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La réflexion que mena Julien Freund depuis sa thèse consacrée à l’essence du politique jusqu’aux derniers écrits trouvait ses racines dans un sentiment, celui d’« une déception surmontée ». Après la Seconde Guerre mondiale au cours de laquelle il combattit dans les rangs de la Résistance, il voulut adopter un regard théorique sur cet engagement. Donner du sens à cette expérience : tel fut son projet intellectuel. Cette entreprise se heurta à bien des obstacles, comme les convictions de Jean Hippolyte. Ce dernier en effet refusa de diriger plus avant le doctorat de J. Freund sous prétexte qu’il se fondait sur l’idée qu’« il n’y a de politique que là où il y a un ennemi ». J. Freund a pourtant produit une pensée originale qui est restée pendant de nombreuses années à la marge, en raison, notamment, de son apparence hétéroclite.
En publiant sa thèse de science politique soutenue en octobre 2003 à l’université Paris II, Sébastien de la Touanne offre une première interprétation globale de cette oeuvre qui livre des clés de lecture stimulantes. Sur un ensemble de 321 pages, il articule son raisonnement autour de six chapitres qui ne reprennent pas l’architecture trinitaire de la thèse : biographie et philosophie générale, affinités électives (où l’auteur souligne les héritages divers qui alimentent la pensée de J. Freund), essence du politique, machiavélisme modéré, importance des concepts décisionnistes, réalisme contre idéalisme.
Outre la mise en lumière des sources philosophiques qui irriguent la réflexion de J. Freund (Vilfredo Pareto, Max Weber, sans oublier les deux « maîtres » reconnus qu’incarnent Carl Schmitt et Raymond Aron), l’ouvrage a deux valeurs. La première se confond avec l’épine dorsale de la démonstration ou, en d’autres termes, la thèse défendue au sens scolastique par son auteur. Les diverses productions académiques de J. Freund révèlent l’existence d’une oeuvre dotée d’unité. Ici, l’auteur applique à un philosophe contemporain une approche classique focalisée sur l’économie de la pensée : son caractère cohérent qui dispense plus qu’une simple organisation des idées, à savoir un ordre unifié. De jeunes docteurs ont revisité récemment des figures plus anciennes comme Rousseau sur la base de cette entreprise intellectuelle. C’est le cas, à titre d’illustration, de Gabrielle Radica (Les domaines de la rationalité pratique chez Rousseau) ou encore de Florent Guénard (L’idée de convenance dans la pensée de Jean-Jacques Rousseau). L’assise de l’interprétation proposée par S. de la Touanne est Machiavel. J. Freund est d’abord et avant tout un auteur « machiavélien » (ce qui n’a rien de guère étonnant puisque les sources privilégiées par le philosophe relèvent dans leur majorité de la tradition néomachiavélienne). Forgé par J. Freund lui-même, l’adjectif « machiavélien » entend se distinguer de machiavélique. Il renvoie à l’analyse théorique ou à l’art de penser, et non à une pratique de la politique (p. 189). C’est d’abord et avant tout du point de vue de la méthode que J. Freund se place. Machiavel apparaît comme une figure prométhéenne dans l’histoire de la philosophie politique. Il s’attacha à évacuer le devoir-être qui enrobait jusqu’alors la réflexion sur le pouvoir. En focalisant le regard sur ce qui est et non sur les constructions utopiques qui mystifient l’objet politique, le Florentin s’orienta vers la « vérité effective » de la chose. Cette entreprise de filtrage, voire d’épuration afin de saisir le politique, J. Freund la fait sienne. Elle n’est ni haïssable ni diabolique. Elle s’apparente à un sursaut de lucidité face à la réalité politique. Lorsque J. Freund fixe le noyau de sa réflexion avec la notion d’essence – « une conceptualisation englobante comme instrument d’intelligibilité de la spécificité d’une activité dans son ensemble » –, il conserve ce socle machiavélien. Le politique en tant que phénomène est un donné. Au-delà des variations formelles qui contribuent à façonner le politique, transparaît une réalité identique dans laquelle le conflit a une place fondamentale.
Cependant, et c’est là l’originalité du propos, S. de la Touanne qualifie cette inscription machiavélienne de modérée. Elle demeure dans le champ méthodologique et se fonde sur une conclusion de fond : la pesanteur qui n’est rien d’autre que le tragique du politique qui se manifeste à travers la conflictualité. Il étaye cette identification en mobilisant trois éléments. Tout d’abord, la référence machiavélienne n’irrigue pas de façon intégrale la théorie des essences sur le plan du contenu. Cette théorie repose sur trois présupposés, ainsi que des conditions constitutives – qui font que l’activité politique est ce qu’elle est et non autre chose –, et des conditions d’exercice. Seul le premier de ces présupposés provient du Florentin : il s’agit de la relation obéissance-commandement. Les deux autres (la distinction privé-public et la discrimination ami-ennemi) ne viennent pas de Machiavel, mais d’une méditation des conditions d’existence individuelle prise dans le collectif, d’une part, et de la philosophie existentielle déployée par Schmitt, d’autre part.
