Article body

L’esthétique des flux est celle d’un art sans frontières ni repères fixes, sans lois ni directions stables, sans maîtres ni références fédérateurs, sans stabilité ni pérennité.

André Rouillé, 2005 : en ligne [1]

Un étrange ballet de phrases, d’images et de sons apparaît dans Ceux qui vont mourir, l’oeuvre hypermédiatique de Grégory Chatonsky (2006). Des photographies sont affichées sur un fond noir, complétées par des légendes. C’est un flux constant qui apparaît à l’écran de l’ordinateur, soutenu par une musique dramatique, un flux que rien n’arrête, alimenté par un algorithme qui tire ses ressources du cyberespace. L’oeuvre est composée en temps réel d’images tirées de Flickr, le site de partage de photographies, et de phrases, elles-mêmes extraites de ExperienceProject, un site où les internautes sont appelés à décrire leurs expériences personnelles et leurs valeurs. Toutes les entrées doivent être écrites à la première personne du singulier.

Dans l’oeuvre de Chatonsky, les photographies sont choisies en fonction de l’apparition dans leurs métadonnées des mots présents dans les phrases extraites de ExperienceProject. La photographie d’un maxillaire inférieur est associée à la phrase « I have a Toothache ». Une autre photographie d’une jeune femme, prise en contre-plongée dans son salon, nous apprend que « I sometimes feel that my life is going nowhere ». L’association est éphémère, car bientôt une nouvelle image apparaît, associée à une autre légende. On ne peut arrêter le défilement des images, l’oeuvre produit sans relâche des iconotextes (Hoek, 2002), parfois amusants, souvent absurdes, évanouis dans le mouvement même qui les a fait apparaître. On peut procéder à des captures d’écran ou à l’enregistrement de séquences, afin de retenir artificiellement quelques instants de ce processus, mais ce ne sera jamais que tendre un verre dans les eaux d’une rivière pour en ramener quelques centilitres. Un très faible ersatz.

Pour Chatonsky, Ceux qui vont mourir procède d’un détournement de flux : « Aucune époque, plus que la nôtre », explique-t-il sur la page d’accueil de l’oeuvre, « n’aura produit autant d’enregistrements. Que feront les historiens de toutes ces mémoires enregistrées ? Quel sera le destin de ces archives ? » (2006). Tels les gladiateurs sur le point d’entrer dans l’arène et prêts à sacrifier leur vie aux fins d’un spectacle, ceux qui sont appelés à mourir sont ces internautes qui acceptent de donner librement, aux grandes sociétés détentrices des sites de partage, l’expression de leur vie (photographies, témoignages, mémentos, etc.). Quels sont leurs droits réels ? Que sont-ils prêts à sacrifier afin de participer au spectacle du cyberespace ? Chatonsky choisit de détourner ces archives, de les utiliser afin de créer une fiction du flux, apte à capter le Zeitgeist, l’esprit du temps, de ce temps singulier du moins, hors de toute temporalité usuelle, qui prévaut dans le cyberespace.

C’est à comprendre les caractéristiques d’une telle fiction du flux que cet article est consacré. Cette esthétique repose, on le voit aisément, sur l’utilisation de systèmes et de dispositifs informatiques qui forcent l’internaute à se perdre dans la contemplation d’un flot d’images, de sons et de mots que le cyberespace et son encyclopédie dynamique animent et rendent accessibles. Les figures ainsi générées sont essentiellement imprévisibles et instables, jouant sur des fluctuations constantes de signes. En tant qu’internautes, nous devons apprendre à nous approprier ce flux, dont l’expérience est marquée par la variation, la traduction, la labilité et, ultimement, l’oubli. Pour en rendre compte, nous commencerons par décrire ces quatre traits, qui sont au coeur de l’expérience du cyberespace. Nous essaierons ensuite de distinguer les trois modalités fondamentales auxquelles il donne lieu. Nous nous arrêterons, dans un troisième temps, à comprendre le concept même de flux, réflexion qui ouvrira la voie à la description des oeuvres hypermédiatiques qui exploitent, voire fictionnalisent les flux [2].

Prolégomènes à une esthétique du flux

Les esthétiques numériques rendent compte des pratiques artistiques utilisant les ressources du numérique et les dispositifs technologiques qui lui sont associés (Memmott, 2006 : 293). Ce sont des oeuvres qui, de plus en plus, se déploient dans le cyberespace. Ce dernier est l’environnement culturel et artistique soutenu par Internet en tant qu’infrastructure technologique [3]. Cet environnement est décentralisé et conçu pour résister aux hiérarchies traditionnelles. Il se présente comme un lieu, initialement du moins, déhiérarchisé, décloisonné. Certains en parlent comme d’une hétérotopie, à la suite de Foucault (Hert, 1999). S’il s’est transformé peu à peu en un immense magasin, où tout est offert, il est aussi, et doit continuer à être, une agora et un espace de diffusion littéraire et artistique.

La métaphore fondatrice du cyberespace est non pas la racine, mais le rhizome, le réseau, la multiplication des relations et des connexions. La dynamique des relations est fondée non pas sur la tradition, l’identité, la pérennité et la mémoire, mais sur la traduction, la variation, la labilité et l’oubli. Ces quatre principes dessinent une expérience singulière et voient à l’apparition de modes de lecture et de spectature soumis à des ajustements inédits. L’esthétique du flux, il va sans dire, en accentue la portée.

