Article body

Nous nommons dermatologie du sensible l’orientation rhétorique des oeuvres de J.-L. Alibert (Clinique de l’Hôpital Saint-Louis ou traité complet des maladies de la peau, 1833) et de A. Hardy et A. de Montméja (Clinique photographique de l’Hôpital Saint-Louis, 1868). En effet, nous analysons le rapport entre le texte et l’image dans l’ouvrage de J.-L. Alibert, puis nous nous orientons vers la théâtralité du symptôme à travers l’atlas de Hardy et de Montméja. Néanmoins, nous ne nous intéressons pas tant à l’esthétique de l’oeuvre qu’à son étymologie grecque aisthêtikos : « qui a la faculté de sentir » et « perceptible, sensible ». Nous orientons aussi notre analyse vers la praxis énonciative, c’est-à-dire le discours en acte. À travers cette approche, nous cherchons à faire comprendre que ce ne sont pas tant les systèmes d’intelligibilité qui définissent les usages du signe, symptôme ici, que la présence sensible au monde du corps. Nous entendons, par sensible, ce qui se passe avant toute catégorisation par l’intelligible, ce qui est régi par le mode des affects et des perceptions. L’interaction de ces perceptions et leur mise en relation définissent la dimension intelligible. Nous définirons le concept de dermatologie du sensible au fur et à mesure de notre démonstration. Mais déjà nous le construisons selon un axe herméneutique, à partir d’une rhétorique de la sensation et de la perception, dans un contexte donné.

Depuis la fin du xviiie siècle, la médecine a reconsidéré ses méthodes d’investigation et l’importance des connaissances anatomiques. Ce nouveau positionnement s’est ainsi orienté vers l’identification et le classement des maladies. Les médecins « se livrent à l’étude des signes cliniques et des symptômes, éléments qu’ils confrontent avec les lésions observées sur les cadavres» (Salaün, 2001 : 16). Les nosologies dermatologiques d’Alibert, par exemple, ne se préoccupent que de l’aspect externe (efflorescence), c’est-à-dire du symptôme et de la lésion sans établir de relations avec des troubles intérieurs de l’organisme. Il faut rappeler aussi que les maladies de peau étaient traitées à l’époque comme des maladies ordinaires[1]. Cela laisse entendre que le diagnostic médical, au début du xixe siècle, consistait à faire le constat d’un ensemble typique de symptômes. La maladie était identifiée au syndrome sans préjuger des changements pathologiques des organes en question. C’est dans ce contexte de conception clinique de la maladie que nous avons souhaité aborder l’iconographie dermatologique, afin de montrer que l’illustration traduit la pensée dermatologique autant qu’elle représente les orientations personnelles de son auteur ou de son commanditaire. Nous avons ainsi choisi d’analyser six planches issues de l’ouvrage d’Alibert (1833), son second grand ouvrage où il résuma ses leçons cliniques[2]. En effet, Alibert peut être considéré comme le fondateur de l’École dermatologique de l’hôpital Saint-Louis et le premier clinicien hospitalier à se spécialiser en dermatologie, mais aussi comme un professeur singulier qui décrivait les maladies de peau de façon queque peu théâtrale, sous forme de métaphores humoristiques. Nous nous sommes aussi attachée à cet auteur en raison de l’aspect inventif de sa recherche lorsqu’il proposa de classer les maladies de la peau selon une taxinomie inspirée de la botanique et popularisée par son fameux « Arbre des dermatoses ». Par ailleurs, ce qui nous intéressait aussi, c’était de montrer l’évolution des modes d’illustration, plus particulièrement le passage du dessin à la photographie dermatologique. Il s’agissait alors d’étudier les effets esthétiques et esthésiques de ces différents moyens d’information-communication tournés essentiellement vers l’enseignement, tout en étant attentive à la personnalité des dermatologues et associés et à la manière dont ils se positionnaient dans la pensée médicale de l’époque. Nous avons donc étudié, en parallèle, l’ouvrage d’Alibert et le premier atlas photographique en dermatologie de Hardy et de Montméja. Notre corpus repose donc sur la mise en jeu du rapport binaire, sensible versus intelligible, au sein même de l’iconographie médicale dite, selon le sens commun, scientifique et sans imaginaire. Nous avons ainsi choisi les planches (et les textes qui les supportent) les plus significatives de la marque personnelle de son auteur ou commanditaire. Nous nous sommes centrée à la fois sur l’aspect tensif et esthésique des illustrations et des textes médicaux.

Le rapport texte/image dans le traité d’Alibert

L’oeuvre de Jean-Louis Alibert constitue notre première approche de l’illustration dermatologique par l’analyse de six dessins : l’Érythème spontané, l’Érythème pélagreux, l’Érysipèle simple, le Pemphix chronique, le Zoster aigu et le Phlyzacia aigu. Nous les avons étudiés sous le rapport du texte et de l’image, tant ces supports apparaissent complémentaires et, surtout, tant ils jouent le jeu du spectaculaire souhaité par le dermatologue en question. Dans son « Discours préliminaire », Alibert précise :

Pour imprimer en plus grand sceau d’authenticité à ce que j’ai écrit, pour ajouter à l’énergie et à la puissance de mes discours, pour perpétuer et animer, en quelque sorte, tous mes tableaux, j’ai cru devoir recourir à l’artifice ingénieux du pinceau et du burin. J’ai voulu fortifier les impressions par l’image physique des objets que je désirais offrir à la contemplation du pathologiste ; j’ai voulu enfin, par les couleurs effrayantes du peintre, instruire, pour ainsi dire, la vue par la vue, faire ressortir et contraster davantage les caractères des maladies de la peau, fixer leurs moindres nuances, frapper, en un mot, les sens de mes lecteurs, et reproduire vivans, devant eux, les divers phénomènes qui avaient étonné mes regards.

Alibert, 1833 : xxiij

Ces impressions fortes, qu’il n’a de cesse de vouloir retranscrire, lui font parler, de manière récurrente, de théâtre et de spectacle. Il s’exprime aussi très souvent à travers des signes plastiques qu’il accompagne de comparaisons ou de métaphores.

