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Le livre de Marion Gret et Yves Sintomer s’inscrit dans ce nouveau mouvement de la lutte pour « une autre mondialisation ». Les auteurs s’intéressent à l’expérience particulière de la municipalité brésilienne de Porto Alegre et de son budget participatif, souhaitant en montrer les particularités afin de voir en quoi et pourquoi l’expérience peut être universalisable et servir de modèle. Réfléchir sur Porto Alegre, donc, pour réfléchir sur la démocratie contemporaine. Cette entreprise n’est pas originale, dans la mesure où l’expérience brésilienne est devenue une « réussite » bien documentée. Néanmoins, au lieu de nous proposer une réflexion théorique sur sa valeur, on nous propose ici les outils nécessaires pour bien la comprendre, c’est-à-dire une description minutieuse des différents organes et processus à l’oeuvre dans la capitale du Rio Grande do Sul.

Ainsi, même si, dans l’introduction, M. Gret et Y. Sintomer parlent de « démocratiser radicalement la démocratie », de Porto Alegre en tant qu’expérience qui « réhabilite la politique », d’une « inversion des priorités » ou encore « de lutter pour une autre mondialisation » (p. 7), le livre porte davantage sur les dispositifs du budget participatif ainsi que sur les défis qu’ils soulèvent. Les auteurs décrivent d’abord le contexte d’émergence de l’expérience de Porto Alegre, permettant donc aux néophytes de se familiariser brièvement avec la situation politique brésilienne des 20 dernières années, de la fin de la dictature militaire à la Constitution fédérale de 1988, en passant par la première victoire du Parti des travailleurs (PT) aux élections municipales de Porto Alegre, la même année. Ce parti est l’architecte de la variante brésilienne de la démocratie participative et est décrit comme « l’un des produits en même temps que l’un des acteurs majeurs » de la transition du pays vers la démocratie (p. 12). Il représente aujourd’hui sa force politique principale, son leader Lula (Luis Inácio Lula da Silva) ayant remporté les élections présidentielles d’octobre 2002.

C’est dans ce contexte que Porto Alegre « est devenue un bastion du PT en même temps qu’un exemple de gestion transparente et participative » (p. 16) créant « un espace public nouveau […] pour instaurer un nouvel équilibre où la démocratie directe trouve une place véritable » (p. 23). Ce qui rend le budget participatif de la ville exemplaire est, d’abord, qu’il fait en sorte que les démarches participatives ne soient pas accaparées par la classe moyenne, peu représentative du tissu social, et donc qu’elles soient « tournées matériellement » (p. 24) vers les plus démunis. De plus, les auteurs montrent que démocratie d’assemblée et gestion efficace peuvent aller de pair en s’appuyant sur des règles objectives qui favorisent la délibération. Cela permet d’effacer progressivement la forte tradition de corruption et de clientélisme concomitante de la politique brésilienne, et prouve que mobilisation politique et populisme ne sont pas toujours liés.

L’expérience de Porto Alegre se présente comme une forme particulière de démocratie directe reposant sur les assemblées de quartier et dont le budget participatif met en place quatre espaces : (1) un exécutif fort, élu au suffrage universel, qui est responsable du budget ; (2) un législatif faible, élu au scrutin proportionnel direct ; (3) l’espace de la société civile, où l’on retrouve des mouvements de quartier auxquels on peut participer afin de défendre des projets ; et (4) la pyramide participative, coeur de la démocratie d’assemblée brésilienne, qui se trouve à la charnière entre l’exécutif et la société civile. Ainsi, à Porto Alegre, « le centre de gravité de la prise de décision budgétaire se déplace dans la relation entre l’exécutif et la structure participative » (p. 32), cette dernière étant organisée en fonction d’une double dynamique : d’une part territoriale, organisée elle-même en fonctions de trois échelons, ceux du microlocal, des secteurs et du municipal, et, d’autre part, thématique.

