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Chacun a pu faire l’expérience du plaisir procuré par la découverte soudaine d’une musique, et par le plaisir plus grand encore de la reconnaître lorsque, par le fait du hasard ou de la volonté, on l’entend de nouveau. Commence alors un étrange processus où cette rencontre avec une forme esthétique singulière évolue en pratique répétitive, avec pour seule attente que se produise chaque fois le miracle d’une nouvelle émotion ou du plaisir des retrouvailles. Au fil des écoutes se construit une interaction entre une forme répétée à l’identique et un sujet soumis, à travers elle, à des variations passionnelles et modales.

Il faut d’abord se demander en quoi l’écoute répétitive peut se constituer en pratique, au sens sémiotique du terme. Essayons ensuite de dégager le cycle de vie, si tant est qu’il existe, de cette pratique répétitive, du surgissement émotionnel propre à l’écoute musicale au processus d’acquisition du morceau par le sujet et à l’émergence prévisible d’un seuil d’érosion. Comment l’émotion provoquée par la musique et l’attrait de la découverte s’accommodent-ils d’une pratique répétitive ? Quel lien existe-t-il d’ailleurs entre les modalités d’acquisition du morceau et son investissement passionnel par le sujet ? Enfin, si la répétition apparaît bien comme l’opérateur central, responsable des modulations de sens affectant le sujet au fil des écoutes, il convient alors de s’interroger sur la nature de cette répétition, et en particulier sur le rythme des occurrences d’écoute.

Tenter de répondre à ces questions impose de pouvoir approcher au plus près ce processus d’écoute répétée, afin d’en saisir les évolutions et les modalités. Pour constituer un corpus adéquat, nous avons créé un blogue réunissant une quinzaine de personnes qui ne se connaissaient pas auparavant. Ces personnes représentent des horizons socio-économiques et culturels très différents et sont âgées de vingt-quatre à soixante ans, afin d’éviter les partis pris liés à des tranches d’âges ou à des univers sociaux[1]. Patrick, Maryline ou Lara, et tous les autres que l’on va suivre dans leur parcours d’écoute, ont tous une relation forte et régulière avec la musique, sans être pour autant des mélomanes au sens strict. Ils écoutent de tout sans exclusivité. La musique fait partie de leurs pratiques quotidiennes et, plus largement, de leur vie. Ils ont donc décrit pendant plusieurs semaines leurs perceptions et leurs impressions relatives à l’écoute répétée d’un morceau de musique. Ces notations personnelles itératives, proches du journal intime, offrent autant de prises pour tenter d’approcher la complexité du rapport et les enjeux entre le sujet-auditeur et l’objet qu’il répète. Il n’est donc nullement question de prétendre dégager une quelconque théorie générale de l’écoute de la musique. Il existe évidemment d’autres types d’écoute, de nature plus professionnelle ou experte par exemple. On s’attache ici à un type d’écoute lié au quotidien et à un caractère populaire par sa diversité de genres musicaux, mais qui témoigne ainsi d’une forme sociale particulière, inhérente à ce que l’écoute musicale a de plus répandu et partagé.

La méthodologie d’animation et de recueil des témoignages a été la suivante. Des consignes étaient données aux participants, chacune espacée de plusieurs jours. La première consigne prenait la forme d’une expérience autour de la découverte d’un morceau de musique. L’expérience consistait à écouter cette musique chaque jour et, après chaque écoute, si possible à dire ce qui se passait et ce que l’on ressentait sur le blogue, de manière spontanée ou plus réfléchie. Chacun pouvait réagir librement aux propos des autres ; la sincérité des descriptions personnelles et des réactions étant facilitée par l’anonymat des sujets et l’absence de liens préexistants entre eux. Des questions supplémentaires étaient introduites pour réorienter les commentaires ou approfondir certaines thématiques de recherche, du type : « Essayez d’être attentifs et de repérer le moment où le morceau vous paraîtra complètement familier ». Les participants étaient incités à se rendre très régulièrement sur le blogue pour décrire leur expérience d’écoute, généralement en début ou en fin de journée – le témoignage n’étant pas nécessairement consécutif à l’écoute. Il était en effet primordial que le protocole soit à la fois directif et suffisamment souple, afin de garantir un certain niveau de participation dans la durée. Le blogue est resté ouvert pendant deux mois, mais l’expérience s’est déroulée de manière active sur une période d’environ un mois et demi.

I. Écouter de la musique, une pratique ?

Un préalable à cette investigation s’impose d’abord, celui de préciser le statut sémiotique de cette expérience, somme toute banale, qui consiste à écouter de la musique au quotidien. On se trouve là face à une expérience sémiotique (Fontanille, 2008 : 18) aux dimensions multiples, dépassant le cadre de l’analyse du seul « texte » musical tout comme celui de la pure interaction avec des sujets ou des objets. En effet, l’écoute musicale met en jeu plusieurs niveaux de pertinence. Le texte-énoncé musical d’abord, qui va solliciter une interprétation, et qui s’inscrit dans un objet-support tel que le disque compact, le téléchargement numérique ou encore la diffusion radiophonique. Mais texte-énoncé musical et support de diffusion ne prennent leur signification qu’au niveau supérieur, en s’intégrant dans des pratiques. Celles-ci s’articulent autour d’un ou de plusieurs noyaux prédicatifs (ibid. : 26-27). Dans le cas de la musique, les prédicats écouter, ressentir, reconnaître, etc. s’intègrent ainsi dans des environnements et des situations pour donner forme à ce qu’on peut appeler la pratique de l’écoute musicale, dont la signification est à saisir en acte. En outre, l’expérience de l’écoute musicale est bien souvent concomitante d’une ou d’autres pratiques, telles que prendre les transports, faire la cuisine, travailler, etc. Cette articulation et cette superposition fréquente avec une pratique première révèlent une dimension stratégique de l’activité du sujet, qui constitue un autre niveau de pertinence, intégrant tous les autres. En considérant l’écoute musicale dans son articulation avec une ou plusieurs pratiques concomitantes ou concurrentes, on s’approche au plus près de la réalité de l’expérience sémiotique, vécue par le sujet-auditeur à chaque écoute, et des enjeux de construction du sens qui en découlent. Nous reviendrons plus loin sur les implications liées à cette accommodation nécessaire de l’écoute musicale avec d’autres activités, voire d’autres acteurs. Cette diversité des plans de pertinence en jeu dans l’écoute musicale et leur intégration les uns dans les autres amènent donc à appréhender cette expérience sémiotique comme une pratique (ibid. : 34), afin de la saisir dans sa globalité.

