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Introduction

Le 30 juin 2004[*], un groupe d’étude composé d’acteurs du secteur de l’énergie et dirigé par le premier ministre Wen Jiabao déposait, après plus d’un an de discussions, le devis d’une politique énergétique mettant l’accent sur la conservation d’énergie, les nouvelles technologies et la protection de l’environnement. On aurait pu s’attendre à ce que, alors même que les prix de l’or noir s’enflammaient, la décision de Beijing de réviser sa dépendance envers les hydrocarbures soit acclamée comme un pas dans la bonne direction. Au contraire, la presse occidentale fut plutôt remplie d’articles tapageurs sur l’impact de la demande chinoise sur les prix du brut et les risques que fait peser la consommation chinoise sur la sécurité en Asie orientale[1].

Ce décalage entre les décisions prises à Beijing et la perception de la Chine à l’étranger est symptomatique de l’utilisation par de nombreux analystes de la géopolitique de l’énergie ou de la politique énergétique chinoise de conceptions théoriques de la sécurité énergétique et des processus de prise de décisions qui font preuve d’une myopie dangereuse. D’abord, ces approches théoriques donnent souvent une place prépondérante à l’approvisionnement international en combustibles fossiles au détriment des autres sources d’énergie ou des mesures de contrôle de la demande. Ensuite, les analyses soit attribuent une unité de vue au régime chinois, soit voient les marchandages bureaucratiques comme seuls mécanismes d’innovation politique. Ces approches ne sont donc pas à même de présenter convenablement l’évolution du débat et des politiques énergétiques de la République populaire de Chine (RPC) depuis l’arrivée au pouvoir de l’équipe de Hu Jintao.

Le présent texte vise à offrir une lecture différente de la politique énergétique chinoise et du rôle joué par les considérations d’ordre sécuritaire dans la définition de celle-ci. Pour ce faire, j’accorderai une place de choix aux conceptions et aux idées des acteurs du processus de prise de décisions en matière de politique énergétique. Ainsi, cet article avance que les différentes mesures qui composent la politique énergétique chinoise sont le résultat d’un débat entre trois cadres de référence — une vision stratégique, une approche « de marché » et une conception de « développement scientifique » — présents simultanément au sein de la communauté politique du secteur de l’énergie. Chacun de ces « cadres de référence » (frames)[2] éclaire d’une manière différente les conditions objectives qui confrontent les décideurs chinois — identifiant certaines comme problématiques, en laissant d’autres dans l’ombre, tout en offrant des solutions articulées dans des langages qui leur sont propres. Si ces cadres de référence énoncent la définition des problèmes et l’élaboration des solutions, il est aussi nécessaire d’observer que certains facteurs structurels (culture économique, institutions politiques, procédures administratives, par exemple) imposent une sélection entre cadres de référence ou limitent leur conversion en politiques concrètes.

Approches

Approche rationaliste

L’État central chinois est souvent vu comme un acteur rationnel et unitaire. Cette perception est commune pour des raisons théoriques propres au monde des relations internationales, mais aussi parce que la Chine demeure méconnue. La conception d’un régime central monolithique est aussi souvent évoquée dans les recherches mettant en opposition Beijing et les régions ou encore le régime et la société civile chinoise[3].

Cette perspective théorique s’appuie sur une longue tradition de recherche postulant un processus rationnel d’administration publique qui passe d’abord par l’identification des problèmes à résoudre et des objectifs à atteindre, puis par l’identification des solutions disponibles et l’évaluation de leurs conséquences respectives et, finalement, par l’adoption de la solution la plus appropriée au vu d’un calcul coûts-bénéfices[4]. Bien qu’il soit largement reconnu que peu de processus réels en politiques publiques n’approchent de cet idéal, celui-ci demeure largement répandu en ce qui concerne l’étude de la Chine. Son principal avantage est de fournir des hypothèses plausibles sur les objectifs et les solutions qui s’offrent aux leaders chinois, dans une situation où la nature du régime limite l’accès des chercheurs au processus de prise de décisions[5]. De surcroît, ce modèle semble particulièrement bien adapté pour rendre compte d’un régime à l’abri des pressions sociales, dans lequel les leaders politiques disposent d’un très grand pouvoir sur leurs subordonnés.

Une grande majorité des analyses portant sur les conséquences internationales de la politique énergétique de la Chine adoptent ce modèle. Pour les auteurs de ces analyses, la dépendance grandissante de ce pays envers les importations de pétrole force les dirigeants chinois à adopter un train de mesures diplomatiques et administratives pour limiter les effets néfastes de cette dépendance. Ainsi, la stratégie d’investissements des entreprises pétrolières chinoises dans les ressources pétrolières étrangères (zouchuqu ou going out), le développement de liens diplomatiques et commerciaux avec une variété de pays producteurs de pétrole, l’accélération de l’exploitation des ressources énergétiques nationales et la mise en place d’une réserve pétrolière stratégique, pour ne nommer que quelques mesures, s’inscriraient dans une stratégie plus large de contrôle des ressources. Le Parti communiste chinois (PCC) aurait donc adopté un raisonnement pénurie-égale-menace-à-la-sécurité et appliquerait une approche mercantiliste qui repose sur des contacts diplomatiques bilatéraux avec les pays producteurs pour renforcer sa sécurité énergétique[6].

Les conclusions touchant l’ordre international que tirent les chercheurs de ces développements récents divergent toutefois. Certains y voient une nouvelle source de rivalité entre la Chine et les autres pays importateurs de pétrole[7]. Kent Calder, spécialiste éminent de l’énergie en Asie, par exemple, considère que « La Chine — une puissance émergente, révisionniste et frustrée dont le communisme est remplacé par le nationalisme — et son nouveau statut d’importateur pétrolier sont à la racine du problème de sécurité énergétique en Asie »[8]. Pour d’autres, toutefois, la participation accrue de la Chine aux marchés internationaux de l’énergie pourrait faciliter la coopération régionale et internationale. En effet, la Chine et les États-Unis auraient un intérêt commun à assurer la stabilité des approvisionnements, la Chine et ses voisins pourraient s’associer pour développer les ressources en hydrocarbures d’Asie centrale et de Russie et la collaboration entre la Chine et les pays de l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE) serait renforcée du fait des programmes liant Beijing à l’Agence internationale de l’énergie (AIE)[9].

