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Sur les rives de l’Yser, près de Diksmuide, dans l’ouest de la Flandre, se dresse un grand monument sombre honorant la mémoire des soldats flamands morts durant la Première Guerre mondiale. Sur le haut du monument, les lettres AVV et VVK forment une croix. Il s’agit des lettres initiales de la devise Alles voor Vlaanderen, Vlaanderen voor Kristus (Tout pour la Flandre, la Flandre pour le Christ). Ce monument sur l’Yser suscite de forts sentiments chez les Flamands et il est devenu le lieu où se rassemblent, à tous les mois d’août, les nationalistes flamands. Parce qu’il jumelle nationalisme et catholicisme, il représente parfaitement le nationalisme flamand. Mais comment le nationalisme flamand est-il devenu un mouvement chrétien de droite ?

Le nationalisme a fait l’objet d’une foule de travaux au cours des 20 dernières années. La plupart des recherches récentes tendent à l’interpréter comme un phénomène résolument moderne[1]. Cette approche est particulièrement intéressante pour analyser le cas de la Flandre, surtout si l’on considère que le nationalisme flamand s’est développé dans le cadre de l’émergence d’un système politique de masse en Belgique. Il reste cependant des champs libres pour apporter des précisions théoriques permettant de mieux comprendre la place occupée par les mouvements nationalistes régionaux dans l’axe gauche/droite en politique contemporaine. Les mouvements nationalistes semblables à celui de la Flandre n’occupent pas toujours la droite. Ainsi, le nationalisme écossais est nettement de gauche[2]. Ces mêmes tendances existent également au sein du nationalisme québécois[3]. En plus d’être à gauche, ces deux projets nationalistes ont des visées séculières. Le nationalisme flamand est, par contre, dominé par les chrétiens-démocrates et fermement cantonné à droite. Malgré cette différence, ces mouvements nationalistes partagent des traits de caractère communs. Extérieurement, ils ont réussi à faire reconnaître politiquement leur différence par rapport au groupe dominant, c’est-à-dire les francophones en Belgique, les anglophones au Canada et les Anglais en Grande-Bretagne. Parallèlement à la redistribution du pouvoir, ces mouvements nationalistes ont aussi entrepris de revitaliser leur propre culture semblent, jusqu’à présent, avoir été en mesure de freiner et de renverser leur assimilation culturelle. Malgré des enjeux presque similaires, l’appel lancé pour régler des problèmes passés a trouvé comme niche le catholicisme conservateur dans le cas du nationalisme flamand, tandis qu’au Québec et en Écosse, le nationalisme a pris des accents séculiers/laïcs de gauche. Le présent article emprunte l’approche du parcours historique singulier ( path dependency ) afin d’expliquer cette différence. Plus précisément, l’hypothèse retenue postule que le moment où les mouvements nationalistes se sont formés explique en très grande partie leur actuelle position sur l’axe gauche/droite. Paul Pierson explique cette notion du parcours historique singulier de cette façon : « Le déroulement spécifique des événements et leur temporalité jouent un rôle important… Une fois introduites, des lignes de conduites particulières peuvent devenir pratiquement impossibles à renverser ; et par conséquent, le développement politique est souvent ponctué d’instants critiques ou de points de ruptures qui forment les contours fondamentaux de la vie sociale[4]. »

Dans le cas de la Flandre, cette période charnière se situe à la fin du xixe siècle. Avec l’introduction du suffrage universel, en 1894, la taille de l’électorat belge s’est multipliée par 10, passant de 137 000 à 1 370 000. La configuration du paysage politique au moment du passage à un système politique de masse a été déterminante dans la voie qu’allait emprunter le futur nationalisme flamand. Face aux dangers d’un État jacobin en devenir que désiraient libéraux et socialistes, l’Église catholique de Belgique s’est lancée dans la politique de masse en tentant d’obtenir les faveurs des classes nouvellement libres d’exprimer leurs voix. Elle a donc misé sur les divisions de classes, de religions et de langues afin de combattre l’alliance anticléricale existant entre socialistes et libéraux. En se présentant comme rempart contre les élites libérales et socialistes francophones, l’Église a réussi à profiter de la grogne flamande. Le nationalisme flamand fut donc intégré au coeur du clivage opposant la religion au laïcisme dans le système politique belge. Le caractère conservateur du nationalisme flamand s’explique donc par cette période critique où ce dernier a vu le jour. La prochaine partie de l’article retracera d’abord les origines historiques du nationalisme flamand pour chercher ensuite à expliquer son cantonnement à droite.

Langue, classe, religion et nationalisme flamand

Une langue distincte est au coeur du nationalisme flamand, mais la religion et le statut social ont aussi contribué au développement d’une identité nationale propre. La langue néerlandaise et l’identité flamande sont inextricablement liées. Dès leurs débuts, les nationalistes flamands ont lutté pour obtenir une reconnaissance de leur langue par l’État, pour faire établir le néerlandais en tant que langue officielle de la Flandre et pour enrayer la marginalisation de leur langue.

Pour les Flamands, la langue dont ils se servent aujourd’hui comme ciment de leur identité collective aura été historiquement une source de discrimination envers eux. Il y a de cela quelques décennies, les possibilités d’ascension sociale pour ceux parlant les dialectes flamands du néerlandais étaient très faibles. L’euphémisme employé pour décrire cette situation était la « division culturelle du travail », c’est-à-dire les gens parlant le néerlandais étaient surreprésentés parmi la classe ouvrière et les paysans, tandis que les classes moyennes et bourgeoises étaient majoritairement composées de francophones. Mais le mouvement flamand se ranima et recréa une communauté nationale dont le mot Vlaams devint l’appellation collective qui servi à désigner ceux parlant néerlandais dans le nord de la Belgique.

