais dont la cohérence était incontestable, créant de fait une communauté universelle. La question se pose aujourd’hui de savoir comment trouver un principe de discrimination des images au moment même où la profusion des images et des images d’images tend à détruire leur spécificité, leur capacité d’interroger d’autres images (ce qu’on pourrait appeler leur fonction critique) et leur pouvoir de faire oeuvre. Le pessimisme de Daney est sans doute lié à sa propre vision du cinéma, dans laquelle les contraintes de la production commerciale, dont la montée en puissance de la télévision est le meilleur indice, sont toujours pensées comme des menaces. Il ne faut pas oublier que le cinéma comme objet autonome (et qui est sa propre instance de légitimité) s’est progressivement affirmé à Cannes contre les limitations de la fête mondaine. L’intérêt du festival est d’avoir très tôt constitué un enjeu de luttes symboliques portant sur la définition du cinéma même et sur l’accroissement progressif de ce qu’on peut exiger de lui. Il ne faut pas considérer que la profusion des images et des écrans à travers leur démultiplication indéfinie doit nécessairement conduire à l’identification du cinéma avec la télévision, à une perte de substance qui ferait de Cannes le lieu de l’absence du cinéma plutôt que celui de sa présentification. On pourrait au contraire considérer que le cinéma résiste parfaitement bien au régime de présentation qui se manifeste à Cannes. La télévision ne peut se substituer au cinéma : elle est plutôt dans la situation de le célébrer et d’en démultiplier les effets. On pourrait dire que la prolifération des images d’images, transmises aux participants comme aux téléspectateurs du monde, constitue une nouvelle forme d’épreuve pour confirmer la présence du cinéma qui reste, à l’heure de l’iconicité généralisée, une puissante instance de discrimination des images.