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Qu’en est-il au juste, au plan littéraire, de la relation entre (dé)plaisir esthétique et connaissance ? Est-il possible d’apporter quelque nouveauté dans un débat aussi ancien que la littérature elle-même ? Nous voudrions relever le défi en adoptant le point de vue théorique de la lecture littéraire, théorie englobante qui ne saurait se concevoir comme la pure négation des perspectives anciennes privilégiant le texte et l’auteur. Quoi qu’on ait pu naguère avancer, la lecture littéraire doit au mieux convenir, ce qui n’est pas rien, de son statut de création seconde et partagée avec le créateur premier. Comme l’écrivit Eco, le littéraire résulte sans doute de l’interférence de trois dynamiques créatrices de sens : intentio auctoris, intentio operis, intentio lectoris (Eco, 1990). Une conception strictement individuelle de l’intention amènerait à récuser la pertinence de la deuxième forme (Compagnon, 1998 : 170) : on peut néanmoins l’admettre en la rapportant à une sorte de sujet collectif dont le langage disponible à un moment donné porte la marque historique. C’est dire aussi que tous les travaux de poétique centrés sur l’observation du texte, de ses structures, ne sauraient être ignorés de qui veut interroger la littérature du point de vue de la connaissance. Mais, au nom de la rigueur scientifique, ces travaux mettent trop souvent entre parenthèses le ressenti conscient et inconscient de l’émotion esthétique, renvoyé à la sphère subjective. Philosophes et théoriciens de l’art en jugent différemment, sans pour autant paraître s’accorder sur l’épineuse question des relations entre fonctions cognitive et esthétique. Or, ce rapport se rejoue en permanence à l’échelle du lecteur qui apporte au texte sa concrétisation, parachevant (provisoirement) la création initiale lorsque la lecture revendique le statut de lecture littéraire. Pour donner toute sa portée à cette proposition avancée par divers théoriciens de la lecture à la fin du siècle dernier, on posera qu’une lecture littéraire digne de ce nom ne saurait être pensée indépendamment d’un texte de lecture. La question de la connaissance littéraire peut alors être reposée en prenant pour foyer ce contre-texte, écho, amplification, prolongement de l’artefact auctorial.

Faut-il articuler ou confondre relation esthétique et connaissance littéraire ? Convient-il de distinguer connaissance esthétique (plus spécialement littéraire) et connaissance scientifique ? Comment ? Quels rôles attribuer à l’auteur et au lecteur dans le champ de la connaissance littéraire ? Comment faire la part, dans ce processus, du particulier et du général ? Autant de questions souvent débattues qui recevront peut-être, grâce à un élargissement et à un décentrement de la perspective, quelques éléments de réponse complémentaires.

Plaisir/savoir : articulation selon trois degrés

La critique moderne a coutume de se référer à Kant, qu’elle s’en dissocie frontalement en unifiant la perception esthétique et le processus de connaissance (Goodman) ou qu’elle accorde une part de vérité à sa « définition de la conduite esthétique (plaisir et appréciation subjective) » pour mieux souligner l’antinomie entre la subjectivité de ce jugement et sa prétention à l’universalité (Schaeffer, 1996 : 13) pour mieux souligner l’antinomie entre la subjectivité de ce jugement et sa prétention à l’universalité. Un autre usage des propositions kantiennes nous paraît possible et c’est ce dont nous voudrions esquisser le projet. Kant ouvrit la voie de l’esthétique moderne en montrant dans la troisième Critique (ou Critique de la faculté de juger) que le jugement de goût s’applique aux objets naturels comme aux objets d’art, libérant l’esthétique de la tutelle des artistes, omnipotente dans la métaphysique classique. Mais, précisément, la Critique de la faculté de juger s’intéresse à l’esthétique sensible, liée au sentiment de plaisir ou de déplaisir, non à l’esthétique transcendantale, traitée dans la Critique de la raison pure. L’esthétique transcendantale avait isolé deux formes pures de l’intuition sensible, deux catégories a priori de la perception : l’espace et le temps. Elle pouvait, en langage kantien, être dite « science » de l’objet parce que « la forme de la sensibilité […] y est transférée à l’objet (mais seulement en tant que phénomène) » (Kant, 1997 : 112). Dans la troisième Critique, en revanche, l’esthétique, rejoignant son sens usuel, concerne le sentiment de plaisir et de déplaisir inspiré par les objets ; elle ne saurait donc plus donner accès à une connaissance en tant qu’elle serait connaissance de l’objet. La faculté de juger s’appuyant sur l’entendement, source de connaissance, il ne peut stricto sensu y avoir de jugement esthétique :

Un jugement esthétique, si l’on voulait employer cette expression pour la détermination objective, serait si visiblement contradictoire que l’on se trouve suffisamment assuré par cette expression même contre une méprise.

(Kant, 1995 : 112)

Tout l’effort de la troisième Critique sera pourtant de faire glisser le jugement de l’objet au sujet. Ce glissement s’opère à la faveur de la bivalence attribuée à la faculté de juger, à la fois faculté de juger déterminante (1re Critique) et faculté de juger réfléchissante (à présent en question). Kant nommera « jugement de goût » la forme concevable du jugement esthétique, et c’est à son propos qu’on lit la fameuse formule selon laquelle « le jugement de goût n’est pas un jugement de connaissance » (1995 : 275). On aurait tort d’en conclure qu’aucune connaissance n’intervient dans l’appréhension des objets sensibles par la faculté de juger :

Un jugement esthétique en général peut donc être défini comme celui dont le prédicat ne peut jamais être une connaissance (un concept d’un objet), bien qu’il puisse contenir les conditions subjectives pour une connaissance en général.