Ce clivage linguistique n’était toutefois pas significatif sur le plan politique durant les premières décennies qui ont suivi la création de l’État belge. La devise d’État — Eendracht maakt macht/L’union fait la force — n’a pas été écrite avec la division entre Flamands et Wallons en tête. Elle s’adressait plutôt aux libéraux et aux catholiques qui avaient joint leurs forces dans une révolte contre les Pays-Bas en 1830. Dans un système politique où très peu de personnes avaient le droit de vote, la division entre ces deux clans représentait le clivage politique le plus important. La très vaste majorité des Belges étaient catholiques, même chez les libéraux, mais les élites, elles, étaient divisées en deux factions. La différence la plus significative provenait du fait que, pour les libéraux laïcs, l’Église catholique avait un rôle limité à jouer dans la vie publique, tandis que les élites catholiques tenaient un discours beaucoup plus conservateur. La création de partis politiques à partir de cette division n’advint que beaucoup plus tard, mais tout au long du xixe siècle, le système politique belge fut partagé entre, d’un côté, les libéraux et de l’autre, les catholiques. Il faut cependant noter que les francophones des classes moyennes et bourgeoises dominaient le clan des libéraux tout comme celui des catholiques. Puisque le suffrage se fondait sur des critères d’éducation et de propriété, moins de 5 % de la population avaient le droit de vote.

Pour le reste de la population, la langue constituait toujours la plus importante division sociale. La Belgique était depuis longtemps habitée par des gens parlant des dialectes latins ou germaniques[5], mais, vers le début du xviiie siècle, ces langues convergèrent lentement vers le français et le néerlandais standard. Dans le Nord, plusieurs dialectes flamands étaient parlés, tandis que les dialectes français dominaient dans le Sud. La frontière linguistique entre la Flandre flamande et la Wallonie française suivait grosso modo une ligne droite allant de Calais, en France, jusqu’à Aachen, en Allemagne ; les classes moyennes et bourgeoises du Nord flamand étaient toutefois francophones. Alors qu’un français codifié se répandait dans le Sud, la situation linguistique en Flandre restait plus complexe. En raison de l’absence de liens culturels avec les Pays-Bas, de l’intégration des classes moyennes au sein de la francophonie et, surtout, de l’inexistence d’un système d’éducation structuré, les dialectes flamands ont gardé leur vigueur. La langue de la classe dirigeante dans le nouvel État belge était le français, même pour ceux d’origine flamande. Le poids démographique des Flamands était toutefois plus important.

En raison de leur légère majorité, les Flamands étaient assez nombreux pour mettre un frein à la domination culturelle des francophones. Ceci n’était pas dû à une réaction nationaliste de leur part, mais au fait qu’ils occupaient toute la base de la pyramide sociale belge, ce qui les immunisait contre une assimilation réalisée grâce à une éducation en français. La classe moyenne flamande avait été assimilée en adoptant le français, mais son nombre n’était pas assez important pour rendre le pays complètement francophone. En bout de ligne, le français n’a pas réussi à s’imposer comme langue unique en Belgique, même s’il demeurait la langue des affaires et de l’État partout au pays, même dans des villes flamandes comme Gand et Anvers. La Flandre était bilingue, car les classes moyennes et bourgeoises parlaient français ; la Wallonie, elle, demeurait toutefois strictement unilingue française. À la fin du xixe siècle, plusieurs familles flamandes émigrèrent vers le sud du pays à la recherche d’emplois dans les centres industriels en pleine expansion de Wallonie et de Bruxelles. Le néerlandais fut donc associé aux petits paysans des Flandres et aux pauvres travailleurs immigrants des villes industrielles. En raison de ces migrations internes, la division du travail sur une base culturelle se propagea à l’ensemble de la Belgique, y compris la Wallonie[6]. Les classes ouvrières et les segments les plus pauvres de la société se composaient très majoritairement de Flamands. Le français était clairement la langue des classes supérieures. Cette situation a suscité l’observation suivante de la part du leader socialiste allemand Karl Liebknecht en visite en Belgique : « Quelle situation unique ! Ici, on peut entendre qui est l’ennemi de classe. La cassure sociale est révélée et accentuée par la langue. La lutte de classes et la lutte linguistique est ici un même combat[7]. »

Le processus d’assimilation des classes moyennes flamandes s’est toutefois arrêté vers la fin du xixe siècle. Un mouvement nationaliste flamand désirant maintenir sa différence linguistique vit le jour au tournant du siècle. Mais ce nationalisme linguistique fut ironiquement une conséquence inattendue de l’engagement politique de l’Église catholique qui avait au départ découragé le recours au néerlandais standard afin d’empêcher la propagation du calvinisme en Flandre, religion qu’elle considérait comme hérétique. L’émergence d’un système politique de masse à la fin du xixe siècle a modifié considérablement le paysage politique et mené à des réalignements stratégiques. La mise en place du suffrage universel fut à l’origine de ces changements, qui allaient par la suite cristalliser le système politique belge.

L’industrialisation et de nouvelles idéologies politiques commencèrent à remettre en cause le système politique élitiste et cloisonné de la Belgique vers le milieu du xixe siècle. L’industrialisation et l’urbanisation résultante allaient en effet transformer le tissu social. L’Église perdit son autorité sur la plèbe parce que les classes ouvrières déplacées étaient de plus en plus réceptives aux idées socialistes qui fournissaient des réponses à leurs graves problèmes. Pendant ce temps, la bourgeoisie urbaine avait déjà adopté les principes laïcs véhiculés par le libéralisme et le républicanisme. Cette époque était marquée par une fébrile activité politique, car le droit de vote se répandait peu à peu à toutes les classes sociales. Le suffrage universel pour les hommes semblait imminent. L’Église catholique belge sentait qu’elle perdait ses adeptes, mais le Vatican empêchait toujours les catholiques de s’engager en politique. Des encycliques, comme la Quanta Cura de 1864, demandaient aux dévots de boycotter la démocratie athée, mais cette attitude ne faisait qu’aider les libéraux et les socialistes dans leurs efforts pour amener ces nouveaux électeurs à adopter la laïcisation et l’indépendance d’esprit.

