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En Occident, depuis la fin de la guerre froide et pour la première fois depuis l’apparition de l’État moderne, le cadre de référence des conflits, et fondamentalement de la sécurité, ne passe plus nécessairement par l’État et son territoire. Autrement dit, les États occidentaux ne vivent plus avec la menace éventuelle d’une invasion et d’un besoin de se protéger contre un autre État. Ainsi, depuis deux siècles nous avons oublié ou classé autrement les autres formes de conflits. Or, depuis 1989, nous constatons que le plus souvent la guerre entre les États a maintenant laissé sa place à la violence. Un premier phénomène qui a semblé suivre la fin du paradigme conflictuel de la guerre froide a été l’éclatement ou la transformation de nombreuses guerres civiles dans maintes régions du monde et, dans plusieurs cas, dans le contexte d’un processus de transition démocratique. Ainsi, plusieurs guerres civiles ont été analysées sous la notion de guerre civile identitaire ou ethnique. Or, depuis les attentats de septembre 2001 aux États-Unis, c’est le terrorisme international, et plus globalement les menaces asymétriques, qui sont devenus la forme de conflictualité la plus prisée sur les plans analytique et médiatique.
Dans l’ouvrage Terrorisme international et marchés de violence, les historiens Martin Kalulambi Pongo et Tristan Landry s’intéressent à cette grande question qu’est la transformation de la conflictualité depuis la fin de la guerre froide. Pour eux, malgré une certaine utilité, les approches actuelles des guerres civiles, particulièrement celles concernant les conflits qualifiés d’ethniques, ne permettent pas de comprendre adéquatement ce phénomène particulier de violence. En fait, ils considèrent que ces approches mettent en perspective des comportements que l’on peut juger irrationnels. Pour combler cette lacune, ils proposent d’utiliser le concept des marchés de violence développé par l’ethnologue Georg Elwert. Dans cette perspective, la violence post-guerre froide que connaissent plusieurs régions du monde est appréhendée comme « la conséquence de comportements rationnels motivés économiquement par la recherche du profit et une logique de la performance » (p. 1). Ainsi, pour des groupes terroristes comme Al-Qaïda, ce n’est pas la matrice idéologique, mais plutôt « la possibilité de se constituer un capital social et économique » (p. 3) qui devient la clé d’analyse permettant de comprendre la violence utilisée par ces groupes. Grâce à cette approche davantage ethnologique et résolument comparative, les deux auteurs considèrent être en mesure d’identifier les causes réelles du terrorisme et, chemin faisant, de permettre le développement de politiques publiques (par l’Occident) qui seront aptes à répondre adéquatement aux défis posés par le terrorisme international.
En introduction, les auteurs identifient l’objet de leur analyse en mettant en perspective les avantages à utiliser le concept de marchés de violence pour comprendre les guerres civiles. Pour eux, un mouvement comme Al-Qaïda est issu très clairement de ces marchés de violence, d’où ce rapprochement entre les guerres civiles et le terrorisme international. De plus, l’introduction présente les objectifs analytiques et normatifs que poursuivent les deux auteurs. On y remarque clairement une démarche analytique engagée qui se trouve manifestement dans le sillage d’un Noam Chomsky et du mensuel français LeMonde diplomatique.