Le deuxième élément qui relativise le caractère machiavélien de la philosophie élaborée par J. Freund tient au fait que celle-ci s’inscrit encore dans une tradition : celle des liens entre morale et politique. J. Freund reconnaît à Machiavel le mérite de la clarté dans sa distinction des deux sphères : celle de la morale et celle du politique. Cette distinction, chez le Florentin, ne signifie pas relégation de la morale, mais une articulation nouvelle au prisme de la spécificité du politique, comme le prouve sa réflexion sur la virtù, son attachement à l’humanisme républicain ou bien encore son engagement patriotique en faveur de l’unité italienne. Chez J. Freund, le politique n’a pas préséance sur l’art, l’économie, la morale ou la religion, bien qu’il incarne le cadre nécessaire à l’expression de ces autres activités. Il ne constitue pas l’unique perspective pour saisir l’existence humaine. Ici, J. Freund s’éloigne de la tendance « pure » des machiavéliens doctrinaux qui n’envisagent « l’existence que sous l’angle politique en faisant abstraction des autres activités humaines, soit en les envisageant comme des outils de la technique politique » (p. 194). Il reste sensible au problème des fins de l’action politique, non en termes limités machiavéliens (survie de la collectivité), mais dans une ambition élargie qui prend en considération l’individu.
Le troisième élément provient d’un trait spécifique à la théorie des essences : elle est conflictuelle. Les sphères de la morale, de la religion, de l’art, de l’économique et du politique s’affrontent. J. Freund introduit une dialectique puisque des antagonismes irréductibles se déclarent entre les activités humaines fondées sur des valeurs incompatibles (et ce, en raison des présupposés intrinsèques à chaque sphère d’activité). Contrairement à l’analyse wébérienne et quelque peu « fataliste » d’une « guerre des Dieux » issue d’une telle configuration, J. Freund envisage un dépassement. Le tragique laisse place à une fonction inhérente à la politique, mais aussi au droit, que Machiavel occulte totalement : celle de « pacifier les relations, de trouver des solutions de compromis, d’établir la paix et l’amitié au sein de l’unité politique et entre les États » (p. 178). J. Freund introduit la notion d’équilibre qui va, quelque part, irriguer l’ensemble de sa philosophie. Il l’envisage à plusieurs niveaux complémentaires : à l’intérieur des unités politiques, entre ces dernières, mais aussi entre la morale et la politique, ainsi qu’entre toutes les essences elles-mêmes (morale, religion, économie, art, politique). Aucune des essences ne peut prétendre à remporter une victoire définitive sur les autres dans sa quête de l’absolu. Ni réaliste, ni idéaliste, J. Freund tourne le dos aux catégories simplificatrices afin d’ouvrir un espace favorable à ce type d’action humaine qui aspire à l’équilibre, à la mesure.
Les références aux fins du politique ainsi qu’à la juste mesure (p. 43) sont significatives. Elles traduisent l’influence du vocabulaire et du raisonnement aristotéliciens. L’auteur souligne que chez Aristote la notion de prudence en tant que sagesse pratique adaptée à l’être humain vivant en Cité est source d’équilibre entre éthique et politique. Il y a plus qu’une affinité entre le fondateur du Lycée et le philosophe du xxe siècle. Se dessine ici une filiation explicite. Ainsi, ce n’est pas un machiavélisme doctrinal (ou absolu), mais un machiavélisme modéré que manifeste J. Freund grâce à l’influence d’Aristote.
La nature de cette philosophie a deux conséquences. Elle fait du gouvernement représentatif le régime le mieux adapté à la logique d’équilibre. Au service de l’homme, dispensatrice de mesure contre les dérives totalitaires, elle est avant tout « mésocratie » (p. 314 et s.). La seconde conséquence porte sur le type de décisionnisme déployé par J. Freund. Si la souveraineté représente un aimant dans sa réflexion, elle n’est pas appréhendée à travers un prisme schmittien intégral. Le philosophe allemand définit le souverain comme « celui qui décide dans la situation exceptionnelle ». Maîtriser et mettre fin à l’urgence, voilà l’essence politique du droit. Salve contre le normativisme de Hans Kelsen qui met l’accent sur le caractère idéologique de la souveraineté comme notion, cette approche brise la mécanique de répétition en faisant l’apologie des cas extrêmes (dictature, guerre, etc.). J. Freund reconnaît l’intérêt de cet apport, mais il présente une position différente sur deux points (p. 223-224) : un gouvernement autoritaire n’a pas sa préférence sur le plan normatif et, surtout, la situation exceptionnelle ne justifie pas l’arbitraire du pouvoir. Autrement dit, le souverain se doit de respecter des règles, des coutumes, des principes, y compris en cas d’urgence, sous peine d’entacher sa légitimité. Or, s’il franchit la barrière en adoptant des mesures illégitimes, il risque de conduire la population sur les rives de la désobéissance. Celle-ci fragilise l’adhésion populaire et l’unité politique tout entière.