Écouter une musique régulièrement met en oeuvre une interaction dont il importe également de préciser les contours. Interaction qui s’opère entre un sujet-auditeur et un objet musical, et qui implique un régime d’ajustement du premier au second. Car le principe de contagion sensible à l’oeuvre dans les interactions humaines s’applique également aux rapports entre les individus et les choses, comme l’a montré largement Landowski (2005 : 43). La raison d’être de l’objet-morceau de musique relève évidemment d’un faire sentir, qui sollicite d’abord chez le sujet-auditeur une compétence esthésique pour éprouver et interpréter les modulations diverses (phoriques, aspectuelles, modales) provoquées par ce corps étranger qu’il s’agit d’apprivoiser. Interaction sans rétroaction, pourrait-on dire, puisque c’est le sujet qui doit « se faire »[2] à l’objet musical et non l’inverse, à travers un apprentissage progressif au fil des écoutes, mobilisant également une compétence cognitive. L’objet-musique oppose au sujet une certaine « résistance », due à son étrangeté et à sa non-familiarité, que la répétition des écoutes cherche notamment à réduire. La répétition régulière est un opérateur essentiel de cette interaction puisque c’est elle qui va modifier l’identité modale et passionnelle du sujet dans sa relation avec le morceau qu’il écoute.

La pratique de l’écoute musicale répétée implique un sujet fortement modalisé. On l’a dit, le sujet doit « sentir » la musique (compétence esthésique), autant qu’il apprend à la connaître durant le processus de familiarisation (compétence cognitive). Mais, au-delà, l’écoute musicale apparaît comme un cas assez rare de pratique répétitive fortement modalisée par le vouloir. De fait, lorsqu’on écoute régulièrement le même morceau de musique, on agit en sujet marqué par une forte intentionnalité. C’est le plus souvent une pratique voulue et décidée, et non pas subie, ce qui la distingue de bon nombre de pratiques répétitives. Nous savons tous par expérience à quel point, par exemple, prendre le métro ou préparer son petit-déjeuner le matin sont des pratiques modalisées par un ne pas vouloir ne pas faire, indiquant la résignation et l’automatisme, ou un ne pas pouvoir ne pas faire, indiquant la contrainte. En outre, cette répétition intentionnelle et désirée se distingue encore par sa dimension aspecto-temporelle (Fontanille, 2008 : 130) : un rythme de répétition assez soutenu (intervalles rapprochés) qui se maintient pendant une certaine durée. Il est rare en effet – sauf exception – de relire le même livre à plusieurs reprises pendant la même période, ou de voir le même film plusieurs fois de suite dans un temps rapproché. Cette réitération est plutôt de nature à diminuer l’intensité du plaisir et des émotions éprouvés lors de la découverte. Et encore, ces activités ne relèvent-elles pas vraiment du cadre des pratiques répétitives ! Mais elles ont ceci de commun avec l’écoute musicale d’être des pratiques culturelles et de loisir, librement choisies par le sujet. Il y a donc dans la pratique de l’écoute musicale comme une sorte de « programmation » de la répétition, inhérente aux conditions d’exercice et de valorisation de cette pratique (on réécoute forcément une musique qu’on aime, parfois indéfiniment). Elle constitue une expérience sémiotique et une pratique culturelle régies beaucoup plus par la reproductibilité que par l’unicité, se distinguant ainsi de « l’accident esthétique » (Greimas, 1987), éphémère et singulier. L’itérativité apparaît en somme comme une isotopie constitutive de cette pratique, installée sur plusieurs plans de l’écoute musicale. Sur le plan du contenu, la musique se caractérise, comme le rappelle Herman Parret, par « la reproduction de grandeurs comparables sur un même niveau d’analyse, créant ainsi une aspectualité itérative omni-présente » (1998 : 238). Sur le plan de l’expression, cette répétition de certaines unités tout au long du texte-énoncé musical se trouve prolongée et manifestée par la répétition de la situation d’écoute elle-même.

Enfin, l’écoute musicale répétée se définit comme une pratique interprétative. Mais il s’agit d’une activité interprétative du sujet à l’égard de sa propre pratique dans son ensemble (Fontanille, 2006 : 45), et non pas par rapport au seul texte-énoncé. Le sujet engagé dans cette pratique vise, comme on le verra, des transformations esthésiques et passionnelles, que l’écoute musicale doit lui procurer. Autrement dit, il est à l’écoute de sa propre expérience d’écoute, attentif à en reconnaître les traits marquants pour leur donner un sens. Au-delà de l’activité interprétative liée à la perception et à la saisie du morceau de musique lui-même, le sujet se livre à une activité auto-interprétative : il observe ce qui se passe en lui et s’attache à reconnaître des grandes étapes qui vont séquencer cette interaction répétée (coup de foudre, familiarisation, désintérêt, etc.). À travers l’importance de ce rôle d’observateur de son propre parcours phorique, c’est donc l’ancrage passionnel du sujet de l’écoute musicale qui se manifeste, l’émergence de la dimension passionnelle étant liée, on le sait, à sa reconnaissance et à sa saisie par un observateur culturellement compétent (Fontanille et Zilberberg, 1998 : 225).

