Recensions

Plaidoyer en faveur de l’intolérance de Slavoj Žižek, Paris, Éditions Climats, 2004, 164 p.[Record]

  • René Lemieux

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  • René Lemieux
    Université du Québec à Montréal

La tolérance est aujourd’hui la nouvelle vertu cardinale de la science politique. Intégration, ouverture, compréhension de l’autre, hybridité : toute pensée politique doit être au diapason du discours sur la tolérance. Plusieurs seront heureux de voir un philosophe amener une note discordante à cette opinion. Dans son essai Plaidoyer en faveur de l’intolérance, Slavoj Žižek tente de démontrer qu’il est possible et même nécessaire aujourd’hui de penser et d’agir radicalement contre les tendances politiques actuelles qui favorisent la tolérance et le multiculturalisme. S. Žižek est professeur à l’Institut d’études sociales de l’université de Ljubljana de Slovénie et professeur invité dans plusieurs universités d’Europe et des États-Unis. Sa renommée ne cesse de grandir, quoique cela fasse peu de temps que le public francophone a accès aux traductions de ses ouvrages publiés d’abord en anglais : trois livres publiés en 2004, trois autres en 2005 et déjà un depuis janvier. Comment expliquer cette soudaine popularité ? S. Žižek, qui a fait ses études de psychanalyse à Paris au début des années 1980, n’a rien du « néoconservateur américain » — l’image devenue incontournable, sinon le lieu commun des études politiques sur l’Amérique — ou du « réactionnaire ». Mais voilà, c’est peut-être là que se trouve l’originalité de son opinion. Se réclamant de la gauche — il s’est déjà présenté à la présidence de la Slovénie pour un parti social-démocrate —, il ne s’empêche pas pour autant de la critiquer. Double critique, donc, de la gauche et de la droite, ce qui ne peut qu’attirer la méfiance comme la fascination. Si le thème de son livre est une charge contre le libéralisme multiculturel et tolérant (contre les Liberals, dans le sens américain), la gauche comme la droite ont aujourd’hui démontré leur incapacité à offrir une alternative à « la dépolitisation de l’économie », coeur du problème de la politique contemporaine que S. Žižek qualifie de post-politique. Sur le plan de la forme, l’argumentation de S. Žižek n’a rien de traditionnel. De nombreux chapitres très courts, pas toujours liés directement les uns aux autres, et surtout sa rhétorique : son style est un mélange d’interprétations diverses (particulièrement du cinéma), d’analogies avec la psychanalyse lacanienne, de commentaires philosophiques très érudits (Kant, Hegel, Schelling), le tout étalé de manière assez disparate. Cette façon d’argumenter rend d’autant plus difficile une synthèse. Il est tout de même possible de percevoir sa critique de ce qu’il appelle le désaveu du moment politique (thème qu’il emprunte partiellement à Jacques Rancière). Ce moment, c’est le phénomène par lequel les « sans-part » prennent la place du Tout, lorsque le particulier devient l’universel. Du démos athénien aux révolutionnaires de 1789, le moment politique est un court-circuit entre le particulier et l’universel, c’est lorsqu’« une demande particulière n’est pas simplement partie de la négociation entre intérêts, mais conduit à quelque chose de plus et commence à fonctionner comme la condensation métaphorique de la restructuration globale de l’espace social dans sa totalité » (p. 60). Un tel moment politique ne peut plus se produire. Ce désaveu du moment politique, S. Žižek le présente sous forme d’une typologie : 1) l’archi-politique Р les tentatives « communautaires » de définir un espace social homogène et traditionnel ; 2) la para-politique — la dépolitisation du politique en le traduisant en une compétition au sein de l’espace de représentation ; 3) la méta-politique — la compréhension du conflit politique comme un théâtre d’ombres où se reflètent des éléments qui se jouent en réalité sur une autre scène (économique) ; 4) l’ultra-politique Р la dépolitisation du conflit en l’amenant à une agonistique guerrière …