Recensions

La démocratie contre elle-même, de Marcel Gauchet, Paris, Gallimard, 2002, 385 p.[Record]

  • Martin Breaugh

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  • Martin Breaugh
    Université de Paris VII-Denis-Diderot

« La démocratie survivra-t-elle à son triomphe? », demande Marcel Gauchet dans La démocratie contre elle-même. Cet ouvrage, composé d’articles publiés dans Le Débat, revue qu’il dirige avec Pierre Nora aux éditions Gallimard, est une exploration des contradictions de la démocratie contemporaine qui tendent à miner les fondements du vivre-ensemble démocratique. Le fil conducteur reliant ces articles écrits sur une vingtaine d’années est la volonté de « déchiffrer et [de] comprendre les déconcertants visages de la démocratie qui s’installe, triomphante, exclusiviste, doctrinaire et autodestructrice » (p. i). La thèse de M. Gauchet est qu’au coeur du malaise démocratique se trouvent les droits de l’homme dont la consécration politique date du combat antitotalitaire, et, plus précisément, des enseignements de la dissidence au sein des pays de l’Est. La puissance d’attraction des droits de l’homme réside dans le fait qu’ils entretiennent une certaine ambiguïté en associant la critique politique à un principe de protection qui fait « signe vers une action politique sans partis politiques et vers un avenir de la démultiplication des libertés personnelles et des plaisirs privés » (p. v). C’est en raison d’une « puissante poussée d’individualisme » qu’advient la « politique des droits de l’homme ». Car la démocratie des droits de l’homme se nourrit d’une alliance entre l’individualisme et une interprétation de la démocratie à l’aune des impératifs du sujet de droit. Le problème est qu’une politique des droits de l’homme ne permet pas à la collectivité d’agir sur elle-même. Celle-ci perd donc de vue « l’objectif d’une politique démocratique digne de ce nom » (p. xii). C’est pourquoi Marcel Gauchet affirme qu’en définitive les « droits de l’homme ne sont pas une politique ». Mais il y a plus, car l’avènement de la démocratie des droits de l’homme suppose des reconfigurations de la croyance, de la psychologie ou de l’éducation. Ces réflexions s’insèrent dans le cadre du déploiement historique de la modernité, telle que l’auteur l’a théorisée notamment dans Le désenchantement du monde (1985) et La religion dans la démocratie (1998), à la faveur d’une « sortie de la religion ». En rassemblant ainsi des textes portant sur la politique, la psychologie et l’éducation, M. Gauchet poursuit son ambition de penser à la fois « l’être-ensemble » collectif et sa contrepartie subjective qu’est « l’être-soi » individuel. Dans « Les droits de l’homme ne sont pas une politique », M. Gauchet s’étonne devant la fortune soudaine des droits de l’homme dont l’avant-garde intellectuelle s’était jadis employée à dénoncer le caractère strictement formel. Si la politique demeure « une action qui cherche à se donner les moyens de l’exigence qui la porte » (p. 5), force alors est de constater que les droits de l’homme se situent dans un en deçà de la politique, malgré la place qu’ils occupent dans le débat politique français. Mais la politique selon les droits de l’homme est néanmoins doublement révélatrice pour M. Gauchet : elle montre une certaine incapacité à se représenter l’avenir et une impuissance à penser la coexistence de l’individu et de la société. Ainsi, la menace qui guette une politique des droits de l’homme est celle de penser l’individu comme référence ultime de la politique au détriment des instances collectives du vivre-ensemble démocratique. L’impuissance politique des droits de l’homme impose donc un dépassement du référent individuel afin de se doter d’une politique capable de donner prise « sur l’ensemble de la société » (p. 26). L’avènement des droits de l’homme comme politique s’inscrit, nous l’avons dit, dans le processus général de la modernité, selon M. Gauchet, c’est-à-dire dans la fin de la fonction structurante de la …