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L’ouvrage d’Éric Montpetit traite une question pertinente en études de la gouvernance : la méfiance des citoyens à l’égard des gouvernements des pays industrialisés. L’auteur, spécialiste en politique publique, la remet en question. Il tente de démontrer que les pays développés sont plus ou moins bien gouvernés et que leurs structures de gouvernance, entre autres les réseaux de politiques, méritent la confiance des citoyens, en s’appuyant sur ses études comparées sur l’évolution de la politique agroenvironnementale en France, aux États-Unis et au Canada. Il essaie également de prouver le rapport causal entre la structure des réseaux de politiques et la performance de gouvernance qui n’est pas bien exploré en études des réseaux de politiques.
L’ouvrage comprend sept chapitres, mais pourrait se diviser en trois grandes parties. Les trois premiers sont consacrés aux volets théorique et méthodologique. Le chapitre introductif porte sur l’élaboration de la problématique et explique les concepts principaux pour ce voyage intellectuel. D’abord, l’auteur associe la performance de gouvernance à celle des réseaux de politiques. En supposant que la gouvernance soit la capacité d’un gouvernement à répondre aux attentes des citoyens, l’auteur tient la gouvernance pour un produit des relations complexes dans les réseaux de politiques entre les acteurs étatiques et sociétaux. Les réseaux de politiques se définissent comme des « structures qui règlent les interactions des acteurs étatiques et sociétaux dans le processus de gouvernance » (p. 4). Comment pouvons-nous alors évaluer la performance ou la pertinence des réseaux de politiques ? L’auteur suggère une distinction entre la « légitimité axée sur les entrées » (input-oriented legitimacy) et la « légitimité axée sur le produit des politiques » (output-oriented legitimacy) (p. 6). La première concerne la légitimité d’institutions politiques telle que la représentation de la population, tandis que la seconde, sur laquelle l’auteur met plus d’accent pour l’évaluation des réseaux de politiques, porte sur la légitimité de performance de politiques qui résulte de la résolution efficace des problèmes collectifs (p.7). L’auteur choisit la politique agroenvironnementale de trois pays avancés (la France, les États-Unis et le Canada) comme étude de cas pour l’estimation de la gouvernance, car 1) le problème de la pollution agricole est actuellement l’un des problèmes les plus sérieux ; 2) c’est un problème que nous savons contrôler ; et 3) c’est un problème postmatériel auquel les citoyens deviennent de plus en plus sensibles et pour lequel ils demandent des actions gouvernementales.
Le deuxième chapitre aborde l’élaboration d’une méthode pour estimer la performance de la politique agroenvironnementale. L’auteur examine d’abord deux méthodes existantes. En premier lieu, « l’approche axée sur l’objectif » (objective-oriented approach) ne convient pas à cause de difficultés concernant l’identification d’objectifs précis, l’interprétation des résultats des politiques, la comparaison de données scientifiques non normalisées mondialement et la possibilité d’interventions d’autres facteurs. En deuxième lieu, « l’approche axée sur la solution » (solution-oriented approach) n’est pas plus appropriée à cause du manque de consensus sur la définition des solutions parmi les communautés d’experts qui partagent un paradigme de politiques (epistemic communities). L’auteur relève trois communautés concurrentes — les scientifiques écologistes, les analystes du système agricole et l’agriculture alternative — qui ont du mal à faire converger les instruments de politiques (policy instruments). Étant données les difficultés des deux approches existantes, il propose « l’approche axée sur le problème » (problem-based approach) qui prête attention aux trois principes globaux de la politique agroenvironnementale partagés par toutes les communautés épistémiques : le niveau d’intervention étatique (intrusiveness), l’étendue des instruments de politiques (comprehensiveness) et la sensibilité à la viabilité de l’économie agricole. S’appuyant sur ces principes, l’auteur suggère quatre indicateurs permettant de mesurer la performance de la politique agroenvironnementale : 1) la reconnaissance des problèmes de pollution agricole ; 2) le niveau d’intervention étatique ; 3) l’étendue des instruments de politiques ; et 4) la sensibilité à la viabilité économique de l’agriculture.
Dans le troisième chapitre, l’auteur démontre que le réseau corporatiste est, en théorie, la structure idéale de gouvernance en politique agroenvironnementale. Son argumentation se fonde sur quatre conditions pour la bonne performance de la formulation des politiques. Premièrement, il faut que les dispositions des acteurs qui participent à la formulation (actor constellations) gardent l’équilibre entre cohésion et diversité, c’est-à-dire qu’ils partagent certains paradigmes de politiques (policy paradigms), alors qu’ils ont différentes perspectives en terme d’instruments de politiques. Cet équilibre est essentiel pour profiter de la « force d’action collective » (force of joint action). Deuxièmement, les acteurs étatiques et sociétaux devraient être interdépendants. Troisièmement, même avec une telle interdépendance, les acteurs étatiques devraient avoir assez d’autorité pour imposer des politiques coercitives aux fermiers. Quatrièmement, afin de maintenir la viabilité économique de l’agriculture, il faut un régime de compensation ou d’aide financière pour que les fermiers puissent s’ajuster sans à-coup aux nouvelles pratiques agricoles.