Quelquefois c’est simplement l’appareil tégumentaire qui se décolore, sans qu’on aperçoive aucune élévation au-dessus de son niveau, et qui nous montre tour à tour des taches rouges, brunes, noires, jaunes, livides, ou d’une nuance verdâtre, comme la chair des cadavres en putréfaction [...]. Mais plus souvent, les maladies cutanées laissent transsuder une matière ichoreuse ou purulente, qui se concrète en une masse croûteuse, pour tomber, renaître, et pour tomber encore ; ces croûtes, dont la figure varie à l’infini, représentent des cercles, des losanges, des prismes, des cylindres, des tubercules ou des mamelons très-proéminens [...] ; on en voit qui s’étendent insensiblement et s’arrondissent en zones relevées par des bords affreux, ou qui rampent comme les serpens en lignes sinueuses et longitudinales.

Ibid. : ij

Alibert s’extasie ainsi devant ces maladies spectaculaires. « Dans ces effroyables déformations, les malades conservent à peine l’apparence humaine ; ils ont la physionomie terrible des lions ou la face hideuse des satyres, selon la remarque de l’immortel Arétée » (ibid. : ij). Le dermatologue devient un véritable peintre, non pas de la nature humaine, mais de la nature même, avec tous ses secrets, ses irrégularités et ses surprises monstrueuses. L’artiste nous décrit une mort picturalisée dont le spectateur pourrait suivre les lignes, en toucher la texture et en calculer la durée. Il en est alors comme de ces natures mortes qui nous restent en mémoire. De la même manière, Samuel Y. Edgerton Jr fait ce rapprochement entre la science et l’art :

Les gouaches originales que Galilée exécute à partir de ses observations lunaires sont d’une qualité toute professionnelle dans le rendu des effets de lumière. [...] Nul doute que c’est ici le peintre qui, chez Galilée, aura servi l’astronomie. [...] Seule sa familiarité avec les innovations picturales de la Renaissance italienne et le subtil traitement de tels effets de reflets par Léonard ou Raphaël a pu lui suggérer une hypothèse aussi audacieuse en son temps.[3]

1992 : 32

Figure 1

-> See the list of figures

Figure 2

-> See the list of figures

Figure 3

-> See the list of figures

Figure 4

-> See the list of figures

Figure 5

-> See the list of figures

Figure 6

-> See the list of figures

Mais ce n’est pas tant cet aspect spectaculaire de l’ouvrage qui nous intéresse que la complémentarité du texte et de l’image. Cette articulation engage deux types de combinaisons d’opposition. La première catégorie sémantique nous ferait dire que l’image généralise autant que le texte particularise. Quant à la seconde catégorie binaire, elle positionne le corps du patient de deux manières. L’image en marque son absence, tandis que le texte le lui rend. Ce constat nous fait donc dire que l’illustration dermatologique, de la même manière que son texte, construit un regard sur le corps du malade et sur la maladie en soi.

Le familier

Ainsi, dans ces six planches, nous remarquons qu’Alibert formalise le modèle-type de chaque maladie. En effet, outre les qualités des lésions cutanées, il (avec l’aide technique des dessinateurs et graveurs, Tresca, Valvile ou encore Choubard) circonscrit le lieu de l’infection : la main, le visage, le cou, etc. L’image vient caractériser la maladie en la réduisant à une sorte de fragment. En même temps,

[...] les représentations des lésions cutanées dont Alibert enrichit ses textes de dermatologie ne se limitent jamais à graver un seul morceau de peau atteinte mais comprennent presque toujours le visage entier du sujet malade avec ses couleurs, expressions de son tempérament, son regard, une certaine posture de la tête et quelquefois des morceaux de vêtements qui peuvent illustrer la condition sociale et donner plus d’humanité au malade.

Pasquinelli, 2001 : 36

Ainsi, la jeune femme atteinte d’un Érythème pélagreux semble perdue dans ses pensées par ses yeux hagards et sa tête légèrement inclinée. Elle apparaît complètement absente de la scène. De la même manière, le patient atteint d’Érysipèlesimple est dépeint à la façon d’une poupée russe au visage rond et aux pommettes rouges, alors qu’il s’agit en fait de placards érythémateux aux bourrelets rouges. Cette figurine apparaît tout aussi hors temps et complètement ailleurs. Quant au jeune homme souffrant d’un Pemphix chronique, son absence est traduite par ses yeux qui fixent le sol et sa tête délicatement inclinée vers le bas. Aussi, par ces dessins, Alibert construit un sentiment à la fois d’empathie et d’anempathie, puisque l’air absent des patients représente aussi leur fonction de simple mannequin ou modèle. Le texte exprime d’ailleurs cette modélisation, cette généralisation, en proposant des exemples. En effet, le premier exemple est toujours en adéquation avec le dessin. Ainsi, pour la planche de l’Érythème spontané, il est noté qu’au moment où « l’érythème est arrivé au plus haut degré d’accroissement, la peau est gonflée, tendue, luisante » (Alibert, 1833 : 6). Puis, « [c]es taches ou plaques s’étalent sur le dos des mains, sur le visage, sur la poitrine » (ibid.). Enfin,

[u]n homme travaillait à planter des pieux au moyen de la sonnette ; ses mains, constamment exposées à l’air et au vent, furent frappées d’une rougeur érythémateuse [...]. Le malade, ayant discontinué son genre d’occupation, ne tarda pas à se guérir.

Ibid. : 11

Autre exemple, celui de l’Érysipèlesimple. Nous apprenons que

[...] l’assouplissement est surtout considérable, si l’érysipèle doit attaquer la face. L’eczémation se concentre ensuite sur un point quelconque du tissu cutané ; ce tissu se gonfle et se distend ; la partie affectée prend la couleur d’un rouge citronné ; la peau est lisse et luisante.

Ibid. : 16

Alibert nous raconte ensuite :

Certaines habitudes de la vie civile, comme celles des épicuriens qui demeurent long-temps à table au milieu des mets les plus succulens, qui se gorgent de viandes de haut goût, qui abusent de liqueurs spiritueuses, ne contribuent pas peu à les déterminer. Il y avait à Paris un fameux gourmand qui expiait toujours par un érysipèle le plaisir qu’il trouvait à se rassasier de truffes du Périgord ; victime d’une complication oedémateuse, cet individu mourut d’une récidive, et sous le poids d’une accablante obésité.

Ibid. : 19

Le médecin se fait alors observateur psychologique et moral de la maladie, pour ne pas dire stoïcien dans ce cas d’abus des bonnes chères. Il incline à la modération en toutes les circonstances. Le cas le plus exemplaire est celui de la planche illustrant le Zoster aigu. Conformément au dessin :

Le zoster n’occupe d’ordinaire qu’une seule partie du corps, le plus souvent le côté droit ; il forme communément une demi-ceinture, laquelle serpente obliquement depuis la colonne épinière jusqu’à la ligne blanche.

