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Les groupes d’intérêt constituent une composante incontournable des dynamiques sociopolitiques qui animent les sociétés contemporaines. L’émergence et la multiplication des groupes contribuent au vaste processus de transformation des pratiques politiques classiques, historiquement symbolisées par la figure canonique des partis politiques et leurs investissements au sein des institutions représentatives. Les citoyens s’impliquent de manière croissante dans des formes renouvelées d’action politique (on rappelle d’ailleurs que 70 % des Canadiens font davantage confiance aux groupes qu’aux partis politiques). Advocacy Groups fait partie d’un projet ambitieux, le Canadian Democratic Audit, dont l’objectif est de réaliser ni plus ni moins qu’une radioscopie de l’état de la démocratie au Canada. Si les diagnostics soulignant un désintérêt pour la politique ou une accentuation du cynisme sont courants, ils ne camouflent que difficilement l’impuissance à traduire et à comprendre un univers en mutation qui se dérobe souvent aux analyses traditionnelles.

Cinq dimensions analytiques sont considérées et développées tout au long des neuf chapitres : la nature de la participation, la forme de cet engagement et la composition des groupes, l’identification des intérêts plus ou moins « organisés », l’accès des groupes au processus décisionnel et, enfin, les stratégies mises en oeuvre ainsi que leurs impacts sur la démocratie. Par ailleurs, le livre fournit des renseignements précieux de nature quantitative et chacun des chapitres se conclut avec une synthèse qui relève les forces et les faiblesses de la contribution des groupes au système démocratique canadien. Des questions supplémentaires ainsi que des suggestions de lecture complètent l’ensemble ; celles-ci viennent à la toute fin de l’ouvrage, mais elles auraient certainement gagné à être insérées en complément des chapitres.

L’intention première de Lisa Young et de Joanna Everitt doit être saluée : les groupes d’intérêt ne devraient pas être perçus sous l’angle d’organisations strictement privées ou comme de simples substituts à la représentation des citoyens au sein des législatures, mais comme d’authentiques mécanismes susceptibles de combler certaines lacunes du système politique. Les groupes fournissent des voies différentes grâce auxquelles les citoyens peuvent participer politiquement ; ils enrichissent la culture démocratique et permettent l’élaboration de meilleures politiques publiques (en rendant les gouvernements plus attentifs aux besoins de la population et en fournissant de l’expertise) : « In an era in which citizen’s evaluations of democracy are not positive and many citizens believe they cannot affect government policy, it is essential to strengthen the organizations that citizens do see as an effective means for political engagement : advocacy groups » (p. 152). Certaines données confirment d’ailleurs les hypothèses formulées par Robert D. Putnam au sujet du capital social. Ainsi, 73,6 % des membres d’un groupe ont déjà contacté un député (56,5 % pour les adhérents d’un parti et 29,2 % pour les personnes qui n’appartiennent pas à un groupe) et 47,1 % discutent souvent de politique (39,0 % pour les membres d’un parti et 22,6 % pour les autres). Il en va de même de la participation à des formes non traditionnelles d’activité politique (signer une pétition, boycotter un produit, participer à une manifestation ou occuper un immeuble).

En ce qui a trait à la représentativité des groupes, les auteures mettent au jour des variations significatives concernant le degré de participation de diverses catégories citoyennes aux processus décisionnels internes. Ainsi, il est particulièrement inquiétant de constater le nombre croissant d’organisations qui ne fonctionnent qu’avec des « donateurs » (par exemple Greenpeace Canada) plutôt qu’avec des membres au sens actif du terme. Les données indiquent aussi que les personnes qui bénéficient d’un niveau d’éducation et d’un revenu élevés (et qui, de surcroît, sont de couleur blanche) sont particulièrement actives au sein des groupes. Certaines tendances récentes menant vers une professionnalisation des groupes sont également avancées : « Rather than volunteering their time in support of a political campaign or cause, citizens in these [industrialized] societies increasingly vote with their wallets, paying professionals in staff-led organizations to advocate on their behalf » (p. 59), ce qui rejoint les observations émises par Jacques Ion dans le contexte français. Dans la même lignée, certaines organisations de type « parapluie » (qui rassemblent et mettent en réseau d’autres groupes) ne fournissent qu’un lien bien indirect avec leurs membres. Dans un tel contexte, tant l’imputabilité des dirigeants que leurs prétentions à représenter des segments importants de la population doivent être remises en question.