La Belgique fut le premier pays sur le continent européen à vivre l’industrialisation et toutes les horreurs résultantes. Avec le travail des enfants, la semaine de travail de 90 heures, des salaires de famine et de terribles conditions de travail, la situation y était pire qu’en Angleterre. Les travailleurs belges devaient travailler plus pour gagner moins que leurs vis-à-vis britanniques. La pauvreté et la consommation libre d’alcool engendrèrent plusieurs problèmes sociaux qui apparurent avec l’industrialisation. En 1905, on trouvait ainsi un bar pour 33 habitants en Belgique, soit un ratio beaucoup plus élevé que dans les autres pays industrialisés de l’époque comme la Grande-Bretagne ou les États-Unis[8]. La prostitution, la promiscuité sexuelle et les naissances illégitimes étaient des vices qui allaient de pair. Cette « désévangélisation » des classes ouvrières se fit parallèlement, mais sans lien de causalité, à l’anticléricalisme affiché des libéraux et des socialistes. Dans plusieurs cas, cette situation créa un environnent favorable aux idées remettant en cause le rôle de l’Église catholique et ses idées sociales jugées rétrogrades.

Les malheurs des classes ouvrières menèrent le mouvement socialiste naissant à chercher des mesures pour régler les problèmes. Le mouvement socialiste ouvrier, qui s’unifiera plus tard sous l’égide du Parti ouvrier belge, établit alors des associations de travailleurs. Ces sociétés d’entraide fournissaient des services de soins de santé, des polices d’assurance et des pensions à leurs membres. La force du mouvement socialiste et ses positions anticléricales très tranchées inquiétaient beaucoup l’Église catholique. Durant la majeure partie du xixe siècle, l’expansion d’un État laïc, grâce à une centralisation de l’éducation et de la bureaucratie, avait opposé l’Église catholique aux libéraux. L’existence d’une alliance catholique avait cependant limité les avancées jacobines en ce qui concerne l’élaboration de l’État belge. Dans un système politique où seul un faible pourcentage de propriétaires terriens pouvait voter, les libéraux manquaient d’appuis pour mettre en vigueur leur programme modernisateur. Ils ont toutefois trouvé un formidable allié dans le nouveau Parti ouvrier. Le mouvement socialiste était né de l’aile progressiste/radicale du Parti libéral et, par conséquent, tous deux partageaient les mêmes penchants anticléricaux jacobins. Cette vision commune s’exprima tout d’abord dans leur alliance afin d’instaurer des enterrements laïcs grâce aux Sociétés rationalistes funéraires. Jusque-là, les libres penseurs étaient enterrés dans ce qu’on appelait « les trous de chien », c’est-à-dire les sections des cimetières réservés aux criminels et aux suicidés : « Pourtant, à plusieurs occasions… il y eut coopération entres les deux ailes du mouvement anticlérical : c’est-à-dire entre les sociétés prolétariennes républicaines et socialistes funéraires, et les sociétés plus modérées, bourgeoises, libérales et Franc-Maçonniques[9]. »

Un grand nombre de société de libres penseurs permirent aux libéraux et aux socialistes de travailler ensemble. Le 21 août 1854, l’une des plus importantes associations, L’Affranchissement, a été mise sur pied à Bruxelles. Selon Jules Louis :

[L’Affranchissement] recrutait surtout ses membres au sein de la classe ouvrière supérieure, mais certains étaient également des intellectuels radicaux issus de la classe moyenne, des exilés français victimes du coup d’État napoléonien du 2 décembre, des étudiants radicaux et proudhoniens de l’Université Libre de Bruxelles et des jeunes membres progressistes de la bourgeoisie[10].

La charte de L’Affranchissement affichait le rationalisme, l’humanisme et le modernisme qui soudaient ensemble libéraux et socialistes :

Les discussions philosophiques et les découvertes de la science moderne ont dissipé les ténèbres qui, trop longtemps, obscurcirent l’esprit humain. Les religions, sapées par le progrès des idées, perdent peu à peu leur influence dans le monde. Il ne leur reste plus d’autres appuis, pour maintenir leur autorité chancelante, que la force brutale et obscurantisme. C’est par la fédération des peuples et la diffusion des sciences positives, qu’on fera disparaître les derniers vestiges des superstitions et des tyrannies du passé[11].

Mise sur pied le 29 juillet 1857, Les Solidaires devint une autre influente association anticléricale. En 1860, elle se transforma en association encore plus radicale en changeant son nom pour Le Peuple : Association de démocratie militante. Pendant ce temps, les loges maçonniques belges décidèrent publiquement, en 1854, de joindre les rangs des forces anticléricales. Le 19 janvier 1863, La libre pensée, qui plus tard devint l’une des plus importantes associations anticléricales de Belgique, fut fondée. Le 26 décembre de l’année suivante fut créée la Ligue de l’enseignement, qui faisait la promotion d’un système laïc d’éducation publique. Des éléments radicaux de l’Affranchissement formèrent l’intraitable Les Cosmopolitaines, le 13 janvier 1875. Selon Els Witte, 250 organisations anticléricales de la sorte virent le jour en Belgique à la fin du xixe siècle et au début du xxe siècle, pour la plupart en Wallonie dans les provinces de Hainaut, de Brabant et de Liège[12]. Ces sociétés de libres penseurs, qui favorisèrent les liens entre libéraux et socialistes, étaient dominées par les francophones. Au sein de cette alliance, les socialistes devinrent une force politique beaucoup plus importante que les libéraux, parce qu’ils étendirent leurs actions aux classes inférieures. Fort de son influence grandissante, le mouvement socialiste ouvrier radicalisa les prises de position de l’alliance anticléricale : « Le mouvement ouvrier acquiert son caractère antireligieux à travers L’Affranchissement et Les Solidaires. Le sentiment antireligieux, qui dépassait largement une lutte contre le pouvoir de l’Église dans la vie public, est devenu pour diverses raisons une caractéristique du mouvement ouvrier radical[13]. » Dans son édition du 5 octobre 1858, le journal socialiste Le Prolétaire révèle ce radicalisme antireligieux : « La religion est une institution immorale, monstrueuse, antihumaine crée par des fripons pour exploiter des imbéciles, c’est la négation de tout ce qui est grand, de tout ce qui est juste… Les religions sont le manteau de tous les vices et tous le crimes[14]. »

Les sociétés élitistes de libres penseurs se transformèrent à la fin du xixe siècle en mouvement de masse libéral-socialiste. En 1893, la Constitution fut amendée afin d’instaurer le suffrage universel, accordant à tout homme âgé de plus de 25 ans un vote qui pouvait aller jusqu’à trois selon le rang social et les propriétés possédés. Avec cette réforme, la Belgique devint aussi le premier pays européen à remplacer le scrutin majoritaire uninominal par la représentation proportionnelle[15]. À la suite de l’implantation du droit de vote universel multiple pour les hommes, le Parti ouvrier devint le deuxième parti en importance au Parlement belge de 1894. Ce succès est d’autant plus impressionnant que la plupart de son électorat ne s’est pas prévalu des votes additionnels basés sur la propriété et l’éducation. Par conséquent, le mouvement socialiste permit l’appui des masses au front anticlérical dans ce nouveau contexte politique marqué par l’alliance entre libéraux et socialistes.