Ibid. : 27

Mais ce qui est le plus surprenant, c’est qu’Alibert cherche à déterminer le zoster par de violents chagrins :

Un jeune homme, âgé de trente-deux ans, fort studieux, avait éprouvé une forte commotion de l’âme ; il avait eu le malheur de tuer en duel un individu qui avait été son ami intime ; il fut inconsolable de cette action, et ressentit presque aussitôt une sensation douloureuse au côté droit ; le troisième jour, on vit se manifester chez lui une ceinture vésiculeuse depuis l’ombilic jusqu’aux vertèbres ; cette ceinture était de la largeur de la main.

Ibid. : 33

Nous remarquons, dès lors, que les explications du dermatologue tournent essentiellement autour de la somatisation de son patient, qui s’exprime par la voie cutanée. Ce discours engage la dimension sensible dans l’explication cognitive de la maladie par les termes : « éprouvé », « ressentit », « sensation » et « se manifester ». Le médecin s’intéresse à la vie personnelle et intime de ses patients pour établir une nosographie précise, soutenue par des exemples concrets. Il semble ici judicieux de relever qu’Alibert s’exprime souvent à travers l’image du médecin observateur ou encore de l’observateur philosophe. Le dermatologue traque alors les penchants pathologiques du patient à travers son tempérament (bilieux, sanguin, lymphatique), son comportement social, son âge, son sexe et fait aussi état de l’influence climatique dans le déclenchement de la maladie de peau. En tant que médecin, il transmet ainsi des valeurs morales, voire idéologiques, aux futurs dermatologues auxquels il s’adresse :

Il n’arrive que trop souvent des anomalies et des monstruosités, quand la nature est surprise et interrompue dans son travail plastique. Nous connaissons qu’imparfaitement les agens producteurs de tant de formes bizarres ; croire aux envies, trouver une sorte de corrélation entre ces formes et certains objets qu’on a vus avec effroi, c’est descendre jusqu’à l’ignorance du peuple ; toutes les parties de l’art méritent néanmoins les regards de l’observateur philosophe.

Ibid. : viij

Le médecin doit donc prendre en considération le corps humain dans sa globalité physiologique, psychologique et sociale pour pouvoir localiser l’élément déclenchant, la source de la maladie. Alibert pointe ainsi l’ennui dans l’irruption de l’Érythème pélagreux :

Le malade [...] a paru à nos leçons critiques pendant les guerres de Bonaparte. Cet individu, quoique Breton d’origine, arrivait de Milan ; il n’était au service que depuis huit mois. [...] l’ennui était peint sur sa physionomie ; il était triste, taciturne, recherchait la solitude. Fuyant tous ses camarades, il alla se placer dans une belle exposition, au soleil, s’y coucha les mains appliquées sur la tête, de manière que les doigts s’entre-croisaient. S’étant endormi dans cette position, il s’y manifesta une légère phlogose ; la peau devint rouge, et le malade y ressentit une chaleur ardente à son réveil.

Ibid. : 11

Le dermatologue circonscrit maintenant l’origine de la maladie à partir de sentiments dysphoriques : « triste » et « taciturne ». Quant au Phlyzacia aigu, le médecin accuse l’alcool :

Lorsqu’il était ivre d’eau-de-vie, il s’endormait quelque fois pendant sept ou huit heures près des charognes et des cadavres d’animaux en putréfection ; il livrait ainsi son corps aux mouches dévorantes qui abondent dans ces lieux malsains. [...] Interrogé sur les causes d’une maladie aussi horrible et depuis quelle époque il en souffrait, il répondit naïvement, et avec le ton de la plaisanterie : depuis que je bois. Nous apprimes en effet que cet homme, chiffonnier pendant la nuit, et chanteur pendant le jour, n’exerçait jamais ce double métier sans se stimuler singulièrement par des liqueurs alcoholiques.

Ibid. : 33

Le dermatologue entre dans le quotidien du patient. Par empathie, il doit pouvoir faire partie de sa « maison »[4] et connaître ses habitudes, son caractère. Le patient doit accorder sa confiance pour dévoiler l’intimité de sa vie au médecin. Ils doivent, à un moment ou à un autre, devenir proches ; et c’est le texte de l’ouvrage qui restitue cette proximité, ou plutôt le familier, saisi en dehors des relations hiérarchiques, sociales. Ces confidences lui permettent d’étayer son diagnostic et de conclure de manière générale sur le Pemphis chronique :

Les hommes qui s’échauffent par des travaux sédentaires, par des veilles opiniâtres, qui languissent renfermés dans des prisons, qui sont retenus dans l’esclavage, qui se contentent d’une mauvaise nourriture ; ceux qui respirent un air infect et corrompu ; ceux qui se créent de pernicieux besoins, qui n’ont aucune tempérance dans les repas, etc., sont susceptibles d’éprouver les atteintes de ce mal affreux.

Ibid. : 25

La maladie de la peau ne s’observe pas seulement dans sa globalité, ce qui laisse suggérer une conception holiste du corps en ce début du xixe siècle, mais aussi et surtout dans sa dimension sensible, tensive et dysphorique.

Le complétif

Néanmoins, Alibert, pour des raisons essentiellement pédagogiques, représente le corps découpé et morcelé. Pas une seule fois le corps n’est dessiné dans son entité. C’est en effet au spectateur de recoller, dans son imagination, les morceaux. Le dermatologue joue ainsi sur le mode présence-absence du représenté, faisant appel, bien sûr, d’une part aux qualifications préalables des étudiants en médecine, d’autre part à l’aspect complétif du texte. Mais ce qui demeure, c’est cette sensation d’évanouissement lorsque nous observons ces dessins anatomiques, qui font penser au concept d’aura selon la conception de Walter Benjamin : « Qu’est-ce que l’aura ? C’est une trame singulière d’espace et de temps : l’unique apparition d’un lointain, si proche soit-il » (1971 : 70). L’image nous renvoie donc une absence, mais toute en douceur, par la fibre sensible de la figurativité. Ainsi, dans la planche de l’Érythèmespontané, les lignes courbes de la manche de la chemise semblent se dissoudre et le tissu blanc n’a pas vraiment de consistance. C’est une sorte de voile invisible qui rend cette main presque insaisissable. L’ensemble des six dessins joue de ces effets de présence-absence ou de ce que Philippe Dubois nomme « une esthétique de la disparition et de l’effacement » (1990 : 221) en abordant la photographie scientifique de la seconde moitié du xixe siècle.