L’application du modèle rationnel de prise de décisions à la politique de sécurité énergétique de la Chine souffre des maux bien connus de ce modèle. D’abord, ce modèle sous-entend que les dirigeants chinois disposent d’une connaissance complète des solutions alternatives et d’une capacité de calculer les coûts et les bénéfices des conséquences de chacune d’entre elles, prémisse qui a été abandonnée depuis longtemps dans les recherches portant sur les processus de prise de décisions administratifs[10]. Ensuite, ces études présument une unité de vue à l’ensemble de l’appareil d’État chinois ou, du moins, un pouvoir suffisant des leaders à faire triompher leurs vues ; or, ces deux prémisses semblent plutôt difficiles à soutenir, même dans le contexte politique chinois[11]. Un dernier problème s’ajoute lorsque ce modèle dirige l’étude des politiques de sécurité énergétique de la Chine : les objectifs poursuivis par la Chine y sont toujours vus en termes d’accès aux ressources pétrolières. Il en découle un biais important : des problèmes liés au secteur de l’énergie, mais qui ne sont pas d’origine pétrolière, sont systématiquement traités de manière résiduelle.

Autoritarisme fragmenté

Les limites du modèle rationnel ont appelé le développement de nouveaux modèles plus réalistes du fonctionnement de l’administration publique. D’une part, les chercheurs ne pouvaient ignorer le fait que les politiques publiques représentaient moins le résultat d’un choix décisif entre choix clairs, mais plutôt les conséquences d’un processus graduel de transformation des politiques existantes dans un contexte d’incertitude face à leurs conséquences possibles[12]. D’autre part, le décalage entre les politiques optimales identifiées par le modèle rationnel et les politiques concrètes mises en application a été expliqué de deux manières : ou il s’agit de l’impact des groupes d’intérêt socioéconomiques qui exercent des pressions indues sur leurs représentants politiques, ou il est le fait de conflits internes entre agences bureaucratiques à la recherche de plus de ressources et d’influence et coincées dans des routines bureaucratiques qui limitent leur capacité d’innovation[13].

En Chine, ce courant théorique a donné naissance au modèle de « l’autoritarisme fragmenté », développé vers la fin des années 1980 par Lieberthal et Oksenberg. Ces auteurs expliquent les décisions prises par le gouvernement chinois en termes de pouvoir et d’affrontements entre unités bureaucratiques au sein de l’État chinois[14]. D’autres auteurs expliquent, d’une manière similaire, les décisions comme résultant des affrontements entre des groupes de leaders et leur réseau de clients au sein de l’appareil d’État et des provinces[15].

Ce type d’approche paraît particulièrement approprié pour la politique énergétique en Chine, puisque le contexte de prise de décisions y est marqué par des structures administratives très éparpillées, le flou des relations hiérarchiques entre les différentes unités administratives, un manque de régulation des relations entre les entreprises d’État et les structures administratives et le fait que la concertation entre les acteurs de la politique énergétique se tienne vers la fin du processus de prise de décisions, c’est-à-dire alors que chaque acteur a déjà préparé des projets détaillés prêts à être mis en place. Cette forte déconcentration fait en sorte que de nombreux acteurs aux intérêts divers, souvent conflictuels, prennent part aux décisions. Dans ce contexte, les nouvelles politiques impliquent un long processus de marchandage entre participants. Ensuite, elles manquent, en général, de cohésion, puisque les acteurs de ce marchandage diffèrent d’une mesure politique à une autre. Enfin, ces politiques ne sont jamais définitives, le marchandage pouvant être repris à la phase ultérieure de la mise en application[16].

De nombreux auteurs, tant chinois qu’occidentaux, ont noté qu’un des principaux problèmes auxquels la Chine était confrontée dans sa quête de la sécurité énergétique tenait au manque de cohérence des mesures mises de l’avant[17]. Phillip Andrews-Speed est probablement l’auteur qui a articulé le mieux ce point de vue. Pour lui, le manque d’autorité réelle dans un secteur très déconcentré, l’implication directe des pétrolières d’État dans l’élaboration des politiques et la faiblesse de l’appareil législatif et de réglementation empêchent l’émergence d’une politique intégrée et cohérente. De plus, la compétition entre agences bureaucratiques serait même encouragée, puisque les dirigeants chinois s’attendraient à ce que les représentants des différents ministères défendent les intérêts de leur propre organisation[18].

Ces disputes bureaucratiques auraient donc empêché la libéralisation du secteur de l’énergie et auraient mené à l’adoption d’une approche « stratégique ». Cette approche viserait à limiter la dépendance chinoise envers les marchés internationaux en favorisant l’autosuffisance, l’utilisation des ressources nationales, l’investissement dans des gisements étrangers par le truchement des entreprises d’État et le contrôle des exportations et des importations de produits énergétiques. Selon Andrews-Speed, cette approche de la sécurité serait toutefois contre-productive en ce qu’elle risque de provoquer des problèmes tels que le déséquilibre des prix nationaux et le gaspillage de fonds dans des investissements aux rendements futurs douteux. De plus, elle pourrait amener la Chine à s’engager dans des ententes bilatérales impliquant des concessions politiques ou militaires risquées[19].

Le modèle de la compétition bureaucratique apporte un degré de réalisme accru à l’étude des processus de prise de décisions, mais comporte aussi d’importantes lacunes[20]. D’abord, si ce modèle peut adroitement expliquer les modifications graduelles apportées aux politiques en place, il rend difficilement compte des changements d’orientation rapides qui marquent aussi les politiques publiques[21]. En fait, lors de renversements soudains de tendances, les auteurs qui adoptent cette perspective doivent souvent évoquer l’action des leaders politiques chinois qui, tels des deus ex machina, viennent sauver l’État du drame bureaucratique. Ensuite, bien souvent, ce modèle ne fait que déplacer d’un niveau d’analyse vers le bas les problèmes associés au modèle rationnel. En effet, au lieu de voir les États comme des acteurs unitaires rationnels qui ont des intérêts et des objectifs prédéfinis, ce modèle propose des acteurs bureaucratiques ou sectoriels qui poursuivent leurs objectifs rationnellement en pesant les pour et les contre de telle ou telle mesure. Un autre problème tient au fait que cette grille d’analyse ne peut prendre en compte que les acteurs qui disposent de ressources — matérielles ou bureaucratiques — à même d’être échangées. Elle n’est donc pas en mesure de rendre compte du rôle important que jouent les centres de recherche d’État (think tanks) et les milieux universitaires dans l’identification des problèmes et l’élaboration de solutions[22]. Finalement, ce modèle nous apprend peu de chose sur la substance des politiques, sauf après les faits, puisqu’une myriade de mesures politiques arrivent à peine à répondre aux « intérêts objectifs » des acteurs en cause. Affirmer qu’une politique ou une autre est favorable aux intérêts de la coalition d’acteurs la plus puissante relève de l’arbitraire si l’on ne prend pas en compte les idées qui donnent aux intérêts leur substance politique.