Comparativement aux partis politiques, les groupes d’intérêt sont cependant plus ouverts aux jeunes et aux femmes, tandis que les organismes communautaires suscitent une participation très soutenue. Il est en outre difficile d’obtenir un équilibre entre l’autonomie des dirigeantes et des dirigeants du groupe (requise pour répondre efficacement à l’environnement sociopolitique) et l’impératif démocratique de consultation des membres. Si de nombreuses organisations mettent de l’avant une approche égalitariste, participative et non hiérarchique de la prise de décision politique, il n’en demeure pas moins que la loi d’airain de l’oligarchie de Roberto Michels manifeste sa présence, ici comme ailleurs.

L’ouvrage examine deux formes principales de relations directes entre groupes et gouvernements : le lobbying et les consultations publiques. À partir d’un plaidoyer en faveur d’une conception neutre du lobbying (qui n’est pas du patronage), L. Young et J. Everitt invitent à la vigilance, car certaines données montrent que ce sont majoritairement les groupes qui possèdent les ressources les plus importantes qui s’engagent dans de telles activités. Si les auteures identifient certaines déficiences de la Loi sur l’enregistrement des lobbyistes et du Code de déontologie des lobbyistes, d’autres lacunes majeures auraient pu être discutées. Elles relèvent bien la portée et les limites des mécanismes de consultation, de même que l’absence criante de travaux portant sur les impacts de ces processus sur l’élaboration et l’évaluation des politiques publiques. Il est toutefois étonnant de lire que l’endroit idéal pour une interaction réussie entre les groupes et les autorités publiques devrait être le dispositif des comités de la Chambre des communes. Si cela pouvait résoudre en partie la question cruciale de la transparence, une telle proposition relève à moyen terme de l’utopie, compte tenu de la tendance à la concentration du pouvoir entre les mains du premier ministre et de ses proches conseillers (voir les analyses éclairantes de Donald J. Savoie) et de l’importance de la fonction publique. Non seulement les auteures soulignent-elles (p. 101) que ces comités ont peu d’impact sur la formulation des politiques, mais elles saluent également la concentration, car elle permettrait à l’État canadien d’être relativement « neutre » face aux différents groupes qui tentent de l’influencer !

Elles abordent également les relations indirectes entre groupes et gouvernements, que ce soit l’intervention au moment d’élections (la controverse qui entoure la contribution financière des groupes aux partis politiques ne doit pas faire oublier que ces derniers ne possèdent pas le monopole du débat partisan), le recours aux tribunaux (affirmant que la judiciarisation du politique est un accomplissement que les Canadiens devraient célébrer, position qui appelle, selon nous, des réserves certaines) ou l’utilisation de formes variées de protestation (soulevant la tendance inquiétante du gouvernement à encadrer, voire à criminaliser des démarches alternatives et moins institutionnalisées de contestation). De manière encore contradictoire, les auteures suggèrent que les activités politiques des groupes soient non partisanes. Si l’on peut raisonnablement estimer que les organismes de charité sont capables de suivre ces lignes, le doute est permis dans le cas de nombreux groupes d’intérêt. On peut également déplorer l’absence de considération des médias, qui jouent pourtant un rôle majeur dans la nature de ces relations.

