Article body

Au cours des vingt dernières années la problématique du développement local s’est passablement métamorphosée. Même si le développement local continue de désigner la marge de manoeuvre dont disposent les acteurs locaux pour influencer le contenu et les tendances du développement à l’échelle de leur quartier urbain, de leur ville, voire de leur ville-région, il n’en reste pas moins que les enjeux, les défis, les termes de référence ont changé[1]. C’est que le contexte dans lequel l’économie et le marché évoluent, à savoir celui de la mondialisation, a engendré des bouleversements qui transforment la place et le rôle du politique dans la régulation. À l’instar des pays et des États nationaux, les milieux locaux se révèlent de plus en plus vulnérables. Comme le souligne Jean-Paul Fitoussi, « l’extension de la sphère du marché à l’échelle de la planète et au sein de chaque société rend plus incertain le partage du surplus qui naît de l’échange international[2] ». Dès lors se pose la question du rôle des pouvoirs publics dans la gestion du développement face à un partage inégal des surplus, de même que celle de leur échelle d’intervention. Est-ce que les pouvoirs publics – et cela concerne en particulier l’échelon local –, en faisant appel notamment au partenariat et à la gouvernance, sont capables d’infléchir d’une manière avantageuse pour les milieux locaux les « déterminants structuraux » du développement[3] ? Quel est le poids des acteurs de la société civile à cet égard ? À ces questions s’ajoutent celles des choix collectifs et du fonctionnement démocratique de ces milieux. Dans quelle mesure ces derniers peuvent-ils contribuer à réduire l’incertitude engendrée par la mondialisation ?

La concurrence mondiale a forcé nombre de municipalités et d’acteurs locaux à jouer le jeu de la compétitivité et de la concurrence. Cette situation a favorisé l’émergence de villes entrepreneuriales qui doivent composer avec des demandes économiques et sociales contradictoires[4]. En même temps que ces villes doivent s’adapter aux nouvelles conditions d’accumulation et de reproduction, les besoins en matière d’aide sociale et de solidarité ne vont pas en diminuant, bien au contraire. Comme le souligne Bob Jessop[5], le contraste entre richesse privée et pauvreté publique résultant des restructurations économiques propres à la ville post-fordiste est ici saisissant, ce qui affecte d’une manière indéniable les travailleurs et la forme urbaine elle-même.

Afin de mieux comprendre les enjeux du développement local dans un contexte métropolitain, nous avons examiné sur un plan empirique les formes et les pratiques des organismes communautaires en relation avec diverses composantes du développement local et en prenant comme exemple la ville-région de Montréal. Avant d’analyser ces pratiques, il convient toutefois, dans un premier temps, de mieux situer le développement local dans son contexte métropolitain, tout en rappelant ce qui a caractérisé ces pratiques dans le passé. Dans un deuxième temps, nous nous attardons aux enjeux du développement de Montréal en tant que ville-région, en faisant ressortir la diversité des pratiques sociales engagées dans le développement local aujourd’hui. Dans un troisième temps, nous présentons les principaux résultats de notre enquête relative aux pratiques de développement local dans un contexte métropolitain. Enfin, nous considérons la contribution de ces pratiques à une recomposition sociale et territoriale de la démocratie à l’échelle de la ville-région.

Le développement local dans un contexte métropolitain 

Au début des années 1980, dans le contexte montréalais, le développement local s’est d’abord exprimé à l’échelle des quartiers urbains. Devant la crise fordiste et ses conséquences sur la déstructuration du système de production, dont un impact dramatique pour l’emploi dans les anciens quartiers ouvriers et populaires de la ville-centre, les mouvements urbains et le milieu communautaire ont misé sur le développement local. Leur intention était double. Il s’agissait, d’une part, de contrer le désinvestissement dont ces quartiers étaient l’objet et, d’autre part, d’étendre aux dimensions économiques les préoccupations sociales et démocratiques que les mouvements urbains avaient introduites sur la scène politique locale au cours des années 1960 : Comment favoriser la réinsertion sociale des travailleurs que les fermetures d’usines dans ces quartiers avaient laissés sans emploi ? Comment stimuler et soutenir l’entrepreneurship local ? Comment améliorer le cadre bâti et le cadre de vie de manière à favoriser des réinvestissements économiques ? Comment encourager un développement qui soit compatible avec les traditions locales et sociales de ces quartiers en donnant la priorité aux habitants ?