La seconde valeur de l’ouvrage tient au fait qu’il n’est pas destiné exclusivement aux professionnels ou aux passionnés de philosophie politique. Le spécialiste des relations internationales ainsi que l’observateur attentif des événements internationaux peuvent également puiser dans ce travail des pistes méthodologiques ou analytiques. J. Freund est hostile à toute théorie empirique des relations internationales qui simplifie la réalité. Il critique les conceptions étriquées du réalisme telles que Hans Morgenthau a pu les formuler et préfère s’orienter sur la base d’une démarche toute sociologique, approfondissant par là les choix opérés par Raymond Aron (p. 162 et s.). S. de la Touanne revient à juste titre sur une interprétation tenace selon laquelle R. Aron aurait été un réaliste. Affinité avec quelques prédicats de cette théorie – notamment une ontologie fondée sur les acteurs étatiques entre lesquels la guerre est toujours possible – ne signifie en aucun cas identité. Aron demeure sceptique sur la constitution d’une théorie dans les sciences sociales et a fortiori en science politique, qui emprunte les ressources de la théorie économique. La maximisation de la puissance ne peut pas être saisie comme la maximisation du profit. L’ouvrage démontre que J. Freund incorpore cette critique et la consolide. Du point de vue des objets analysés, la réflexion sur les conflits (leur nature et leur forme), sur la guerre (ses raisons et ses manifestations), sur l’anarchie et sa permanence, restent d’une grande actualité malgré les appels sifflant la fin de l’histoire. Conséquemment, S. de la Touanne invite le lecteur à penser les relations internationales contemporaines avec J. Freund, c’est-à-dire la pesanteur du politique : ce qui semble tout à fait convaincant (voir p. 164-176).
Cette lecture stimulante est cependant émaillée d’une faiblesse et deux questions sont occultées. Sur le plan formel, on pourrait déplorer que l’auteur n’ait pas utilisé de sources autres que livresques. On comprend ce choix documentaire. Cela dit, il conduit à un manque d’historicisation tant de la formation de J. Freund que de son itinéraire intellectuel. La biographie est plutôt plaquée dans la première partie sans être articulée avec le cheminement de la pensée. Pour un philosophe qui considère que l’anecdote participe des itinéraires philosophiques, on aurait aimé une lecture peut-être encore plus « freundienne » de sa pensée. Au fond, l’interprétation proposée par S. de la Touanne soulève deux interrogations. L’oeuvre ne présenterait-elle pas des contradictions internes du fait qu’elle est sujette à une pluralité de filiations hétérogènes ? L’auteur soutient la thèse de l’unité cohérente et n’évoque pas ce problème. Pourtant, J. Freund s’inspire de deux figures archétypales (Aristote et Machiavel) considérées comme antithétiques. Il est envisageable et envisagé de rattacher le Florentin à la ligne des Anciens en raison de ses choix normatifs. Mais, en matière de politique étrangère et sur la reconnaissance du conflit comme ancrage de l’action politique, un gouffre le sépare du fondateur du Lycée. La seconde question porte sur l’absence de référence au débat sur les Anciens et les Modernes (débat récurrent qui contribue à structurer – certes dans un sens parfois schématique – les argumentaires avancés par les philosophes du politique). Or, les positions défendues par J. Freund pourraient se traduire par une récusation de cette dichotomie. Première illustration : il adopte un regard qui relativise la rupture moderne puisqu’il n’opte pas, à titre d’exemple, pour une création de la souveraineté au xvie siècle. Cette notion ne résulte pas de circonstances historiques propres à la Renaissance, mais traduit une constance qui traverse les âges, puisque conçue comme attribut de commandement. Seconde illustration : J. Freund convoque Georg Simmel et s’inscrit dans le prolongement de sa démarche hétérodoxe en sociologie, puisqu’elle réhabilite le conflit comme source de socialisation. Par contre, il ne souscrit pas à sa méditation tragique de la modernité incapable d’éradiquer le dualisme propre à la vie. La réconciliation et l’amitié demeurent un horizon lointain, voire une chimère pour le sociologue allemand. J. Freund ne partage pas cette lecture qui inhibe l’aventure humaine. Les termes du débat Anciens / Modernes sont écartés dans l’ouvrage, alors qu’ils auraient pu contribuer à établir le caractère original de la théorie des essences déployée par le philosophe.
S. de la Touanne n’apporte pas une réflexion sur la méthodologie en matière de philosophie politique. De facture classique, son ouvrage peut se classer dans le genre « straussien ». Cette perspective n’en est pas moins une excellente introduction à l’oeuvre de J. Freund, marginalisée pendant des années et encore suspectée aujourd’hui en raison de ses liens avec C. Schmitt. Le contexte intellectuel contemporain traversé par les « crimes d’idées » pourrait susciter des biais d’interprétation fondés sur des rapprochements faciles. La mise à l’index serait tentante. L’auteur ne tombe pas dans ce piège. Tout en comblant un vide, il éclaircit l’approche « freundienne » avec probité.