II. Cycle de vie d’une pratique d’écoute répétitive

Intégrer une musique à sa vie quotidienne, de manière régulière, c’est, comme avec une personne, « faire un bout de chemin ensemble », plus ou moins long et riche, marqué par des étapes et des événements. Essayer de rendre compte de cette écoute répétée, c’est donc d’abord repérer des évolutions et des transformations qui sont fondamentalement liées à un processus temporel (progression) et aspectuel (itération, rythme).

Cette interaction répétée avec une musique articule étroitement deux rationalités sémiotiques pour le sujet : une rationalité cognitive et une rationalité esthésique puis passionnelle. « Pratiquer » l’écoute d’un morceau de musique met en jeu à la fois la découverte, l’acquisition d’un savoir sur cette musique et l’irruption des affects dans le champ de présence d’un sujet qui doit être capable d’accueillir et de ressentir l’effet passionnel. « Elle m’emporte », « sa musique m’envahit », « il m’avait prise aux tripes », etc. sont des manifestations discursives fréquentes dans le corpus et qui expriment cette compétence esthésico-passionnelle. Cette tension entre découvrir et ressentir se traduit par une logique de programmation, elle-même déclenchée par l’irruption passionnelle pour le sujet. Ces rationalités sémiotiques opèrent de manière non pas successive mais concomitante, elles sont imbriquées entre elles, comme l’illustre le propos suivant tiré du blogue :

Il aura fallu deux écoutes pour que je retienne instinctivement le refrain… que j’apprécie [logique cognitive]. Tous les matins, je l’écoute dans le métro pour aller bosser, je suis en immersion totale [logique esthésique] !

Lara, 09-12-2008

C’est l’opérateur de répétition qui va moduler et modifier l’équilibre et l’articulation de ces deux rationalités, au fil des écoutes. On peut schématiser les grandes phases qui marquent le parcours d’acquisition caractéristique de l’écoute répétée :

Découvrir /Ressentir → Approfondir → Reconnaître → Retenir → Reproduire → Épouser

La phase initiale est celle de la découverte d’une musique jusque-là inconnue et marquée par un effet esthésico-passionnel sur le sujet. C’est cette phase de découverte qui enclenche la pratique de l’écoute répétée. S’ensuit alors un processus progressif d’appropriation de l’objet musical, fondé sur l’acquisition d’un savoir cognitif et sensible sur la musique en question. À la découverte succède ainsi une phase d’approfondissement consistant à réduire l’écart face à ce « corps étranger », en se familiarisant avec ses traits caractéristiques :

[...] je n’arrive pas encore à suivre les instruments [...] 

je commence à connaître les paroles et à apprécier la musique d’accompagnement.

Tunk, 12-12-2008 ; 15-12-2008

Le processus d’acquisition passe un cap décisif à partir du moment où l’on « retient » des fragments de l’objet musical : « Il aura fallu deux écoutes pour que je retienne instinctivement le refrain » (Lara, 09-12-2008). Dès lors, un autre seuil n’est pas loin, qui voit le sujet capable de restituer le texte-énoncé musical, au moins partiellement :

Je commence à fredonner My Kinda Girl [de Keziah Jones].

Maryline, 11-12-2008

Depuis le temps que je l’écoute maintenant, j’ai tendance à fredonner les rythmes quand je l’écoute, même dans le métro !

Camille, 11-12-2008

Cette phase d’imitation énonciative constitue un seuil, car le sujet-auditeur passe alors d’un procès d’acquisition cognitive à une contagion d’ordre esthésique et sensible. Ces différentes étapes mènent à un seuil de familiarité entre le sujet et l’objet musical, qui sanctionne un degré d’appropriation. Mais ce seuil de familiarité n’épuise pas le cycle de vie de l’écoute répétée. Loin de marquer l’amorce de sa phase terminative, il débouche notamment sur le redéploiement et l’accomplissement de l’effet passionnel, l’interaction avec l’objet musical évoluant souvent vers une forme accomplie de l’ajustement (Landowski, 2005 : 77), proche de l’abandon :

Je relis les paroles de ses musiques. Je les relis encore. Je commence à rentrer dans son monde, son esthétique… Et là je suis emportée. C’est le bonheur absolu.

Maryline, 09-12-2008

À la vérité, ces phases ne constituent que des repères mouvants, aux frontières instables et perméables. Ces phases prennent corps surtout par les tensions modales et phoriques qu’elles génèrent chez le sujet de l’écoute. Comme tout sujet « passionné », chaque phase du cycle de vie de l’écoute mobilise chez lui un dispositif modal particulier, modulé par un certain degré d’intensité et par une étendue spécifique (Fontanille et Zilberberg, 1998 : 225-227). Et la répétition régulière joue un rôle central puisque c’est elle qui fait évoluer l’identité modale et passionnelle du sujet par rapport au morceau de musique qu’il écoute.

III. L’euphorie, sinon rien : parcours modal et phorique du sujet de l’écoute répétitive

C’est le régime du « coup de foudre » qui semble enclencher l’écoute répétée d’une musique[3], une sorte d’éclat émotionnel brusque et intense éprouvé presque charnellement par le sujet :

Le morceau dont je vais parler est un morceau que j’ai découvert par hasard il y a quelques jours et qui dès la première écoute m’a complètement endoctriné ! Je devais l’avoir sur mon Ipod depuis quelque temps. Et là, le choc ! Une envie de danser comme rarement une nouvelle chanson m’avait donné envie.

Patrick, 06-12-2008

J’écoute Keziah Jones depuis pas mal d’années et là, la première écoute m’a laissée scotchée. J’ai de suite aimé… 

Maryline, 09-12-2008

En ce moment j’ai flashé sur un morceau d’un groupe de hip hop américain : Flobots. Le morceau s’appelle Handlebars. Cela me colle des frissons.