Approche idéelle

En présumant que les politiques publiques ne soient qu’un miroir des intérêts des acteurs — étatiques ou subétatiques —, les approches traditionnelles rejettent tout rôle indépendant des idées dans le processus administratif chinois[23]. Or, de nombreuses recherches récentes accordent un rôle central aux idées dans l’élaboration des politiques[24]. Le débat politique ne se limite jamais à un affrontement autour de conditions matérielles, mais porte sur des représentations stratégiques de ce qui est légitime, de ce qui doit être fait. En manipulant ces représentations, les acteurs politiques peuvent créer des conditions favorables à la formation de nouvelles coalitions transcendant les clivages associés aux intérêts matériels. C’est par ce processus de représentation stratégique que les intérêts des acteurs se construisent par rapport à une question politique. La construction sociale des problèmes à régler et des solutions disponibles fournit le matériau qui permet l’expression concrète des intérêts socioéconomiques, ce que les acteurs veulent ou sont à même de désirer. Une analyse qui accorde une place de choix aux idées politiques permet donc d’éviter les effets de disposition du chercheur en forçant une analyse des intentions des acteurs[25].

Je proposerai deux lignes de conduite analytiques afin de mieux éclairer le rôle des idées dans l’élaboration des mesures de sécurité énergétique. Premièrement, il m’apparaît nécessaire de remettre les questions de sécurité énergétique dans le contexte plus vaste des politiques énergétiques chinoises. En effet, un des problèmes communs aux études portant sur la question tient au fait qu’elles adoptent une version étriquée de la sécurité énergétique et se limitent donc aux mesures liées à l’approvisionnement pétrolier. Comme je vais le démontrer ici, le débat sur la sécurité énergétique en Chine s’inscrit dans un autre beaucoup plus large qui porte sur la structure future des besoins en énergie et de la production énergétique nationale.

Deuxièmement, je propose d’analyser l’élaboration de la politique énergétique chinoise comme le résultat des jeux politiques autour de trois cadres de référence (frames) : une vision stratégique, une approche « de marché » et une conception du « développement scientifique ». Un cadre de référence est « une perspective à partir de laquelle il est possible d’attribuer un sens à une situation problématique, mal délimitée et mal définie et d’agir[26] » ; il offre une manière de sélectionner, d’organiser et d’interpréter une réalité complexe et fournit les références nécessaires à la connaissance, à l’analyse, à la persuasion et à l’action. L’utilisation de ces cadres de référence permet aux participants au processus de prise de décisions d’identifier les problèmes et les priorités, de spécifier leurs intérêts et leurs objectifs, d’appuyer leurs jugements empiriques et normatifs sur une base théorique ; elle leur fournit en outre une crédibilité morale ou scientifique dans les débats sur les politiques[27].

L’importance des cadres de référence ne se limite pas à leur rôle d’interprétation du monde. Ils fournissent aussi aux entrepreneurs politiques des instruments de persuasion qui sont au coeur des processus de prise de décisions et ce, même dans un système politique fermé comme celui de la Chine[28]. En faisant appel aux valeurs partagées par la polis ou à leur supériorité scientifique ou morale, ces cadres fournissent les arguments nécessaires à la promotion d’une politique ou au rejet d’un point de vue adverse. En recadrant des questions plus vastes à l’aune de leur propre conceptualisation, les participants au jeu politique peuvent aussi s’approprier des référents culturels ou historiques et construire des « récits de causalité » qui attribuent l’odieux d’un problème politique à un acteur ou à une condition structurelle donné[29].

J’estime que trois représentations de la sécurité énergétique s’offrent aux États : une conception stratégique, une approche « de marché » et une vision inspirée par des préoccupations environnementales[30]. Les deux premières supposent la préservation du modèle de développement basé sur les hydrocarbures suivi jusqu’à présent à l’échelle de la planète, mais diffèrent sur le rôle que l’État et le marché doivent jouer pour préserver la sécurité des approvisionnements. La troisième indique la possibilité de passer à un nouveau mode de production et de consommation de l’énergie qui permettrait de réduire tant les risques environnementaux que les inquiétudes liées aux approvisionnements et à la sécurité des infrastructures énergétiques.

Chacun de ces cadres de référence est présent en Chine. Ainsi, les années 1990 ont été principalement marquées par un débat entre la conception stratégique de la sécurité énergétique et la grille d’analyse néolibérale. Toutefois, l’arrivée de la nouvelle équipe dirigeante en 2003 et le développement d’une nouvelle rhétorique du « développement scientifique » ont introduit une nouvelle dimension, environnementale, au débat autour des politiques énergétiques.

Pour débusquer ces cadres de référence, je suivrai un modèle d’élaboration des politiques basé sur trois courants (streams) relativement indépendants : celui des problèmes, celui des solutions et celui des opportunités politiques[31]. L’impact direct des cadres de référence est plus à même d’être visible au niveau des entreprises discursives que sont la définition des problèmes et la formulation des solutions. Je reviendrai finalement sur le courant des opportunités politiques, qui met en jeu les institutions politiques et des variables culturelles telles que le national mood, pour démontrer comment le jeu de reformulation, de combinaison et de bricolage rhétorique explique l’apparition d’une conjoncture politique favorable (window of opportunity) qui permet l’innovation en matière de politique de sécurité énergétique chinoise.

Cadres de référence

Le point de vue stratégique

Intimement liée, à l’origine, aux performances militaires de nations en guerre, la sécurité énergétique a d’abord été vue en termes d’accès aux sources de pétrole, puis de chantage pétrolier. Selon cette approche, la sécurité énergétique règne lorsque : 1) des approvisionnements adéquats soutiennent la santé économique d’un pays, 2) les nations alliées ont aussi accès à ces approvisionnements, 3) la nation concernée et ses alliés ont les moyens de protéger leurs approvisionnements énergétiques vitaux s’ils sont menacés[32]. Pour les consommateurs, le prix et la disponibilité à la pompe peuvent être les aspects les plus importants de la sécurité énergétique, mais, pour les gouvernements, il s’agit plutôt d’une question de diversité des sources d’approvisionnement, qui permet de réduire la vulnérabilité aux menaces internationales, et de pluralité des types de combustibles afin de réduire la dépendance à l’égard du pétrole[33]. Il serait donc dangereux de confier l’approvisionnement énergétique d’un pays au seul marché, puisque consommateurs et entreprises se tourneraient à coup sûr vers les combustibles meilleur marché, ce qui risquerait d’accroître les niveaux de vulnérabilité et de dépendance[34].