Mais le procédé du dessin permet également de faire surgir l’aspect spectral du corps. Ainsi, précise Dubois :

En abordant le champ par ses objets mortifères, les effets d’absence et de fiction du médium se révèlent avec instance, transformant du même coup le sujet, l’objet et le rapport qui les unit (qu’on appelle perception, description ou interprétation) en instances et en procès imaginaires, régis d’abord par une logique de fantasme (ou de la croyance) et instituant une structure flottante, sans termes déterminés, où simplement ça circule.

1990 : 221

En effet, la présence sensible du drapé, dans la figure du Zoster aigu ou de l’Érysipèlesimple, construit le « signifiant imaginaire » (Metz, 1977) du linceul et évoque la mort. Le portrait de la jeune femme atteinte d’Érythèmepélagreux, le visage marqué par l’Érysipèlesimple ou encore par le Pemphix chronique fonctionnent à la manière du masque funéraire : « La forme obtenue par empreinte tire la ressemblance vers la mort » (Didi-Huberman, 1997 : 75). Ces images ne construisent plus la maladie, mais mettent en scène la mort ou plutôt l’élément mortifiant. Par ailleurs, cette référence au masque mortuaire s’appuie vraisemblablement sur « la pratique [...] des pièces anatomiques : elles aussi moulées directement sur leur “ référent ”, c’est-à-dire sur les corps souffrants ou déjà morts de toutes les pathologies possibles » (ibid.). Ces représentations de la maladie de la peau se confondent avec l’opération de découpe anatomique liée aussi aux cires anatomiques.

Mais cet aspect morbide de l’image reprend vie dans le texte. Même s’il s’agit de maladie et, parfois, de son destin tragique, l’écriture d’Alibert accumule les éléments plastiques et dynamise le texte par une ponctuation abondante et un vocabulaire vif et léger.

Je ne dois pas oublier l’histoire d’un littérateur auquel j’ai donné long-temps des soins. Il était régulièrement atteint, deux fois par an (au printemps et à l’automne), d’une affection érythémateuse fort extraordinaire ; la peau entière de son corps rougissait soudainement dans toute son étendue, tout son sang paraissait entrer dans une sorte d’effervescence ; son visage surtout très-enluminé ; il se plaignait de cuissons qui précédaient de quelques jours une desquamation universelle : malgré ses souffrances réitérées, le malade était habituellement gai et jovial. Je me souviens qu’il s’était donné beaucoup de soins pour faire exécuter son portrait sur un fragment de son épiderme, qu’on avait tanné pour le disposer à son usage ; il s’en servait lui-même pour y écrire des vers et des chansons.

Alibert, 1833 : 6-7

Dans cet exemple, on a l’impression que le dermatologue dédramatise, voire ironise totalement la douleur, se moque un peu de la maladie. Mais à y regarder de plus près, Alibert crée une tension sémantique : d’un côté, « rougissait », « effervescence » et « très-enluminé » lui servent à parler de la maladie ; de l’autre côté, « gai » et « jovial » désignent les sentiments du patient. Cependant, il devient plus grave et plus dramatique pour nous peindre la mort :

Il n’est pas rare de voir l’érythème pélagreux suivi d’un délire chronique, souvent même de la plus sombre mélancolie. Il est des malades qui finissent par se donner la mort ; il y en eut un qui se coupa la gorge dans la commune de Piossasco. On a consigné dans quelques journaux scientifiques l’histoire d’un fanatique, nommé Matteo Lovat, né dans les montagnes de l’État de Venise, qui fit de funestes tentatives pour clouer l’une de ses mains à une croix qu’il avait fabriquée, et se donner le supplice du Christ. Ajoutons que beaucoup de pélagreux dont la raison est égarée cherchent à se précipiter dans des rivières.

Ibid. : 8

Le dermatologue intensifie graduellement le drame : « délire chronique », « sombre mélancolie », « mort », « supplice du Christ ». Nous constatons par ailleurs que le texte humanise les gravures, non seulement en racontant la vie intime des patients, mais en les nommant, comme dans l’exemple ci-dessus, ou encore lorsque Alibert fait part de son étonnement. En effet, nous dit-il, « [p]ar le plus singulier des contrastes, j’ai observé une fois cette dégoûtante maladie sur les belles épaules d’une jeune femme de vingt ans, qui était un modèle de sagesse, et qui avait d’ailleurs toutes les apparences d’une santé régulière » (ibid. : 33). Dans ce cas littéraire, le dermatologue construit la tension « maladive » autour des catégorisations antinomiques : « dégoûtante » versus « belles ». De fait, le texte rend sa présence à l’image trop fébrilement absente en exemplifiant et en donnant vie au corps malade. Ainsi, dans son ouvrage, Alibert met en place un rapport complémentaire entre le texte et l’image, qui s’articule autour des catégories sémantiques familier versus étranger et présence versus absence.

Nous allons maintenant aborder la photographie dermatologique pour poser la question de l’implication sensible de ce nouveau support d’information-communication. Il s’agit d’analyser l’atlas de photographies des maladies de la peau supervisé par A. Hardy, ancien élève d’Alibert. Nous passons dès lors du dessin et des gravures à la photographie.

La théâtralité du symptôme dans l’ouvrage de A. Hardy et de A. de Montméja

Notre analyse de la dermatologie du sensible, et plus particulièrement des photographies des maladies de la peau prises par A. de Montméja en 1868, est soumise à un contexte historique, scientifique et artistique particulier qu’il faut rappeler. En effet, au xixe siècle, le discours sur l’image photographique demeure attaché au concept de ressemblance, dans lequel « la trace était censée agir comme la présence manifeste du sens » (Krauss, 1990 : 23). Mais dès la fin du xixe siècle naît le pictorialisme. Certains photographes traitent

[...] la photo exactement comme une peinture, en manipulant l’image de toutes les façons : effets systématiques de flou [...], mise en scène et composition du sujet, et surtout : interventions innombrables, après coup, sur le négatif lui-même et sur les épreuves, à l’aide de pinceaux, de crayons [...].