Cette hypothèse sur la structure idéale de gouvernance en politique agroenvironnementale sert à réfuter les trois théories existantes sur la formulation des politiques qui encouragent une certaine crise de confiance — les théories de la mise à l’ordre du jour (agenda setting), les théories de la « politique nouvelle de l’État-providence », de Paul Pierson, et, enfin, les théories des impacts de l’internationalisation et de la régionalisation du processus de formulation des politiques. L’auteur croit que les théories sur la mise à l’ordre du jour, entre autres la théorie des « entrepreneurs de politiques » (policy entrepreneurs), de John W. Kingdon, et la théorie des « fenêtres de politiques » (policy windows), de Michael Howlett, contribuent à la crise de confiance à l’égard de la gouvernance en mettant l’accent sur l’incertitude de la reconnaissance des problèmes. Concernant la théorie de J. W. Kingdon, la reconnaissance des problèmes de politiques dépend en grande mesure de la capacité des entrepreneurs de politiques à promouvoir les problèmes afin de les mettre à l’ordre du jour. En ce qui concerne la théorie de M. Howlett, cette capacité de promotion des entrepreneurs de politique dépend de l’ouverture de fenêtres, laquelle n’est pas nécessairement prévisible. Les deux autres théories, selon l’auteur, dévalorisent les réseaux de politiques en tant qu’outil de gouvernance. Les théories de la nouvelle politique de l’État-providence insistent sur l’incapacité de changement de politiques (policy change) des réseaux de politiques à cause de l’effet de rétroaction (feedback effect). Selon P. Pierson, comme les politiques agroenvironnementales des pays de l’OCDE sont apparues dans un contexte d’État-providence mettant l’accent sur la politique bénéficiaire, les réseaux de politiques ne peuvent donc pas adopter de nouvelles politiques agroenvironnementales qui pourraient diminuer les intérêts des fermiers. Enfin, les théories des impacts de l’internationalisation et de la régionalisation du processus de formulation des politiques prévoient l’érosion des réseaux de politiques corporatistes au niveau national à cause de l’émergence de la gouvernance à niveaux multiples (multi-level governance) et du développement de réseaux étatiques en raison de l’intergouvernementalisme.
Les trois chapitres suivants sont consacrés au volet empirique qui appuie la réflexion théorique. Dans son analyse de la politique agroenvironnementale en France, aux États-Unis et au Canada, l’auteur prête attention aux instruments de politiques, à la disposition et à la structure de réseaux de politiques pour expliquer leurs performances. Il tient pour instruments de politiques dans le domaine agroenvironnemental tous ceux qui visent à prévenir, à réduire et à limiter les dégâts environnementaux causés par les pratiques agricoles (p. 55). L’auteur les évalue conformément à leur approche, à leur étendue et à leur niveau d’intervention étatique. Il distingue six approches des instruments de politiques dans le secteur agroenvironnemental : la pédagogie, les incitatifs financiers (financial incentives), la réglementation, l’adhésion obligatoire des fermiers aux programmes environnementaux (cross-compliance measures), la reconnaissance de l’environnement comme fortune naturelle pour le développement économique agricole (endogenous approach) et la redéfinition des pratiques agricoles (reformative approach).
Selon l’auteur, la France (chapitre 4) réalise la plus haute performance parmi les trois pays étudiés grâce à l’adaptabilité de son réseau corporatiste agricole. Traditionnellement, ce réseau comprend le ministère de l’Agriculture et un puissant groupe d’intérêt des fermiers, la Fédération nationale des syndicats d’exploitants agricoles. Si dans les années 1980, la Fédération a hésité à adopter des instruments de politiques interventionnistes et globaux dans le domaine agroenvironnemental, dans les années 1990, l’influence du ministère de l’Environnement, qui préfère une politique plus interventionniste, a augmenté au fur et à mesure de l’européanisation des problèmes de pollution agricole. L’auteur observe que le réseau corporatiste traditionnel a joué un rôle médiateur qui a finalement mené à l’élaboration d’une politique agroenvironnementale interventionniste et globale en protégeant l’économie agricole par la voie de subventions aux fermiers. Pour l’auteur, le cas français remplit la condition gagnante pour la haute performance des politiques : 1) la disposition des acteurs dans le réseau est cohésive et diversifiée ; 2) le réseau corporatiste est caractérisé par l’interdépendance entre la société civile et les acteurs étatiques, et l’État est relativement autonome.