Par traduction, il faut entendre non seulement la pratique d’écriture qui consiste à faire passer un texte d’une langue à une autre, mais d’abord et avant tout la pratique culturelle qui consiste à être en présence de traductions, de textes et d’oeuvres ayant migré d’une culture à une autre, et à être confrontée à une diversité langagière, culturelle et formelle. C’est une attitude qui est visée : non pas un regard tourné vers le passé (dans la perspective de la tradition), mais une ouverture à l’autre. Dans la traduction, ce ne sont pas la temporalité ou encore la stratification qui illustrent le mieux ses relations, mais le déploiement, la coprésence sur un même territoire, fût-il virtuel comme le cyberespace. Les hyperliens et la façon dont Internet est structuré surdéterminent cette attitude. De fait, la traduction comme pratique culturelle implique une spécialisation et une individualisation des connaissances et des savoirs : une actualisation chaque fois singulière d’une partie du réseau. Elle permet d’accepter le flux d’information, c’est-à-dire de l’insérer dans un processus d’interprétation et de transformation.

Par variation, on doit comprendre ces rapports identitaires précarisés et relativisés rendus possibles par le virtuel, où les avatars et les pseudonymes s’imposent, une identité avant tout enfilée comme un masque. Ce n’est pas tant une forme de l’intimité que l’on retrouve dans Internet, que de l’extimité, pour reprendre le néologisme de Michel Tournier, et conceptualisé par Serge Tisseron (2001). L’extimité est l’interface entre soi et l’autre que l’on retrouve exploitée de façon importante dans l’environnement virtuel qu’est le cyberespace. C’est une identité numérique et cybernétique, au sens d’une identité provisoire établie et mise en partage en situation de communication, surtout si cette situation se déploie en un réseau entier (Gervais et Desjardins, 2009). L’identité est « le produit du flux des événements quotidiens dont le Sujet mobilise certains éléments dans la perspective de constituer une représentation » (Georges, 2010 : 46). Or, ce flux, dans le cyberespace, n’est plus une métaphore permettant de conceptualiser le mouvement et les processus en acte ; il s’impose comme une réalité phénoménologique. De nombreux artistes web jouent avec cette identité-flux [4], décrite aussi comme forme extime (Thély, 2002 : 141 et suiv.), qui apparaît de plus en plus comme un troisième terme venant complexifier l’opposition établie par Paul Ricoeur entre identité-ipséité et identité-mêmeté. Au couple oppositionnel du propre (ipsé) et du semblable (même) répond l’identité-flux en continuelle renégociation. C’est une identité différentielle, en processus permanent d’ajustement.

La labilité permet de souligner le caractère éphémère des iconotextes et des oeuvres qu’on trouve dans le cyberespace, ainsi que la précarité des lectures et spectatures qu’on y pratique, liée entre autres au caractère pré-déterminé des hyperliens. Les pages-écrans se succèdent sans ordre préétabli et initialement partagé et s’expérimentent sur le mode d’une véritable dérive numérique. Cette dérive est occasionnée par le caractère fragmentaire du cyberespace. L’expérience à laquelle il nous convie est celle d’une ligne brisée que notre navigation répare, le temps d’un passage. Entre deux pages-écrans, entre deux noeuds réunis par un hyperlien, il y a un vide que rien ne permet de sémiotiser ou de constituer symboliquement. C’est un espace non signifiant, sans véritable forme : une distance qui n’en est pas une. Et quand une page-écran apparaît, c’est sur le mode de la révélation, un mode propice à l’éblouissement.

Cette dérive numérique, expression même du flux et de son type singulier d’expérience, est liée à la situation cognitive qui prévaut dans le cyberespace. Naviguer dans Internet, c’est non pas tant s’inscrire dans un processus de découverte, fondé sur l’enquête et l’établissement d’hypothèses, que se rendre disponible à un éblouissement, c’est-à-dire une situation de connaissance par révélation, reposant sur une interrogation ponctuelle, voire improvisée. Dans un processus de découverte, nous sommes responsables des liens établis entre les éléments ; dans une révélation, les liens, et à plus forte raison les hyperliens, sont établis indépendamment de nous et ils nous sont simplement transmis. La distinction repose sur la forme d’agentivité en jeu : sommes-nous les maîtres d’oeuvre ou seulement les manoeuvres de la relation entre les pages visitées ? L’hyperlien, l’hypertexte, dont il est le fondement, et le cyberespace, qui en est l’expression la plus complète, nous classent par définition dans la seconde catégorie, celle des manoeuvres, ce qui explique la logique de la révélation et de l’éblouissement dans laquelle ils nous placent. Celle-ci nous incite d’ailleurs à accepter le flux d’information comme un spectacle en soi, auquel on consent à se soumettre.

Par oubli, enfin, on veut proposer non pas un revers de la mémoire, une lacune ou une absence, mais un oubli positif (Gervais, 2008 : 27 et suiv.), comme une véritable modalité de l’agir et un principe d’interprétation de l’expérience. Cet oubli positif est un musement ou une flânerie, une errance qui ne cherche plus à établir des liens rationnels entre ses diverses pensées, mais qui se contente de l’association libre, du jeu des ressemblances, de l’avancée subjective. C’est la pensée en tant que flux ininterrompu, à moins qu’un incident ne vienne en perturber le cours. Ce type d’oubli caractérise la dérive dans le cyberespace, faite de mouvements inconstants et de sauts arbitraires.