(Ibid. : 114)

Englobant le jugement de goût, subjectif, la faculté de juger réfléchissante apparaît comme une faculté régulatrice qui articule le subjectif et l’objectif et peut bien produire un certain type de connaissance.

On aura compris sans doute la raison de cette incursion dans le difficile texte de la troisième Critique. Si le (dé)plaisir des sens, des affects, intervient dans le texte de lecture évoqué plus haut, nul doute que procède encore à son élaboration un principe très voisin de la faculté de juger réfléchissante, régulateur entre les données objectives de la science des textes et le ressenti subjectif.

Les deux autres positions proposées comme échantillons théoriques récusent chacune à leur manière la dichotomie de la philosophie kantienne entre sujet et objet, sensibilité et intellect. Le nominalisme de Goodman, inspiré de la philosophie analytique de Wittgenstein, relègue au placard de la métaphysique les spéculations sur la réalité, la chose en soi, et propose une unification logique du processus de connaissance dans une théorie du symbole englobant toutes les activités humaines. Cette théorie exclut le référent, jugé métaphysique, pour lui substituer la référence ; un symbole renvoie ainsi, à l’infini, à d’autres symboles, selon le double mécanisme de dénotation et d’exemplification[1] auquel Goodman adjoint un troisième type de référence : l’expression ou la possession, elle-même littérale ou métaphorique. Ces différentes formes de la référence permettent aux symboles et, parmi eux, aux objets d’art de « refaire la réalité » pour nous aider à la connaître. Peu importe le comment de l’adéquation de ces langages, c’est le pourquoi qui prime. Pour l’auteur de Langages de l’art, il ne convient plus d’opposer art et science : « l’expérience esthétique tout comme l’expérience scientifique a fondamentalement un caractère cognitif » ; ou encore : « dans l’expérience esthétique les émotions fonctionnent cognitivement » ([1968] 1990 : 287-290). Cette affirmation rend possible une description objective de la qualité esthétique, notons-le au passage.

Précisant un peu plus tard sa théorie, Goodman nuance légèrement une formulation qui semblait ne plus faire de distinction entre sentiment et connaissance :

Cette reconception pourrait sembler anesthésier l’art et engourdir l’esthétique. Elle ne fait ni l’un ni l’autre. La raison n’exclut pas la passion. Les expériences esthétiques peuvent donc être à la fois cognitives et affectives. Revoir ce qu’est l’esthétique redéfinit l’émotion mais ne la rejette pas.

(Goodman et Elgin, 1990 : 88)

Retenons pour l’instant l’intéressante idée d’un « usage cognitif des émotions » : « [Il] suppose leur différenciation et leur mise en rapport afin de jauger et de saisir l’oeuvre, et de l’intégrer au reste de notre expérience et au monde extérieur » (Goodman, 1990 : 291). Même dit en langage non kantien, le propos n’est pas si éloigné de la faculté de juger réfléchissante… N’ayant ni les moyens ni l’intention de discuter ici de ce système dans son ensemble, je me contenterai de quelques remarques.

L’une des conséquences de cette théorie de l’art pourrait être de souligner la nécessité du texte de lecture. Langages de l’art convertit, grâce à un système à la fois simple et hautement sophistiqué, l’ensemble de ces langages en un seul métalangage, à caractère verbal. Autrement dit, plusieurs langages permettent de s’exprimer artistiquement, un seul peut analyser les effets esthétiques de l’art : le langage verbal du récepteur grâce auquel s’évalue la dimension cognitive de l’expérience esthétique.

La réduction du système tripartite Signifiant/ Signifié/ Référent en un système à deux termes ne paraît en revanche pas tout à fait convaincante, notamment en ce qui concerne l’expression verbale. Outre que le système se voit, à propos de la métaphore, contraint de réintroduire une notion de « référence complexe » (Goodman et Elgin, 1990 : 24-26) assez difficile à manier, on reprendra ici l’objection de Ricoeur :

Le caractère « approprié » de l’application métaphorique aussi bien que littérale d’un prédicat n’est pas pleinement justifié dans une conception purement nominaliste du langage. […] La « convenance », le caractère « approprié » de certains prédicats verbaux et non verbaux ne sont-ils pas l’indice que le langage a non seulement organisé autrement la réalité, mais qu’il a rendu manifeste une manière d’être des choses qui, à la faveur de l’innovation sémantique, est portée au langage ?