Les États-Unis (chapitre 5) font état d’une performance moyenne à cause du manque de coordination intergouvernementale entre le gouvernement fédéral, qui donne la priorité au développement agricole, et les gouvernements des États (state governments), qui s’occupent plutôt de la protection environnementale. Cette orientation contradictoire est un produit des réseaux de politiques dans chaque ordre de gouvernement. L’auteur observe, au niveau fédéral, le fort leadership de l’United States Department of Agriculture (USDA), qui veut régler la pollution agricole sans empêcher le développement agricole, sur le réseau étatique. Par contre, l’Environmental Protection Agency n’est pas assez influente pour appuyer la politique agroenvironnementale en raison du manque de ressources et de connaissances scientifiques. Au niveau étatique, surtout en Iowa, en Caroline du Nord et en Oklahoma, l’auteur identifie le pluralisme des pressions. Le ministère de l’Agriculture est faible à cause de l’USDA qui est puissant ; les agences environnementales et les législateurs sont alors libres et peuvent répondre aux problèmes agroenvironnementaux par la voie d’instruments interventionnistes en tant qu’intermédiaires des intérêts environnementaux. En plus de la discordance intergouvernementale, l’auteur observe un manque de coordination intersectorielle entre la protection environnementale et les subventions aux fermiers ; à la différence du cas français, les aides financières ne visent pas à faciliter l’ajustement des fermiers.
Le Canada (chapitre 6) est classé au dernier rang des trois pays examinés. L’auteur croit que la disposition des acteurs dans les réseaux de politiques est la raison principale de la mauvaise performance canadienne. Au niveau fédéral, il constate le pluralisme des pressions où tant les groupes d’intérêts que les ministères de l’Agriculture et de l’Environnement sont faibles. Dans ce contexte, explique l’auteur, les politiciens et les fonctionnaires, qui s’occupent des intérêts d’affaires alors que l’économie canadienne est axée sur l’exportation, exercent plus d’influence sur la formulation des politiques et évitent les instruments interventionnistes. De plus, le succès des instruments pédagogiques dans les années 1980 a engendré une rétroaction des politiques et la plupart des instruments fédéraux sont toujours pédagogiques. Au niveau provincial, surtout en Ontario, l’auteur remarque une évolution du pluralisme des pressions vers le clientélisme où l’Ontario Farm Environmental Coalition, une coalition puissante de groupes agricoles, élabore des programmes d’autoréglementation qui sont en faveur de leurs intérêts et où le ministère de l’Agriculture ne joue qu’un rôle d’administrateur. Le ministère de l’Environnement est exclu du réseau clientéliste ontarien. En résumé, la disposition des acteurs dans les réseaux fédéral et provincial ne favorise pas l’élaboration de la politique agroenvironnementale.
Le dernier chapitre retourne à la réflexion théorique sur la pertinence des réseaux de politiques comme structure de gouvernance en se reposant sur les études empiriques exposées dans les trois chapitres précédents. D’abord, les réseaux de politiques dans les trois pays sont plus ou moins capables de reconnaître les problèmes de pollution agricole et de les mettre à l’ordre du jour. Ces résultats appuient les images linéaires de la mise à l’ordre du jour des théories traditionnelles plutôt que des théories axées sur la fortune proposées par J. W. Kingdon et par M. Howlett. Ensuite, les théories de la nouvelle politique de l’État-providence ne sont pas pertinentes, sauf pour le cas canadien. La France et les États-Unis développent des idées et des instruments de politiques agroenvironnementaux qui se heurtent aux intérêts des fermiers. De plus, la perception négative de la grande bureaucratie n’est pas nécessairement juste lors de l’examen du cas français. Par ailleurs, le réseau étatique au niveau fédéral aux États-Unis, surtout le pouvoir de l’USDA, n’a pas rapport avec l’internationalisation. D’autre part, la faiblesse de la bureaucratie et des groupes environnementaux dans le réseau canadien est reliée à une cause historique plutôt qu’à l’internationalisation. Pour toutes ces raisons, l’auteur affirme que les théories existantes qui dévalorisent les réseaux de politiques comme structure de gouvernance sont exagérées et fallacieuses, et que ces réseaux méritent la confiance des citoyens.
Cet ouvrage bien structuré réussit à démontrer la pertinence des réseaux de politiques comme structure de gouvernance en réfutant les théories existantes sur la formulation des politiques selon lesquelles les réseaux de politiques sont la raison principale de la méfiance des citoyens à l’égard de la gouvernance dans les pays développés. Ces études théoriques et empiriques indiquent que le réseau corporatiste semble être la meilleure structure de gouvernance en politique agroenvironnementale. En outre, l’auteur a bien présenté l’importance des réseaux de politiques dans la performance de la formulation des politiques, voire dans la gouvernance. Cependant, il me semble qu’il n’a pas clarifié si un réseau était une variable indépendante ou intermédiaire qui explique la performance de la gouvernance. Par exemple, dans l’analyse sur le changement de performance française, l’auteur identifie l’augmentation de l’importance des problèmes d’eau et l’inauguration d’un premier ministre socialiste comme déclencheurs du changement de disposition des acteurs dans le réseau. Le changement de réseau ontarien a également été amorcé par l’élection du nouveau gouvernement. Par conséquent, il vaut mieux définir les réseaux de politiques comme variable intermédiaire afin d’éviter une confusion. Malgré tout, cet ouvrage éclaire le rôle important des réseaux de politiques dans la gouvernance et leur capacité de gouvernance. Il comble un manque de connaissances sur les réseaux de politiques et réfute les théories qui encouragent la crise de confiance chez les citoyens.