L’oubli comme modalité de l’agir ouvre à une fictionnalisation de l’expérience, à une invention de tous les instants proposée comme principe de cohérence et comme ontologie. Et l’univers déréalisé du cyberespace semble un environnement idéal pour en permettre le déploiement : « Non fixé, transitoire, éphémère, insaisissable, monde du flux, du fluide, parti aussitôt que saisi » (Robin, 2003 : 412). Il nous dit à tout le moins que nous existons à la croisée de flux : flux interne de la pensée (musement), flux informationnel d’un réseau accessible depuis un écran d’ordinateur (cyberespace). Or, il importe dans ce contexte, comme le suggère Chatonsky,

[...] de voir pour quelle raison aujourd’hui le flux de notre conscience est comme révélé par les flux technologiques et de quelle façon ils sont devenus inséparables dans le mouvement même qui les différencie.

2007 : 94

Éléments d’une esthétique

Le cyberespace suscite un imaginaire technologique et il permet de penser l’électrification de l’iconotexte et de pousser les modalités de la représentation et les jeux de la parole, du langage et de l’image hors des sentiers battus, dans un espace encore à défricher.

Les oeuvres qu’on trouve dans ce cyberespace apparaissent comme des formes hybrides, instables et éphémères. La littérature électronique, la poésie générative, les textes numériques, le Net Art et les diverses expérimentations hypermédiatiques représentent un ensemble hétérogène d’oeuvres où se réunissent textes, images, séquences vidéo, animations numériques et bandes sonores ; et ces oeuvres participent tout autant de la littérature que de l’art, du cinéma, de la vidéo, du théâtre, etc. Elles interrogent de façon explicite le statut même de la littérature et des modes de lecture et de spectature. Pour Adalaide Morris, à la suite de Talan Memmott, de John Cayley et de nombreux autres, il s’agit d’un « nouvel ordre de l’écriture » (2006 : 9 ; nous traduisons).

Pour comprendre la spécificité de ce nouvel ordre d’écriture et de création, on peut identifier trois modalités de représentation récurrentes : celles de la trace, de la présence et du flux. Ces modalités sont établies à partir des trois fonctions de la semiosis peircienne. Un signe, selon C. S. Peirce, n’existe jamais seul, il se déploie dans une triade constituée d’un representamen, qui assure au signe un fondement, une base en fonction de laquelle se déployer ; d’un objet immédiat, ce à quoi renvoie ce signe, l’objet de pensée qui lui est associé ; et d’un interprétant, ce par quoi la relation entre les deux premiers éléments est établie. Nous n’entrerons pas dans le détail de cette théorie, assimilée depuis longtemps. Précisons simplement que ces trois fonctions nous servent à caractériser des modalités de représentation, selon que notre attention se porte sur les signes et leurs qualités plastiques ou médiatiques, sur les objets de pensée associés à ces signes et leurs modes de présence spécifiques, ou encore sur les processus sémiotiques mis en jeu et leur dynamique singulière, essentiellement fluide. Ces modalités ne sont pas spécifiques aux esthétiques numériques ; elles trouvent cependant au moyen de l’informatique et de l’ordinateur graphique (axé sur une interface iconique et le traitement des images) de nouvelles expressions. Ces modalités ne sont pas exclusives non plus, car de nombreuses oeuvres jouent sur plus d’un tableau. Commençons par jeter un bref coup d’oeil sur les trois modalités, avant de nous arrêter plus longuement sur la question du flux.

L’esthétique de la trace repose sur une attention portée aux pixels, c’est-à-dire aux composantes fondamentales de l’écriture et de l’image, telles qu’elles apparaissent à l’écran, et qui attirent l’attention sur le médium même et ses possibilités. Des figures de surface (Saemmer, 2008 : 27 et suiv.) sont ainsi produites qui s’animent et se déploient. Des lettres se défont ou alors s’agglutinent, des formes se déconstruisent et volent en éclats. La nature pixellisée des images ou des photographies est surdéterminée, leur transmission par un réseau peut être l’objet d’un brouillage qui en perturbe l’affichage, leur traitement numérique peut être rendu manifeste. Les stratégies en art ou en poésie sont nombreuses qui forcent le regard à se poser sur la dimension médiatique des signes affichés. De nombreuses oeuvres de e-poetry jouent explicitement sur cette dimension esthétique. Par exemple, le poème cinétique d’inspiration lettriste de Brian Kim Stefans, The Dreamlife of Letters (2000), est fait de mots regroupés par ordre alphabétique se formant et se déplaçant à l’écran. Open Ended, de Aya Karpinska (2004), présente un poème dont les vers sont inscrits à la surface de deux cubes de tailles différentes enchâssés l’un dans l’autre. Ces cubes pivotent, offrant à lire le texte inscrit sur leurs faces. Young-Hae Chang présente sur son site Heavy Industries, de multiples explorations iconotextuelles, dont Cunnilingus in North Korea (2003), une oeuvre désopilante constituée d’un texte apparaissant en blanc sur fond noir et qui défile sans discontinuer sur une chanson de Nina Simone, un remix de « See-line Woman ». L’oeuvre qui mêle sexualité, politique et humour est une parodie du discours idéologique communiste.

Figure 1

Cunnilingus in North Korea de Y.-H. Chang, 2003.

Cunnilingus in North Korea de Y.-H. Chang, 2003.