L’alliance libérale/socialiste n’était pas un phénomène unique à la Belgique. Plusieurs pays d’Europe avaient vu de pareils partenariats politiques. Le trait commun était, bien sûr, leur anticléricalisme. Les partis libéraux n’étaient pas nécessairement anticléricaux dans les pays européens protestants, surtout en Grande-Bretagne et en Scandinavie, où ils incluaient des membres d’Églises s’opposant à l’Église d’État. Par contre, dans les pays catholiques comme la France, l’Italie, l’Espagne et la Belgique, les libéraux avaient de fortes orientations laïques[16]. À cet égard, le libéralisme belge, de la même façon que les autres courants libéraux en Europe continentale, se distançait du laissez-faire économique préconisé par le libéralisme britannique. Ses objectifs étaient fortement influencés par le républicanisme français. Dans sa mémorable analyse de l’histoire des Pays-Bas, Ernst Heinrich Kossman décrit ainsi les deux facettes du Parti libéral de Belgique : « Comme John Stuart Mill, les radicaux belges combinaient un individualisme anti-étatique avec une ferveur interventionniste et réformiste plus typique des progressistes social-démocrates  [17]. »

Mais le Parti libéral de Belgique a dominé la scène politique entre 1848 et 1884. Entre 1855-1857 et 1870-1878, le gouvernement comprenait quelques membres catholiques, mais le Parti libéral a, la plupart du temps, dirigé seul. Les libéraux belges croyaient aux effets bénéfiques d’une intervention de l’État. Par conséquent, le Parti libéral a effectué plusieurs réformes durant son règne. En éducation, il est à l’origine d’un système d’éducation public laïc, séparé du système confessionnel contrôlé par l’Église catholique. Les libéraux ont développé un vaste réseau de transport et de communication, ce qui a permis à la Belgique de posséder le plus efficace réseau ferroviaire d’Europe. Le Parti libéral a également créé la Banque nationale de la Belgique afin de régulariser l’économie. Parallèlement à ces réformes, il a augmenté les impôts pour financer l’expansion de l’appareil d’État. C’est toutefois l’anticléricalisme qui a vraiment permis de rassembler socialistes et libéraux. Ce commentaire du ministre de l’Éducation dans le gouvernement Frère-Orban, Pieter Van Humbeeck, résume bien l’animosité du camp anticlérical envers l’Église catholique : « Il y a un corps qui bloque la route du progrès mondial. Ce corps du passé, qu’il faut appeler par son nom, c’est le catholicisme[18]. »

En tant que premier ministre de l’Éducation, Van Humbeeck a remplacé la loi de 1842 sur l’éducation primaire par un nouveau système introduisant une complète laïcité des écoles. L’Église répondit en appelant les catholiques à boycotter les écoles publiques et à envoyer leurs enfants dans les institutions gratuites qu’elle contrôlait. Ces divergences entre les libres penseurs et les catholiques aboutirent à la guerre scolaire. Sur la défensive, les catholiques mirent sur pied un système éducatif parallèle à celui de l’État. La guerre scolaire qui dura de 1879 à 1884, accentua encore plus les divisions entre les deux camps. D’après un de ses membres, l’alliance anticléricale des libéraux et des socialistes représentait le parti de la liberté et de la science moderne : « [Les libres penseurs] proclament la libre raison en face de l’autorité religieuse, l’indépendance de l’homme en face du despotisme de l’Église et de l’État, la solidarité des peuples en face de l’alliances des princes et des prêtres, l’école libre en face de l’enseignement du clergé, le droit en face du privilège  [19]. »

Cette alliance anticléricale entre libéraux et socialistes peut sembler bizarre, puisqu’en politique contemporaine ces deux groupes s’opposent dans la sphère économique où l’un contrôle les moyens de production et l’autre vend son travail. Cette apparente incongruité provient d’une lecture unidimensionnelle de la situation d’après un axe gauche/droite. Durant le xxe siècle, la science politique comparée a eu tendance à voir la gauche et la droite en tant que positions sur un axe socio-économique. À cet égard, la gauche est devenue un fourre-tout servant à désigner diverses orientations politiques allant du communisme à la social-démocratie qui se positionnent toutes à gauche sur les questions de politiques économiques. À droite, il existe plusieurs approches de droite vantant les mérites d’une économie de marché basée sur le laissez-faire. Cependant, les mouvements politiques d’Europe du xixe siècle étaient aussi marqués par leurs positions face à la religion. En d’autres mots, la gauche défendait la laïcité, tandis que la droite exprimait un conservatisme confessionnel. La gauche constituait une alliance des forces se réclamant du modernisme et du progrès. Dans cette perspective, les libéraux de plusieurs pays d’Europe continentale faisaient, eux aussi, partie de la gauche à l’époque. De plus, ils étaient en faveur de mesures vigoureuses visant à développer l’État. L’éducation publique et un réseau de transport sont quelques-unes de leurs initiatives progressistes qui permirent un renforcement de l’État. La droite, de son côté, s’opposait généralement à l’interventionnisme zélé des libéraux. Par conséquent, l’Europe continentale du xixe siècle connut un camp libéral fort différent de celui existant en Grande-Bretagne ou aux États-Unis. En suivant cette dynamique, la gauche en Belgique était formée d’une alliance anticléricale entre les socialistes et les libéraux. Elle était de surcroît presque exclusivement francophone.