Par rapport à ces questions, les promoteurs du développement local ont formulé des réponses pratiques à l’échelle des quartiers urbains. Ils ont eu recours à un partenariat avec les pouvoirs publics, le milieu des affaires, les syndicats et des acteurs du milieu communautaire. Ils ont mis sur pied des tables de concertation. Ils ont créé des corporations de développement économique communautaire (CDEC). Cela les a conduits à faire appel aux programmes gouvernementaux d’aide à la formation de la main-d’oeuvre et à créer des fonds d’investissements avec le soutien de l’État – et en partenariat avec le milieu syndical – pour aider le démarrage d’entreprises et de projets, y compris des projets d’économie sociale. Ils ont contribué enfin à un changement des mentalités dans ces milieux fortement hypothéqués par le désinvestissement privé, mais aussi public[6].

Toutes ces initiatives, qui s’apparentent à beaucoup d’égards à des démarches similaires qui existaient dans plusieurs grandes agglomérations des États-Unis, ont contribué à la création ou au maintien d’un nombre important d’emplois sur le territoire de la ville de Montréal. Si les CDEC ont été dans un premier temps mises sur pied dans les quartiers limitrophes au centre-ville, par la suite, grâce à l’aide gouvernementale, elles ont été implantées dans tous les arrondissements de la ville.

Avec son énoncé d’une Politique de soutien au développement local et régional, en 1997, le gouvernement du Québec a modifié le contexte institutionnel à l’intérieur duquel les CDEC évoluaient. Cette politique avait pour objectif de décentraliser l’aide de l’État au développement et à l’emploi en rationalisant la gestion des programmes existants. Sur le territoire de la ville de Montréal, cela a signifié l’implantation d’un centre local de développement (CLD) et de centres locaux d’emploi (CLE)[7]. Ainsi, après des négociations avec le ministère de la Métropole, en juin 1998, les huit CDEC de Montréal ont accepté d’être les mandataires du CLD de Montréal, tout en poursuivant leur action sur le terrain de l’employabilité ; ce qui, à proprement parler, n’entrait pas à l’origine dans le mandat du CLD.

En devenant les mandataires du CLD, les CDEC ont eu accès à des ressources supplémentaires. En même temps, elles étaient davantage redevables de leur action aux bailleurs de fonds gouvernementaux. Cela ne les a pas empêchées de poursuivre leurs interventions auprès des entrepreneurs locaux et de la population touchée par les restructurations économiques.

Dans le rapport d’activité 1998-1999 du CLD de Montréal paru en août 1999, le bilan factuel des activités effectuées par les CDEC pour le compte du CLD après une seule année de fonctionnement s’inscrit en continuité avec ce que faisaient les CDEC auparavant :

[…] 6000 demandes d’intervention ; 1500 interventions en services conseil aux entreprises ; 44 financements FLI (Fonds local d’investissement) ont créé 167 emplois ; 89 projets « Jeunes promoteurs » créant 226 emplois ; 400 projets « Soutien au travail autonome » ; 31 entreprises d’économie sociale ont démarré[8].

Cela ne signifie pas que le nouveau contexte – celui de l’avènement des CLD et la décision gouvernementale de décentraliser l’aide au développement – n’a pas introduit des éléments d’incertitude quant à l’avenir des CDEC. En outre, il importe de souligner que depuis 2003, à la suite de l’adoption de la Loi sur le ministère du Développement économique régional et de la Recherche, les CDEC ne sont plus des mandataires du CLD de Montréal, mais sont accréditées en tant que CLD, devenant de ce fait des CDEC-CLD. En conséquence, les CDEC doivent mettre sur pied des conseils d’administration conformes à la loi, c’est-à-dire qui comportent une forte proportion d’élus locaux, la responsabilité du développement économique local étant dévolue aux élus municipaux. Toutefois, ces éléments ne sont pas les seuls qui méritent d’être pris en compte pour comprendre les nouveaux enjeux du développement local. Deux autres éléments qui ont été négligés jusqu’à maintenant dans les travaux de recherche effectués sur le développement local au Québec méritent qu’on leur accorde plus d’attention.