Cette conception oriente les discussions d’un nombre impressionnant d’analyses chinoises portant sur la géopolitique du pétrole, sur les mesures stratégiques nécessaires pour préserver l’accès aux ressources pétrolières — investissements dans les ressources à l’étranger, construction de pipelines, mise sur pied de flottes marchande et militaire pour protéger les approvisionnements, etc. — et sur les risques d’une dépendance trop marquée à l’égard du Moyen-Orient, région instable et contrôlée par les États-Unis[35].

De ce point de vue, le problème chinois le plus important dans le secteur de l’énergie tient au passage de la Chine du statut d’exportateur net à celui d’importateur net en 1993, ainsi que, depuis cette date, sa dépendance grandissante à l’égard des importations (voir graphique 1). De 1993 à 2003, la production nationale de pétrole est restée stagnante — elle a progressé en moyenne de 1,7 % durant ces années —, alors que les champs pétroliers majeurs mais surexploités de Daqing et de Shengli sont en déclin et que la prospection offshore et dans le bassin du Tarim demeure décevante[36]. Or, la consommation de pétrole a pour sa part progressé de 7 % en moyenne pendant la même période. Cette augmentation suit, bien sûr, la croissance économique du pays, mais elle trahit surtout l’effet des réformes sur le secteur des transports et la progression de la civilisation automobile — la production de cette industrie a crû d’environ 50 % par année depuis le tournant du millénaire, dopée par une croissance de 256 % des prêts à l’automobile entre leurs débuts, en 1998, et la fin de l’année 2002[37].

Bien que les consommateurs chinois n’aient eu aucun problème à s’approvisionner en pétrole sur les marchés internationaux, la croissance de la dépendance envers les importations a été présentée par les promoteurs du cadre de référence stratégique comme une crise majeure. Pour souligner l’acuité de cette crise, plusieurs formes de rhétorique ont été mises en pratique. D’abord, l’appel aux valeurs nationales a repris l’idéal d’autosuffisance, exalté pendant la période maoïste, pour militer en faveur du développement des ressources énergétiques du pays. De même, les expériences douloureuses de la rupture sino-soviétique, qui amena la fin des approvisionnements pétroliers russes, et de l’embargo imposé à la Chine par les pays occidentaux pendant la majeure partie de la guerre froide sont régulièrement utilisées analogiquement, en parallèle des expériences internationales des deux chocs pétroliers et de l’embargo sur les ressources des États-Unis contre le Japon pendant les années 1940, pour déconseiller un recours accru aux marchés internationaux. Finalement, la question de la dépendance énergétique a été liée au maintien de la stabilité sociale, compte tenu de l’importance de l’exploitation et de la transformation des combustibles fossiles dans l’emploi chinois. D’autant plus que les bases traditionnelles de l’industrie pétrolière se trouvent dans les régions chinoises qui ont été les plus durement touchées par les réformes économiques des vingt-cinq dernières années et qu’elles ne bénéficient pas des importations d’énergie.

Graphique 1

Production, consommation et importations de pétrole chinoises, en millions de barils par jour, 1980-2003

Production, consommation et importations de pétrole chinoises, en millions de barils par jour, 1980-2003

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Ces arguments ont su convaincre, puisque cette conception de la sécurité énergétique a orienté l’élaboration des solutions en politique énergétique chinoise au cours de la dernière décennie. Dès 1993, Li Peng établit comme priorité l’objectif de garantir à la Chine un approvisionnement en pétrole stable et à long terme qui ne soit pas vulnérable à une interruption externe[38]. D’une manière similaire, le Dixième plan quinquennal, rendu public en 2001, met la préservation de la sécurité en tête de liste de sa stratégie énergétique. Pour ce faire, le plan met l’accent sur l’innovation technologique dans la production et prévoit le développement accéléré des gisements nationaux, la poursuite de la politique de zouchuqu qui encourage les investissements dans les gisements d’outre-mer, la création d’une réserve stratégique, la diversification des sources d’approvisionnement et le développement de combustibles alternatifs[39].

L’approche de marché

La deuxième école de pensée s’est développée parallèlement au retour en force des idées économiques néoclassiques dans un contexte de surplus pétroliers. La sécurité énergétique y est vue essentiellement en termes de coûts économiques causés par un changement soudain des approvisionnements ou du prix de l’énergie[40]. Selon cette approche, l’intervention des gouvernements devrait être limitée aux cas de mauvais fonctionnement du marché[41]. Une des importantes constatations de cette approche a trait à la « fongibilité » du pétrole, une caractéristique qui rend inutile une politique basée sur la diversification des sources, puisque, dans le marché pétrolier global, tous les consommateurs sont affectés par les variations de prix liées à une rupture des approvisionnements, même si cette dernière est localisée[42]. La voie de la sécurité passe donc par une plus grande intégration des marchés nationaux et du marché international, par le développement des instruments de couverture (hedging) tels que le marché des contrats à terme et par la mise en place d’un cadre juridique international garantissant les investissements et la coopération multilatérale. Idéalement, l’intervention de l’État se limiterait donc à la diffusion de l’information dans un cadre multilatéral, à l’aide à l’innovation et, pour certains, à l’administration d’une réserve stratégique devant servir en cas d’interruption momentanée des approvisionnements[43]. Ces préceptes s’appliquent aussi aux autres secteurs de l’industrie de l’énergie, puisque la dérégulation est souvent vue comme le remède à tous les maux qui affligent un secteur qui tend naturellement à la constitution de monopoles.

La conception libérale de la sécurité énergétique est beaucoup moins fréquente dans les débats chinois. Néanmoins, plusieurs auteurs et spécialistes indiquent que les marchés internationaux peuvent répondre à la demande internationale et chinoise et qu’il suffit d’améliorer la coopération internationale pour atténuer l’impact des changements brusques des prix du pétrole et pour contrer l’influence de l’Organisation des pays exportateurs de pétrole (OPEP)[44]. D’autres reprennent les arguments de la dérégulation à leur compte pour encourager la compétition au sein du marché de l’énergie chinois et l’innovation pour le développement de nouvelles ressources[45]. Finalement, une partie du débat sur la mise sur pied d’une réserve stratégique en Chine voit en celle-ci une mesure qui n’a de sens que dans un contexte plus vaste, régional ou international[46].

Selon ce cadre d’analyse, la dépendance pétrolière n’est pas nécessairement le plus important des problèmes auxquels la Chine est confrontée, puisque les marchés internationaux sont maintenant suffisamment développés pour amortir les chocs et que les ressources globales demeurent suffisantes pour alimenter la consommation à moyen terme[47]. Le problème le plus important concernant la sécurité pétrolière viendrait donc plutôt du contrôle des prix par l’État et du monopole des entreprises d’État sur le raffinage et la distribution. Le fait que les cours du brut soient fixés mensuellement par l’État en fonction du marché international a, par exemple, permis aux distributeurs d’accumuler des stocks pendant les semaines de hausse des prix qui ont entouré l’intervention américaine en Iraq, provoquant du coup des pénuries localisées[48].