Comme nous l’avons remarqué plus tôt, l’électorat libéral provenant des classes moyennes était en majorité francophone. Le coeur de la classe ouvrière se trouvait, de son côté, dans les vallées francophones wallonnes le long de la Sambre et de la Meuse où l’industrie métallurgique était en pleine expansion. De plus, les idées républicaines de la France étaient accessibles aux Belges francophones, tandis que les Flamands n’avaient pas accès à de tels écrits. Pendant ce temps, des milliers de républicains et de socialistes de France étaient venus grossir les rangs du camp anticlérical en se réfugiant en Belgique à la suite du coup d’État de Louis Napoléon[20]. Durant le Second Empire en France, la Belgique fut toujours la première destination pour les républicains radicaux cherchant refuge à l’étranger[21]. Les élites socialistes et libérales provenaient quasi uniquement des classes moyennes francophones et elles faisaient campagne en français. Le français était la langue du camp anticlérical. Cette division linguistique fut le terrain sur lequel l’Église catholique décida de lancer son attaque pour contrer la laïcisation.

Le Vatican avait continuellement interdit aux catholiques de sauter dans l’arène politique des démocraties libérales. Les encycliques papales Quanta Cura et Syllabus Errorum de 1864 avaient sans équivoque condamné le libéralisme et la démocratie. La plupart des catholiques savaient cependant que des actions politiques étaient nécessaires afin de freiner le mouvement anticlérical qui balayait l’Europe. En Belgique, trois grands groupes catholiques (Fédération des cercles catholiques et des Associations conservatrices, Federatie der Kiesverenigingen et Bond der Katholieke Kringen ) réunirent leurs forces, en 1884, pour former le Parti catholique. Cette formation ne constituait cependant pas un vrai parti de masse. Le feu vert en vue d’une plus vaste action politique fut donné par le nouveau pape Léon XIII. L’encyclique Rerum Novarum, du 15 mai 1891, permit à l’Église catholique de s’engager dans l’arène de la politique de masse. Un des principaux buts était de gruger les gains réalisés par les socialistes au sein des classes ouvrières. Après avoir critiqué les conditions déplorables que les ouvriers devaient endurer, Rerum Novarum demanda la création d’une association de travailleurs chrétiens afin de concurrencer les syndicats anticléricaux socialistes : « Dans ces circonstances, les ouvriers chrétiens doivent choisir une de deux options : ils peuvent souscrire à des associations au sein desquelles leur religion les expose à certains périls ou ils peuvent établir leurs propres associations — unir leurs forces et secouer courageusement le joug d’une oppression injustifié et intolérable[22]. »

Guidée par cette encyclique, l’Église catholique encouragea activement l’émergence d’un mouvement ouvrier catholique afin de faire du recrutement. Ses efforts ressemblaient à ceux des syndicats socialistes. Des sociétés d’entraide, des assurances collectives et des régimes de retraite furent créées pour les ouvriers. La première organisation de masse mise sur pied par les catholiques fut la Ligue générale d’ouvriers et de bourgeois ( Algemeen Bond van Werklieden en Burgers ). D’autres organismes furent créés et ils se rassemblèrent par la suite au sein de la Confédération des syndicats chrétiens ( Algemeen Christelijk Vakverbond ). Les socialistes étaient cependant beaucoup plus avancés et ils avaient fait des gains considérables en augmentant le nombre de leurs membres. Les ouvriers des industries métallurgiques de Wallonie s’étaient ralliés au socialisme. Les socialistes avaient aussi fait des percées en Flandre, particulièrement à Gand et à Anvers, mais, comme l’expliquent, Emmanuel Gerard et Paul Wynants : « […] trop apparenté à la libre-pensée, trop imprégné de culture wallonne et francophone, le socialisme ne peut se rattacher au mouvement flamand à dominante catholique[23]. » Les travailleurs de l’industrie textile des petites villes flamandes et les paysans du pieux Nord étaient aliénés par l’anticléricalisme des libéraux et des socialistes francophones. Le début de l’industrialisation en Flandre constituait une bonne époque pour l’implantation d’un mouvement ouvrier catholique. Le mécontentement de la classe ouvrière et la piété catholique furent donc combinés. La langue néerlandaise fut le troisième pilier du mouvement ouvrier catholique. Dans ses tentatives pour empêcher la montée de l’anticléricalisme libéral et l’athéisme socialiste, le mouvement ouvrier catholique se servit d’une pincée de nationalisme flamand. Carl Strikwerda explique pourquoi :

Les syndicats catholiques employèrent une autre tactique pour acquérir les ouvriers à leur cause : le nationalisme linguistique. Les catholiques recrutèrent les ouvriers flamands en grande partie parce qu’ils formaient un groupe linguistique opprimé par la haute bourgeoisie francophone. À l’opposé, les leaders socialistes à Bruxelles employaient rarement le néerlandais. De plus, les socialistes tant à Gand qu’à Bruxelles, tenaient rarement compte des doléances linguistiques des ouvriers flamands[24].

D’autres facteurs ont également favorisé la montée d’un mouvement catholique en Flandre. En plus des barrières linguistiques, la structure industrielle du nord du pays n’était pas favorable à l’implantation d’idées socialistes. La principale industrie — le textile — n’a pas engendré une urbanisation massive ou de vastes vagues migratoires comme ce fut le cas en Wallonie. Dans le Sud, l’expansion de l’industrie métallurgique avait fait naître des quartiers ouvriers, construits pour accueillir les nouveaux travailleurs, dans des villes comme Charleroi, Mons, La Louvière, Verviers, Seraing et Liège. Ce n’était pas le cas de la Flandre où le textile se retrouvait un peu partout, sans engendrer une grande concentration urbaine. De plus, l’industrie textile s’est développée plus tard en Flandre que dans le sud du pays. À ce moment, l’achèvement d’un vaste réseau ferroviaire avec la mise en place d’abonnements pour les ouvriers permit aux Flamands de continuer à vivre dans leurs villages tout en faisant la navette pour aller travailler dans les manufactures. Ceci permit à l’Église catholique de conserver son influence sur ses paroissiens. Les efforts de recrutement au sein de la classe ouvrière furent accompagnés par la création de l’Union des fermiers catholiques ( Boerenbond ) en 1890 afin de réunir les pieux paysans flamands. L’Union catholique des étudiants flamands ( Katholieke Vlaamsch Hooghstudenten Verbond ) est un autre organisme du même type.