(1975 : 301)

Enfin, dans son souci d’éviter toute considération sur la subjectivité comme principe explicatif, Goodman ne traite du sentiment que dans sa forme objectivée par l’oeuvre. Qu’une peinture soit littéralement grise et métaphoriquement triste (1990 : II) devient ainsi une propriété symbolique du tableau. Le tableau gris, explique-t-il en substance, est objectivement triste avant que le spectateur décide de s’abandonner à ce sentiment qui lui est en quelque sorte offert. Soit. Mais, sous prétexte que l’expression est un mode de symbolisation, l’émotion ainsi objectivée dans l’oeuvre tend à occulter la dimension subjective du ressenti et à supprimer la frontière entre sujet et objet. Le propos est sans doute cohérent dans une perspective pansémiotique superposant plaisir et connaissance, mais pas forcément conforme à l’idée que l’on peut se faire de l’expérience esthétique. De fait, le plaisir devient ainsi une composante presque facultative, ou au moins seconde, de l’expérience cognitive.

On souscrira plus volontiers, pour cette raison, à la position médiane développée par Jean-Marie Schaeffer :

Toute description des conduites esthétiques doit donc faire se rejoindre le thème (goodmanien) de la connaissance avec le thème (kantien) du plaisir ; contre Kant il convient d’insister sur le caractère « banalement » cognitif de la relation esthétique, contre Goodman sur le caractère non adventice du rapport au (dé)plaisir en tant que facteur de régulation interne.

(1996 : 346)

La dimension subjective de la relation esthétique se trouve ainsi réaffirmée. De Goodman à Schaeffer, la nuance pourrait néanmoins paraître mince, tant est grande de part et d’autre la volonté d’affirmer la dimension cognitive de la relation esthé­tique.

Voyons précisément comment Schaeffer propose de penser cette dimension cognitive en la comparant avec l’investigation scientifique. Toute activité cognitive met en effet en jeu « la perception, l’imagination et l’intellection » (ibid. : 154). Conduite esthétique (ou simple perception sensorielle) et investigation scientifique sont deux activités cognitives qui se distinguent par leur direction : « lire un poème dans le but d’en retirer une satisfaction esthétique et analyser ce poème (que ce soit du point de vue de sa signification ou de sa structure formelle) sont deux choses différentes » :

Souvent, lorsqu’on compare l’investigation scientifique (ou savante) avec la conduite esthétique, on dit que la première suit un mouvement d’abstraction, alors que dans le cadre de la conduite esthétique l’attention est plutôt associative. […] Mais l’opposition entre abstraction et association ne suffit pas pour rendre compte de la distinction entre les deux niveaux cognitifs. […] On dira plutôt que c’est la différence entre activité cognitive horizontale (associative) d’un côté, activité cognitive verticale (généralisante ou particularisante) de l’autre, qui distingue la relation cognitive de niveau 1 [incluant la conduite esthétique] de la relation de niveau 2 [scientifique].

(Ibid. : 163-166)

L’activité associative horizontale constitue un trait essentiel de l’expérience esthétique. La hiérarchie à deux niveaux ne semble toutefois pas suffisante pour décrire la connaissance esthétique. Aussi Schaeffer éprouve-t-il le besoin d’apporter immédiatement un correctif :

Il va de soi que la conduite esthétique peut faire fond sur des croyances issues d’une relation cognitive de niveau 2 : si vous contemplez une enluminure médiévale à la lumière de l’analyse savante proposée par Otto Pächt, votre attention (esthétique) diffère profondément de celle d’un spectateur « naïf ». Il n’en reste pas moins que vous partagez avec ce spectateur la même orientation de l’activité cognitive.

(Ibid. : 166)

L’exemple emprunté à un art visuel amène à distinguer un plaisir immédiat, source de connaissance sensible, et un plaisir informé par l’érudition. S’agissant de littérature et de lecture, il semble nécessaire de préciser et de compléter cette description. L’activité associative, dès le premier niveau de l’approche esthétique, ne saurait être réduite à la dimension sensorielle (sonore, visuelle), quelle que fût son importance. Le décodage de signes ajoute d’emblée un coefficient d’intellection propre au matériau linguistique de base. Aussi la première lecture semble-t-elle offrir souvent une connaissance intuitive globale dans laquelle se mêlent inextricablement les composantes sensibles, affectives et intellectuelles nécessaires à l’appréhension d’un univers littéraire particulier. L’approche savante des textes complète ou corrige cette première saisie en jouant sur la « verticalité » de la connaissance : mise au jour des paradigmes génériques, culturels ou du feuilleté intertextuel de l’oeuvre. Ce plaisir scientifique peut se suffire à lui-même ou générer un savoir de troisième type, fondé sur l’interaction dialectique des deux premières catégories. On reprendra ici la distinction opérée par Bertrand Gervais entre une lecture-en-progression, superficielle et rapide, lecture de divertissement facile, et une lecture-en-compréhension, plus lente et en profondeur. Dans cette perspective, la lecture littéraire se conçoit comme le dépassement de ces deux types de lecture : « l’acte de lecture n’est ni progression ni compréhension mais une régie particulière de ces deux gestes » (Gervais, 1993 : 59). « Régie » insiste plus sur la manière de lire que sur le résultat :

L’hypothèse des régies de lecture permet de concevoir le littéraire dans la lecture non pas d’une façon statique, tel un système de valeurs, un ensemble de propriétés, mais d’une façon dynamique, tel un travail, une activité, une approche du texte. Elle est une situation d’apprentissage [je souligne], quel que soit son niveau, une gouverne du lire, un mandat de lecture. Elle est en fait cette impulsion qui permet de passer d’une lecture-en-progression à une lecture-en-compréhension.