Dubois, 1990 : 28

Ces propos nous permettent, en fait, de poser le rapport au réel des clichés effectués par A. de Montméja, sous la direction d’A. Hardy, professeur de pathologie interne, médecin de l’hôpital Saint-Louis de 1851 à 1873. Hardy confia à son élève, A. de Montméja, le projet d’étudier ce nouveau procédé d’iconographie. De Montméja, chef de clinique en ophtalmologie, était particulièrement intéressé par le prolongement de la vision humaine que représentait la technique nouvelle de la photographie. Ainsi, dans le cas de ces photographies de 1868, il s’agissait de rendre compte d’une réalité pathologique justifiant les retouches effectuées à la main. Ces photographies portent toutes la signature d’A. de Montméja, avec la mention : « photographié et peint d’après nature ». Cela signifie, probablement, que la retouche coloriée, au pinceau et à l’aquarelle, était ajoutée en présence des malades. L’utilisation de la peinture en présence des malades permettait ainsi d’améliorer le réalisme de l’image et confortait l’idée du professeur Hardy que les planches représentaient « la nature prise sur le fait » (Tilles, 2002 : 17). Dès lors, beaucoup plus proches de la réalité que les dessins et les gravures, et aussi beaucoup moins coûteuses, les photographies allaient s’imposer, peu à peu, comme le moyen idéal pour enseigner la dermatologie.

Il faut maintenant rappeler aussi la prégnance de la physiognomonie dans ce contexte du xixe siècle. Entre l’anatomie, la psychologie et la philosophie morale, la physiognomonie « impliquait le décodage de l’être moral et psychologique de l’homme à partir de ses caractères physiologiques dont on pensait qu’ils étaient la trace » (Krauss, 1990 : 23). Son influence fut telle que Charles Darwin crût utile d’attaquer cette science dans les années 1870.

Dans l’étude intitulée l’ Expression des émotions chez l’homme et les animaux (1872), Darwin lance une offensive contre la physiognomonie, car elle représente un des principaux bastions de l’opposition à la théorie de l’évolution.

Krauss, 1990 : 23

Tout devient alors indice moral dans la figure, selon la conception physiognomonique, alors que pour Montméja et Hardy les photographies des maladies de la peau font l’épreuve du symptôme médical. Leurs photographies ne révèlent en rien le monstrueux physique et moral, mais laissent suggérer tout un travail sur la matière et sur sa sensualité. En fait, à travers cette étude de l’iconographie dermatologique, nous aimerions montrer que les vecteurs du savoir scientifique n’émergent pas tant des stigmates corporels observés sur le patient que de la mise en place d’une rhétorique révélant, dans un premier temps, la matière épidermique et, dans un second temps, le corps sexuel et sensuel. Pour ce faire, nous analyserons douze photographies des maladies de la peau du xixe siècle : Naevus pigmentaire et naevus vasculaire, Pemphigus bulleux, Pemphigus foliacé, Favus, Pelade, Herpès circiné, Impétigo, Eczéma, Psoriasis, Syphilide vésiculeuse, Scrofulide érythémato-squameuse et Cancroïde[5].

Fondamentalement, nous cherchons à saisir le secret d’une image et à montrer toute sa valeur créatrice, à cerner des effets esthétiques, voire artistiques, dans l’univers scientifique. Travailler le mode sensible d’une oeuvre scientifique nous permet de viser la couche profonde de l’interprétation. Pour ce faire, nous combinons trois formes d’approche interprétative explicitées par U. Eco (1987 : 11) : l’intentio auctoris, l’intentio operis et l’intentiolectoris, tout en concevant, à la suite de P. Ricoeur (1986 : 226), qu’il existe de multiples interprétations d’une oeuvre. Il reste que le recoupement de ces trois intentions réduit fortement le champ des possibles. Par ailleurs, il convient d’y ajouter, comme une sorte de filtre psychologique, ce que G. Devereux appelle « le contre-transfert de l’objet de science » (1980). En effet, l’objet d’étude que nous choisissons est un aveu autobiographique. Si cet aveu ne doit pas constituer une dérive psychologisante, il engage certainement une mise à plat de certaines structures de pensée inhérentes à la présente analyse.

Figure 7

-> See the list of figures

Figure 8

-> See the list of figures

Figure 9

-> See the list of figures

Figure 10

-> See the list of figures

Figure 11

-> See the list of figures

Figure 12

-> See the list of figures

Figure 13

-> See the list of figures

Figure 14

-> See the list of figures

Figure 15

-> See the list of figures

Figure 16

-> See the list of figures

Figure 17

-> See the list of figures

Figure 18

-> See the list of figures

Ainsi, nous avons pensé ces douze photographies sous l’angle d’un processus artistique et scientifique de modèle[6]. Cette conception du corps implique alors le fait de considérer la forme dans son aspect sensible et conçue comme une idée formelle de type. Mais contrairement à ce qu’a pu écrire Monique Sicard (1999)[7] au sujet des photographies de Marey, le modèle révèle ici davantage un événement qu’il ne fournit « les clés de la compréhension d’un phénomène ». Par ce fait même, il suscite le partage du regard de ce que Daniel Jacobi nomme « la communication scientifique en actes » (1999 : 16).

La matière épidermique

Cet événement photographique et médical (les douze clichés) donne à voir et offre en partage l’image d’une peau malade en représentation. Le modèle est mis en scène, de sorte que la personne et la peau ne font plus qu’un autour de la maladie. Le regard semble pris en otage par cette douceur maladive qui émane des photographies. C’est en ce sens que nous parlons de dermatologie du sensible et non seulement de cette spécialité médicale qui étudie et soigne les maladies de la peau. En effet, la dermatologie du sensible, telle que nous nous proposons de la définir, joue sur l’aspect perceptif et sensoriel de la maladie dans l’intention de désacraliser le stigmate imaginaire du monstre. Il s’agirait, à travers ces photographies, de déconstruire la relation normal versus monstrueux pour établir un partage du regard. Cette relation de mise à l’écart et de peur engendrées par la monstruosité physique du patient va pouvoir être déconstruite à partir d’une prise en compte exclusive ‑ chez l’étudiant en médecine à qui ces photographies s’adressent ‑ de la matière épidermique. Mais il s’agit d’une matière particulière, nommée par Jacques Fontanille « lumière-matière » :

Il faut l’entendre comme une forme d’occupation de l’espace rendue perceptible par la lumière : c’est la lumière qui nous informe de la présence de poussières, de volumes, de surfaces et de texture, dans un espace considéré intuitivement comme un contenant, occupé par un contenu que décèle la lumière.