Il s’agit en premier lieu du contexte métropolitain à l’intérieur duquel l’action de tous les acteurs sociaux préoccupés par le développement local prend place. C’est dire que l’insertion des acteurs du développement change d’échelle, du moins dans les représentations, par rapport à ce qu’elle était à l’époque de l’émergence des CDEC, il y a une vingtaine d’années. Même si le quartier urbain – et, de manière plus récente, les arrondissements – demeure pertinent à titre de lieu stratégique de concertation et d’action, celui-ci ne possède plus la même ascendance sur les acteurs au fur et à mesure que l’action économique se conjugue à l’échelle métropolitaine, mondialisation obligeant. Dès lors, il est nécessaire de considérer l’insertion ou la portée métropolitaine des initiatives en provenance des quartiers urbains de la ville-centre, tout comme il est important de tenir compte de l’intervention des acteurs sociaux et communautaires qui se situent en périphérie de la ville-centre, au sud et au nord de l’agglomération.

Deuxième élément d’importance, il nous faut ensuite tenir compte du fait que le développement local ne concerne pas d’une manière exclusive les acteurs engagés directement dans la création d’emplois, la formation de main-d’oeuvre ou le soutien à l’entrepreneurship. Il préoccupe tout autant une foule d’autres acteurs dont l’action, même si elle ne s’articule pas directement à des activités destinées à stimuler l’économie à court terme, n’est pas moins importante pour la vitalité sociale et culturelle des milieux locaux et, de ce fait, leur développement. Ces activités concernent notamment l’appui à des groupes d’âge aux prises avec des problèmes particuliers, comme les jeunes, ou des démarches de concertation entre les acteurs locaux pour initier des projets à portée sociale et communautaire.

L’articulation du développement local à l’échelle métropolitaine remonte, il est vrai, au moins aux années 1950, alors que les premiers parcs industriels sont construits en périphérie de la ville-centre et que le transport des marchandises par route gagne en importance par rapport aux modes de transport traditionnels par bateau et chemin de fer. Lorsque les CDEC s’attaquent aux problèmes sociaux dans les quartiers urbains de la ville-centre, la métropolisation de Montréal est déjà bien engagée. Ils choisissent cependant de mettre de côté cette dimension du développement urbain au profit de la situation socioéconomique dans les anciens quartiers ouvriers, du moins dans un premier temps. Il ne s’agit pas pour l’instant de critiquer ce choix stratégique par les CDEC. Il reste qu’en s’attaquant aux problèmes économiques et à la détérioration des quartiers urbains, les CDEC optaient pour une lecture volontairement limitative du développement urbain, faisant le pari qu’il était possible de contrer, dans une certaine mesure, les effets négatifs du redéploiement industriel et de l’étalement urbain par des actions ciblées auprès des entreprises, des travailleurs et des sans-emploi dans ces quartiers.

La montée en puissance de la mondialisation au cours des dernières décennies et ses répercussions sur le rôle des lieux, des places, des localités à l’intérieur d’un système économique en transformation a accéléré la « suburbanisation » d’après-guerre. Les conséquences de la mondialisation sur la division internationale du travail ou l’accélération de la mobilité du capital financier ont donné lieu à diverses interprétations en ce qui concerne la redéfinition du rôle du local et des politiques locales dans la restructuration économique[9]. Cependant, les milieux locaux disposent de marges de manoeuvre variables qui dépendent d’une série de facteurs, tant internes qu’externes. Au chapitre des facteurs internes, Kantor et Savitch[10], à partir d’une étude effectuée dans dix grandes agglomérations en Europe et en Amérique du Nord, ont montré que la réponse des milieux locaux variait grandement en fonction de l’histoire et de la culture locales, mais aussi suivant les modalités de coopération mises en place par les élites. Mais ces facteurs internes s’articulent toujours à des facteurs externes, comme les ressources mises à la disposition des milieux locaux par l’État ou les conditions spécifiques, plus ou moins favorables, du marché économique, selon les milieux.