(Ibid. : 91)

En tant que régie, la lecture littéraire « n’est pas un niveau », mais il en va différemment quand elle se concrétise dans un texte. De l’interaction permanente entre progression « au ras du texte » et interprétation résulte une forme composée de savoir, plus ou moins sophistiquée.

L’« apprentissage » évoqué à l’instant permet ainsi d’envisager un troisième degré de la connaissance, relatif à chaque lecture particulière. Il résulte de l’interaction des activités cognitives horizontale et verticale, spécifique de la lecture littéraire. L’« usage cognitif des émotions », pour paraphraser Goodman, y acquiert toute sa mesure lorsque, mettant des mots sur le ressenti, le lecteur procède à l’analyse de ce matériau affectif. Mais l’activité savante, verticale, est alors réinvestie sur le plan horizontal, celui de l’exposé méthodique et progressif d’une pensée réfléchie, elle-même créatrice de sens. Quelque chose comme la faculté de juger réfléchissante nous paraît ici à l’oeuvre, non en tant qu’elle se dissocie de la connaissance conceptuelle de type scientifique, comme le veut la vulgate kantienne, mais en tant que cette faculté, clef de voûte du criticisme, permet d’entrevoir un dépassement de l’antinomie subjectif/objectif et de générer, notamment dans l’expérience esthétique, une forme différente et peut-être supérieure de connaissance[2].

Comment illustrer cette connaissance produite par la lecture littéraire ? Deux aspects de la contre-écriture lectrice semblent jouer un rôle prépondérant. Le premier tient à l’interaction, dans la lecture littéraire, des motions conscientes et inconscientes, dont Michel Picard rendit compte naguère en proposant dans La Lecture comme jeu (1986) le modèle des trois instances Liseur, Lu, Lectant, qui n’est pas sans rappeler la triade lacanienne Réel, Imaginaire, Symbolique. La lecture littéraire déplie le jeu de ces instances grâce au texte de lecture qui mobilise toujours, avec des accents plus ou moins prononcés, le savoir analytique. La reconstruction de scénarios fantasmatiques doublant les scénarios narratifs ou dramatiques représente ainsi un premier exemple d’horizontalité parallèle, foisonnante, qui constitue le feuilleté d’une lecture active et psychiquement investie. L’apprentissage affectif du lecteur résulte de la reconnaissance et de l’essai intuitif de toutes les positions affectives : il peut se concevoir comme un travail sur soi permettant le détachement des identifications primaires – processus de réparation ou de perlaboration. Mais le volet idéologique n’est jamais loin. Transformer le rapport à soi est en même temps repenser son rapport au monde. D’autant que la fiction dans laquelle le lecteur projette certains traits de son psychisme est aussi un moyen de modéliser le monde et l’expérience sociale. Lecture du monde et lecture de soi en constituent le double enjeu indissociable.

Un autre exemple du troisième degré de connaissance atteint dans la lecture littéraire serait la mobilisation active de l’intertextualité. Nous avons pu en ce sens étudier les effets troublants liés à la reconnaissance d’une strophe des Chants de Maldoror de Lautréamont citée dans Les Voyageurs de l’impériale d’Aragon (Trouvé, 2004 : 128-145). Cette reconnaissance, produit d’un savoir littéraire touchant à d’autres textes que le texte lu, relève à première vue de l’activité verticale dans sa version particularisante : d’une certaine configuration narrative, de traits susceptibles de se rapporter à d’autres intertextes, le lecteur infère un intertexte précis ou, si l’on veut, il met au jour l’une des matrices du texte palimpseste. Dans le texte de lecture, l’identification de cet intertexte latent se convertit en prolongements horizontaux ; le motif de l’enfant abandonné, qui appartient au scénario de l’omnibus à impériale chez Lautréamont, mais aussi d’autres éléments de la même strophe apparaissent redistribués dans le roman aragonien et il revient au texte de lecture de répertorier leur dissémination. Autrement dit, cette reconfiguration de la donne apparente, grâce à l’intertexte, met en lumière, au-delà de l’aspect réaliste socialiste, projet idéologique du Monde réel, la permanence de ce que la Contribution à l’avortement des études maldororiennes (1930)avait voulu refouler. Elle fonde ainsi une nouvelle interprétation du texte qui peut venir en compléter d’autres.

Plus généralement, il se pourrait que, dans la lecture littéraire, la quête de savoir touche aux trois pôles du texte, du monde et du soi, dans leurs interactions variées et complexes. De ces trois pôles, celui du texte en tant que tel, serait a priori le plus savant et le moins littéraire. Exploration des structures narratives, syntaxiques, sémantiques : ces recherches peuvent donner lieu à des travaux érudits qui ne ressortissent pas à la lecture littéraire tant que leurs résultats ne sont pas intégrés dans l’économie globale de la lecture et parties prenantes d’une relation vivante au texte. Mais ce cas de figure est sans doute moins fréquent qu’on pourrait le croire.

Projet auctorial et connaissance littéraire

Comment se situe la connaissance résultant de la lecture littéraire par rapport au projet de l’auteur ? Son statut semble paradoxal, oscillant entre complément et déficience.