1995 : 34-35

Cette lumière matérialisée s’élabore dans les photographies de Montméja selon deux processus, que nous appelons processus de spatialisation et processus de chromatisation.

Le processus de spatialisation peut être saisi à travers la catégorisation sémantique binaire local versus global. Même si les photographies de Montméja fragmentent et découpent le patient, et donc localisent la maladie, il n’empêche que le spectateur a l’impression que la maladie, par le stigmate corporel, mange tout le visage et tout son corps, comme dans la photographie illustrant le Pemphigus foliacé. Ainsi, les « effets de matière démultiplient l’espace en épaisseurs, en volumes, etc., et y installent donc une multiplicité » (ibid. : 38). Ainsi, la matière se quantifie. Par exemple, dans la photographie de l’Impétigo, l’espace est perçu comme un tout et ce, à partir de ses parties, les plaques rugueuses et jaunes. Ces passages continuels entre le local versus le global, ou entre la partie versus le tout, engendrent un espace trouble. Celui-ci est encore accentué par le rappel de la matière. En effet, dans l’exemple du bébé atteint de Naevuspigmentaireetvasculaire, la chromatisation rouge englobe le corps, révélant en quelque sorte son aura malade. De la même manière, dans l’illustration de l’Eczéma, la localisation de l’infection à la jambe semble s’étendre hors champ, mais aussi à tout l’espace, puisque la couleur rouge imprègne le vêtement du patient. La photographie crée, à partir du processus de spatialisation, un lieu d’infection et de contagion.

Nous remarquons également que la matière épidermique se construit autour du processus de chromatisation. « Dans ce cas, l’unité du tout est assurée, au minimum, par un corps percevant qui convertit la juxtaposition des sites chromatiques en un site unique, le champ visible » (ibid. : 40). Ce qui nous intéresse, c’est la mise en place de la catégorisation binaire matière jaune versus matière rouge. Nous avons vu auparavant que la lumière-matière se caractérise par la diffusion de la lumière, c’est-à-dire qu’« elle amplifie la circulation en multipliant les directions possibles, pour rendre perceptible (visible, palpable, etc.) l’occupation matérielle de l’espace » (ibid. : 44). À cet instant, dans les photographies de Montméja, l’immobilisation arrête la diffusion en fixant la lumière sur des espaces localisés et la convertit en chromatisme. Ainsi, les illustrations du Favus et de l’Impétigo traduisent l’exploitation de la couleur jaune, tandis que les photographies de la Scrofulideérythémato-squameuse et celle du Naevus pigmentaire et vasculaire combinent la couleur rouge. Ce processus de chromatisation fonctionne comme le mode opératoire d’un espace hétérogène, occupé par la matière, encombré d’obstacles et découpé en sites. Le photographe-peintre travaille alors sur des effets de nuances, c’est-à-dire sur des discontinuités et des dénivellations de niveaux d’énergie. L’intensité de ces nuances et de ces boursouflures est telle qu’elle décore le visage plus qu’elle ne le dévore. Il existe ici un souci du détail et de la précision d’un parcours esthétique. Nous pouvons alors dire que, dans le cadre de ces photographies, le photographe-peintre recherche non pas tant la reproduction du réel que la propre projection de son regard sur le foyer infectieux. Nous sommes alors dans le registre esthétique du beau, et non plus seulement dans celui de l’esthésie (le registre des sensations et des émotions).

Par cette focalisation sur la matière épidermique, les photographies de Montméja véhiculent des préceptes médicaux ou, du moins, mettent en place une déontologie professionnelle dont il ressort une attitude morale et médicale à tenir vis-à-vis du patient. L’étudiant en médecine ne doit se préoccuper que de la zone infectée de l’individu et non de sa différence sociale. En effet, il faut savoir que, par exemple, la teigne favique (Saurat et alii, 1999 : 149) touche les milieux défavorisés (hygiène précaire ‑ promiscuité ‑ sous-alimentation) ; de la même manière, l’impétigo (ibid. : 115) touche les jeunes enfants issus de milieux défavorisés. Ainsi, ces photographies, esthétiquement belles, engagent davantage de la part du dermatologue la contemplation du foyer infectieux que la prise en compte de la laideur physique du patient et de la précarité du milieu social. Le terme de contemplation n’apparaît pas exagéré lorsque nous nous référons aux témoignages de l’époque, liés ici à l’enseignement d’Alibert.

Plus d’une fois j’ai vu Alibert s’extasier sur ce qu’il appelait la beauté de telle ou telle maladie de la peau. Un jour se présenta un pauvre diable affecté d’éléphantiasis [...]. C’est superbe ! s’écria Alibert. « Monsieur le docteur, ça peut-il se guérir ? » Je vous ferai peindre. « Mais, Monsieur, puis-je espérer d’en guérir ? ». Certainement, certainement, mais je vous ferai peindre [...].  

Poumies, 1910 : 105

Autre témoignage tout aussi éloquent :

Lui-même [Alibert] parlait de ses maladies avec amour, avec fanatisme même [...]. Un jour que la leçon roulait sur la dartre squameuse : Approchez dartre squameuse dit M. Alibert et un homme se montre ayant pendu sur sa poitrine une pancarte qui porte en grosses lettres Herpès squammosus [...]. S’il rencontrait en chemin quelque personne porteuse d’une lésion cutanée intéressante pour l’instruction de ses élèves, il lui arrivait de la traîner dans son carrosse, à côté de lui pour la leur montrer. Il s’extasiait sur la beauté d’une lésion bien épanouie.

Alfaric, 1917 : 54

Mais il convient aussi de replacer ces considérations dans le contexte philosophique, scientifique et médical du xixe siècle. Nous sommes en effet en plein positivisme. Ces photographies de Montméja, datant de 1868, se situent entre le dogme du philosophe Auguste Comte (1798-1857) et celui du physiologiste Claude Bernard (1813-1878), c’est-à-dire au centre de l’interrogation des concepts normal et pathologique (Comte, 1975 ; Bernard, 1945). Pour Comte, la pathologique n’est qu’une forme du normal, une variante quantitative du normal, mesurable en plus ou en moins par rapport à lui. Selon Bernard, il y a une continuité entre le normal et le pathologique. La maladie n’est pas un état pathologique qualitativement différent de l’état normal, mais une variation quantitative d’un processus normal, un écart par rapport à une norme. Dès lors, l’intérêt de Comte se porte vers la reconnaissance et la connaissance du normal ; la modification a pour seul intérêt de permettre de fixer les lois du normal. Tandis que l’intérêt de Bernard se porte, à l’inverse, vers la reconnaissance et la connaissance du pathologique afin d’acquérir la capacité d’agir médicalement. Ainsi, finalement, les photographies de Montméja, supervisées par Hardy, d’une part héritent de la législation du normal, d’autre part naissent de la maîtrise et de la correction du pathologique. Elles se tiennent, en ce sens, à la croisée de ces deux visées complémentaires qui encadrent, qu’on le veuille ou non, la centration sur la matière épidermique et la construction du corps sexuel et sensuel qui en découle.