La diversité des situations et des stratégies pour lesquelles optent les milieux locaux en fonction des contraintes avec lesquelles ils doivent composer est révélatrice des tensions qui caractérisent les régions métropolitaines dans le contexte de la mondialisation. Nous pouvons parler à cet égard d’un changement d’échelle tant dans la nature des conflits qui peuvent être associés à la métropolisation[11] que dans les modes de régulation instaurés par l’État. Ainsi, la restructuration des activités économiques à l’échelle globale entraîne des changements majeurs, tant dans la restructuration des échelles territoriales que dans le rôle qui leur est dévolu dans la régulation politique[12].

La résurgence du local et du régional est parfois associée à une représentation « mythique » de la mondialisation, au sens où cette dernière véhicule une image inexacte des processus en cours, mettant de côté aussi bien les racines historiques de la mondialisation – qui convergent vers celles de l’histoire du capitalisme – que les conflits qui l’accompagnent et conduisent à un repositionnement des acteurs économiques dominants[13]. Il est certain que la redéfinition des ancrages territoriaux que d’aucuns associent à la mondialisation varie selon les milieux. Il n’en reste pas moins que, dans plusieurs pays, le processus de reterritorialisation à l’oeuvre dans les restructurations que la mondialisation provoque ou renforce va de pair avec l’émergence de nouvelles échelles sous l’égide des territoires nationaux ou, au-delà de ceux-ci, à l’intérieur d’une sphère internationale[14].

Le palier métropolitain ou la régulation à l’échelle de la ville-région est un bon exemple de structuration d’une nouvelle échelle sous-nationale. Pour autant, à l’instar des institutions qu’elles créent, les échelles spatiales sont rarement établies sans controverses et d’une manière durable. De plus, elles constituent des enjeux par rapport à un contrôle public de ressources qui demeurent limitées. C’est le point de vue que défendent Erik Swyngedouw et Nikolas C. Heynen[15] et auquel nous souscrivons. L’espace est sans cesse soumis à des luttes et à des conflits multiples qui se traduisent notamment dans une redéfinition des échelles territoriales et de celle de leur institutionnalisation :

La réorganisation continuelle d’échelles spatiales fait partie intégrante des stratégies sociales visant à combattre et défendre le contrôle de ressources limitées ou d’une lutte pour l’empowerment. Il y a une lutte sociétale constant pour la maîtrise d’échelles particulières dans une conjoncture sociospatiale donnée, et bien que certaines de ces luttes aient des conséquences mineures, plusieurs peuvent avoir des conséquences importantes[16] […].

Dans ce contexte prévaut une interdépendance accrue entre, d’un côté, les acteurs politiques traditionnels et, de l’autre, ceux qui proviennent ou sont associés au secteur communautaire. Ainsi, ces deux catégories d’acteurs, à l’exemple des entreprises et des autres acteurs publics, doivent revoir leurs alliances passées, tout comme ils sont invités par les pouvoirs publics à reconsidérer les nouvelles occasions d’engagement ou d’action qu’entraîne le redéploiement des échelles territoriales (re-scaling).

L’action publique revêt dès lors un caractère plus incertain, mais aussi plus ouvert qu’auparavant. C’est le propre de la gouvernance de faire appel aux acteurs privés, à leurs ressources, à leurs valeurs, à leurs engagements, pour mieux conduire l’action publique. Il en résulte une transformation de l’action publique qui nous révèle un État de moins en moins en mesure d’agir seul et d’imposer ses programmes par le haut. Désormais, l’action publique ne peut plus être fondée exclusivement sur la domination et la violence légitime. Cela oblige l’État à faire appel à la décentralisation, au partenariat, à la participation des citoyens, de même qu’au débat public – pensons aux divers mécanismes de consultation publique et de concertation qui ont été mis en place à tous les échelons de l’État depuis les années 1980 –, dans le but de formuler une nouvelle configuration des relations entre acteurs et institutions pour la conduite des politiques publiques, en particulier dans le domaine urbain. C’est ce que plusieurs chercheurs ont exploré depuis quelques années, en faisant appel à la problématique de la gouvernance[17].