La théorie développée par Schaeffer privilégie la reconnaissance d’une intention auctoriale et conduit donc à une conception minimale du complément apporté par le lecteur. La réintroduction de l’auteur et de son intention s’opère contre les excès du structuralisme ou des théories de la réception présentant le texte ou les lecteurs comme les uniques fondateurs du sens. Elle s’articule assez bien à une théorie de l’énonciation qui fait de tout symbole la trace d’une intention signifiante. On peut rappeler à ce propos l’intérêt des analyses d’un Laurent Jenny (1995) cherchant à percevoir, en acte dans un texte, une « parole singulière ». Il est donc légitime d’accorder, contre le terrorisme de la mort de l’Auteur, quelque crédit à la thèse intentionnaliste. Mais une restauration trop radicale, oubliant l’espace de liberté créatrice ouvert au lecteur par les théories du Texte, risque de corseter abusivement l’interprétation.

Se défendant de vouloir objectiver dans le texte une intention d’auteur, Schaeffer en consacre de fait la prééminence :

Le fait que la signification d’un texte est sa signification intentionnelle n’est pas contradictoire avec le fait que c’est le lecteur qui élabore cette signification : ce n’est pas parce que la compréhension est une activité du lecteur que ce qui est compris cesse d’être la signification intentionnelle de l’auteur.

(1996 : 304)

Deux raisons, au moins, invitent à nuancer cette présentation. L’une procède de la nature de l’acte énonciatif qu’on peut ici mettre en lien avec les travaux du dernier Bakhtine. Esthétique de la création verbale décrit d’abord, dans l’énoncé, l’écart entre l’intention et l’exécution, reprenant au passage l’exemple du lapsus pour intégrer l’apport freudien, méconnu par la problématique de l’intention auctoriale – j’y reviens dans un instant. S’agissant du texte, Bakhtine évoque les rapports dialogiques intertextuels et intratextuels qui ouvrent l’énoncé sur d’autres textes. La lecture dans sa dimension esthétique fait écho à l’événement de la création initiale :

La reproduction du texte par le sujet (retour au texte, relecture, exécution nouvelle, citation) est un événement nouveau, non reproductible dans la vie du texte, est un maillon nouveau dans la chaîne historique de l’échange verbal.

(Bakhtine, [1979] 1984 : 314)

On inclura dans la parenthèse, parmi les reproductions, le texte de lecture. Plus loin, Bakhtine précise ce qu’une théorie de la connaissance littéraire doit à la juste évaluation du statut intersubjectif des énoncés :

Tout énoncé a la prétention d’être juste, vrai, beau, etc. Et ces valeurs de l’énoncé ne se déterminent pas par leur rapport à la langue (en tant que système), mais par les formes de leur rapport à la réalité, au sujet parlant, aux autres énoncés – aux énoncés d’autrui (en particulier, à ceux qui les posent comme valeurs du vrai, du beau, etc.). […] La compréhension du tout de l’énoncé est toujours dialogique.

(Ibid. : 333-335)

Dans cette perspective, la reconnaissance de l’intention auctoriale, pour importante qu’elle soit, ne saurait plus suffire. La réflexion rejoint ici un vaste courant illustré en son temps par la théorie de l’oeuvre ouverte et par les tenants d’une conception pragmatique de l’art, prenant en compte l’activité du lecteur. Les raisonnements développés par Schaeffer pour défendre une position plus restrictive apparaissent parfois légèrement biaisés, s’agissant du rôle de l’intertexte ou du contexte interprétatif. À ceux qui soulignent que la densité intertextuelle du texte litté­raire met au second plan la question de l’auteur, Schaeffer oppose le soupçon de vouloir réintroduire par la détermination d’une catégorie de textes « la théorie spéculative de l’art » (1996 : 300). Que cette importance accrue de l’intertexte relève d’une spécificité ontologique du texte littéraire ou qu’elle procède d’un fait de lecture n’efface pourtant pas la différence de pratique dont certains textes font l’objet. Les théorèmes d’Euclide, voire l’énoncé philosophique, au moins dans sa forme classique, sont d’abord appréhendés dans leur cohérence logique, là où le lecteur d’un poème ou d’un roman devra accueillir jusqu’à la contradiction la polysémie de l’énoncé et les effets étonnants liés à la reconnaissance d’intertextes latents. Quant aux contextualisations successives qui s’inscrivent dans la perspective pragmatique, elles « n’abolissent [certes pas] le caractère intentionnel des actes verbaux » (ibid. : 301), mais elles invitent à ne pas limiter la construction du sens à un acte originel.

L’autre raison qui amène à limiter la prééminence de l’intention auctoriale est liée à la reconnaissance du rôle spécifique joué par l’inconscient dans la création artistique. Sans doute l’inconscient est-il à l’oeuvre dans toute activité humaine, mais le jeu avec les affects pousse l’artiste à une exploration plus audacieuse, jusqu’aux limites de la claire conscience, transformant l’écriture en porte ouverte sur « le second infini », selon la belle intuition d’un Robert Desnos. Que la mécanique globale de la psyché – y compris la pensée inconsciente – soit explicitement à l’oeuvre dans les textes surréalistes ne saurait limiter la remarque à ce seul courant littéraire. L’auteur des Célibataires de l’art rectifie lui-même son propos :

le fait qu’un texte soit un objet intentionnel ne signifie pas que toutes les propriétés qu’il possède soient intentionnelles. […] Le fait que la signification d’un texte soit la signification que son locuteur lui a donnée n’exclut pas la possibilité pour cette signification de révéler au lecteur des choses concernant la psychologie de son auteur, la classe sociale à laquelle il appartient, l’époque historique dans laquelle il a vécu, etc.