-> See the list of figures

Une des particularités de ces créations est que les mots qui les constituent sont initialement perçus comme des images. De tels iconotextes ne se lisent plus, ils se donnent en spectacle. Ils sont intégrés à des signes plus complexes, qui se laissent regarder et contempler comme des figures. Les mots y ont non plus valeur seulement de signes linguistiques, mais d’images ou d’icônes. Ce sont leurs aspects formels, leur disposition sur la page, leur accumulation ou leur complexité qui deviennent signifiants.

L’esthétique de la présence repose sur la production de figures et d’entités sémiotiques complexes, des personnages, des lieux ou des situations, qui attirent l’attention sur le monde présenté et favorisent l’illusion référentielle. Les effets de présence apparaissent comme l’illusion d’une figure qui surgit et semble réelle, quand il n’y a qu’un artifice, reposant sur un ensemble de procédés. Par opposition à l’esthétique de la trace, axée sur l’opacité d’un signe qui se donne à voir comme signe, nous sommes en régime de transparence sémiotique. Une oeuvre telle que David Still (2001) de Martine Neddam en est un bel exemple. Le site qui nous accueille présente un gros plan du visage souriant et affable de David Still. Il nous offre en toute bonne foi de nous servir de prête-nom. Un module intégré à son site nous permet en effet d’envoyer des messages signés de son nom et portant son adresse de courriel. David Still est l’une de ces identités-flux que nous pouvons adopter, le temps d’un envoi. Et, comme tout avatar digne de ce nom, il se présente avec des traits et une histoire qui nous conduisent à croire à son existence, à une véritable présence, assurée par des photographies de sa maison, de ses amis, de son enfance et des événements de sa vie.

L’esthétique de la présence recoupe ce que Jacques Rancière identifie, dans sa tripartition des régimes de l’art, comme étant le régime poétique, axé sur la représentation et la mimesis. Ce régime, ajoute-t-il, repose sur la mimesis et « la fabrication d’une intrigue agençant des actions représentant des hommes agissants » (2000 : 29). Il dit de ce régime qu’il est représentatif, « en tant que c’est la notion de représentation ou de mimesis qui organise ces manières de faire, de voir et de juger » (ibid. : 30). C’est un régime de visibilité qui recoupe l’esthétique de la présence, en ce que cette attention aux objets de pensée mis en scène par les dispositifs artistiques s’engage sur la base d’une transparence sémiotique, le signe s’effaçant au profit de son objet représenté [5].

L’esthétique du flux se dégage, quant à elle, des impératifs de la mimesis. Elle requiert de l’internaute non pas une attention aux formes de l’expression ni un investissement dans la représentation et ses figures, mais un dessaisissement face à un flux constant de données. Sa forme d’attention n’est pas l’examen ou l’immersion, liés à la trace et à la présence, mais le musement, c’est-à-dire la capacité de laisser une semiosis se déployer selon son propre programme et d’en accompagner le déroulement sans pouvoir en prévoir le tracé. L’esthétique du flux conduit l’internaute à se perdre dans la contemplation d’un flot continu d’images, de sons et de mots, dont le rythme empêche de saisir la portée des signes émis.

Le flux est la plus complexe et radicale des formes esthétiques numériques et propose des signes en transit, des figures complexes dont le mouvement permanent prend la forme d’une vague de données que rien n’arrête, dont il s’agit plutôt de suivre le déroulement, à moins d’en capter et d’en isoler quelques moments au gré d’une reprise ou d’un ressaisissement critique. Si certaines oeuvres expérimentales ont pu en proposer des versions préliminaires, des approximations, un véritable flux n’a pu être mis en scène dans son processus même qu’à partir du moment où un réseau dynamique et accessible de façon permanente a été déployé. C’est l’actuel cyberespace soutenu par Internet.

L’esthétique du flux

Le concept de flux, largement interdisciplinaire, recouvre des réalités très différentes. Issu du latin « fluxus » (action de couler), il désigne une quantité (pouvant être formée d’éléments aussi variés et parfois abstraits que l’information, l’air, l’eau ou la parole), caractérisée par la proéminence des mouvements auxquels elle donne lieu. On parle de flux artériel pour désigner l’écoulement du sang dans un corps ; de flux maritime pour décrire le mouvement ascensionnel de la mer ; de flux de conscience pour rendre compte du monologue intérieur, caractérisé par un assemblage désordonné de pensées. En physique, il permet d’identifier une quantité qui traverse une aire donnée pendant une unité de temps ; et en économie, il rend compte du déplacement de stocks ou de monnaie. Le flux désigne aussi, en informatique, une transmission d’informations multimédias : on parle de flux de données, de flux RSS, etc. Quelle qu’en soit la nature, ce sont le mouvement, le dynamisme et un certain sens des proportions (essentiellement imposantes) qui en caractérisent l’agir.

D’emblée, deux positions s’affrontent sur le flux. Pour les uns, le flux est inconnaissable ; pour les autres, seul le flux vaut la peine d’être connu. Déjà, dans le Cratyle mais aussi dans le Théétète, Platon discute de la doctrine des flux dans le cadre d’une réflexion sur les modalités de la connaissance. Cette doctrine a été initialement énoncée par Héraclite, pour qui « tout est flux ». Si ce dernier énonçait que les choses sensibles sont toujours dans un état de mouvement, Platon reste perplexe. Pour lui, la connaissance requiert un état de stabilité. Un objet, pour être connaissable, doit être stable. L’état de flux empêche toute appréhension de l’objet qui y participe.