Le niveau microlocal permet aux petits groupes de proposer des projets ayant une influence directe sur la qualité de la vie quotidienne de leur quartier, leur donne une véritable chance de se faire entendre, et, ainsi, d’espérer voir la mise en place de solutions aux problèmes soulevés. C’est au deuxième niveau, celui des secteurs, que les délégués du premier échelon défendront ces projets selon l’ordre de priorité ayant été voté. Lors des assemblées plénières locales, une nouvelle « liste hiérarchisée des interventions jugées prioritaires, ordonnée par quartier et par thèmes » est établie (p. 35). C’est aussi à cet échelon qu’ont lieu les différentes réunions thématiques autour de questions telles que le transport, la santé, l’éducation ou encore le développement urbain. Le troisième niveau de la pyramide est celui du Conseil du budget participatif auquel participent les conseillers élus pour représenter les 16 secteurs, les 6 assemblées thématiques, le Syndicat des employés municipaux, l’Union des assemblées de quartier, ainsi que l’exécutif municipal de la ville. Ce Conseil représente « la structure de dialogue essentielle entre l’administration municipale et la pyramide participative », 88 de ses 96 membres étant issus de cette dernière.

Le Conseil travaille à l’élaboration participative du budget, processus qui s’étale sur toute l’année et qui est réglé par trois les paramètres suivants. Le premier est celui de la logique majoritaire-démocratique constituant une forte incitation à la participation au niveau microlocal, car c’est à cet échelon, ainsi que lors des réunions thématiques, que les besoins du quartier sont évalués. Pour chaque budget, les secteurs proposeront quatre priorités ayant été sélectionnées par les citoyens parmi 13 domaines d’intervention publique municipale (par exemple le traitement des eaux, la voirie, les aires de loisirs, etc.). Le deuxième paramètre guidant la répartition budgétaire est celui de la justice distributive. Il porte sur les carences touchant aux services et aux infrastructures, et cherche à restreindre les déséquilibres démographiques. Ce paramètre repose donc sur « la volonté politique de privilégier les plus démunis et de pratiquer une politique d’action affirmative sur une base territorialisée » (p. 50). Le troisième paramètre est celui de la logique technique, qui suppose que l’on doive faire appel aux experts afin d’évaluer et de juger adéquatement certains des projets.

Selon M. Gret et Y. Sintomer, le dispositif du budget participatif de la municipalité de Porto Alegre s’inscrit « dans une dynamique évolutive » (p. 54) sachant s’adapter de manière pragmatique aux changements. Ses dirigeants mettent « en garde contre toute fétichisation d’un “modèle” qui risquerait de se pétrifier s’il n’évoluait pas » (p. 63). Néanmoins, malgré cette capacité de changement, la démarche participative reste confrontée à quatre défis. Le premier est celui de l’efficacité, qui est lié à ce que les auteurs nomment « des questions de dynamiques politiques » (p. 63) : la démocratie participative est souvent associée à l’absence d’expérience en matière de gestion, ce qui mène au lieu commun selon lequel n’étant pas experte, elle ne peut être efficace. Pourtant, comme le montrent M. Gret et Y. Sintomer, le bilan de Porto Alegre est positif : depuis 12 ans, la gestion de la ville n’a pas souffert de la participation populaire. Bien au contraire, beaucoup de travaux d’infrastructure ont été effectués sans que l’on assiste à une explosion du nombre de fonctionnaires. De plus, des améliorations notables sont visibles dans les secteurs de l’éducation, de la santé et du développement économique. Le budget participatif ne serait donc pas un obstacle à l’efficacité. En outre, il est un exemple de gestion juste en ce qui concerne à la fois la redistribution et l’absence de corruption. Car l’expérience de Porto Alegre obligerait « la machine administrative à ce que les Anglais appellent l’accountability », dont les juges sont les usagers (p. 72), et qui est lié en grande partie au fait que la dynamique de participation est une dynamique procédurale reposant sur des règles clairement déterminées.

Le deuxième défi auquel fait face la démocratie d’assemblée est celui de la marginalisation des catégories dominées ou, dit autrement, le défi de la proximité entre élus et population. Pour les auteurs, l’intérêt du budget participatif est davantage qualitatif que quantitatif et ce, même si le nombre de participants est en constante progression. Il reposerait sur « la qualité discursives des réunions, le fait qu’elles soient réellement suivies d’effets et la composition sociale des participants » (p. 77). M. Gret et Y. Sintomer montrent que les secteurs populaires sont en général les plus mobilisés, sauf pour les secteurs pauvres mais peuplés, et que les groupes sociaux dominés comme les femmes et les jeunes sont très présents dans la pyramide participative, même s’il reste un problème de parité en ce qui concerne les postes de responsabilité.