En bout de ligne, le mouvement ouvrier catholique a réussi à s’établir en Flandre en utilisant sciemment la langue néerlandaise afin d’attirer les Flamands. Le catholicisme et le nationalisme s’entrelacèrent donc lors du développement d’un système politique de masse. Karel Dobbelaere et Liliane Voyé expliquent la fréquentation religieuse plus assidue en Flandre en mettant l’accent sur cette interrelation : « On peut expliquer [la plus grande fréquentation de l’Église] par le retard de l’industrialisation en Flandres et par le fait que les bas échelons de l’ordre clérical donnèrent leur appui à la cause flamande contre l’establishment belge[25]. » En fin de compte, les choix stratégiques de l’Église furent les bons. Le clan catholique remporta une victoire convaincante lors des élections du 14 octobre 1894. Les députés catholiques mirent la main sur 71 des 72 sièges en Flandre, seul le candidat social-chrétien Daens réussit à éviter un balayage complet[26]. Les électeurs de la partie francophone belge votèrent pour l’opposition. L’alliance des socialistes et des libéraux enleva 48 des 62 sièges de Wallonie.

En résumé, les choix faits par le clergé belge à la fin du xixe siècle donnèrent une teinte chrétienne-démocrate au nationalisme flamand. L’expansion du suffrage fut un moment-clé du développement politique belge. L’établissement d’un système politique de masse a forcé l’Église catholique à prendre des mesures drastiques afin de contrer la montée de l’anticléricalisme. Elle craignait que les socialistes ne fournissent aux idées laïques portées par les libéraux, la masse critique nécessaire pour l’emporter. Se sentant menacé, le clergé catholique décida de jouer un rôle actif dans la politique belge. En cours de route, le nationalisme flamand fut intégré au sein du mouvement ouvrier catholique afin de gagner les faveurs des classes populaires flamandes. En se présentant comme le défenseur de la Flandre catholique lors de l’industrialisation et de la mise en place du suffrage universel, l’Église donna au projet nationaliste ses caractéristiques associées à la droite. Le nationalisme ne fut toutefois pas inventé par le mouvement ouvrier catholique, car le nationalisme flamand se faisait déjà sentir au niveau national lorsque l’Église décida d’utiliser la langue à ses propres fins. Le mouvement ouvrier catholique a seulement intégré des éléments du nationalisme flamand et procuré les membres nécessaires pour en faire une force sociale importante.

Des tensions avaient commencé à apparaître vers le milieu du xixe siècle à propos de l’exclusion de la langue néerlandaise de la vie publique. En 1855, le ministre catholique Pierre de Decker du bref gouvernement unioniste proposa de mettre en place une commission pour étudier les doléances flamandes. La Commission flamande des griefs fut donc instaurée, mais le gouvernement libéral suivant, mené par Charles Rogier, mit fin aux audiences de la Commission et la démantela. À cette époque, le nationalisme flamand n’avait pas une identité clairement catholique. Les demandes démocratiques flamandes étaient largement épousées par les flamingants anticléricaux et libéraux[27]. Le cas d’une des premières organisations nationalistes flamandes, le Meetingspartij, créé en 1860 à Anvers, constitue un bon exemple. Le Meetingspartij était une organisation libérale flamingante dont le nom dérivait de leurs rencontres publiques ouvertes à tous. L’alliance entre la démocratie chrétienne et le nationalisme flamand ne se solidifia qu’à la fin du xixe siècle, lorsque les socialistes et les libéraux flamands furent de plus en plus marginalisés. En d’autres mots, le nationalisme flamand n’était pas associé à ses débuts au catholicisme politique, même si, plus tard, la majorité de ses adhérents allaient provenir du camp catholique pour ainsi dominer le mouvement.

La Première Guerre mondiale constitua un point tournant pour le nationalisme flamand. Durant la guerre, l’armée belge, coincée dans le sud-ouest du pays, essuya de nombreuses pertes. Les officiers étaient uniquement francophones, tandis que 80 % des soldats de la ligne de front étaient Flamands[28]. Des milliers de soldats flamands périrent sur les rives de l’Yser en combattant les Allemands sans comprendre les ordres de leurs officiers francophones. Plusieurs de ces soldats trouvèrent du réconfort dans un mélange de catholicisme et de nationalisme flamand. Se basant sur les poèmes de Cyril Verschaeve, ils commencèrent à inscrire l’abréviation AVV-VVK ( Alles voor Vlaanderen, Vlaanderen voor Kristus /Tout pour la Flandre, la Flandre pour le Christ) sur les pierres tombales de leurs camarades tombés au combat. Les nationalistes flamands recrutèrent plusieurs membres dans les tranchées sous l’égide du Mouvement du front flamand ( Vlaamsche Front Beweging ). Après la guerre, le Vlaamsche Frontpartij devint le principal porte-étendard du nationalisme flamand, un mouvement de plus an plus apparenté au catholicisme, mais résolument distinct de ce dernier. Il reçut un solide appui fort support de la part de l’Union des anciens combattants flamands ( Vlaamse Oud Strijders ). Dans ce contexte, les sacrifices des Flamands sur l’Yser devinrent un important symbole du mouvement nationaliste. La mise en place, en 1919, d’un suffrage universel avec seulement un droit de vote par homme permit aux nationalistes flamands d’accroître leurs appuis. En 1921, un regroupement d’organisations catholiques flamandes, sous la bannière de l’Union catholique des nationalistes ( Katholieke Verbond van Nationalisten ), entreprit son premier pèlerinage annuel à Yser. En 1930, un monument proclamant Alles voor Vlaanderen, Vlaanderen voor Kristus fut érigé sur le champ de bataille à Diksmuide, sur les rives de l’Yser, afin d’honorer les soldats tombés au combat. La décision prise par l’Église catholique, des dizaines d’années plus tôt, d’incorporer le nationalisme flamand dans ses plans de mouvement catholique ouvrier donna un caractère chrétien au nationalisme flamand. Ceci était d’autant plus pertinent que l’establishment francophone, auquel il demandait des concessions culturelles et politiques, était laïc et bourgeois.