Matthieu, 10-12-2008

Cet enclenchement pathémique n’est pas encore modalisé : le sujet ressent soudain une émotion imprévue, un « éclat » qui n’a pas encore le caractère durable et axiologisé d’une passion (Fontanille et Zilberberg, 1998 : 212-213). Pourtant, il sait reconnaître d’emblée la valeur de cet éclat émotionnel initial, qui sera le moteur de cette interaction :

Le morceau accroche tout de suite, la première impression est tout le temps la bonne.

Romain, 10-12-2008

J’ai craqué sur le rythme, première impression : it’s fresh, in an old-school kinda way… J’adore l’effet instantanément produit !

Lara, 17-12-2008

Le sujet paraît ainsi en « disponibilité émotionnelle », prêt à accueillir les premiers signes du coup de foudre. C’est un sujet modalisé d’abord selon le savoir être, prompt à reconnaître et à authentifier la « vérité » de l’éclat affectif qu’il éprouve. Autrement dit, le processus d’écoute répétée s’enclenche à partir d’une révélation initiale : « Quand j’écoute une musique pour la première fois, je sais si elle me plaît ou pas » (Tunk, 23-01-2009). Cette révélation émotionnelle initiale bouscule la logique narrative de la quête et du manque : le sujet de l’écoute part d’un état euphorique réalisé, préalable à tout procès d’acquisition et d’appropriation de l’objet musical. À partir de la conséquence (l’effet émotionnel), il va chercher soit à approfondir, soit à reconstituer ce qui y conduit, en répétant les écoutes, articulant ainsi, dans un fonctionnement rétrospectif, logique de la programmation et logique de la passion. Mais à cet éblouissement de la révélation initiale peut succéder une prise de conscience de l’écart à combler pour réellement connaître cet objet musical, qui modifie l’orientation modale du sujet-auditeur en un savoir ne pas savoir ou savoir ne pas pouvoir. En effet, il est conscient de tout ce qui le sépare encore d’une connaissance intime du morceau pour lequel il a ressenti ce choc qui ne trompe pas :

J’ai de suite aimé. Mais j’ai de suite ressenti autre chose dans cet album. Je n’ai pas pu « entrer » immédiatement dedans ; je ne savais pas comment entrer dans ce monde. 

Maryline, 09-12-2008

Je n’arrive pas encore à suivre les instruments.

Tunk, 12-12-2008

Ce qui est marrant, c’est que je n’arrive absolument pas à retenir ou fredonner ce morceau, mais dès que je l’entends, j’adore.

Camille, 15-12-2008

Le sujet de l’écoute éprouve là la « résistance » de l’objet musical, à travers sa complexité ou simplement sa nouveauté. La répétition volontariste des écoutes constitue alors le contre-programme mis en oeuvre pour venir à bout de cette résistance : plus j’écoute ce morceau, mieux je le maîtrise. Mais cette écoute volontariste est aussi sous-tendue par la logique plus sensible de l’ajustement : le sujet est en état de disponibilité pour « rentrer » dans le morceau, attentif aux moindres détails au fil des écoutes. C’est en effet un sujet persévérant, animé par le vouloir faire, qui prend le relais, la conscience du ne pas savoir se traduisant par une augmentation du vouloir :

Je me suis assise et j’ai réécouté une deuxième fois, une troisième… J’écoute encore. 

Maryline, 09-12-2008

Ça commence souvent par la radio. Le morceau accroche tout de suite […]. Et là, on passe à la recherche : souvent sur Internet pour se renseigner ; mais assez peu sur les plateformes de musique (Myspace), plutôt les sites spécialisés.

Romain, 10-12-2008

Cette volonté d’acquérir une connaissance intime de l’objet musical fait de l’expérience d’écoute avant tout un faire adaptatif, le sujet mettant tout en oeuvre pour s’ajuster à celui-ci. En acquérant une durée par l’itération des écoutes et une étendue par la pénétration progressive du morceau, l’éclat émotionnel « localisé » au départ se déploie et se constitue alors en dimension passionnelle (Fontanille et Zilberberg, 1998 : 227). C’est en quelque sorte la phase d’accomplissement pour le sujet, vibrant à l’unisson de l’objet musical : « Dès que je l’écoute c’est le bonheur. Je connais chaque passage, je les attends. La musique m’emporte alors littéralement. Je ne suis plus là » (Maryline, 10-12-2008).

Ce qui frappe dans ce processus d’appropriation progressive d’une musique, c’est ce régime de « programmation passionnelle » qui semble y prévaloir. À partir de la révélation initiale, chaque écoute vise en effet d’abord à reproduire l’éclat émotionnel ressenti et ce, de manière prévisible et régulière : « Je connais chaque passage, je les attends. La musique m’emporte alors littéralement » (ibid.) ; « Je connais chaque son, je les attends » (Stéphane, 11-12-2008). C’est là une caractéristique importante qui motive la pratique d’écoute répétitive : l’attente du retour « d’événements passionnels » programmés, anticipés. Le simulacre énonciatif qui consiste à pouvoir fredonner des fragments plus marquants, comme le refrain, manifeste l’importance du rôle joué par ce plaisir reproductible et sans surprise (« Je les fredonne [...], je connais chaque passage, je les attends »). Avec l’écoute régulière, on se trouve dans la situation singulière de pouvoir, dans une certaine mesure, programmer et reproduire les événements émotionnels. L’idéal de maîtrise propre à la logique de programmation (Bertin, 2003 : 24) se voit ainsi combiné de manière inattendue avec l’irruption des émotions et des affects. On est tenté ici de voir se profiler l’ébauche d’une semiosis de la pratique de l’écoute musicale : la répétition de l’écoute, sur le plan de l’expression, s’articulant avec la reproduction de l’effet pathémique pour le sujet, sur le plan du contenu. Cette logique de programmation passionnelle ébauche ainsi une correspondance avec une autre passion, la passion amoureuse où chaque retrouvaille mêle émotions attendues et connaissance plus intime.