Les auteures proposent par ailleurs une discussion pertinente concernant certaines limites du pluralisme (rappelons que le pluralisme postule, d’une part, que tous les groupes possèdent virtuellement des chances égales d’influence et, d’autre part, que le gouvernement est neutre face à ces intérêts). Mettant à contribution la notion de policy community, forgée par William Coleman, l’ouvrage montre assez bien que le gouvernement n’agit pas toujours en fonction des mêmes intérêts ; il est à cet égard important d’examiner l’influence des groupes selon les différents secteurs de politique et de complexifier l’analyse. Cela étant dit, une discussion de la littérature portant sur les autres formes d’intermédiation des intérêts (néopluralisme, corporatisme, néocorporatisme, élitisme, etc.) aurait été souhaitable. Malgré toutes les précautions prises, il n’en demeure pas moins que la perspective retenue s’inscrit typiquement dans un cadre pluraliste. Ainsi, peut-on lire qu’au Canada « government institutions are less permeable to organized interests and have the capacity to maintain independence and broker logical and reasoned compromises between competing interests. This does not necessarily imply that all government policies are logical and reasoned, but the structure of Canadian institutions holds out that possibility, all other things being equal » (p. 135-136). Or, en politique, toutes choses sont-elles toujours « égales par ailleurs » ?

Si les auteures ont raison d’affirmer que la visibilité accrue de certains groupes tiendrait davantage du manque de mobilisation et d’accès des catégories sous-représentées qu’à un système institutionnalisé et systématique de favoritisme exercé par le gouvernement, force est de constater que l’idéal énoncé (« governments can perform their mediating function adequately only if they are aware of the perspective of all the potentially affected groups » [p. 21]) ne survient que très rarement ! Il n’est alors pas étonnant de conclure que l’influence importante des groupes d’affaires « is virtually unavoidable in a capitalist society » (p. 136). L. Young et J. Everitt soulignent cependant de façon judicieuse que si la contribution gouvernementale aux catégories les plus démunies compense en partie la domination des groupes mieux pourvus en ressources, cette institutionnalisation pose de sérieux défis à leur autonomie. De plus, les nombreuses coupures effectuées dans l’aide financière apportée aux groupes à partir des années 1990 ainsi que l’accentuation du financement par projet (plutôt que le soutien de fonctionnement) constituent des enjeux importants. Elles recommandent, entre autres, la création d’une société d’État autonome pour fournir un appui dépolitisé aux catégories marginalisées.

En somme, les qualités de l’ouvrage parviennent mal à faire oublier certains éléments problématiques. Le choix terminologique qui privilégie l’expression advocacy group plutôt qu’interest group pour désigner « any organization that seeks to influence government policy, but not to govern » (p. 5) apparaît très discutable. Selon L. Young et J. Everitt, un « groupe d’intérêt » induit une référence trop appuyée à la défense et à la promotion d’intérêts qui ne bénéficient qu’aux membres du groupe, à l’exclusion des organisations qui privilégient des causes altruistes ou des enjeux pour lesquels les membres n’ont pas d’intérêt immédiat. Non seulement une recension de la vaste littérature internationale portant sur les groupes aurait-elle permis de constater que l’expression peut faire allusion à une multitude d’organisations (liées à la défense d’intérêts professionnels ou associées aux questions identitaires, culturelles et autres), mais un tel parti pris découle de l’absence d’une véritable discussion, pourtant essentielle, de la notion d’intérêt (l’unique allusion à différentes conceptualisations de l’intérêt se trouve à la page 71). Il en va de même sur le plan de la contribution des groupes à la démocratie. Des auteurs pourtant marquants sont ignorés (Arthur F. Bentley, Robert H. Salisbury, G. David Garson, Rob Baggott, Frank R. Baumgartner, Beth L. Leech, Jeffrey M. Berry, Andrew S. McFarland…), tandis que d’autres sont trop sommairement évoqués (David Truman, Robert Dahl, E.E. Schattschneider…). Et que dire de l’omission complète de référence au cas québécois et à la documentation québécoise sur le sujet (Léon Dion, Raymond Hudon…) ?

En somme, Advocacy Groups est un ouvrage pertinent pour quiconque souhaite s’initier à la dynamique des groupes au Canada. Soulignant de façon particulièrement vive la nécessité de recherches approfondies sur un phénomène pourtant au coeur des reconfigurations actuelles du politique et de la démocratie, l’ouvrage permet d’entrevoir des perspectives et des développements intéressants et féconds. Une entreprise de plus grande ampleur, intégrant une réflexion théorique complète sur les intérêts et les groupes, demeure toutefois attendue.