Selon ce cadre d’analyse, toutefois, le problème le plus criant se situe plutôt sur le plan de la réforme inachevée de l’industrie de l’électricité. Cette situation serait responsable d’un mouvement de pendule entre des surplus et des déficits de production. La dernière manifestation de ce phénomène a débuté à l’été 2003, année pendant laquelle la croissance exceptionnelle de la demande d’électricité — plus 15,3 % par rapport à l’année précédente —, un été chaud et sec et l’échec de la planification se sont conjugués pour entraîner des coupures de courant dans la moitié des provinces de Chine. Cette crise est en grande partie due à un moratoire sur la construction de nouvelles centrales qui avait été imposé en 1999 face aux surplus de production entraînés par la crise asiatique de 1997-1998. Or, bien que ce moratoire ait pris fin en 2002, ses effets se font sentir à plus long terme, puisque des délais de trois à quatre ans, ou plus pour une centrale nucléaire, sont nécessaires avant de pouvoir arrimer une centrale au réseau.

À ce frein bureaucratique se sont ajoutés une année sèche qui a vidé les réservoirs hydroélectriques, la croissance désordonnée de certaines industries à forte intensité énergétique comme celle de l’aluminium, de l’acier ou du ciment, les problèmes liés à la semi-libéralisation des prix du charbon et une population à la recherche du confort offert par les appareils électroménagers. Ces phénomènes ont fait en sorte que 2003 et 2004 virent la pire crise de l’approvisionnement électrique depuis le début des réformes[49]. Toutefois, les mesures administratives prises pour freiner la croissance de la demande et encourager la construction de centrales risquent, en 2006 ou 2007, de renverser la tendance en créant une nouvelle situation de surproduction.

L’arsenal discursif des promoteurs de l’angle marchand de la sécurité énergétique est aussi diversifié. D’abord, ils peuvent s’appuyer sur un abondant corpus théorique occidental louant les vertus de la déréglementation comme meilleure manière d’assurer un approvisionnement efficace en énergie, corpus théorique qui assied son autorité sur les canons scientifico-techniques des sciences économiques et sur les recommandations des organisations économiques internationales. En deuxième lieu, l’expérience internationale est utilisée en tant qu’analogie pointant vers les gains potentiels que la Chine pourrait réaliser par l’augmentation de la concurrence dans le secteur énergétique. Les récits de causalité produits au sein de ce cadre de référence indiquent aussi clairement que la source de l’instabilité de l’approvisionnement énergétique en Chine se trouve dans l’existence de monopoles d’État et dans le contrôle des prix qui introduisent des facteurs d’« irrationalité » dans le marché.

Bien sûr, en filigrane de ce discours, la solution privilégiée pour tous ces problèmes tient à laisser jouer le marché plus librement tout en assurant une régulation minimale qui empêchera la formation de monopoles. Le rôle de l’État se limiterait alors à favoriser la coopération internationale, soit dans le cadre des institutions régionales ou globales, soit en favorisant les investissements étrangers en Chine. Une autre tâche importante serait de développer les institutions qui aideront à la régulation du marché ou qui permettront à la Chine d’améliorer son action sur les marchés internationaux, comme le développement d’une bourse des contrats à terme (futures) pétroliers et la constitution d’une réserve stratégique[50]. Ainsi, un rapport du Centre de recherche sur le développement du Conseil d’État (CRD-CÉ, Guowuyuan fazhan yanjiu zhongxin), paru en 2000, mettait l’accent sur un panier de mesures qui peuvent s’inscrire dans une perspective de marché : 1) la mise en place d’un meilleur système administratif et juridique du secteur pétrolier, 2) la poursuite de l’exploration et du développement des ressources nationales, 3) le développement des ressources gazières, 4) la coopération avec les producteurs de pétrole internationaux, 5) la mise en place d’une réserve stratégique et 6) l’augmentation de l’efficacité de la consommation pétrolière nationale[51].

La grille environnementale

Une troisième conception de la sécurité énergétique provient de l’identification de deux grands absents des définitions traditionnelles[52] : les risques engendrés par les émissions polluantes et ceux posés par les groupes terroristes à des systèmes centralisés et vulnérables. Souvent, l’enjeu environnemental est vu comme allant à contretemps des mesures de sécurité, l’attention accordée à celui-ci entraînant nécessairement des sacrifices en termes de sécurité, par exemple, l’utilisation du charbon comme substitut au pétrole pourrait limiter la dépendance envers les importations, mais entraînerait des coûts environnementaux importants[53]. Le troisième courant de pensée cherche, au contraire, à voir comment les nouvelles sources d’énergie peuvent à la fois servir les buts de la sécurité environnementale et assurer les besoins en approvisionnements[54]. Pour ce faire, il est nécessaire de voir la sécurité pétrolière dans une optique élargie qui englobe les autres types d’énergie, mais surtout d’avoir une conception de la sécurité qui s’applique à toutes les étapes du cycle énergétique : extraction, transport, transformation/consommation et élimination des déchets produits par ce cycle. Puisqu’elles peuvent être produites in situ, qu’elles n’impliquent pas une structure industrielle dangereuse et vulnérable et parce qu’elles sont moins polluantes, les énergies renouvelables contribueraient plus à la sécurité nationale que l’énergie nucléaire ou les combustibles fossiles qui, eux, nécessitent le transport de produits dangereux sur de longues distances — souvent à partir de régions instables —, leur transformation au sein d’infrastructures polluantes et difficiles à protéger, leur distribution sur des réseaux internes vulnérables tout en engendrant la production de déchets dommageables pour l’environnement[55].

Cette perspective sur la sécurité énergétique, incarnée en Chine sous le thème de la « société de conservation » (jieyuexing shehui), s’est répandue récemment dans ce pays à la suite de l’arrivée au pouvoir de l’équipe dirigée par Hu Jintao et Wen Jiabao. Ces derniers ont d’abord mis de l’avant le concept de « développement scientifique » qui cherche à marier développement économique, réduction des inégalités sociales et protection de l’environnement. Ce concept a, depuis, été élevé au rang de doctrine par l’appareil de propagande nationale et a été relayé à tous les échelons de l’État[56]. Le concept de « société de conservation » s’inscrit dans ce cadre élargi et traduit l’application de la doctrine de « développement scientifique » au domaine des ressources naturelles et énergétiques. Celui-ci est d’abord apparu dans le Dixième plan quinquennal, mais n’a été développé que récemment par Ma Kai, président de la Commission nationale pour le développement et la réforme (CNDR), et a été repris par le premier ministre Wen Jiabao à plusieurs reprises avant de faire l’objet d’une couverture médiatique approfondie au printemps 2004. Il vise à mettre fin aux goulots d’étranglement qui freinent le développement et à favoriser la transformation de la conception de « développement économique » afin de produire un développement durable[57]. En d’autres mots, cette nouvelle philosophie du développement mise sur la conservation des ressources — l’énergie ayant un statut particulier parmi un plus vaste bassin de ressources naturelles —, s’appuie sur le développement technologique, les économies d’énergie générées par la transformation de la structure industrielle et par la réduction de l’intensité énergétique (quantité d’énergie par unité de PNB [produit national brut]), sur l’éducation populaire et sur l’intervention de l’État.