Ce plaisir prévisible et reproductible n’épuise pas l’expérience d’écoute régulière ; il doit s’articuler avec une attente de découverte et une volonté de connaissance plus intime du morceau à chaque écoute, mettant ainsi en tension reconnaître et découvrir. Nous allons maintenant y revenir.

IV. Ressentir et découvrir : un couple à l’épreuve de la répétition

À l’évidence, la répétition régulière des écoutes agit sur la disposition modale et passionnelle du sujet par rapport à l’objet musical, mais dans quels termes ? Et l’usure rapide est-elle l’unique horizon de cette pratique répétitive ? La répétition est, comme on l’a dit, un opérateur sur le plan de l’expression qui module les grandeurs esthésico-passionnelles et cognitives saisies par le sujet sur le plan du contenu. Les deux rationalités cognitive et passionnelle, au coeur de cette pratique, sont les deux axes qui subissent des jeux de tension et de détente variables au fil des écoutes. La sémiotique tensive offre là un bon cadre pour appréhender ces variations, à travers les schémas de tension. Un schéma de tension est le fruit du lien entre l’appréhension cognitive et l’appréhension sensible d’un discours (Fontanille, 1998 : 102-103) ou de toute autre pratique signifiante. L’expérience sémiotique du sujet-auditeur est, elle, structurée par la tension permanente entre les deux axes que sont l’intensité phorique et passionnelle et le déploiement cognitif et praxique (l’acquisition du morceau par l’accumulation des écoutes). Cette matrice permet de rendre compte des évolutions de l’expérience d’écoute, à partir de quelques schématisations qui se dégagent de la pratique telle qu’elle est vécue par les participants à l’étude. Ces schématisations n’ont donc aucunement la prétention de modéliser et de refléter de manière exhaustive le devenir de l’expérience d’écoute. Il s’agit plutôt de schématiser les tendances les plus saillantes, qui ébauchent les bases d’une première typologie.

Ce qui apparaît tout d’abord, c’est que l’intensité émotionnelle ne décline pas fatalement, comme on pourrait le supposer, à mesure de l’accumulation des écoutes et du degré de connaissance du morceau. Ainsi, on constate que le choc émotionnel initial éprouvé par le sujet est suivi par un déploiement quantitatif (découverte et acquisition progressive de l’objet musical, accumulation des occurrences d’écoute), sans pour autant perdre de son intensité. L’éclat phorique se maintient et perdure au fil des écoutes :

Depuis le temps que je l’écoute, maintenant, j’ai tendance à fredonner les rythmes quand je l’écoute, même dans le métro ! Pour l’instant je ne m’en lasse pas !

Camille, 11-12-2008

Pour ma part, je connais maintenant le morceau que j’ai choisi par coeur, je ne découvre plus rien, mais je ne m’en lasse pas pour autant ! Je l’adore et je ne pense pas que celui-ci sera éphémère !

Patrick, 24-12-2008

C’est vrai que je n’ai pas l’impression de découvrir de nouvelles approches en l’écoutant. Je l’aime toujours autant, je ne m’en lasse toujours pas.

Stéphane, 28-12-2008

Sur un plan aspectuel, l’épuisement cognitif de l’objet au fil des écoutes (terminatif) va de pair avec le maintien duratif de la tension affectivo-passionnelle du sujet. En termes de dispositif modal, l’acquisition réalisée du savoir n’épuise donc pas le vouloir du sujet. Dans cette configuration, la répétition n’entraîne pas la « démodalisation » du sujet par rapport à l’objet de la pratique. Il s’agit de la schématisation tensive la plus prégnante, qu’on appellera schéma de la persistance.

Figure 1

Schéma de la persistance

Schéma de la persistance

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Ce schéma de persistance connaît une variation. Car il arrive aussi que l’éclat émotionnel initial, au fil des écoutes et de l’appropriation du morceau de musique, se diffuse à l’ensemble de l’objet musical et produise ainsi un accroissement de l’intensité passionnelle pour le sujet au fur et à mesure du déploiement.

Et il y a les morceaux où il y a une véritable créativité artistique et musicale […] et ceux-là je peux les écouter toute ma vie sans m’en lasser s’ils me correspondent. Les sensations deviennent de plus en plus profondes à chaque écoute ; le moindre son me fait immédiatement vibrer.

Maryline, 23-12-2008

Ainsi, la familiarité avec un morceau apparaît comme un seuil et une épreuve, qui peuvent déboucher sur une augmentation de la valeur passionnelle du morceau :

Quand le morceau devient complètement familier, c’est que la découverte est totale ; je le fredonne ; dès que je l’écoute c’est le bonheur […]. La musique m’emporte alors littéralement. Je ne suis plus là.

Maryline, 10-12-2008

En somme, plus on « pratique » le morceau de musique, plus on lui trouve de qualités et de valeur. Une fois réalisé l’épuisement de la découverte, l’interaction répétée transforme l’intensité de l’affect en sentiment plus profond et généralisé, sans perdre de sa force. C’est le schéma de la bonification.

Figure 2

Schéma de bonification

Schéma de bonification

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Une autre schématisation du devenir de l’écoute émerge, sans pour autant qu’on puisse juger de son poids dans le champ de cette pratique. Il s’agit d’un processus plus prévisible où l’intensité émotionnelle initiale se consume et décline au fur et à mesure que progressent l’acquisition du morceau et la répétition des écoutes. La musique est comme « consommée » à chaque écoute, sans calcul et sans modération, et sa valeur modale et passionnelle, étant comme une ressource limitée et périssable, diminue en proportion de son utilisation. Ainsi, après « le coup de foudre musical » et « la réécoute en boucle à satiété »,

[...] la chanson de Radiohead que j’avais choisie pour l’étude a commencé à m’agacer (l’impression brutale de ne plus entendre un chant mais un geignement !)