Notre démarche de recherche prend appui avant tout sur cette problématique de la gouvernance. Mais elle tient compte aussi des processus de restructuration des échelles territoriales évoqués précédemment, qui découlent des conséquences de la mondialisation tant sur la transformation du système économique que sur les mécanismes usuels de régulation dans la sphère publique. Ce sont ces processus que nous avons voulu observer dans le cas de Montréal, en considérant les enjeux du développement local et les acteurs de la société civile qui sont souvent tenus pour acquis ou ignorés.

Si, auparavant, la responsabilité d’améliorer les conditions de vie de la population et d’assurer un minimum vital était assumée par l’État, depuis quelques années, ce choix politique est remis en question, sinon dans ses fondements, du moins dans ses applications. Les pouvoirs publics parviennent difficilement à renouveler leur action. C’est pourquoi ils se tournent d’emblée vers les citoyens, le milieu communautaire et le secteur privé, qu’ils définissent comme des partenaires. Même si, dans plusieurs domaines d’activités, cette orientation remonte au début des années 1980[18], elle comporte encore de nombreuses zones d’ombre, tant du point de vue de sa portée politique qu’en ce qui concerne sa légitimité. C’est ce que permet d’éclairer l’analyse des pratiques sociales et communautaires engagées dans le développement local en référence au fonctionnement démocratique des milieux de vie. Mais, avant d’examiner ces pratiques de plus près, il convient de les situer dans leur milieu d’appartenance en rappelant quelques-uns des enjeux majeurs auxquels elles sont confrontées.

Les incertitudes du développement urbain à l’échelle métropolitaine et les pratiques de développement local

L’avenir du développement urbain, notamment la capacité de la part des acteurs du développement local à influencer les choix d’investissement des acteurs privés, nous apparaît aujourd’hui, dans le cas de Montréal, des plus fragiles, voire des plus incertains. Même si, depuis la fin des années 1990, l’agglomération connaît un nouveau dynamisme qui se manifeste en particulier dans le secteur de la construction immobilière, mais aussi dans certains secteurs d’activité liés aux domaines de la nouvelle économie[19], il reste que cette reprise n’a pas permis de surmonter la faible performance de l’agglomération à l’échelle nord-américaine sur plusieurs plans. Si l’on prend une série d’indicateurs usuels – produit intérieur brut, produit intérieur brut par habitant, exportation manufacturière par habitant, diplomation universitaire –, Montréal demeure à la traîne en comparaison des régions métropolitaines de taille comparable dans l’ensemble du Canada et des États-Unis[20]. Cela ne signifie pas que la région ne possède pas certains atouts – pensons notamment à la proportion d’emplois dans les industries de haut savoir (technologies de l’information, industrie biopharmaceutique, aérospatiale) – qui sont susceptibles de contribuer à la restructuration de sa base économique[21].

En outre, ces indicateurs doivent être considérés avec beaucoup de précaution. Ils nous fournissent des renseignements qui sont avant tout statiques et ne permettent pas de saisir les transformations et les restructurations en cours. Ils nous informent peu, par exemple, sur les choix des acteurs économiques et sociaux, sur leurs stratégies, leur capacité à tirer parti des nouvelles occasions qui s’offrent à eux, de même que sur la nature des problèmes qu’ils doivent surmonter. L’avenir d’une ville et d’une région métropolitaine est tributaire de son histoire, mais aussi des compromis et des choix que parviennent à faire les principaux acteurs économiques et sociaux afin de s’adapter aux changements contextuels. Il s’agit là d’une réalité complexe que des indicateurs statiques ne permettent pas d’appréhender.

