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L’ouvrage de Jan Spurk, publié dans la série Sociologie contemporaine que dirige Daniel Mercure, porte, comme son titre l’annonce, sur l’École de Francfort et tout particulièrement sur les contributions de Max Horkheimer et de Theodor Adorno à la Théorie critique développée au sein de cette école. On sait que, depuis au moins trois décennies, c’est Jürgen Habermas qui prend la relève dans l’École de Francfort. Ce sont donc surtout ses contributions qui ont servi à réorienter, et servent encore à orienter, la Théorie critique — ceci d’ailleurs, dans des perspectives qui, bien probablement, n’auraient pas été tout à fait du goût ni de M. Horkheimer ni de T. Adorno. On pourrait donc, à première vue, s’étonner de ne pas retrouver dans cet ouvrage une étude de la contribution de J. Habermas, d’autant plus que cette contribution suscite un grand intérêt dans le monde anglo-américain depuis bien longtemps et dans le monde français depuis déjà quelques années. Mais on finit par comprendre que le livre se veut plutôt une chronique de la vie intellectuelle et académique de M. Horkheimer et de T. Adorno. Le choix de ces auteurs n’est certainement pas arbitraire. Pour explorer l’origine et la signification de la Théorie critique c’est sans doute à M. Horkheimer, le fondateur de l’Institut für Sozialforschung, qu’il faut revenir, tout comme il faut revenir à T. Adorno, son plus proche collaborateur pendant des années dans l’articulation de la Théorie critique.

L’auteur offre un aperçu général de l’histoire de l’École de Francfort et la situe non seulement par rapport aux activités intellectuelles et universitaires de M. Horkheimer et de T. Adorno mais aussi par rapport au contexte politique allemand et aux répercussions de celui-ci hors des frontières allemandes. Il retrace ainsi les origines de l’École dans l’Institut für Sozialforschung de l’Université de Francfort en 1923, examine la période de son exil d’abord à Paris et à Genève, ensuite à New York où l’École est rouverte en 1941, son retour en Allemagne en 1950 et sa réinstallation à Francfort quand elle assume justement le nom d’« École de Francfort » pour la première fois et, enfin, son évolution dans les années 1960 et au début des années 1970. La reconstruction du contexte de cette histoire consiste, pour l’essentiel, en un bref rappel des grands événements qui ont marqué la vie de l’École, en particulier l’instabilité politique et sociale en Allemagne après la Première Guerre mondiale, l’émergence du fascisme et sa prise du pouvoir en 1933 avec l’exil des membres de l’Institut du fait aussi de leur identité juive, la Deuxième Guerre mondiale, la défaite du nazisme et le retour à l’Allemagne de quelques membres de l’Institut, y compris M. Horkheimer et T. Adorno.

Quant à l’examen de l’École elle-même, l’ouvrage se borne à une synthèse de quelques contributions théoriques de M. Horkheimer et de T. Adorno dans l’ordre chronologique de leur production tout en soulignant certaines de leurs caractéristiques les plus marquantes — parmi celles-ci, l’orientation interdisciplinaire et matérialiste que M. Horkheimer a tenu à donner aux recherches entreprises dans l’Institut sous sa direction ainsi que la réactivation de l’esprit critique du marxisme. Cette réactivation, souligne encore l’ouvrage, élargit cette critique au-delà de la pratique du capitalisme pour embrasser les formes de la conscience historique, y compris celles qui s’expriment dans la métaphysique, la philosophie et les théories sociologiques afin de percer leurs rapports à la société dont elles sont issues. M. Horkheimer a aussi voulu investir la critique d’un sens pratique pour que celle-ci puisse conduire à un « dépassement par l’accomplissement », autrement dit à la négation de l’objet de la critique.

J. Spurk s’abstient pourtant de porter un jugement sur la capacité de la critique — telle que M. Horkheimer l’entend — d’agir comme élément médiateur entre la théorie et la pratique transformatrice, question qui a pourtant soulevé un bon nombre de commentaires. Plusieurs d’entre eux portent sur l’incapacité qui frapperait cette critique quant à ses possibilités transformatrices dans la mesure même où elle est conçue justement comme théorie, comme bonne connaissance, plutôt que comme mise en oeuvre de la bonne et juste pratique.

La Théorie critique s’est donnée et se donne toujours pour objectif d’élever à la conscience les phénomènes de répression, de domination, d’hétéronomie, bref les situations de malheur qui sont consubstantielles à l’organisation présidant à nos sociétés afin d’éveiller la volonté de dépassement de cette forme d’organisation. Les résumés des textes choisis font ressortir cette orientation. L’ouvrage s’attarde, par exemple, sur les études empiriques réalisées en Allemagne et aux États-Unis dans la perspective de l’École de Francfort et qui visent à percer ces processus de socialisation qui ont eu comme effet une réification de la conscience, autrement dit des effets d’adaptation au statu quo et de son acceptation comme ordre naturel. Il aborde la thèse selon laquelle il y a un lien constitutif entre le capitalisme, le fascisme et l’antisémitisme. Il examine aussi la critique des sciences traditionnelles et de la raison instrumentale afin de montrer leurs liens avec le positivisme et des intérêts particuliers de classe au lieu d’une recherche du bien commun — le vrai principe de la raison.

J. Spurk adopte la méthode qui consiste à présenter la Théorie critique à partir de résumés de textes, certains bien connus d’autres moins. De ce fait, l’ouvrage se présente plutôt comme une chronique bibliographique annotée. Il est difficile de ne pas remarquer combien ironique s’avère une présentation hautement descriptive de la Théorie critique. L’auteur restreint ses interventions à quelques très brèves remarques en bas de page lorsque l’objectif de la Théorie critique, comme lui-même le rappelle, se veut une interpellation au raisonnement dialectique et à l’engagement critique. Cette attitude purement descriptive de J. Spurk fait en sorte que ses interventions en bas de page frustrent plutôt qu’elles n’éclairent les lecteurs quant aux aspects commentés. Elles tombent même parfois sur l’oreille comme des staccatos dissonants et étrangers.

Pourtant, même en tant que chronique, l’ouvrage n’est pas sans mérites. En effet, une telle présentation de l’oeuvre critique de M. Horkheimer et de T. Adorno répond à un certain intérêt pour les universitaires francophones — étudiants et enseignants — de connaître l’historique de la Théorie critique, et d’apprendre comment et où s’insère tel ou tel texte dans l’ensemble de l’oeuvre d’auteurs qui ont tant contribué à sa formulation. C’est donc une introduction utile à la connaissance d’une perspective théorique dont l’importance n’a peut être pas encore reçu, dans le monde francophone, toute la reconnaissance qu’elle mérite.