(Schaeffer, 1996 : 307)

Cette précision semble inclure une approche des phénomènes inconscients, mais l’ouverture ainsi pratiquée apparaît problématique et restrictive. La référence à la « psychologie de l’auteur » rappelle en effet une psychocritique en partie illusoire. Non qu’un inconscient auctorial ne soit à supposer, comme facteur intervenant dans l’élaboration du texte, mais sa saisie demeure plus qu’aléatoire. La seule donnée ferme dont peut faire état la lecture est l’investissement inconscient du lecteur dont la textanalyse, objectivée dans un contre-texte, représente l’illustration tangible. On remarquera par ailleurs que les significations complémentaires accordées à la lecture, indépendamment de l’intention auctoriale, sont présentées dans la citation qui précède comme des excroissances érudites de cette lecture, écartées du mécanisme basique de sa signification. C’est pour le moins simplifier un fonctionnement fréquemment confronté aux « déraillements » du sens. Contrairement à cette marginalisation des significations inconscientes, l’attention portée à l’organisation narrative des Mots ou des Confessions a permis à Philippe Lejeune d’illustrer l’interaction, dans le dispositif énonciatif, d’un projet avoué et de refoulements signifiés par le déplacement de certains détails (Lejeune, 1975 : 41-163, 197-243). Dépassant l’intention auctoriale, l’écriture d’une oeuvre coïncide avec une syncope du sujet écrivant, syncope réalisée dans une aventure de langage. Mort et renaissance du sujet : le mécanisme semble parallèle à celui qui régit en aval la lecture, fondant un sujet processuel de la lecture (Perron-Borelli, 1997 ; Trouvé, 2004). Du point de vue de l’écrivain, Desnos en donna une illustration saisissante, ouvrant son roman La Liberté ou l’amour ! (1927) sur une épitaphe à son propre nom, datée du début de l’écriture du livre.

Si la connaissance atteinte par le lecteur dépasse donc ce que le projet auctorial énonce ouvertement, elle est simultanément et paradoxalement inférieure. Dans son entreprise herméneutique, le lecteur se heurte, au moins, à quatre limites : le principe d’économie des lectures réelles, l’oubli ou la méconnaissance du contexte d’origine, son propre inconscient et la fiabilité de ses instruments d’analyse.

Seules les deux premières mettent en concurrence le lecteur et l’auteur. Bertrand Gervais a bien montré la part d’utopie inhérente au concept de Lecteur Modèle, capable de tirer du texte toutes les inférences dont il est virtuellement porteur : « Les illusions cognitives reposent donc sur un principe d’économie, sur le caractère nécessairement fragmentaire des inférences du lecteur en lecture-en-progression » (1993 : 80).

Ces illusions cognitives peuvent résulter de stratégies textuelles d’égarement du lecteur ou d’effets de lecture dus à la prégnance d’habitudes privilégiant la cohérence au détriment des significations déviantes. À ces erreurs du lecteur victime de la lecture-en-progression et, symétriquement, au mythe d’une lecture totalisante que symbolise le concept de Lecteur Modèle, Gervais oppose le compromis de la lecture littéraire, fondée sur une découverte, par paliers, de sens surgissant à la relecture. C’est aussi la densité du texte, l’obstacle qu’il oppose au lecteur qui fondent l’intérêt d’une telle relecture et obligent à concevoir les insuffisances de toute lecture, fût-elle littéraire.

Le processus de signification se trouve également limité par la perte d’éléments propres au contexte d’énonciation. À cet égard, la lecture littéraire reste redevable vis-à-vis de l’approche érudite qui peut faire surgir telle allusion oubliée et entraîner le réaménagement du cadre interprétatif.

Il est encore soumis à deux types de restrictions inhérentes au processus de construction du sens. Dans l’opération de reconfiguration de la donne textuelle, la lecture littéraire porte à son tour la trace de l’inconscient du lecteur. Gare à celui qui ignore cette limite, pourrait-on dire en prenant pour exemple l’écriture de L’Amour fou (1937). Breton forme dans ce livre le projet de déchiffrer, par croisement, le texte de la ville et celui d’un poème ancien, « La nuit du tournesol ». L’écrivain lecteur prétend supprimer ainsi la frontière entre le sujet interprétant et l’objet texte, porteur des traces de son moi passé : le moi écrivant le rendrait transparent comme le cristal[3]. L’intuition littéraire de Breton l’amène cependant à retrouver dans son texte d’élucidation l’opacité de la métaphore, pour circonscrire, grâce au sempervivum, cette part d’obscurité à soi-même que chacun doit admettre. Parce qu’elle fonde, à partir du texte lu, des trajets de sens non apparents dotés de cohérence, la lecture littéraire pourra acquérir une certaine pertinence : elle n’en porte pas moins sa marge d’insu, offerte à l’interprétation d’autrui. La lecture, par des spécialistes de l’analyse, des interprétations proposées dans L’Amour fou l’a confirmé cruellement, aux dépens de la prétention affichée par l’auteur.

