Les origines du totalitarisme. Eichmann à Jérusalem d’Hannah Arendt, édition établie sous la direction de Pierre Bouretz, Paris, Gallimard, collection « Quarto », 2002, 1616 p.[Record]

  • Richard Godin

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  • Richard Godin
    Université de Moncton

Difficile d’évoquer le concept de « totalitarisme » sans référer à Hannah Arendt. Cela est d’autant plus vrai aujourd’hui, à la lumière des événements récents : menace nucléaire que fait peser le régime stalinien de Kim Jong-il, de la Corée du Nord, sur ses voisins immédiats ; chute, en Irak, du régime totalitaire de Saddam Hussein, responsable de centaines de milliers de morts parmi la population kurde ; maîtrise de la géopolitique internationale et non-respect du droit international par les États-Unis de George W. Bush, avec captures et détentions illégales de ressortissants étrangers à l’île de Guantanamo, guerre illégale en Irak, imposition d’une bureaucratie au service du néolibéralisme, etc. Plus de 50 ans après la parution de la première édition de l’ouvrage The Origins of Totalitarianism (1951), la théorie des régimes totalitaires élaborée par H. Arendt demeure toujours relativement valide. C’est dans ce contexte tumultueux que paraissait, en 2002, Les origines du totalitarisme, avec en prime le fameux procès de Eichmann à Jérusalem. Rapport sur la banalité du mal. Dirigé et commenté par Pierre Bouretz, le présent ouvrage éclaire les motivations profondes d’H. Arendt, philosophe d’origine juive-allemande marquée par l’histoire politique européenne du xxe siècle. Ainsi, ce livre monumental de 1 616 pages permet, grâce aux commentaires de P. Bouretz, de réhabiliter le travail d’H. Arendt, critiqué dans le passé pour ses carences méthodologiques, mais aussi l’individu, accusé par ses détracteurs d’avoir voulu minimiser les crimes nazis, dans Eichmann à Jérusalem. Rapport sur la banalité du mal. L’univers « arendtien » suscite un questionnement troublant sur l’essence de la nature humaine, à l’époque des grandes découvertes de la psychologie sociale et d’une modernité scientifique stigmatisée par ce processus de massification qui devait conduire inéluctablement au mal du xxe siècle : le meurtre collectif. Parlant du totalitarisme, elle écrit, en 1954, que « ce serait une piètre consolation de s’accrocher à une nature humaine inaltérable pour conclure soit que l’homme lui-même est en voie d’être détruit, soit que la liberté ne fait pas partie des aptitudes fondamentales de l’homme » (p. 974). Née en 1906 dans une famille juive de Hanovre, H. Arendt vécue une enfance marquée par une éducation rabbinique stricte : « Je suis issue d’une vieille famille de Königsberg. Cependant le mot “juif” n’a jamais été prononcé entre nous à l’époque où j’étais une petite fille. C’est par le biais de réflexions antisémites proférées par des enfants dans la rue […] que ce mot m’a, pour la première fois, été révélé » (p. 95-96). À l’université, elle choisit la théologie (1924), fait connaissance avec Martin Heidegger, dont elle sera la maîtresse un temps. Sur sa recommandation, elle s’inscrit à un séminaire d’études avec Karl Jaspers, qui dirigera sa thèse de doctorat. H. Arendt publie sa thèse intitulée Le concept d’amour chez Augustin, en 1929. À partir des années 1930, le judaïsme occupe toute sa réflexion, concurremment à la montée fulgurante du mouvement nazi à la Reichstag. Les événements se bousculent. H. Arendt s’engage dans le mouvement sioniste, puis quitte l’Allemagne pour séjourner brièvement en Tchécoslovaquie, en Palestine, à Paris et à Lyon. En 1940, elle est arrêtée et mise en détention au camp de Gurs (Pyrénées), lequel est administré par le gouvernement plénipotentiaire de Vichy. Elle s’en échappe la même année, fuit vers le Portugal et, enfin, rejoint New York où elle s’installe jusqu’à sa mort, en 1975. C’est là qu’elle entreprend sa lutte au totalitarisme : « mon premier problème, raconte-t-elle en 1954, fut de savoir comment écrire historiquement à propos de quelque chose — le totalitarisme — que je ne …