Le corps sexuel et sensuel

L’iconographie dermatologique considère donc le corps sous l’angle de la pathologie cutanée et prend son envol dans un entre-deux épistémologique. Loris Premuda insiste sur ce fait :

Jusqu’au début du xixe siècle, les maladies de la peau dépendent aussi bien de la médecine générale que de la chirurgie. Les médecins d’autrefois accusaient les humeurs d’être le principal facteur pathogène des dermatoses et pensaient qu’il faut traiter avec précaution les manifestations cutanées, les humeurs novices pouvant revenir dans l’intérieur du corps et aggraver le mal. Cette explication des dermatoses comme troubles généraux de l’organisme n’empêchait pas les chirurgiens de s’en occuper.

1999 : 258-259

Puis nous assistons, peu à peu, à une conception particulière de la maladie sur laquelle se fondent les spécialités médicales. Alibert crée ainsi, à l’hôpital Saint-Louis, le premier Centre de dermatologie scientifique. Il y constitue un « Arbre des dermatoses » qui permet de classifier les différentes maladies de peau.

Dans cette classification, Alibert tient compte des altérations morphologiques, mais en même temps il prend en considération l’âge, le sexe, le tempérament, les saisons et le climat, et les met en rapport avec la pathologie cutanée ; il reconnaît en outre l’importance des phénomènes physiopathologiques qui sous-tendent les dermatoses.

Ibid. : 259

Figure 19

« Arbre des dermatoses » de J.-L. Alibert (1833)

-> See the list of figures

Mais à travers les photographies de Montméja, nous remarquons que les caractéristiques de l’âge et du sexe ne seraient prises en compte s’il s’agissait, dans un souci pédagogique et médical, d’établir un modèle-type de l’infection. Ainsi, en ce qui concerne le Cancroïde, « il s’agit d’une tumeur du grand âge, qui se voit plus fréquemment chez l’homme que chez la femme » (Saurat et alii, 1987 : 436). Or le photographe nous offre le portrait d’une femme âgée. De la même manière, la Scrofulide érythémato-squameuse atteint majoritairement les hommes, mais la photographie nous montre, en gros plan, un visage de femme. Dernier exemple, l’Impétigo est une maladie de la peau très contagieuse, souvent observée chez le jeune enfant et le nourrisson, bien que l’adulte puisse aussi être affecté. Là encore, l’iconographie dermatologique ne joue pas son rôle dans l’élaboration de modèle, mais révélerait plutôt l’aspect atypique de la maladie. Précisons aussi que les autres infections ne présentent aucune préférence de sexe. Mais à y regarder de plus près, nous remarquons une topographie sexualisée. En effet, l’infection masculine apparaît focalisée au cuir chevelu, tandis que celle de la femme se concentre au visage. Nous constatons ainsi que l’opposition masculin versus féminin se traduit topographiquement par la catégorisation cuir chevelu versus visage. Il faut aussi ajouter, pour nuancer nos propos, que le photographe a certainement privilégié les formes stéréotypées de la maladie. L’aspect clinique construit, semble-t-il, le modèle d’enseignement. Ainsi, le Psoriasis de l’homme assis sur une chaise retournée prend l’aspect caractéristique d’une « coquille d’huître (psoriasis ostréacé) » (Saurat et alii, 1999 : 233) et réalise « une véritable carapace sur la totalité du cuir chevelu » (ibid. : 235). Dans le cas de la femme atteinte de Scrofulide érythémato-squameuse, « [l]a peau devient rouge puis s’effondre créant une ulcération nécrotique à bords déchiquetés et à fonds granulomateux » (ibid. : 134).

Nous constatons que la dermatologie du sensible au xixe siècle se construit selon trois processus ‑ la spatialisation, la chromatisation et la sexualisation ‑ et qu’elle laisse transparaître une conception particulière du corps, de la peau et de la maladie de la peau, puisque celle-ci est associée à un espace trouble, à un lieu d’infection et de contagion, à l’esthétique du beau et à la catégorisation cuir chevelu versus visage.

Ainsi, nous comprenons très vite qu’au milieu du xixe siècle, l’usage positif de la photographie, dans le domaine des sciences, côtoie des usages esthétiques. Nous aborderons maintenant, dans ce sens, la dermatologie du sensible à partir du corps sensuel et du processus de sensualisation. Il peut apparaître étrange de parler de sensualisme et de proposer une approche sur le mode sensible d’une pratique médicale telle que la dermatologie, mais l’histoire et la philosophie des sciences confortent cet angle d’analyse. Lorsque nous nous penchons sur les influences importantes qui ont sans doute fondé l’approche et la pensée médicales d’Alibert, nous trouvons la philosophie sensualiste appliquée par Cabanis à la médecine[8]. Il pense que l’observation clinique est l’essence de la médecine. Il donne ainsi la priorité à l’observation par opposition à la pensée théorique. Ce courant de pensée revient aux traditions hippocratiques, qui donnaient une place prépondérante à ce que le médecin pouvait percevoir avec ses cinq sens.