De même, l’interprétation, notamment lorsqu’elle s’empare des concepts analytiques, doit encore penser le caractère en droit révisable de ses outils intellectuels. Comme tout concept scientifique – mais la remarque prend sans doute une portée plus vaste dans les sciences humaines –, les grandes catégories de l’analyse sont des fictions théoriques (Barthes, [1977] 2002 : 403) dont la valeur heuristique ne peut être que relative.

Ainsi, la lecture littéraire, comme toute lecture, se trouve partagée entre ajout et restriction de sens. Cette limitation du processus cognitif ne saurait en revanche intégrer une autre objection souvent entendue.

Connaissance de l’objet particulier ?

L’une des critiques adressées à l’approche textanalytique est qu’elle réduirait les textes à un petit nombre de schémas interprétatifs : les scénarios de l’Oedipe, du duel avec la Mère castratrice, du retour à l’unité primordiale… Au point que le lecteur, se mettant à l’écoute du texte et de ses sollicitations inconscientes, produirait toujours la même lecture et se montrerait inapte à saisir ce que l’oeuvre lui présente dans son altérité et sa singularité. L’enjeu de ce débat n’est pas mince : il touche à l’articulation du particulier et du général, question sans doute cruciale pour l’expérience esthétique.

On peut avancer deux remarques à ce sujet. La première concerne non pas la valeur intrinsèque des concepts, mais leur application. Toute lecture soucieuse de dépasser le seuil de la lecture-en-progression fait appel à des concepts qui résultent de généralisations obtenues à partir d’observations expérimentales. Il en va ainsi des outils forgés par la théorie littéraire comme de ceux qu’elle emprunte aux sciences humaines. La focalisation et le modèle actantiel peuvent être des moyens de découvrir des relations cachées dans un texte, d’en approfondir le sens, à condition que leur application ne soit ni plaquée ni approximative et qu’elle soit l’occasion d’interroger dans sa singularité une pratique d’écriture. La validité de la démarche réside donc dans le respect de la donne textuelle. De même, la connaissance des grands concepts analytiques enrichit la lecture de cohérences nouvelles de façon légitime tant que l’interprète accepte de prendre en compte la résistance que lui oppose le texte et s’efforce de découvrir le chemin particulier menant des grandes formations inconscientes à l’exemplaire unique de l’oeuvre. Tâche passionnante dans laquelle la lecture côtoie de près l’auto-analyse et s’efforce d’acquérir quelque lumière conquise sur ses propres zones d’ombre. L’application générale d’un critère simple – l’Oedipe comme seuil discriminant – n’est donc pas en soi contradictoire avec la connaissance du particulier, dans sa diversité : le modèle de ce processus pourrait être celui de la vie elle-même, dont on sait qu’elle va de la structure élémentaire à la plus grande complexité, par assemblage d’éléments de plus en plus sophistiqués.

Parmi les concepts à valeur heuristique, le jeu occupe une valeur centrale pour l’art et pour la théorie littéraire, en raison de sa capacité à décrire l’articulation et la régulation d’activités complexes. Empruntant aux sciences humaines et à la psychanalyse, Winnicott (1971) et Picard (1986) ont désigné sous le concept de jeu un processus de socialisation et de symbolisation sollicité dans l’expérience esthétique des oeuvres d’art, processus mettant en relation des affects et un intellect informé par la pratique sociale. C’est alors la fonction réparatrice du jeu qui est mise en lumière. Cette valeur fondamentale est inscrite en quelque sorte dans l’étymon latin legere qui signifie, entre autres, « rassembler » (Rey, 1992 : 1134), lier, ainsi qu’on l’a souvent remarqué. De fait, la lecture s’attache souvent à rétablir cohérences, continuités, là où le texte de l’écrivain pourra privilégier ruptures et incohérences. Prenant appui sur tous les éléments textuels invitant à la symbolisation des affects, la lecture littéraire serait par essence constructrice, jouant pour le moi du lecteur le rôle d’intégrateur. Cette fonction peut être vérifiée en présence d’un texte de la disjonction extrême : La Défense de l’infini d’Aragon (Trouvé, 2000).

Mais la réflexion menée sur un tel texte conduit à relativiser ce qui ne devrait pas être édicté comme loi générale, car il s’en faut de beaucoup que la lecture en soit seulement rassurante. Pour le dire autrement et de façon plus générale, l’esthétique, terrain du dissensus, doit sans doute affronter elle-même la contradiction entre les tendances constructrices et destructrices. En ce qui concerne la littérature, lire et dé-lire sont peut-être les deux faces d’une même activité. Plus importantes, parfois, que les significations conquises, demeurent les zones d’ombre, de non-sens, dont la conscience renvoie au lecteur l’image d’une identité fracturée, d’une perturbation non réglée, dérangeante et féconde à la fois. Sans doute le texte de lecture, plus soumis aux contraintes de la logique et de l’exposition concertée, est-il davantage structurant que celui de l’écrivain. Mais rien n’oblige à le clore artificiellement et l’on peut concevoir une lecture litté­raire qui ferait la part de ses difficultés, voire de ses échecs herméneutiques sans chercher à les réduire artificiellement (Wagner, 2005). Lire, suivant l’un des autres sens de l’étymon legere, serait alors à rapprocher de « cueillir » (Rey, 1992 : 1134), autrement dit prélever, sélectionner, avec tout ce que cette activité doit assumer de limite. Ces remarques n’annulent pas la valeur opératoire du concept de jeu, mais invitent à élargir sa fonction en rendant la lecture, au moins à titre partiel, au vertige de l’aléatoire : la bobine et la roulette[4] représentent les deux pôles opposés entre lesquels penser toute la gamme des effets de lecture, du texte au contre-texte.