Pendant ce temps, le nationalisme flamand donna naissance à un certain nombre de rejetons plus radicaux. Verdinaso (pour Verbond van Dietsche National Solidaristen ), créé en 1931, était l’un de ces groupes. Cette organisation voulait unir la Frise, les Pays-Bas, le Flandre, la Wallonie et la Rhénanie comme foyer pour les peuples germaniques des Plats-Pays. En 1993, l’Union nationaliste flamande ( Vlaamse Nationalist Verbond ) remplaça le Frontpartij. Ces groupes collaborèrent avec les Allemands durant la Seconde Guerre mondiale. Les francophones collaborèrent également, notamment avec le mouvement Rex de Léon Degrelle, mais, numériquement, les Flamands constituaient la majeure partie du camp proNazi. Après la libération, des châtiments furent imposés aux collaborateurs. Plusieurs nationalistes flamands furent arrêtés, jugés et emprisonnés. Durant cette période de vengeance contre le nationalisme flamand, le monument de l’Yser fut détruit à la dynamite par des groupes d’autodéfense. Ceci provoqua une vague d’indignation chez les Flamands, mais cet événement se produisit à un moment où les autorités avaient peu de sympathie pour le nationalisme flamand. Un nouveau monument fut construit durant les années 1950, et devint le lieu de pèlerinage que les nationalistes visitent chaque année le troisième dimanche d’août.

Après la Seconde Guerre mondiale, les chrétiens-démocrates flamands décidèrent de renommer le Parti catholique, Parti populaire chrétien ( Christelijke Volkspartij, CVP ). À une époque où le nationalisme radical flamand était complètement discrédité, les chrétiens-démocrates devinrent ses principaux tenants. Le premier conflit politique majeur dans la Belgique d’après-guerre porta sur le retour au trône de Léopold III. Par référendum, 72 % des Flamands appuyèrent son retour, mais en raison de l’opposition francophone, Léopold III dut laisser sa place en faveur de son fils Baudouin. Encore une fois, les conservateurs flamands se sentirent marginalisés par l’alliance libérale-socialiste francophone. Le second conflit porta encore une fois sur l’éducation. En 1955, le ministre de l’Éducation du gouvernement libéral-socialiste de Van Acker, Léo Collard, mit de l’avant une réforme générale du système d’éducation visant à accroître le réseau public aux dépens des écoles catholiques indépendantes. Les protestations catholiques paralysèrent le pays, alors que les deux camps s’affrontaient dans une seconde guerre des écoles. Les Flamands formaient la majorité du camp catholique, alors que les catholiques menaient les forces anticléricales. Après d’intenses rondes de négociations, un compromis fut atteint le 20 novembre 1958. Une entente, signée entre les trois grands partis et l’Église catholique, entra en vigueur le 29 mai 1959 sous le nom de « pacte scolaire ». Le compromis garantissait aux deux systèmes d’éducation un même soutien financier de la part de l’État[29]. À la suite de cette paix scolaire, la religion commença à perdre l’importance dont elle jouissait auparavant.

Les partis politiques commencèrent à franchir les barrières confessionnelles dans leur appel à l’électorat. En 1961, le Parti libéral changea son nom pour Parti de la liberté et du progrès. Il laissa tomber officiellement l’anticléricalisme de son programme tout en tentant de se réinventer comme parti néolibéral. La mise au rancart des divisions religieuses favorisa la montée des questions linguistiques à l’avant-plan de la scène politique belge. Des partis préoccupés uniquement par le débat linguistique apparurent des deux côtés. Le nationalisme flamand n’était plus seulement l’apanage des chrétiens-démocrates. L’Union populaire chrétienne flamande ( Christelijke Vlaamse Volksunie ) fut mise sur pied en 1954 avec un programme demandant la fédéralisation de l’État belge. Elle changea de nom en 1958 pour s’appeler simplement le Volksunie ( VU ).

À la fin des années 1950, le nationalisme flamand et la réaction qu’il provoqua du côté wallon paralysèrent l’État belge. Seule une série de réformes semblait pouvoir sortir le pays de l’impasse. Les premières réformes permirent la reconnaissance de la dualité culturelle de la Belgique en 1962-1963 et furent suivies par d’autres. Le 18 février 1970, le premier ministre, Gaston Eyskens, annonça la fin de l’État unitaire belge : « L’État unitaire tel que les lois le régissent encore dans ses structures et son fonctionnement est dépassé par les faits. Les Communautés et les Régions doivent prendre place dans les structures rénovées de l’État, mieux adaptées aux situations spécifiques du pays[30]. »

D’autres réformes suivirent en 1970. Une nouvelle entente fut signée au Palais Egmont, le 25 mai 1977, pour mettre de l’avant de nouvelles réformes. Des membres du Volksunie s’opposèrent toutefois aux concessions accordées aux francophones de Bruxelles et de Brabant, et ils quittèrent le parti. Ils formèrent un parti d’extrême-droite, le Vlaams Blok, qui combine une rhétorique xénophobe avec un séparatisme antibelge. On comptait dans ses rangs les anciens du Vlaams Nationaal Verbond ( VNV ) qui collaborèrent avec les Nazis durant l’occupation, mais aussi plusieurs jeunes partisans. Les mesures auxquelles ils s’opposèrent furent cependant adoptées avec la réforme de 1980. En 1987, la coalition entre les chrétiens-démocrates, les socialistes et le Volksunie en arriva à une entente pour mettre en branle d’autres réformes visant à régler les problèmes qui n’avaient pas été résolus auparavant. L’accord fut adopté par le Parlement à l’été 1988 et la Constitution fut donc subséquemment modifiée.

Les derniers changements constitutionnels furent réalisés en 1993 par la coalition gouvernementale que dirigeait Jean-Luc Dehaene. L’article 1 de la Constitution stipule alors que l’État belge est fédéral, reconnaissant ainsi le processus enclenché depuis les années 1960. Le 6 février 1993, l’État unitaire belge cessa officiellement d’exister. Les nationalistes flamands atteignirent leur but, mais en raison de la voie historique empruntée, la politique flamande fut marquée en cours de route par une orientation de droite.