Cette dialectique entre connaissance et inconnaissance est au coeur de toute réflexion sur le flux. S’il est la base même de la vie et de la pensée, il ne peut être connu que si on l’arrête. La seule façon de comprendre un flux, c’est d’y échapper d’une manière ou d’une autre. Mais en même temps, une fois immobilisé, il disparaît et, avec lui, c’est l’objet même de l’investigation qui s’éclipse. Pourtant, de plus en plus de modèles philosophiques vont permettre de prendre en compte les flux et leur logique complexe. Edmund Husserl a ainsi posé au coeur de la phénoménologie que la conscience prenait place dans un flux continuel de pensées et de perceptions. Henry Bergson, dans La Pensée et le Mouvant, a théorisé l’importance de saisir le flux dans son dynamisme même :

Ce qui est réel, ce ne sont pas les « états », simples instantanés pris par nous […] ; c’est au contraire le flux, c’est la continuité de transition, c’est le changement lui-même.

1969 : 10

Il n’y a, dit Bergson, qu’une poussée ininterrompue de changement ; l’expérience est basée sur un flux de phénomènes et il est le seul chemin pour en établir une quelconque description. Gilles Deleuze et Félix Guattari ont fait du flux un fondement du rapport au monde. Dans Capitalisme et Schizophrénie 2 : Mille plateaux, tout est question de flux : les personnes, les sociétés, les capitaux. La société est un corps qui est un système de flux sans cesse encodés et décodés. C’est un système qui territorialise et déterritorialise ad nauseam les éléments dont il est composé. Deleuze précisera d’ailleurs :

Qu’est-ce qui passe sur le corps d’une société ? C’est toujours des flux, et une personne c’est toujours une coupure de flux. Une personne, c’est toujours un point de départ pour une production de flux, un point d’arrivée pour une réception de flux, de flux de n’importe quelle sorte ; ou bien une interception de plusieurs flux.

1971

Il faut penser le flux, même si celui-ci ne se laisse véritablement décoder, qu’au moyen d’incidents de toutes sortes (coupures, départs, arrivées, interceptions).

Cette pensée sur les flux va trouver dans le développement de plus en plus convergent des télécommunications et de l’informatique un terreau fertile. La communication est un flux. Tout est circulation, transformation, traduction. Pour Jean Cristofol, le flux « est ce qui circule, mais aussi ce qui circule entre l’énergie et le code, la force et la règle, l’innommable et le nombre »  (2008).

L’apparition d’Internet va susciter un véritable engouement pour les flux et leurs possibilités médiatiques et symboliques, d’autant plus qu’il donne rapidement lieu à une production artistique, le Net Art, un développement de l’art de la communication des années 1980 (Bureau et Magnan, 2002 : 13 et suiv.). On ne fera pas qu’y décrire les flux ou entreprendre d’en représenter l’agir, comme ont tenté de le faire certains artistes [6], on exploite un réseau afin de montrer qu’un véritable flux peut être produit, travaillé, voire détourné. Dans le cyberespace, la notion de flux n’est plus seulement une notion, elle devient un véritable principe esthétique.

Des flux à l’oeuvre

Comme en réponse à l’appel de Mario Costa qui demandait l’établissement « d’une esthétique des flux technologiques » (2003), Chatonsky affirme d’emblée qu’il importe :

[...] de se placer résolument dans le flux, puisqu’on ne saurait être au dehors, en l’utilisant comme médium, c’est-à-dire comme langage.

2007 : 87

Figure 2

Ceux qui vont mourir de G. Chatonsky, 2006.

Ceux qui vont mourir de G. Chatonsky, 2006.

-> See the list of figures

Certaines de ses oeuvres font d’ailleurs exactement cela. Elles prennent la forme d’un détournement de flux. Comme avec Ceux qui vont mourir, leur matériau premier, ce sont les flux présents dans Internet. Chatonsky ne met pas en scène ses propres photos, des phrases qui seraient les siennes, une musique qu’il aurait composée lui-même : il propose des algorithmes qui canalisent des données déjà présentes et il leur donne un nouveau contexte où elles acquièrent de nouvelles significations.

L’esthétique du flux exploite une logique des possibles, ce que la notion même de programmation favorise, puisqu’elle repose sur des règles opératoires déterminant des séquences. Programmer une oeuvre, c’est faire acte d’écriture, en ce que du code est utilisé. C’est une écriture qui fait advenir du possible : l’artiste qui travaille avec des flux est un

[...] individu qui plutôt que de produire une forme particulière (un montage par exemple) propose un spectre de possibles (un programme) qui produira différentes formes selon une logique et des choix déterminés.

Chatonsky, 2007b

Afin de bien cerner la spécificité du travail de Chatonsky et des artistes du flux, il convient de distinguer trois modalités d’exploitation de ce flot continu d’informations. La première, la plus générale, recouvre toutes ces oeuvres qui participent du flux et que supporte le réseau Internet. Toutes les oeuvres hypermédiatiques répondent à cette condition, du simple fait d’être présentes dans le cyberespace. C’est une adhésion passive au flux, une condition de présence sur le réseau.