Seconde observation : c’est sans doute le fonctionnement esthétique du langage qui amène auteur et lecteur à employer la langue en conjuguant le général et le particulier, l’universalité de l’idiome commun et de ses symboles, l’unicité de ses associations de mots et connotations. Ni échange, ni communication au sens strict du terme, la lecture littéraire met en relation deux sphères subjectives : celle de l’auteur, dont l’instance scripturale et énonciative constitue la projection analysable ; celle du lecteur, à son tour concrétisée dans le texte de lecture offert à d’autres lecteurs. Dans cette perspective, l’opposition du général et du particulier perd son caractère aporétique si l’on admet que la connaissance concrétisée par le texte de lecture fonctionne moins sur le mode du vertical, celui de la connaissance généralisante ou particularisante, que sur celui de l’association, horizontale. La connaissance littéraire s’éprouve dans le parcours de liens, matérialisés dans le texte de lecture, objet particulier élaboré à l’image du texte d’auteur.

L’un des moyens les plus sûrs d’atteindre l’oeuvre dans son unicité est sans doute la mise au jour du réseau intertextuel entrant dans son processus de production. Chez les grands auteurs, la qualité du style se nourrit de la référence la plus large au grand Texte de la littérature universelle. Toutefois la perspective adoptée ici amène à déplacer l’accent du producteur vers le récepteur, non sans poser un problème de reconnaissance. On peut reprendre à cette occasion le paradoxe d’une lecture à la fois excédentaire (par la détection de l’intertexte latent) et déficitaire (en raison d’allusions non perçues). Cette conception se démarque de la théorie exposée par Riffaterre dans Sémiotique de la poésie (1978). Riffaterre érige l’intertexte en pierre de touche du littéraire et de sa quintessence poétique. Les agrammaticalités textuelles, rompant avec l’usage ordinaire de la langue, représenteraient pour le lecteur une difficulté que la reconnaissance de l’intertexte caché résoudrait. Dans cette perspective, l’identification des intertextes devient la condition obligatoire d’accès au littéraire ; mais une condition aussi contraignante s’expose aux critiques déjà signalées plus haut. Peut-être la recomposition du réseau intertextuel sous-jacent à l’oeuvre doit-elle plus justement être placée sous le double signe de la trouvaille heuristique et de la lacune, rendant à la performance lectrice son caractère singulier. Ainsi se dessine ce qui pourrait être une cinquième limite fixée à la connaissance du lecteur – celle de sa culture et de sa mémoire personnelles –, en opposition avec toute version triomphale de la lecture littéraire.

Savoir et plaisir esthétique sont, dans l’expérience littéraire, deux composantes solidaires dont le dosage varie selon la pratique lectrice. La connaissance primaire « horizontale » de l’oeuvre, connaissance en quelque sorte phénoménale accordant la primeur au ressenti (degré 1), se trouve enrichie par la connaissance savante, généralisable (degré 2) ; le croisement des deux premières fonde un troisième degré, qui donne tout son sens à la relation esthétique, en introduisant dans la création les notions de réciprocité et de partage. Ces trois degrés ou seuils de l’appréhension ménagent la place pour toutes les formations intermédiaires, tant paraissent riches et variées les manières de lire un texte littéraire. Ils apparaissent eux-mêmes comme le produit dialectique de deux opérations mentales : l’association et la généralisation / particularisation. Les degrés 1 et 3 privilégient l’association horizontale, mais ne peuvent se passer de procédures mentales à caractère vertical. Inversement le degré 2, plus « scientifique », requiert un parcours de l’oeuvre et prend souvent lui-même la forme d’un exposé linéaire, grâce à un métatexte spécialisé. Seules les connaissances de niveaux 2 et 3 apparaissent ainsi transmissibles, par le recours à la conceptualisation et à une contre-production verbale. Face au pôle artistique de la création, le degré 3, plus global, représente celui de la connaissance esthétique accessible au lecteur ; il s’éprouve grâce au parcours du contre-texte de lecture qui établit entre les pôles du monde, du soi et de l’oeuvre toute une série de médiations culturelles. La connaissance du lecteur, partagée entre un plus et un moins par rapport à celle de l’auteur, doit convenir de sa marge de méconnaissance. Elle se juge à l’aune de sa propre performance scripturale et de son adéquation au texte d’origine. Elle s’enrichit non seulement de la découverte d’effets de sens latents dans l’oeuvre lue, mais plus généralement de la position d’exotopie qui permet au lecteur d’appréhender l’oeuvre comme objet. On peut sans doute, à partir de ces données, reposer la question d’une critique raisonnée du goût qui ne s’enferme pas dans les apories de la subjectivité incommunicable.