Le premier chapitre s’intéresse tour à tour au terrorisme international, aux marchés de violence et aux liens conceptuels entre les deux. Tout d’abord, les auteurs se refusent à définir le terrorisme, car ils soulignent, à juste titre d’ailleurs, la difficulté, autant dans les sciences sociales et humaines que sur les plans politique et juridique, de trouver une définition largement acceptée du terrorisme. Ils optent plutôt pour une présentation d’exemples pouvant être considérés comme une manifestation du phénomène terroriste. Sans l’identifier comme tel, ils font une typologie du terrorisme et reprennent l’idée de Michel Wieworka sur l’existence d’un terrorisme par le haut et d’un terrorisme par le bas. Ainsi, ils peuvent facilement considérer que certains comportements des États-Unis, d’Israël ou encore de la Russie sont analytiquement des actes terroristes. Sans reprendre l’ensemble de la démarche, ils en viennent à conclure que le terrorisme d’Al-Qaïda marque l’émergence d’un nouveau terrorisme, autant par le type d’organisation que par son comportement et en raison de ses objectifs. Même si G. Elwert lui-même était réticent à relier les phénomènes de terrorisme et de guerres civiles, M.K. Pongo et T. Landry considèrent qu’il y a corrélation entre les deux phénomènes. Ils s’attardent donc à présenter les marchés de violence pour dégager les éléments saillants qui les relient au terrorisme international contemporain. Pour résumer imparfaitement, les marchés de violence correspondent à un espace où différents acteurs utilisent des pratiques violentes pour acquérir des biens symboliques et matériels. De prime abord, les marchés de violence ne sont pas un phénomène récent dans l’histoire humaine ; d’une certaine manière, ils ont toujours existé. Les souverainetés multiples de l’Europe médiévale, la construction de l’État et, surtout, l’expansion coloniale européenne en Asie et en Afrique principalement au XIXe siècle sont des exemples typiques de marchés de violence. Au fond, la grande différence entre les marchés de violence anciens et contemporains vient de la propagande véhiculée par les médias (presse, Internet, radio, télévision, etc.). Cette propagande permet une manipulation idéologique des masses très rapide. Pour les auteurs, « au-delà des rouages mercantiles des conflits, la propagande idéologique — par les médias interposés — commercialise la violence pour une déstabilisation en chaîne » (p. 30). La crise de l’État en Afrique, dans l’ancien bloc de l’Est et en Amérique latine à la fin de la décennie 1980 a favorisé l’essor des marchés de violence. En fait, on a assisté à une forme de privatisation de la violence et à une augmentation des acteurs comme les seigneurs de la guerre, les sociétés militaires privées, etc., ce qui explique, en grande partie, les guerres civiles présentes. Selon les auteurs, cette multiplication des acteurs a « transformé la dynamique des conflits dans la mesure où ils n’ont pas les mêmes intérêts et ne recherchent pas le même but » (p. 30). À cela s’ajoute la prolifération de la criminalité transnationale qui explique aussi la prolifération des marchés de violence. À cet égard, on assiste à une confusion des genres comme le montre l’exemple des FARC (Forces armées révolutionnaires de Colombie).
Au chapitre deux, M.K. Pongo et T. Landry s’attaquent au terrorisme international et au contre-terrorisme. Premièrement, ils analysent l’impact du 11 septembre dans le monde. Hormis la tragédie humaine et le soutien infaillible de quelques pays proches des États-Unis, comme la Grande-Bretagne de Tony Blair, le 11 septembre 2001 a été perçu dans plusieurs parties du monde, dont l’Amérique latine ou encore le Moyen-Orient, comme une leçon donnée à l’arrogante Amérique. Selon les auteurs, le problème de fond est que les États-Unis refusent de connaître les véritables raisons du terrorisme et, dans cette perspective, ils sont incapables de s’attaquer à ses causes véritables. Cette posture étasunienne n’est pas nouvelle. Suivant le désastre de Munich en 1972, les États-Unis, alors représentés par l’ambassadeur George H. Bush, ont soumis un projet de résolution ainsi que des mesures pour lutter contre le terrorisme international à l’Assemblée générale des Nations Unies. Or, ils ont refusé un amendement à l’intitulé du projet soumis par le délégué de l’Arabie Saoudite qui proposait d’y ajouter « étude des causes sous-jacentes à ces formes de terrorisme [...] qui résident dans la misère, la frustration, les injustices et le désespoir » (p. 47). Selon M.K. Pongo et T. Landry, cet exemple montre l’ambivalence des États-Unis devant une lutte véritable contre les causes du terrorisme, car une étude de ces causes aurait mis au jour « les forfaits que Washington aurait commandités à travers le monde et sur les frustrations qu’ils provoquent » (p. 48). Grâce au 11 septembre, les États-Unis peuvent prendre, trente ans après l’avoir refusé une première fois, la tête de la lutte antiterroriste. Or, les objectifs ne sont pas de lutter contre le terrorisme et ses causes véritables. « Fort d’un “permis de tuer” délivré par ses électeurs, le gouvernement Bush compte éliminer toutes les forces politiques dans le monde susceptibles de s’opposer par la violence aux intérêts des États-Unis » (p. 63). Voilà la véritable explication de la guerre au terrorisme. En fait, aux dires des auteurs, les raisons fondamentales du terrorisme sont la pauvreté, les politiques économiques néolibérales, la persistance du conflit israélo-palestinien et les échecs de l’État dans plusieurs régions du monde.