À certains égards, le « déclin » de Montréal serait somme toute relatif. Il s’expliquerait plus, au dire de certains chercheurs[22], par la perte de son hinterland « canadian » et son ajustement à un espace qui coïncide avec le territoire du Québec à la suite de transformations survenues au pays et à l’échelle continentale – faisant de Toronto la nouvelle métropole du Canada – que par l’existence d’une base économique mono-industrielle ou une faible capacité d’innovation de la part de ses entrepreneurs. Bien qu’elle comporte une part de vérité, cette analyse ne doit pas faire oublier que le développement demeure un processus dynamique. Il n’existe pas de modèle théorique satisfaisant pour rendre compte des facteurs explicatifs du développement économique et urbain d’une agglomération. Nous savons cependant que : 1) plusieurs catégories de facteurs, tant internes, relatifs au dynamisme des milieux locaux et à leur histoire passée, qu’externes, par rapport au contexte et à la mise à la disposition de ressources à l’endroit des villes de la part des paliers supérieurs de gouvernement, sont en cause[23] ; 2) ces facteurs s’articulent à une série de processus conflictuels que Bingham et Mier[24] associent à diverses images ou métaphores disponibles sur le marché des représentations et des valeurs. De fait, celles-ci visent à refléter une série de positions en fonction des intérêts que défendent diverses catégories d’acteurs. Ces métaphores sont les suivantes : la résolution de problèmes, le culte de l’entreprise, la construction d’une machine de croissance, la protection de la nature et des milieux de vie, le soutien au développement du potentiel humain, la promotion du leadership, la recherche de la justice sociale. On peut dire que ces métaphores participent d’un affrontement autour de représentations qui reflètent des luttes d’intérêts et de valeurs entre les acteurs sociaux. L’enjeu demeure de faire prévaloir une représentation ou une conception du développement parfois en accord avec une autre, mais le plus souvent au détriment de celle-ci. Toutefois, on doit noter que les affrontements concernant les stratégies à favoriser ne se déroulent jamais d’une manière isolée sur le terrain symbolique. Ils mettent toujours en scène des intérêts matériels et des positions dominantes à conforter ou à remettre en cause. Il reste que le développement économique local constitue un enjeu d’autant plus difficile à cerner qu’il existe un écart important entre le discours théorique et les pratiques[25].

Au-delà des incertitudes et des conflits qui accompagnent les représentations sociales du développement relatif à une agglomération ou à un quartier urbain, certains principes prévalent. Tirer parti des changements contextuels repose, dans une certaine mesure, sur la contribution concertée d’une multitude de secteurs d’activité et de catégories d’acteurs, y compris le milieu syndical et le milieu communautaire. C’est du moins le pari que soutiennent plusieurs thèses que nous pouvons associer à l’idée de développement local ou de milieu innovateur[26]. La responsabilité des acteurs publics, en particulier les municipalités et, plus largement, l’État local, s’avère aussi incontournable. Le capital humain est également devenu un élément majeur dans toutes les stratégies de développement local, même si sa valorisation peut être abordée par les promoteurs du développement d’une manière plus ou moins progressiste[27]. Enfin, bien que l’étude comparative d’exemples de développement économique local tende à mettre en lumière les spécificités des milieux observés plutôt que leurs dénominateurs communs – cela confirmant à nouveau la difficulté de construire une théorie convaincante du développement –, il demeure que l’idée d’un agir volontaire pour orienter les tendances du développement que nous associons au développement local est difficile à abandonner. C’est qu’elle permet de situer les acteurs locaux, leurs stratégies, leurs engagements en fonction d’objectifs de solidarité et de revitalisation et à partir d’initiatives qui proviennent des milieux eux-mêmes, que plusieurs acteurs partagent dans l’adversité[28]. Chose certaine toutefois, l’introduction de la dimension métropolitaine dans l’analyse des enjeux du développement local nous invite à tenir compte non seulement des facteurs inhérents à la revitalisation urbaine à l’échelle des quartiers, mais aussi des tensions qui prévalent entre la ville-centre et les quartiers ou les zones urbaines périphériques, comme le relèvent Iain Deas et Benito Giordano[29]. On voit dès lors émerger, en particulier si l’on tient compte des exigences et des formes d’expression liées à la nouvelle économie, un contexte socioéconomique et sociopolitique beaucoup plus complexe que ce à quoi nous ont habitués les promoteurs du développement local défini à l’échelle des quartiers, posant du coup la question de la construction d’un champ unitaire d’action dans des termes différents[30].