Si les tenants de cette approche reconnaissent les problèmes d’approvisionnement et de régulation, ils maintiennent qu’il est essentiel de lier ces difficultés à la question environnementale et aux importants coûts sociaux et économiques qu’elle entraîne. Selon une étude de la Banque mondiale parue en 1997, la pollution coûte chaque année à la Chine 8 % de son PNB, près de 20 milliards de dollars, en soins de santé, sans compter qu’elle cause près de 200 000 décès prématurés[58]. Les choix énergétiques de la Chine pèseront très lourd dans la balance environnementale future. En premier lieu, la Chine est dépendante du charbon, présent en vastes quantités sur son territoire, pour environ les deux tiers de son énergie[59]. Ensuite, la consommation en énergie du secteur des transports qui, d’une manière générale, représente la majeure partie de la consommation en hydrocarbures et des émissions polluantes dans le monde, ne constitue que 15 % de l’ensemble de la consommation énergétique chinoise et est donc appelée à croître[60]. Enfin, la Chine est déjà la deuxième plus importante source de gaz à effet de serre de la planète avec 13,5 % des émissions mondiales, ce qui ne représente toutefois qu’un peu plus de 10 % des émissions par habitant des États-Unis.

Les tenants de cette nouvelle grille de lecture appuient leur discours d’abord et avant tout sur l’incapacité des cadres de référence traditionnels à prendre en compte les impacts environnementaux des modèles actuels de production et de consommation énergétique. Ensuite, ils proposent un nouveau langage pour évaluer l’impact environnemental des décisions économiques : un calcul du « PNB vert » qui déduirait du calcul traditionnel les coûts environnementaux. Les promoteurs de ce cadre de référence relèvent aussi que le statut international de la Chine pourrait pâtir si elle est incapable de contrôler ses émissions polluantes transfrontalières. Finalement, le spectre de l’instabilité sociale, comme résultat de la pollution urbaine, est aussi utilisé pour souligner l’urgence d’effectuer une révision des modes de pensée en politique énergétique.

La « Stratégie de développement énergétique à moyen et à long terme, 2004-2020 », rendue publique le 30 juin 2004, qui résulte d’une large consultation dirigée par le premier ministre Wen Jiabao, offre plusieurs solutions qui articulent concrètement le cadre de référence environnemental : 1) faire des économies d’énergie le coeur de la politique énergétique, 2) ajuster et optimiser la structure énergétique, 3) encourager la rationalisation et la coordination géographique des projets énergétiques, 4) faire usage tant des ressources nationales qu’internationales, 5) s’appuyer sur l’innovation technologique, 6) améliorer la protection de l’environnement, 7) renforcer la sécurité énergétique en diversifiant les sources d’approvisionnement et 8) donner libre cours aux mécanismes du marché en accélérant les réformes du secteur énergétique[61]. Pour réaliser ce plan, la CNDR en appelle à une accélération de la propagation des techniques de conservation des ressources, à l’innovation technologique, au renforcement des régulations et des normes, à la transformation de la structure de production et à la mise en place d’une « économie circulaire » (xunhuan jingji)[62].

L’accent est donc mis, d’abord et avant tout, sur les mesures visant à améliorer l’efficacité énergétique du pays, soit en misant sur la modification graduelle de la structure économique du pays — de l’industrie manufacturière, polluante et énergivore, à l’industrie des services —, soit en améliorant les mesures de conservation énergétique par l’élévation des standards, le remplacement des équipements vétustes et l’utilisation de technologies plus efficaces[63]. En deuxième lieu, la modification de la structure de la production d’énergie accordera un rôle accru aux « énergies propres » : hydroélectricité, énergies renouvelables, gaz naturel, mais aussi énergie nucléaire. En troisième lieu, en vue de garantir l’application concrète de ces mesures, les tenants de cette approche proposent la mise en place d’un nouveau mode de calcul du PNB, comme je l’ai mentionné plus haut.

Le choix politique

La sélection d’un type de cadre de référence ou d’un autre ne s’effectue certainement pas uniquement sur le plan des idées ; des idées peuvent attendre en marge pendant une longue période avant de pouvoir être rattachées à un problème, puis avoir un écho politique. Des variables institutionnelles et culturelles, de même que la capacité de persuasion des promoteurs d’une idée, peuvent avoir un rôle aussi important, sinon plus, que l’idée elle-même dans sa transformation en politique concrète. Ainsi, les « idées ne flottent pas librement ». Pour avoir un impact politique, un cadre de référence doit être soutenu, reformulé, assoupli, mis au goût du jour par des entrepreneurs politiques, des individus ou des organisations qui sont prêts à investir temps et capital politique pour promouvoir leur politique préférée[64]. Ensuite, une conjoncture politique favorable doit exister pour que ces entrepreneurs puissent lier les conditions objectives vues comme problématiques ainsi que les solutions disponibles au contexte politique du moment (national mood, priorités des dirigeants, jeu des groupes socioéconomiques)[65]. Je propose donc d’abord d’identifier les principaux entrepreneurs politiques du secteur énergétique chinois, puis de préciser les conditions nécessaires au développement d’une conjoncture favorable.

La documentation occidentale sur la politique énergétique chinoise identifie un certain nombre d’acteurs clés de ce processus. En général, une typologie des acteurs inclut les grandes entreprises publiques du domaine de l’énergie (les trois grandes pétrolières), la CNDR, les divers ministères touchés par les questions énergétiques (Affaires étrangères, MOFCOM [Ministry of Commerce of the People’s Republic of China], etc.) et, dans une moindre mesure, les grands holdings financiers chinois (CITIC [China International Trust and Investment Corporation]), les entreprises de services énergétiques et les militaires[66]. Mis à part le fait, souligné plus haut, que les « manipulateurs de symboles » en sont exclus, cette liste apparaît problématique pour deux raisons. D’abord, elle ne permet pas de distinguer à quel moment du processus politique ces stakeholders exercent leur influence. Or, il apparaît essentiel de distinguer les acteurs politiques qui agissent sur l’établissement du programme politique par leur définition des problèmes et des solutions et ceux qui s’activent en aval de ce processus. Ensuite, les dirigeants chinois ont tendance à être exclus de ces typologies, puisqu’ils sont vus comme les arbitres de dernière instance du processus de prise de décisions[67]. Néanmoins, il est clair que le rôle des dirigeants chinois ne s’arrête pas à trancher les querelles bureaucratiques, mais est beaucoup plus proactif.