Sophie, 26-12-2008 ; 18-01-2009

Il en va de même pour Lara :

Tous les matins, je l’écoute dans le métro pour aller bosser [Beautiful Emily, de Keziah Jones], je suis en immersion totale !  [...] Par contre, le morceau en écoute actuellement ne me procure plus beaucoup de sensations, d’impressions… Je suis lassée.

09-12-2008 ; 17-12-2008

Ce processus définit un schéma de dilapidation, dans le sens où l’on épuise par l’usage répété une richesse disponible au départ.

Figure 3

Schéma de dilapidation

Schéma de dilapidation

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Enfin, on peut mentionner une dernière schématisation, a priori assez évidente du point de vue du présupposé culturel de la nécessaire éducation au goût et à l’expérience esthétique, qui curieusement s’est peu actualisée dans le cadre du corpus. Dans ce schéma, c’est l’augmentation de la connaissance et l’accumulation des écoutes qui révèlent progressivement la valeur passionnelle pour le sujet :

Je commence à connaître les paroles et à apprécier la musique d’accompagnement. [...]

Cette voix… Une vraie performance artistique. [...]

Il y a une vraie recherche musicale qu’il s’agit d’apprécier. Je vous donne tous ces détails pour vous expliquer que je ne m’en lasserai pas.

Tunk, 15-12-2008 ; 17-12-2008 ; 22-12-2008

La répétition régulière permet d’apprivoiser l’objet musical et, en le connaissant mieux, de se donner toutes les chances de « finir par l’aimer », comme on l’aurait dit de certains mariages de raison, modalisés selon le vouloir vouloir pour atteindre un état affectif final fixé à l’avance (« […] soit il me faut quelques écoutes pour pouvoir l’apprécier » (Caroline, 07-12-2008). Appelons-le schéma d’apprivoisement.

Figure 4

Schéma d'apprivoisement

Schéma d'apprivoisement

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V. Conduites stratégiques face au seuil de lassitude

L’écoute répétée a ceci de singulier que, à la différence d’autres pratiques répétitives, elle implique toujours un sujet fortement modalisé et passionné. Hormis les situations d’écoute imposée (radio ou autre), chaque séquence d’écoute met en jeu un sujet du vouloir, qui fait un choix conscient, et qui est en attente du retour de « l’événement » esthésico-passionnel. Il y a toujours une tension et une disponibilité qui l’animent. C’est sans doute pourquoi cette pratique ne se transforme pas en habitude (prise ici au sens d’un comportement ou d’une situation prévisibles, qu’on finit par accomplir de manière machinale et sans investissement phorique). On se familiarise avec une musique au fil des répétitions, mais on ne l’écoute pas par habitude. La véritable menace à affronter pour le sujet, c’est non pas l’aphorie de l’habitude qui s’installe, mais plutôt l’émergence de la lassitude, porteuse de dysphorie et de démodalisation :

Par contre, le morceau en écoute actuellement ne me procure plus beaucoup de sensations, d’impressions… Je suis lassée.

Lara, 17-12-2008

Rien ne me surprend plus vraiment et effectivement, comme le disait Lara, cela commence à me lasser voire à m’agacer.

Emmanuelle, 18-12-2008

Le sujet, en tant qu’observateur de sa propre pratique, est ici attentif à ses évolutions et à la lassitude qu’il éprouve. La lassitude agit comme un seuil d’alerte qui empêcherait l’écoute répétée d’évoluer en habitude passive et en pure programmation, ou de dégénérer en figures passionnelles dysphoriques comme le « dégoût », « l’écoeurement », « l’agacement ».

Confronté à cet horizon plus ou moins proche de la lassitude, on développe des conduites stratégiques d’adaptation, face à cette « menace dysphorique » qui rompt le charme addictif de la répétition. Ces conduites visant à virtualiser la menace de lassitude, ou à en atténuer les effets, reposent essentiellement sur des modulations de la répétition. On peut moduler le rythme auquel se produisent les occurrences d’écoute (rapproché, espacé), en affectant à ces modulations du rythme un aspect plus ou moins durable. En croisant ces deux niveaux rythmique et aspectuel, on obtient un « réseau » de valeurs graduelles sur deux dimensions (Fontanille et Zilberberg, 1998 : 49), qui rend compte des principales options prises par les sujets pour éviter la lassitude.

Une première attitude stratégique se dégage, fondée sur l’anticipation de « l’usure » et de l’affaiblissement du morceau de musique. Elle consiste à restreindre la fréquence des répétitions dès le départ, afin de gérer avec parcimonie le « capital » esthésico-passionnel du morceau en question pour le faire durer. L’auditeur procède en quelque sorte à un calibrage de son rythme d’écoute, qui relève d’une logique de programmation : « Ensuite je n’abuse pas trop de la réécoute, de peur d’user le morceau trop vite » (Romain, 10-12-2008). Pour d’autres, la limitation du rythme des écoutes intervient de façon plus soudaine et ponctuelle, lorsqu’ils réalisent que l’attrait et la valeur passionnelle commencent à décliner. Ils ajustent alors leur pratique et diminuent la fréquence des répétitions, afin de prolonger la durée de vie du morceau :

Effectivement, quand j’aime une musique et que je me vois de moins en moins l’écouter, je n’insiste pas, au risque de ne plus l’aimer du tout !

Camille, 10-01-2009

Par contre, sentant que je vais me lasser (moins d’attention, premiers défauts…), je ménage tout d’abord le titre en l’écoutant un peu moins pour ne pas le tuer trop vite.