La deuxième modalité comprend les oeuvres qui mettent en scène des flux, qui ne font pas qu’y participer, mais en exploitent les possibilités. Le niveau d’intégration au réseau y est plus important, puisqu’il donne lieu à une perspective réflexive. Les oeuvres d’Alexandra Saemmer et de Bruno Scoccimarro présentées sur Mandelbrot.fr en sont le paradigme. Saemmer revendique même explicitement cette esthétique du flux, choisissant d’inscrire

[ses] projets de création numérique radicalement dans le “flux” du web, renonçant à toute manifestation publique donnant lieu à des enregistrements, et également à toute distribution sur support fixe.

2007[7]

Il s’agit avant tout d’une esthétique de l’éphémère, d’un mode de temporalité caractéristique du cyberespace où les oeuvres apparaissent et disparaissent sans cesse, au gré des bogues, des changements d’adresse ou de serveur, de la volonté des artistes, etc. Le cyberespace est labile et, chez Saemmer, les oeuvres hypermédiatiques se doivent d’en porter la marque. Son oeuvre Flux en est un bel exemple.

Le lecteur se trouve au bord de l’eau. Son regard suit le flux. L’eau transporte des débris, des feuilles mortes... […] Lorsque le lecteur fixe certains éléments en interagissant avec eux, des bribes d’un passé personnel se reconstruisent. Fixes, ces mots font sens pour quelques brefs instants. Très vite, les parcelles de « vérité » rejoignent pourtant le flux général, troublant à nouveau toutes les certitudes. Sur le web, ce flux emporte « l’internaute » vers les moteurs de recherche, vers Google. Une recherche est lancée automatiquement par le dispositif : la suite du poème que le lecteur avait « pêché » dans les eaux peut être récupérée dans l’océan d’information du web.

Ibid.

L’oeuvre de Saemmer joue avec des flux. Elle n’est pas autonome, mais s’ouvre au cyberespace, renvoyant ainsi à l’un de ces lieux de transition que sont les pages de résultats des moteurs de recherche (nouvel avatar du non-lieu au sens de Marc Augé [1992]). En tant qu’internautes, nous pouvons prendre deux directions : l’une qui nous conduit à suivre cette piste et à explorer les sites Web identifiés ; l’autre qui consiste à revenir sur la page de Flux, afin de reprendre notre lecture. Mais le poème et les mots qu’on trouve au retour ne sont pas les mêmes, car la « hiérarchie des éléments affichés par Google aura changé » (ibid.). Flux est une composition qui prend la forme d’un flot continu, ici les eaux d’une rivière, motif qui renvoie inéluctablement aux paroles d’Héraclite sur l’importance du mouvement : on ne se baigne jamais, nous dit Flux, deux fois dans le même fleuve. L’oeuvre met en scène un flux et se sert du flux d’Internet comme d’un arrière-plan nécessaire. Elle apparaît comme un îlot, où plutôt une sphère au sens de Sloterdijk (2003), partageant un territoire avec d’autres sphères qui, ensemble, constituent une structure ayant la fragilité tout autant que la complexité de l’écume.

La dernière modalité regroupe des oeuvres qui proposent des fictions du flux, c’est-à-dire des visualisations du flot informationnel qui caractérise Internet. Elles ne sont rien en elles-mêmes, sinon une programmation puisant son matériau à même le flux. Cela dit, ces fictions du flux sont non pas de simples visualisations de l’information, mais un véritable détournement, une élaboration secondaire non prévue qui transforme en déplaçant. Ce sont des oeuvres qui « ajoutent du flux à du flux », qui ne cherchent pas à rendre perceptible un flux, à le donner à voir d’une façon qui en augmentera l’intelligibilité, mais qui « le fictionnalisent » (Chatonsky, 2007a), exploitant à rebours ses possibilités. Elles prennent un flux et lui font dire ce qu’il ne dit pas ; elles le traduisent mais de façon à ce que cette traduction ne puisse être considérée comme un reflet d’un sens originel. Ce sont de nouvelles possibilités de sens qui sont proposées. La fiction du flux procède par défamiliarisation et déterritorialisation.

Migraciones de Leonardo Solaas (2005), par exemple, est une oeuvre d’art génératif qui puise aléatoirement dans deux bassins textuels distincts : le Don Quichotte de Cervantès et les nouvelles quotidiennes de la BBC. Dans la fenêtre d’affichage, nous voyons sur un fond blanc des segments de texte s’animer et former des arabesques. L’oeuvre possède sa propre dynamique et le texte se plie et se déplie selon une géométrie surprenante. Si nous cliquons sur l’un des segments, une nouvelle fenêtre s’ouvre qui nous conduit sur la page de la BBC où la nouvelle est affichée, ou encore sur le fragment du Don Quichotte qui a été utilisé. La fictionnalisation du flux est minimale, car elle consiste en une simple apposition entre des segments de deux sources distinctes, aisément identifiables, mais ses potentialités sont grandes, car le roman choisi joue sur les limites de la fiction, de l’imaginaire et du réel, et sur la perte de soi dans l’univers de la fiction. Avec Don Quichotte, les moulins à vent ne sont jamais très loin, ce que confirment bien souvent par l’absurde les nouvelles de la BBC.

Googlehouse (2003), de Marika Dermineur et de Stéphane Degoutin, construit en temps réel le plan d’une habitation, fait uniquement de parois sur lesquelles sont exposées des images puisées à même le Web, via le moteur de recherche de Google. Neuf choix de pièces sont disponibles (living room, bedroom, tv room, dining room, bathroom, etc.), mais nous pouvons faire notre propre choix, et meubler ainsi notre maison d’images de Lady Gaga, de Bart Simpson, etc. La maison qui est proposée est inhabitable, c’est une architecture infinie, une maison-flux dont les parois ne cessent de défiler, mais elle nous renvoie l’image que nous avons choisie pour meubler notre imagination. Google n’est plus un simple moteur de recherche, nous dit Googlehouse, il est devenu symboliquement notre foyer, source de nos informations et lieu premier d’habitation virtuelle.