En effet, les dirigeants chinois jouent un rôle important non seulement dans l’évolution de la conjoncture politique et dans l’identification des conditions causant problèmes, mais aussi dans la formulation des solutions, et ce, contrairement à leurs homologues occidentaux[68]. Ce type d’influence ne se fait pas sentir, en général, dans l’élaboration du détail des politiques, mais dans l’élaboration de théories générales qui fournissent les grandes lignes qui influenceront le développement des politiques concrètes[69]. Le besoin de formuler ces nouvelles théories directrices peut probablement s’expliquer par la tradition — les travaux théoriques de Mao, de Deng, puis de Jiang Zemin ont tous été enchâssés dans la Constitution chinoise — et par la volonté de signifier une rupture avec la génération précédente[70]. Ainsi, la notion de société de conservation est souvent associée aux concepts de développement scientifique, d’économie circulaire et de développement durable. Ces différents termes sont tous utilisés pour critiquer le style de développement extensif, à courte vue, gaspilleur et polluant, qui aurait marqué la croissance rapide de l’économie chinoise vers la fin des années 1990[71].

Les think tanks de l’appareil d’État jouent aussi un rôle central tant dans l’identification des problèmes que dans l’élaboration des solutions. Deux organisations me semblent particulièrement importantes à ce titre. Premièrement, le CRD-CÉ qui fournit en études et en évaluations le bureau du premier ministre. Depuis sa mise sur pied en 1981, ce centre a articulé les préférences du bureau du premier ministre en mettant l’accent sur les réformes économiques et la libéralisation sous Zhu Rongji, puis sur les mesures environnementales et sociales depuis la nomination de Wen Jiabao. Toutefois, le centre dispose aussi de ses propres mesures de prédilection. Ainsi, peut-être en raison de l’affiliation de la section « énergie » à la division « économie industrielle », l’amélioration de l’efficacité énergétique et la conservation ont toujours fait partie des mesures préconisées par ce centre[72]. Le CRD a donc joué un rôle central dans l’articulation du cadre de référence de « développement scientifique ».

La deuxième source d’interprétation des problèmes énergétiques et de formulation des solutions est l’Institut de recherche sur l’énergie (IRE, Nengyuan yanjiusuo) de la CNDR. La CNDR joue un double rôle puisqu’elle formule la version officielle des politiques et est en charge de l’application de celles-ci, mais elle est aussi active dans la mise en oeuvre des cadres de référence par l’entremise de son centre de recherche sur l’énergie. Contrairement au CDR, l’IRE a poussé d’une manière constante une vision plus stratégique des problèmes énergétiques de la Chine en mettant l’accent sur le développement des ressources nationales, le contrôle des prix et la politique de Zouchuqu[73]. La culture bureaucratique de la CNDR peut probablement expliquer en partie cette tendance puisque, en tant qu’héritière directe de la Commission du plan, cette institution est imprégnée d’une tradition interventionniste et continue d’entretenir des liens étroits avec les entreprises d’État.

D’autres centres de recherche exercent un rôle dans le cadrage des questions énergétiques. Ainsi, des chercheurs de l’Académie chinoise des sciences sociales (ACSS) ou des universités peuvent faire parvenir directement aux leaders des recommandations politiques diverses, allant de la promotion de l’hydrogène comme carburant de remplacement à la déréglementation du secteur électrique[74]. De même, les centres de recherche sur les relations internationales et les questions stratégiques et militaires ont été parmi les premiers à relever le risque stratégique que peut constituer la dépendance aux importations. Ainsi, si, comme beaucoup l’ont noté, la hiérarchie militaire n’a pas de rôle direct à jouer dans la prise de décisions en politique énergétique[75], les centres de recherche affiliés aux milieux militaires jouent un rôle central dans l’établissement du programme politique.

Il appert que les grandes entreprises publiques du domaine de l’énergie sont peu présentes aux stades de l’identification des problèmes et de l’élaboration des choix politiques. Leur rôle semble plutôt se situer en aval : elles réagissent aux politiques présentées, peuvent en encourager quelques-unes et s’opposer à d’autres, sans nécessairement suivre un cadre de référence cohérent. Ainsi, les atermoiements qui ont marqué la mise sur pied de la réserve pétrolière stratégique ont plus à voir avec les responsabilités financières réciproques de l’État et de ces entreprises qu’avec le manque de consensus dans l’identification des problèmes et l’élaboration des solutions[76].

Conjoncture politique et succès des entrepreneurs

Selon Kingdon, certains moments cruciaux rendent la conjoncture politique favorable à l’innovation, par exemple lorsqu’un problème devient tellement criant qu’il ne peut plus être ignoré et force la recherche d’une solution appropriée ou lorsque les transformations de l’environnement politique encouragent l’action des entrepreneurs politiques[77]. Le tournant du siècle semble donc offrir une conjoncture très favorable à l’innovation en politique énergétique chinoise.

Premièrement, l’arrivée au pouvoir d’une nouvelle équipe qui a apparemment une ferme volonté de réorienter le développement économique de la Chine rend la conjoncture politique plus favorable à la révision de la politique énergétique du pays.

Deuxièmement, les conceptions traditionnelles étaient confrontées à de nombreux problèmes qui semblaient insolubles sans un changement radical de cadre de référence. D’abord, l’échec de l’approche diplomatique privilégiée sous le leadership de Jiang Zemin — échec illustré par le cul-de-sac que représente la coopération énergétique sino-russe[78] —, les réticences qu’ont les pétrolières d’État à payer pour la sécurité énergétique du pays, les problèmes grandissant liés à la pollution et à l’instabilité du secteur de l’électricité ont fortement entamé la confiance en l’approche stratégique poursuivie pendant la majeure partie des années 1990. Ensuite, l’échec retentissant de la dérégulation du secteur électrique en Californie, l’augmentation rapide des cours du brut sur les marchés internationaux et les ratés de la libéralisation du secteur du charbon en Chine ont fortement entamé la crédibilité de l’option du marché.