L’exemple de Montréal en tant que ville-région ou métropole en référence à la diversité de ses quartiers urbains est des plus intéressants à ce sujet. Le développement économique local y a été promu non seulement par les élites traditionnelles, mais aussi, en particulier au début des années 1980, par les mouvements urbains et le milieu communautaire[31]. L’action de ces groupes a eu un impact décisif sur les représentations dominantes du développement économique local en introduisant des valeurs sociales et une ouverture sur des partenariats pour les acteurs économiques et sociaux. Ces groupes réclamaient aussi une obligation de concertation entre le secteur public et le secteur privé. Le succès de ces initiatives de développement économique local dans les anciens quartiers ouvriers de la ville-centre, comme il a été mentionné plus haut, nous conduit à examiner la situation actuelle à partir d’une approche qui ne se limite plus à ces quartiers, d’une part, et qui repose sur une définition multidimensionnelle du développement local, d’autre part.

Si dans les années 1980 les mouvements urbains et le milieu communautaire tentaient d’améliorer la situation économique des habitants des anciens quartiers ouvriers – l’hypothèse étant de stimuler la création d’emplois dans des entreprises situées à proximité des lieux de résidence –, qu’en est-il aujourd’hui ?

C’est cette problématique qui nous a conduits en 2002 et en 2003 à effectuer une enquête auprès d’organismes communautaires de la région métropolitaine de Montréal situés dans quatre sous-régions différentes du territoire. Ces organismes se trouvent d’abord à l’intérieur de deux arrondissements de la nouvelle ville de Montréal qui sont aussi, dans un cas, un quartier urbain de l’ancienne ville de Montréal, Côte-des-Neiges[32], et, dans l’autre cas, une ancienne ville de la banlieue au sud-ouest de l’île, Verdun. Ensuite, ces organismes se situent à l’intérieur d’un arrondissement de la nouvelle ville de Longueuil sur la Rive-Sud de Montréal, le Vieux-Longueuil, ainsi que sur le territoire de Laval. L’objectif était avant tout de tenir compte de la diversité du territoire montréalais à l’échelle métropolitaine. Pour l’ensemble de ces milieux, nous avons identifié seize organismes communautaires qui relèvent de quatre domaines d’action :

  • la concertation locale (conseils communautaires ou corporations de développement communautaire) ;

  • les services sociaux, culturels et de loisirs offerts à la communauté (centres communautaires) ;

  • l’animation et l’aide destinées aux jeunes (organismes jeunesse) ;

  • le soutien à l’employabilité (organismes pour la préparation à l’emploi).

Ces quatre domaines ne sont pas exhaustifs. On trouve des organismes communautaires dans d’autres secteurs d’activité, par exemple l’aide aux personnes âgées, la santé ou l’aide à la petite enfance. Cependant, les quatre domaines que nous avons retenus nous apparaissaient les domaines d’activité qui étaient les plus susceptibles de contribuer à l’effort concerté de développement économique local dans les quatre territoires étudiés.

Notre enquête[33] a mis en lumière une diversité de situations, tant en ce qui a trait aux conceptions que les acteurs se font du développement qu’en ce qui concerne leur définition de la démocratie. Nous cherchions à savoir :

  1. comment les responsables de ces organismes intervenaient de concert avec d’autres acteurs sur une base territoriale afin de faire la promotion ou soutenir une conception intégrée du développement local ;

  2. si leur vision du développement local différait en fonction du territoire local d’action et s’ils tenaient compte, et dans quelle mesure, du contexte métropolitain pour leur action ;

  3. quel type de stratégie – défensive ou offensive – ils mettaient en avant pour favoriser l’« empowerment » des populations marginalisées ;

  4. comment ils transigeaient avec divers partenaires locaux dans le but de mobiliser les ressources nécessaires à la réalisation de projets spécifiques ;

  5. comment ils négociaient avec les organismes de soutien au développement local et les instances politico-administratives, tant municipales que métropolitaines, pour dégager une marge de manoeuvre, alors qu’une série de changements administratifs et institutionnels ont transformé leur contexte d’intervention.