Dans les photographies de Montméja, la maladie prend corps de manière à évoquer le plaisir des sens et notamment le plaisir érotique. Cette corporéité sensuelle est ici comprise comme une théâtralité du symptôme avec la mise en scène du drapé, du portrait et du nu. Pour évoquer le drapé, nous nous appuierons sur l’illustration du Pemphigus bulleux. La femme relève ainsi l’étoffe de son vêtement pour montrer ses plaies. Ce geste demeure pudique et laisse entrevoir le début d’un sous-vêtement. Par ailleurs, la main qui forme les plis en relevant le drap localise, voire dessine le pubis. Ce genre de cadrage frappe par son atmosphère intime et révélatrice. La disposition du drapé, dévoilant la nudité d’une partie infime du corps, érotise la femme. Cette photographie n’est pas sans rappeler les travaux de Félix Nadar. Il avait, en effet, adopté ce principe de mise en scène en enveloppant Sarah Bernhardt d’un drapé au décolleté plongeant. Autre exemple de cette sensualité du symptôme, le portrait d’une femme atteinte d’Herpèscirciné joue à la fois sur l’exposition alanguie du cou et sur le contraste des cheveux noirs et du chemisier blanc pour suggérer la marque d’un baiser qui aurait laissé une légère ecchymose. Les photographies de Nadar sont encore présentes à l’esprit par des portraits généralement en trois quart et dépouillés dans leur conception. Mais ce qui particularise le modèle, c’est l’arabesque dessinée sur la partie érogène du cou par l’Herpèscirciné. Ce motif végétal aux lignes sinueuses inscrit et grave une sorte d’érotisme exotique sur la peau. Le cou semble peint d’un ornement délicat et stylisé qui éloigne toute idée de dermatose. Ce portrait ressemble à un camée antique. Dernier exemple, la photographie de la patiente atteinte de Syphilide vésiculeuse garde non seulement le mystère de son identité, mais surtout représente un véritable nu artistique. Le photographe semble plus préoccupé de la volupté de formes que de celle des chairs. L’anatomie féminine apparaît d’ailleurs malléable, ce qui engendre un passage de la froideur à la sensualité. Cette photographie rappelle une statue antique aux formes à la fois rondes et rigides, une sorte d’idéal classique. Cette dichotomie évoque érotisme et héroïsme à la manière des peintures d’Ingres[9], marquées par des passages subtils de demi-teintes. Au-delà de ces effets esthétiques, ces trois types de représentations des dermatoses laissent entendre que l’individu est examiné à certaines distances ou encore de très près. Le corps semble encore appréhendé de manière local versus global, ce qui confirme que « malgré le succès évident du localisme en pathologie, l’empreinte holiste survit encore dans la pensée de l’époque » (Premuda, 1999 : 253).

Au terme de cette démonstration, nous saisissons qu’il apparaît difficile de séparer les illustrations dermatologiques d’Alibert, de Hardy et de Montméja. En effet, le regard médical sur le corps malade évolue en filigrane tout en conservant l’empreinte holiste d’un passé proche. D’ailleurs, ces médecins sont contemporains, seul le mode d’illustration diffère. Ils n’ont pas non plus la même personnalité, mais le regard subjugué et admiratif devant les créations et les adaptations de la nature semble identique chez Alibert et chez Hardy. C’est d’ailleurs pour marquer ce lien, et faute d’avoir retrouvé les propos d’Hardy à ce sujet, que nous avons repris les commentaires parfois exaltés d’Alibert, comme le reflet sensible d’une époque scientifique. Néanmoins, sur le plan visuel, il réside une grande différence entre les modes d’illustration et entre les deux médecins. Ces dermatologues donnent à voir des images de maladies de peau, mais selon des procédés de rhétorique différents. Alibert donne l’impression d’y aborder le pathologique sous l’angle de la morbidité, comme si le corps du patient commençait déjà à disparaître. Quant à Hardy, il réaffirme l’ancrage du malade dans la vie en l’inscrivant dans une dimension sensuelle du corps. Nous avons alors le sentiment qu’Alibert veut saisir la lésion cutanée avant qu’elle ne se fane, alors que Hardy prend sur le vif le modèle dans sa pose. À travers cette utilisation du dessin, de la gravure et de la photographie comme révélateur du symptôme, nous comprenons que la médecine interne soit fondée principalement, tout au long du xixe siècle, sur la sémiologie physique. Ce qui ne semble pas anodin, puisque c’est aussi au xixe siècle que naît le médecin scientifique ‑ à la fois professeur d’université et chercheur dans des instituts, des hôpitaux et des cliniques universitaires (Premuda, 1999 : 255). Néanmoins, l’analyse de ces photographies suggère que cette médecine objective et localiste qui caractérise le xixe siècle demeure sous-tendue par un regard subjectif du corps et par une vision holiste de son fonctionnement.

En effet, cette théâtralité du symptôme, et plus particulièrement sa sensualité, définit en partie ce que peut être la dermatologie du sensible au xixe siècle, à savoir une composition corporelle affective et perceptible, jouant de sa matière épidermique et de sa chair sensuelle pour illustrer le savoir institutionnel sur les maladies de la peau. Un autre exemple survient alors à l’esprit, celui des travaux de Georges Didi-Huberman (1982) sur l’iconographie photographique de la Salpêtrière. L’auteur précise :

À Paris, sous l’impulsion de Jean-Martin Charcot, la Salpêtière devient un haut lieu de la science ‑ voire de l’art ‑ photographique. Paul Régnard puis Albert Londe réalisent, entre 1875 et 1900, d’étonnantes images des femmes hystériques, images dans lesquelles la précision clinique de l’objectif photographique ne se sépare jamais d’un effet d’aura ‑ effet de présence et de trouble, lié aux conditions souvent hypnotiques de la prise de vue.

Didi-Huberman, 1998 : 74

Ce constat nous permet de noter que la notion d’aura n’est pas tant une affaire de modes d’illustration que la mise en jeu du rapport présence versus absence. Et, de ce fait, le sensible vient sous-tendre l’intelligible, et plus particulièrement le cognitif, dans un souci d’illustration scientifique. Mais à travers ces deux analyses, nous postulons que la photographie, au xixe siècle, comme image-empreinte, ne constitue pas tant un progrès de la science dans la reproduction de données sensorielles, ou encore dans l’enseignement pédagogique des connaissances en dermatologie, que la volonté de dévoiler les beautés surprenantes de la nature, telles qu’elles apparaissent aux dermatologues. Le pathologique devient alors source d’émerveillement, voire de naïveté. Nous avons ainsi la nette impression que la photographie, au xixe siècle, se cherche et hésite entre Science et Art ‑ qu’il s’agisse de pédagogie, de sémiologie médicale, d’esthétique ou encore d’esthésie. Nous sommes alors bien loin de l’usage du signe dans sa dimension professionnelle. C’est comme si le dermatologue avait besoin de partager, à travers ses photographies, l’amour de son travail et son émerveillement devant la complexité du vivant. Nous pouvons aussi insister sur la notion de partage du regard en contemplant ces photographies de 1868. L’émotion qui émane du regard du patient rend presque palpable le regard du spectateur. L’échange devient perceptible.