Figure 3

Googlehouse de M. Dermineur et S. Degoutin, 2003.

Googlehouse de M. Dermineur et S. Degoutin, 2003.

-> See the list of figures

La pratique de Reynald Drouhin en est un autre bel exemple. Dans Des fleurs (2001-2003), il crée des portraits des sept membres d’Incident.net en forme de mosaïques constitués de 400 images de fleurs prélevées sur Internet. L’oeuvre, entre bruit et silence, mouvement et stabilité, offre une réflexion sur le rapport entre la nature et la technologie. Empreinte d’une fausse naïveté grâce aux mosaïques de fleurs, l’oeuvre bascule dans la monstruosité par le kaléidoscope polymorphe et pixellisé que constituent ces portraits en mutation, enchaînés jusqu’à ce qu’ils se confondent. « Cette fusion, dit l’artiste, est ignoble, contre nature, non définie, en mouvement perpétuel » (ibid.). En décontextualisant le flux de données des images de fleurs, Drouhin leur donne un tout nouveau sens, ici quasiment antithétique à leur nature ; et c’est cet écart que l’oeuvre exploite, en créant des identités mosaïques, des figures qui se composent, à la Arcimboldo, de parts distinctes réunies en un équilibre précaire. Ce sont des identités-flux qui sont proposées, faites d’une « matière vive éphémère et générative » (ibid.), avatars qui parlent autant de ce qui a été perdu que de ce qui a été acquis.

Figure 4

Des fleurs de Reynald Drouhin, 2001-2003.

Des fleurs de Reynald Drouhin, 2001-2003.

-> See the list of figures

On pourrait ajouter de nombreux exemples d’oeuvres-flux, depuis Project for Tachistoscope, de William Poundstone (2005), qui exploite sur la base de la publicité subliminale une juxtaposition effrénée de mots et d’images, jusqu’à We Feel Fine de Jonathan Harris et Sep Kamvar (2006), projet ouvert sur le cyberespace et qui parvient à prendre le pouls des émotions exprimées dans la blogosphère.

Chatonsky lui-même a multiplié les projets de fiction du flux. Topology of a Translation (2002a) joue avec des extraits choisis aléatoirement dans l’oeuvre d’Alain Robbe-Grillet et qui sont affichés sur un fond d’images prises en temps réel par des webcaméras dispersées dans le monde entier. Dans le prolongement de cette première oeuvre, 2translation (2002b) invite l’internaute à lire deux versions, l’original français et sa traduction anglaise, de Topologie d’une cité fantôme d’Alain Robbe-Grillet. Deux animations sont juxtaposées : l’une avec les mots de la version française et l’autre avec ceux de la traduction. Chatonsky a créé un espace de projection où chaque phrase appelée au hasard entraîne la phrase correspondante dans la traduction, et cela dans un mouvement continu [8]. Parcours: A Tribute to Tarkovski’s Time (2003) exploite, pour sa part, les images du film Stalker du cinéaste soviétique, dont le rythme est déterminé par la vitesse de connexion à Internet. Sodome@home (2008) juxtapose au sous-titrage du film de Pasolini, Salo ou les 120 journées de Sodome, des images puisées sur Flickr. Comme le site ne publie pas d’images érotiques, l’oeuvre amorce un double détournement : érotisant par déplacement des images innocentes et rendant absurde un texte séparé des images qui normalement l’accompagnent. L’image de la page d’accueil de l’oeuvre, extraite du film, est d’une grande violence sexuelle, montrant par une lucarne un jeune homme nu, au sexe bien en vue, saisi de force par cinq autres personnes. Sa rage et son impuissance se lisent sur son visage. Cette image sert d’interprétant initial à l’oeuvre dont le caractère bénin paraît d’emblée suspect.

Les projets de Chatonsky citent et exploitent des oeuvres littéraires et cinématographiques, mais ils détournent surtout le flux du cyberespace et du Web 2.0. Ceux qui vont mourir, décrit en début d’article, en est l’exemple par excellence, dans sa réappropriation des flux d’images et de paroles des sites Flickr, YouTube et ExperienceProject. L’oeuvre existe à l’intersection de ces flux, elle ouvre une voie de déviation où les données viennent buter les unes contre les autres, afin de provoquer un précipité instable et éphémère. L’oeuvre génère une forme d’écume, constituée par définition d’un mariage momentané d’eau, d’air et de particules organiques. Sloterdijk se sert de la métaphore de l’écume pour décrire l’époque contemporaine. « Presque rien », dit-il, « et pourtant : pas rien ». L’écume est

[...] un tissu formé d’espaces creux et de parois très subtiles. […] une entité qui redoute le contact, qui s’abandonne et éclate à la moindre tentative de s’en emparer. C’est l’écume telle qu’elle se montre dans l’expérience quotidienne.