La démocratie chrétienne flamande

Jusqu’aux élections de 1999, les chrétiens-démocrates dominaient la politique flamande. Ils ont formé une partie importante de chaque coalition gouvernementale, à l’exception de deux périodes entre 1945-1947 et 1954-1958. La force de la démocratie chrétienne en Flandre est toutefois un phénomène beaucoup plus large que la popularité du parti politique. Plusieurs syndicats chrétiens sont réunis à l’intérieur de la Confédération des syndicats chrétiens ( Algemeen Christelijk Vakverbond ) en plus du Mouvement ouvrier chrétien ( Algemeen Christlijk Werkersverbond ). Le puissant lobby agricole Boerenbond joue un grand rôle dans la politique des chrétiens-démocrates tout comme l’Union chrétienne des classes moyennes ( Het National Christelijk Middenstandverbond ). L’Union des employeurs chrétiens ( Verbond van Christelijke Werkgevers en Kaders ) est aussi un des piliers du mouvement catholique qui domine en Flandre. La Mutuelle des chrétiens-démocrates ( De Landsbond der Christelijke Mutualiteiten ) est la plus importante des Flandres et, dans le milieu culturel, les catholiques ont l’omniprésent Davidsfonds. Les écoles confessionnelles catholiques dominent aux niveaux primaire et secondaire ; elles sont gérées par le Secrétariat flamand pour l’éducation catholique ( Vlaams Secretariat van het Katholieke Onderwijs ). Les chrétiens-démocrates contrôlent aussi la presse en Flandre[31].

Les débuts des chrétiens-démocrates flamands remontent à l’alliance des députés catholiques dans le Parlement belge de 1830, qui mena à la création du Parti catholique en 1884 et du Parti populaire chrétien (le CVP) après la Seconde Guerre mondiale. Sous différents noms, le parti politique du clan catholique a fait partie de tous les gouvernements, sauf six entre 1884 et 1999. Plus récemment, en septembre 2001, le parti a encore une fois changé son nom pour Chrétiens-démocrates et Flamands ( CD & V Christen-Democratish en Vlaams ). Ce nouveau nom ne correspond toutefois pas à un changement d’orientation, car le CVP était désigné en Néerlandais comme un standenpartij. Ceci veut dire que le parti se compose de représentants issus de divers groupes sociaux et de différentes classes. Les associations chrétiennes représentant les ouvriers, les paysans, la classe moyenne et les employeurs mentionnées précédemment forment le coeur du parti. Tous les députés chrétiens-démocrates sont associés à un stand. Par conséquent, le parti en tant que tel n’est pas un acteur autonome capable de redéfinir ses priorités. Même la démocratie chrétienne n’est présentement pas membre d’une coalition gouvernementale au niveau fédéral et en Flandre, elle fait sentir sa présence grâce aux associations du camp catholique. La prédominance de ce camp en Flandre a aussi influencé le discours des autres partis politiques flamands.

Présentement, les gouvernements flamand et fédéral sont menés par des coalitions que dirigent les libéraux, un parti qui a longtemps été éclipsé par les puissants chrétiens-démocrates. Le Parti libéral et démocrate flamand VLD ( Vlaamse Liberalen en Democraten, auparavant le PVV) est assez différents de leurs prédécesseurs d’avant la paix scolaire. Le VLD est devenu un parti appuyant les principes néolibéraux. Même les socialistes flamands (SP & A, auparavant le SP) et les environnementalistes, Agalev, favorisent l’autodétermination flamande. Le caractère centre-droit du paysage politique flamand a aussi profité à l’extrême-droite.

Au cours des dernières années, le Vlaams Blok a gagné de plus en plus de visibilité avec son slogan alarmiste Eigen volk erst (Notre nation d’abord). Il est devenu le premier parti à Anvers avec environ 30 % des votes aux élections de juin 1999. Aux municipales de 2000, le Blok a terminé premier à Anvers et à Malines. Présentement, les partis modérés et les médias le boycottent. Il n’est pas invité à faire partie d’une coalition politique au niveau fédéral belge, et les médias essayent de publiquement dénoncer ce mouvement. Toutefois, après la débâcle électorale des chrétiens-démocrates aux récentes élections, un membre influent du CVP, Herman Suykerbuyk, avec l’appui de quelques députés du CVP, a jonglé avec l’idée d’un partenariat avec le Vlaams Blok au sein de l’opposition. Les dirigeants du CVP n’ont cependant pas appuyé cette proposition en raison des fortes critiques qu’elle a soulevées. Un relâchement dans l’attitude face au Blok ne peut être rejeté du revers de la main. Le nationalisme du Vlaams Blok s’appuie sur l’anti-establishment politique, ce qui est fort différent des grands partis nationalistes comme les chrétiens-démocrates flamands et le Volksunie. Pour plusieurs raisons, le Vlaams Blok ressemble plus aux partis d’extrême-droite xénophobes de l’Europe de l’Ouest qu’aux partis nationalistes régionaux. Mais son message est teinté d’attaques contre la Belgique, ce qui rend difficile de séparer ces deux tendances l’une de l’autre. Des extrémistes se retrouvent aussi dans d’autres partis politiques. En juin 2001, le ministre de l’Intérieur du gouvernement flamand, Johan Sauwens, fut aperçu à une célébration d’extrême-droite, Sint Maartensfond, où l’on rendait hommage aux volontaires flamands SS de la Seconde Guerre mondiale.

En bout de ligne, il est intéressant de noter que, malgré des traits communs partagés avec les mouvements nationalistes québécois ou écossais, le nationalisme flamand est résolument de droite. Le présent article avait pour but de mettre en lumière l’importance de la dimension gauche-droite dans l’étude du nationalisme. Plusieurs réponses proviennent de moments critiques lors de l’émergence d’un système politique de masse en Belgique. Comme nous l’avons vu, une fois placé dans un chemin bordé par l’alliance anticléricale des francophones libéraux et socialistes, le nationalisme flamand est devenu inexorablement associé à la démocratie chrétienne.