Patrick, 16-01-2009

On parlera d’une conduite fondée sur l’espacement des écoutes. Cette diminution du rythme de répétition peut s’accompagner d’une augmentation de l’intensité de présence du sujet à chaque séquence d’écoute, autre variante stratégique de l’espacement pour maintenir l’attrait et repousser la lassitude :

[…] ensuite si l’habitude s’installe, le désamour vient vite ; donc le morceau que j’ai choisi pour ce blogue, je l’écoute moins souvent, mais avec plus d’attention encore, en essayant au maximum de profiter des sensations physiques qu’il me procure… 

Françoise, 19-01-2009

Mais on peut également prévenir la lassitude de manière plus radicale. C’est l’autre attitude, largement représentée, qui réside dans l’interruption du cycle d’écoute, laquelle est modulée par un aspect plus ou moins définitif. Cette interruption volontaire peut prendre une forme brutale et durable : « Quand il n’y a plus d’addiction, je cesse de l’écouter. La plupart du temps très brutalement » (Matthieu, 06-02-2009). Une conduite qui s’apparente à un abandon, lucide et sans regret, car il apparaît comme la seule option pour « se quitter » avant que le processus de dégradation ne soit engagé. À ce titre, cette conduite relève aussi d’un programme de préservation. Mais la plupart du temps, cette interruption est ponctuelle et prend la forme d’une suspension temporaire. Cette suspension des écoutes rompt aussi la progression du « cycle de vie » du morceau et préserve ainsi sa valeur, offrant la possibilité d’une réactivation différée de l’effet passionnel, au gré de retrouvailles « accidentelles »[4] avec le morceau :

J’arrête de l’écouter purement et simplement mais après plusieurs mois, il m’arrive de le redécouvrir en le réécoutant par hasard.

Maryline, 18-01-2009

J’ai donc cessé net de l’écouter mais je pense que je la retrouverai avec plaisir dans quelque temps.

Sophie P., 18-01-2009

Je passe à autre chose et je le retrouve généralement avec beaucoup de plaisir à un autre moment, parfois même quelques années plus tard.

Sophie, 30-01-2009

La préservation de la valeur se fait au prix de la privation, voulue, et de la disparition même du morceau de l’horizon d’attente du sujet. Le schéma suivant formalise le réseau interdépendant de ces conduites stratégiques face à la lassitude :

Tableau 1

Les stratégies pour contrer la lassitude de l’écoute répétée

 

Durative

Ponctuelle

Rétention/Limitation

Calibrage

Espacement

Interruption

Abandon

Suspension

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Ces différentes conduites montrent bien, sous diverses formes, le refus de « l’habituation » à un morceau de musique, alors même qu’on décide de l’écouter régulièrement. On voit là encore toute l’ambivalence de la répétition pour l’auditeur, facteur d’accentuation et de déploiement de la valorisation esthésico-passionnelle du morceau, et facteur d’épuisement de cette même valorisation. Une autre dimension caractéristique de l’écoute répétée mérite à présent d’être abordée, qui elle aussi semble jouer un rôle dans la « durée de vie » d’un morceau.

VI. Une pratique entre présence et évasion

L’écoute musicale du quotidien est bien souvent une pratique seconde, qui se superpose et s’articule avec une pratique première[5], telle que conduire, travailler, cuisiner, ranger, etc. :

Tous les matins je l’écoute dans le métro pour aller bosser.

Lara, 09-12-2008

Je les chante sous ma douche.

Maryline, 11-12-2008

J’ai réécouté l’album, mais pas de manière totalement active, je faisais autre chose en même temps.

Sophie, 08-12-2008

Ainsi l’écoute est-t-elle parfois brouillée par sa concomitance avec la pratique concurrente. Mais, le plus souvent, l’articulation avec une autre pratique se fait au bénéfice de l’écoute musicale. La pratique première tend à passer en toile de fond, car elle relève davantage de l’habitude, par les comportements routiniers, voire automatisés, qui la constituent. Quand on fait la vaisselle ou qu’on accomplit un trajet quotidien, la prévisibilité et la maîtrise de la pratique dans laquelle on est engagé virtualisent en quelque sorte la présence du sujet à cette action. On est là sans être là. Cette pratique n’est alors qu’un support, un contexte créant les conditions d’une présence intense du sujet à l’écoute musicale – « avec la musique dans le métro, je suis plongée dans mon univers » – qui, elle, suscite des attentes thymiques transformées à chaque nouvelle actualisation.

Pourtant, cette intensité de la présence du sujet à sa pratique d’écoute actualise en même temps un autre plan d’existence du sujet, à travers un mécanisme de débrayage enclenché par l’engagement même du sujet dans son écoute. Chaque séquence d’écoute est en effet marquée par une sorte d’embrayage esthésique du sujet – « Je vibre » ; « Je suis emportée » ; « La musique m’emporte alors littéralement » –, mais qui s’accompagne d’un triple débrayage temporel, spatial et actoriel qui projette le sujet énonciataire hors de la situation d’écoute et hors de l’énoncé musical. La présence sensible intense du sujet à la situation d’écoute projette celui-ci dans le même temps vers d’autres situations, d’autres lieux et d’autres personnes :

Mes petites histoires personnelles me reviennent à l’esprit à chaque passage du morceau.

Tunk, 15-12-2008

Du coup je pense à l’Afrique (que je connais) à chaque écoute.

Françoise, 15-12-2008

L’écoute de l’album me rappelle le film et les situations/scènes que j’ai moi-même parfois vécues dans la vraie vie.

Camille, 10-12-2009

Cela me rappelle le Mali, Tounk, notre voyage.