Au dernier chapitre, les auteurs analysent le cycle de violence globale qui s’ouvre avec l’après 11 septembre, mais où les relents de la fin de la guerre froide sont aussi présents. Les marchés de violence et les guerres civiles s’expliquent donc par une forme d’inégalité globale. Comme explication, les auteurs soutiennent que « ces conflits auraient été évités dans un monde où la richesse mondiale serait différemment répartie ou même où l’on suivrait des principes humanitaires — aussi simples et pourtant sans cesse reboutés — que celui d’imposer les transferts monétaires internationaux ou encore de bannir unilatéralement les paradis fiscaux » (p. 85). Pour comprendre les marchés de violence actuels, M.K. Pongo et T. Landry survolent les dimensions économiques de prédation dans les conflits, s’attardent aux aspects criminels ainsi qu’à l’émergence des sociétés militaires privées et des sociétés privées de sécurité. Ils proposent aussi un survol géographique, passant du croissant fertile à l’Europe balkanique et au Caucase et à l’Asie. En conclusion, ils reviennent sur des prescriptions normatives où le terrorisme véritable s’explique par les griefs légitimes du Sud et ils fustigent l’approche antiterroriste adoptée par les États-Unis. Ils résument également les grandes lignes argumentatives de l’ouvrage.
Il est évident que cet ouvrage est un essai plutôt qu’une étude scientifique propre. Dans cette perspective, l’ouvrage de M.K. Pongo et T. Landry soulève d’intéressantes questions. L’orientation anti-américaine est manifeste et dans cette optique est (peut-être) légitime. Par contre, les approximations et les affirmations déclaratoires qui pullulent dans l’ensemble de l’ouvrage réduisent sensiblement sa valeur scientifique. Au strict point de vue de la littérature sur les conflits, l’absence des travaux d’un Ted Robert Gurr amoindrit sensiblement les quelques arguments apportés par les auteurs. Il apparaît évident que la lecture qu’ils font de la conception des conflits identitaires proposée par Jean-Pierre Derriennic est incorrecte. Ce type de conflit n’est pas irrationnel et les auteurs ne démontrent en rien leur postulat de départ sur cette question. Leur refus de définir le terrorisme permet de tomber davantage dans un sens commun que dans une analyse scientifique. D’ailleurs, la dimension médiatique du terrorisme contemporain est totalement occultée. Encore là, les travaux récents d’un Jean-Luc Marret auraient mérité une attention minimale. Enfin, le lien supposé entre la pauvreté et le terrorisme n’est pas du tout démontré, quoi qu’en pensent les auteurs. D’ailleurs, si le lien était si prégnant, les premiers terroristes d’Al-Qaïda ne seraient pas les gens possédant une éducation souvent avancée et venant, dans quelques cas, de famille aisée. Les auteurs omettent totalement une explication autre : la confrontation des valeurs traditionnelles avec la modernité. Ils font aussi l’impasse sur la nature du régime politique des États où le terrorisme international s’alimente. À ce propos, l’étude statistique récente de Rik Coolsaet et Teun Van de Voorde montre qu’en 2005 il y a une diminution du terrorisme international et qu’il se trouve concentré dans certaines régions du monde, nommément le Moyen-Orient. Statistiquement, c’est le terrorisme interne qui devient un enjeu de sécurité de plus en plus préoccupant.
De même, si la politique étrangère des États-Unis et les politiques actuelles de l’équipe républicaine sous la gouverne de George W. Bush sont largement critiquables — l’invasion de l’Iraq, la prison de Guantanamo et la récupération du discours antiterroriste sont des exemples certains —, il n’en demeure pas moins que la société étasunienne et ses divers paliers de gouvernement ne sont pas aussi unidimensionnels que le laissent voir les auteurs. Si les États-Unis ont effectivement refusé Kyoto, sur plusieurs plans les lois des États comme la Californie sont beaucoup plus avancées que celles du Canada, par exemple. Dans la même veine, la question du bouclier antimissile est une vieille marotte américaine. Or, le projet actuel n’est pas celui de l’époque Reagan de l’initiative de défense stratégique qui était connue sous l’appellation de « Star Wars ». Il n’y a d’ailleurs aucune preuve tangible que le déploiement actuel du bouclier antimissile relance une quelconque course aux armements et, dans sa conception actuelle, l’arsenalisation de l’espace n’est pas au programme. Il est en revanche plus juste de constater que, sous la bannière de la lutte antiterroriste, certaines décisions, comme l’invasion de l’Iraq, sont justifiées faussement.
Le principal apport de cet ouvrage concerne l’utilisation du concept de marchés de violence ; cette approche permet tant d’expliquer la difficulté de mettre un terme à une situation conflictuelle dans plusieurs conflits civils. Ainsi donc, cet ouvrage a une faible valeur scientifique, mais, à titre d’essai, il permet d’alimenter le débat et le questionnement sur la violence endémique qui sévit dans plusieurs régions du monde.