Non seulement la conjoncture politique est-elle favorable, mais, troisièmement, des solutions sont disponibles. En effet, le cadre de référence du « développement scientifique » offre des solutions scientifiques à plus d’un mal du secteur énergétique chinois. La conservation d’énergie et le développement d’énergies alternatives ont le triple effet de réduire les émissions polluantes, de développer les ressources nationales et de réduire la consommation d’énergie. La force rhétorique de ce cadre de référence bénéficie de surcroît de l’appui d’entrepreneurs politiques qui ont un accès direct aux dirigeants du pays et à tout l’arsenal théorique développé à l’étranger autour du concept de développement durable[79].

Quatrièmement, ce cadre de référence reçoit le soutien d’acteurs bureaucratiques et socioéconomiques importants. L’Administration d’État à la protection de l’environnement est, en effet, fortement en faveur de cette conception et du développement du « PNB vert » et elle peut compter sur le soutien de partenaires étrangers en faveur du développement durable. L’industrie des technologies de l’environnement, en forte croissance, est au nombre des appuis au passage à une nouvelle approche des questions énergétiques.

Toutes les conditions semblent donc être réunies pour effectuer des réformes en profondeur de la politique énergétique de la Chine. Néanmoins, jusqu’à maintenant, le gouvernement chinois n’a pas su réorienter fondamentalement la politique énergétique du pays. Mis à part des innovations telles que la Loi sur la promotion des énergies renouvelables, la mise sur pied de nouvelles mesures visant la conservation d’énergie et la constitution d’une réserve stratégique, la caractéristique principale de la politique dans ce secteur demeure l’inertie plutôt que le changement. Si toutes les conditions étaient réunies pour un changement majeur, comment expliquer cette absence de mouvement ? Je voudrais proposer deux pistes de recherche en guise de conclusion.

Conclusion : Culture et institutions

Une première piste d’explication tient à la culture économique, ou à l’identité économique du pays. Si Kingdon souligne l’importance de « l’humeur nationale » comme facteur du courant politique, il sous-entend que cette dernière est plutôt changeante et peut varier en fonction du gouvernement au pouvoir. Toutefois, il est possible de penser que certains éléments plus pérennes de l’identité nationale ou de la tradition économique ont aussi un impact sur l’effet persuasif des cadres de référence[80] : ceux qui se détachent trop de ces références communes risquent d’avoir plus de difficultés à s’imposer.

En ce sens, on peut comprendre la force d’attraction de l’approche stratégique en Chine : l’arrière-plan cognitif chinois accorde une place primordiale à l’autosuffisance. Sans parler de la tradition millénaire d’autarcie, la naissance même de l’industrie énergétique chinoise fut forcée par le retrait des ingénieurs soviétiques et la fin des exportations de brut de ce pays dont la RPC dépendait pour 50 % de ses besoins. Cette mauvaise expérience a fait en sorte que, depuis la découverte du champ pétrolier géant de Daqing qui est devenu un modèle maoïste d’autosuffisance (zili gengsheng), beaucoup voient les investissements étrangers dans le secteur et la dépendance à l’égard de l’approvisionnement international comme risqués et ne sauraient accorder trop de confiance à des énergies nouvelles vues comme moins fiables ou technologiquement inaccessibles[81]. L’importance de cet héritage est manifeste dans les efforts que font les promoteurs de solutions environnementales pour recadrer, en termes de sécurité, les bénéfices de leurs mesures préférées.

Au-delà de cette prime à l’autosuffisance gravée dans l’identité économique nationale chinoise, le Parti communiste chinois peut aussi être considéré comme une culture qui favorise le recours à certains répertoires d’actions et en rejette d’autres[82]. En effet, les structures de recrutement du PCC, qui mettent l’accent sur l’uniformité idéologique, peuvent fortement nuire à l’innovation politique[83]. Ainsi, des mesures énergétiques efficaces, mais vues comme déstabilisatrices, une taxe à la consommation d’essence, par exemple, risquent de trouver peu d’appuis au sein du Parti, même si certains dirigeants peuvent leur être favorables.

La structure des institutions politiques et administratives peut aussi expliquer en partie ce surplace. D’abord, les institutions régulent l’accès aux décideurs par les entrepreneurs politiques ; or, dans le cas présent, l’accès ne semble pas avoir été le problème. Il apparaît plutôt que la culture bureaucratique de la CNDR — ses règles, ses routines et ses procédures opératoires — a mené à la formulation de mesures calquées sur des mesures passées : campagnes populaires d’incitation à la conservation de l’énergie et exploitation des ressources nationales dominée par les entreprises publiques, par exemple. Seules les mesures qui couvraient des territoires bureaucratiques nouveaux ont eu un certain succès — comme dans le cas de la Loi sur la promotion des énergies renouvelables et dans celui de la mise sur pied d’une réserve stratégique. Finalement, la capacité administrative même de l’État peut avoir limité l’écho du cadre de référence du « développement scientifique » sur les politiques concrètes. Ainsi, la nécessité de développer une batterie d’outils statistiques nouveaux semble avoir forcé une remise en question du programme de « PNB vert ».

Peut-être cette incapacité à l’innovation s’explique-t-elle simplement par le jeu des groupes d’intérêt socioéconomiques ? Les grandes entreprises d’État ou les gouvernements provinciaux se seraient simplement opposés aux mesures les plus novatrices. S’il m’est impossible, dans l’état actuel des recherches, de rejeter cette hypothèse, elle m’apparaît toutefois insuffisante pour expliquer pourquoi certaines mesures ont pu être mises en place, alors que d’autres ont été bloquées. Ainsi, si l’on peut comprendre que les grandes pétrolières chinoises aient pu bloquer les mesures les plus radicales de conservation de l’énergie, pourquoi celles du secteur de l’électricité, tout aussi puissantes, n’ont-elles pas pu bloquer une loi qui les force à acheter à un prix plus élevé de l’électricité renouvelable ?

J’ai voulu offrir par cet article un point de vue différent sur les processus chinois de prise de décisions en matière de politique énergétique. Je crois qu’une approche qui accorde un rôle indépendant aux idées est supérieure à une autre qui tient pour acquis l’adéquation entre intérêts matériels et idées, parce qu’une telle approche permet de comprendre la substance des politiques et donne un sens aux jeux de pouvoir des acteurs en précisant les modes de construction sociale de leurs intérêts. J’ai choisi de marier ici une approche théorique basée sur les cadres de référence et le modèle d’administration proposé par John Kingdon parce qu’il me semble évident que l’impact des cadres de référence se fait plus clairement sentir sur la définition des problèmes et sur l’élaboration des solutions alors que d’autres facteurs politiques et structurels limitent la conversion de ces cadres de référence en politiques concrètes.