Le troisième défi est celui de l’institutionnalisation. Les auteurs affirment d’emblée que ce que l’on cherche à dépasser à Porto Alegre n’est pas l’État, mais l’État omnipotent face aux citoyens (p. 99). Ce qui est à l’oeuvre est donc une dynamique de cogestion entre l’exécutif et la pyramide participative. Toutefois, le mouvement auquel participe le PT serait celui d’une institutionnalisation croissante, ce qui représente forcément une menace pour l’autonomie de la société civile en réponse à laquelle il faut trouver un équilibre. M. Gret et Y. Sintomer s’interrogent sur la marge réelle d’influence de la base de la pyramide sur l’exécutif, sur l’attraction du pouvoir institutionnel (de la politique comme métier) sur les membres des associations et sur la tendance qui transforme les mouvements sociaux en éléments du pouvoir étatique.

Le quatrième et dernier défi posé au budget participatif est celui de l’échelle. Deux risques sont liés à la proximité : celui de l’esprit de clocher et celui du découragement ou du sentiment d’impuissance face à des problèmes qui dépassent de loin le niveau microlocal. La démocratie participative doit donc essayer de forger une vision globale, défi qui, au dire des auteurs, est assez bien relevé à Porto Alegre étant donné l’attention que l’on porte à certains thèmes comme l’éducation ou la santé. Ainsi, la discussion publique qui repose sur la délibération politique (contrairement à la négociation) « pousse à la généralisation, au dépassement de l’égoïsme des points de vue individuels, à l’inscription de l’individu dans une collectivité plus large » (p.115). Toutefois, M. Gret et Y. Sintomer signalent trois limites à la construction délibérative : (1) la difficulté de traiter les inégalités internes à chaque secteur, qui sont souvent très hétérogènes ; (2) la difficulté de prendre en compte les demandes des groupes minoritaires ; et (3) le risque de la réintroduction d’une logique représentative. Car, si les volontés des membres se trouvant à la base de la pyramide imposent un mandat impératif aux délégués, « plus l’échelle et le nombre de participants augmentent, et plus se tend le rapport entre délibération et mandat impératif » (p. 124). Telle est une limite essentielle de la démocratie d’assemblée qui favorise la délibération, selon les auteurs, surtout quand on passe à l’échelle de l’État ou du pays. Cela doit nous conduire à interroger d’autres mécanismes de démocratie directe, comme celui du tirage au sort.

On ne peut qu’être d’accord avec la conclusion de M. Gret et Y. Sintomer selon laquelle l’imagination institutionnelle des démocraties occidentales est somme toute assez limitée (p. 129). Voilà pourquoi le processus participatif de Porto Alegre est important : il ouvre de nouvelles voies et rappelle que nous pouvons vivre notre citoyenneté autrement que sur le mode libéral. Il montre aussi que l’expérience brésilienne n’a pas comme préalable de tout renverser. Son succès est dû en partie au fait qu’elle a su combiner démocraties directe et représentative tout en « bousculant » cette dernière, en réécrivant les règles du jeu. Car « la démocratie d’assemblée ne tient pas toute seule, sauf à courir le risque de tomber dans le paternalisme ou l’autoritarisme » (p. 96). Porto Alegre nous montre donc que le compromis peut être couronné de succès tout en représentant un réel changement. Enfin, des leçons tirées par les auteurs, retenons celle voulant que la délibération n’ait pas comme but d’abolir le conflit. En effet, celui-ci est essentiel au changement. M. Gret et Y. Sintomer se réfèrent au philosophe Claude Lefort, selon lequel il est plus important de « s’entendre » et de se comprendre que d’être en accord. N’en déplaise aux adeptes de l’agir communicationnel, à Porto Alegre, démocratie radicale et consensus ne vont pas forcément de pair.