Maryline, 16-12-2008

Cette capacité de la musique à faire surgir des évocations personnelles est bien connue et chacun a pu l’éprouver à maintes reprises. Mais elle présente un intérêt particulier dans le contexte de l’écoute répétitive. La multiplication des plans d’expérience pour le sujet, à travers les débrayages, constitue des ressources nouvelles pour l’écoute du morceau qui semblent ainsi retarder l’apparition de l’usure et de la lassitude. À ces plans d’existence de l’écoute musicale s’en ajoute un autre, qui est celui de l’artéfact énonciatif lorsque le sujet-auditeur tente de reproduire le morceau en le fredonnant ou en le répétant dans sa tête. De même qu’on atténue sa présence à la pratique première en s’absorbant dans l’écoute musicale, on se soustrait aussi à la répétitivité du texte-énoncé musical en se projetant hors de sa sphère par les débrayages, tout en générant en permanence des simulacres énonciatifs plus ou moins fidèles du morceau. Cette circulation du sujet et cette articulation sans cesse renégociable entre les différents niveaux d’existence de l’interaction musicale sont autant de variations sur un même thème qui peuvent contribuer à entretenir la flamme ou à retarder son déclin.

VII. De l’écoute itérative au flux continu

L’observation de cette pratique répétitive amène enfin à s’interroger sur la nature même de cette répétition. Car, certes, c’est l’accumulation des écoutes qui est l’opérateur principal des transformations et des modulations qui affectent le sujet. Mais la répétition elle-même des occurrences d’écoute est sujette à des variations qui affectent la dimension aspecto-temporelle, et en particulier le tempo de la répétition. Très vite, en effet, on constate que le tempo des occurrences d’écoute s’accélère, dès lors que se produit l’éclat émotionnel initial. Le cycle discontinu des écoutes évolue vers des itérations de plus en plus rapprochées et prend la forme d’une sorte de flux continu, puisque les intervalles entre les occurrences d’écoute s’amenuisent jusqu’à disparaître. C’est le phénomène de « l’écoute en boucle » :

En général j’écoute en boucle jusqu’à ce que je sois totalement emportée. Je peux passer la journée à écouter en boucle.

Maryline, 13-12-2008

Je l’écoute en boucle depuis quelques semaines.

Camille, 11-12-2008

Je me procure la chanson au plus vite pour l’écouter et la réécouter en boucle jusqu’à satiété !

Sophie P., 26-12-2008

Cette création d’un flux continu est en outre renforcée par la pratique du simulacre de restitution, déjà évoquée, qui consiste à fredonner entre les séquences d’écoute. Ce tempo et ce caractère duratif des répétitions semblent dépasser singulièrement ceux des autres pratiques répétitives, telles que les habitudes, les rituels ou même les routines ; lesquelles, en effet, s’actualisent en continu, sans intervalle entre les occurrences de la pratique ? Même les médias d’information en continu, tel CNN, supportent mal une telle fréquence de répétition du même fragment d’information, comme l’a montré Andrea Semprini (2000 : 67-68). Loin de vider l’objet musical de son sens et de sa valeur, l’accélération du tempo de la répétition tend même à renforcer l’ajustement esthésique et sensible du sujet aux modulations les plus fines du morceau écouté. On est totalement « dedans », comme on dit couramment.

Au fur et à mesure que les séquences d’écoute évoluent vers un flux continu, la pratique d’écoute semble s’autonomiser de plus en plus et former un niveau d’existence à part entière qui se détache des autres pratiques et qui tend à les « virtualiser » du point de vue de la présence du sujet. D’une certaine manière, l’emballement du tempo des répétitions semble traduire, sur le plan de l’expression, « l’emballement passionnel » du sujet sur le plan du contenu, c’est-à-dire son euphorie et son enthousiasme grandissants. Le tempo devient frénétique, et ce flux continu de répétitions sans intervalle n’est pas sans rappeler le vertige du tournoiement propre à certains jeux ou à la danse, définis par Caillois (1967 : 67) comme l’ilinx, qui semble mettre le sujet de l’écoute dans un état de transe un peu hypnotique. Cet emballement produit une sorte d’ivresse : on écoute en boucle, sans savoir quand ni comment s’arrêter, pris volontairement dans une sorte de fuite en avant qui semble « détacher » l’écoute des autres pratiques engagées.

Ainsi, cette accélération du tempo valorise la répétition en tant qu’opération porteuse de sens et de valeur en elle-même et suggère de revenir sur son rôle dans le processus de semiosis que constitue cette pratique d’écoute. Il ressort, en effet, que ce n’est pas seulement l’accumulation des occurrences qui fait évoluer la disposition modale et passionnelle du sujet de l’écoute. Le tempo et le rythme sont comme des exposants qui modulent profondément la répétition et affectent l’évolution phorique et modale du sujet. L’écoute répétée ne consisterait donc pas exactement en une forme répétée à l’identique qui produit des contenus différents pour le destinataire, à l’instar de ce que Deleuze formulait comme « le mystère de l’habitude ». On se trouve en réalité face à des modulations, sur le plan de l’expression, de la forme répétée (au niveau du tempo et de la durée de la répétition) de la forme musicale, qui font varier les contenus saisis par le sujet-auditeur.

Conclusion

Loin de l’éblouissement de l’événement esthésique unique, la pratique de l’écoute répétée incarne pourtant une forme singulière de résistance à la « désémantisation » du quotidien. Pratique répétitive certes, mais pratique fondée sur une quête permanente, quête de valeur émotionnelle toujours renouvelée. Parmi les couches que forment les pratiques quotidiennes, souvent teintées d’accoutumance puis d’automatisme, celle de l’écoute répétée se caractérise par l’espoir et l’attente qui animent le sujet à chaque occurrence et par l’intensité affective qui est en jeu – malgré ou à cause de la dimension répétitive. La promesse d’éternel retour liée à la « programmation passionnelle » définit le caractère addictif de l’écoute répétée. Ressort de l’euphorie en même temps que sa propre limite, la répétition s’impose ici comme l’instrument privilégié de la construction de la valeur pour le sujet. Et, au fil des écoutes, le sujet épouse un peu plus les formes de l’objet musical et assume un peu moins les autres pratiques engagées. Dans cette relation répétitive mais exigeante, on cherche à se connaître intimement et toujours à se surprendre, jamais à s’habituer. Une ambition de couple, en somme.