2005 : 23

L’écume, c’est peut-être aussi ce que Chatonsky nomme le Flußgeist, l’esprit du flux, qui ne se manifeste vraiment que sous une forme instable, une matière presque impalpable, mais visible à l’oeil. Son oeuvre s’offre comme un pur présent, sans passé ni futur, un présent qui se fictionnalise au fur et à mesure qu’il se présente à nous. « Nous vivons sous l’emprise de l’immédiateté » (2003 : 415), explique Régine Robin, dont les propos entrent étrangement en résonance avec les fictions du flux de Chatonsky. Sous l’emprise

[...] de l’éphémère, de l’instant, du clip, du saut, de l’ubiquité, sous l’emprise du temps réel où ce qui est en train de s’effectuer et sa représentation se confondent, sans lacune, sans distorsion temporelle, dans un présent perpétuel.

Ibid.

L’esprit du flux se manifeste aux moments limites ou charnières, au seuil de la mort par exemple, quand l’oubli et la mémoire sont sur le point de se confondre et qu’ils se lient spontanément, juste avant de disparaître.

Mais Chatonsky ne s’est pas limité à mettre en ligne de tels détournements, il a aussi tenté de comprendre les enjeux de cette nouvelle esthétique, en publiant sur le site d’Incident.net de nombreuses réflexions, il a fait de sa pensée une pensée-flux, tout en revendiquant une esthétique du flux. Il a joué explicitement sur la tension entre le flux et l’incident, le second terme permettant de faire une coupe, une segmentation du premier, seule façon d’en rompre la fluidité. L’incident, souligne Chatonsky, correspond à tous ces bogues, accidents et contretemps qui rompent le flux. Or, « en suspendant temporairement le flux d’une activité instrumentale, l’incident révèle cette activité comme flux et son entrelacement avec d’autres flux » (2007 : 88).

Dans cette perspective, Chatonsky a proposé des expérimentations qui, par leur déroulement incessant, forcent l’internaute à se rendre compte de sa propre situation, cette aliénation que l’algorithme suscite par son caractère implacable. C’est à l’internaute d’arrêter le flux, d’être un point d’arrivée du flux, pour reprendre le vocabulaire de Deleuze, et de faire cesser le mouvement continu de défilement des images et des phrases. C’est à l’internaute de réagir, immobilisant ce qui, sans ce geste de segmentation, résiste à toute prise directe.

Entropie symbolique

On ne saurait plus séparer l’esthétique des technologies de l’esthétique quotidienne, parce que la première est inextricablement entrelacée à la seconde.

Chatonsky, 2007 : 98

Le flux apparaît comme une forme accomplie de cette esthétique. Elle donne lieu d’ailleurs à des oeuvres autistes, des oeuvres peut-être ouvertes sur leur contexte, le cyberespace et sa masse de données accessibles, mais repliées sur elles-mêmes puisqu’elles multiplient leurs calculs à l’infini, indifférentes à l’internaute qui en contemple les résultats. En fait, l’abondance, la succession et la répétition des signes sapent la signification et perdent l’internaute dans un trop-plein d’information.

Cette esthétique peut être perçue comme une métaphore de la société d’hyperinformation qui caractérise notre époque. Car elle implique un flux de données constant qui dépasse toute capacité d’appréhension possible et laisse finalement l’internaute hors-jeu. Il est ainsi contraint à un musement répétitif et solipsiste, et à une entropie symbolique, en ce que l’accès aux structures de signification qui permettent d’expliquer et de s’approprier certains choix culturels et sociaux est entravé par un excès d’information.

L’internaute, confronté à un flux, même esthétisé, est non plus sur le mode de l’examen ou de l’immersion, qui caractérisent l’attention, mais bien sur le mode de l’inattention et du musement.

Le musement est ce mouvement continu de la pensée, ce flux qui nous traverse jusqu’à ce que nous nous déprenions de lui, une forme de discours intérieur, dont la fonction est celle non pas d’une dérive occasionnelle, mais du moteur de toute pensée. Or, cette forme d’oubli actif est la contrepartie phénoménologique et sémiotique du flux. Selon Pierre Bertrand : « Nous sommes toujours à l’intérieur de la pensée » (2004 : 44). Celle-ci a toujours déjà commencé et nous définit comme sujet. Elle se trouve au coeur de tout : « Le mouvement de la pensée, à savoir le flux des images, des affects, des souvenirs, des anticipations, etc., constitue le noyau de ce que je suis » (ibid. : 51).

Flux et musement sont en fait les deux faces d’une même réalité. Ils sont ce qui nous borne de chaque côté des processus sémiotiques qui nous définissent comme sujets. La force des esthétiques du flux vient justement de ce qu’elles nous renvoient à ces seuils. À un flot sans fin d’images et d’informations que plus rien ne motive correspond un amoncellement sans fin de pensées qui s’associent sans logique explicite. Tout s’y confond, les répétitions se multiplient. La force des esthétiques du flux vient aussi du fait qu’elles incitent, par leur caractère implacable, à la rupture, à l’incident, ce qui viendra segmenter le flux. Le flux fictionnalisé demande à être interrompu. Or, l’incident est au flux, ce que le ressaisissement est au musement, c’est-à-dire un mécanisme de reprise, seul capable d’endiguer le processus de désémiotisation produit par le défilement continu et sans orientation précise des signes. Si cette esthétique est un témoignage de notre époque, c’est en montrant par l’absurde que ceux qui vont mourir se doivent d’interrompre ou de mettre fin au jeu, s’ils veulent pouvoir sortir de l’arène.

* Tous les documents en ligne cités dans cet article ont été consultés le 9 février 2011.