Nous pensons ici, notamment, à la création en 1998, par le gouvernement du Québec, des centres locaux de développement (CLD), dont les CDEC à Montréal sont devenues les mandataires, étant obligées de s’adapter à une nouvelle réforme en 2003. Il faut évoquer aussi la réorganisation des structures municipales et métropolitaines en janvier 2001, avec la mise en place d’une nouvelle instance régionale, la Communauté métropolitaine de Montréal, instance chargée de la planification de l’aménagement du territoire et du développement économique à l’échelle de la ville-région, en plus de gérer les grands équipements régionaux et d’assumer des responsabilités en matière de transport et de logement social.

Développement local et diversité des pratiques

Comment est-il possible pour des groupes sociaux de s’engager dans des démarches de développement économique à l’intérieur d’un système démocratique libéral ? Le fait d’intervenir à un échelon local qui correspond la plupart du temps à un espace inframétropolitain ne limite-t-il pas la possibilité de défendre une vision progressiste du développement, laquelle ne peut prévaloir qu’en faisant appel à des mesures de redistribution qui relèvent avant tout de la responsabilité des instances centralisées de l’État ? En d’autres termes, l’échelon local peut-il être un palier d’intervention pertinent pour faire la promotion de visions sociales et communautaires du développement ? Cette question n’est certes pas nouvelle. Elle est périodiquement remise au programme politique.

Face au projet technocratique formulé dans les années 1960 d’un développement par le haut, qui devait conduire à réduire les inégalités entre les groupes sociaux, nous avons assisté à l’affirmation de plusieurs communautés locales qui préféraient parler pour elles-mêmes, remettant du coup en cause tant les limites opérationnelles que l’orientation idéologique de la planification centralisée. Si le débat est tout autre aujourd’hui, le dilemme fondamental en ce qui a trait au dosage à établir entre centralisation et décentralisation demeure le même. Depuis les années 1980, la planification a été mise de côté par les pouvoirs publics à titre de modèle d’intervention. Les pouvoirs publics lui ont résolument substitué une approche plus pragmatique. Pour autant, l’avenir du développement local, en particulier dans un contexte métropolitain, demeure des plus incertains.

Les organismes communautaires que gèrent les intervenants que nous avons rencontrés ou auxquels ils sont associés demeurent préoccupés au premier chef par les besoins sociaux des milieux – quartiers urbains, arrondissement, ville – où ils mènent leur action. En essayant de préserver une certaine autonomie pour leurs organismes, mais aussi en établissant avec d’autres acteurs ou d’autres groupes une série de relations et d’échanges, plus ou moins formels, nécessaires à l’accomplissement de leur mission, ces acteurs n’hésitent pas à s’engager dans des démarches de concertation ou des partenariats.

Le nombre d’échanges de natures diverses – obtention de ressources financières (sous forme de subventions ad hoc ou statutaires) ou de ressources matérielles (prêts de locaux, par exemple), échange d’information et de services, échange d’expertise, mise en commun de connaissances et de savoir-faire – que ces groupes mobilisent est impressionnant. De ce point de vue, si nous savions que, sur le territoire de l’ancienne ville de Montréal, les organismes communautaires participaient de près et de diverses manières à la gestion des services publics, et en particulier à la gestion des services de proximité, il en va de même à Longueuil, à Verdun et à Laval. Indépendamment des territoires où ils se trouvent, tous les organismes auprès desquels nous avons mené notre enquête entretiennent des relations avec une multitude d’acteurs et d’organisations, tant à l’échelle inframunicipale que municipale ou supramunicipale. Ces organismes s’inscrivent dans un réseau institutionnel complexe et y agissent d’une manière dynamique. Cela ne veut pas dire pour autant qu’il n’existe pas des différences sur le plan des logiques d’action sectorielle ou territoriale auxquelles les acteurs font appel. Ces différences ne parviennent toutefois pas à entraver une tendance générale qui caractérise l’action des organismes, à savoir qu’ils participent d’une complexification de la gestion communautaire des services de proximité et du développement local.

Les milieux d’intervention où sont présents les organismes qui ont retenu notre attention reflètent jusqu’à un certain point la diversité sociale et culturelle qui caractérise l’espace métropolitain de Montréal dans son ensemble. Toutefois, on y trouve un taux de pauvreté beaucoup plus élevé que celui qui prévaut sur l’ensemble du territoire de la Région métropolitaine de recensement (RMR). Considérons un à un les territoires concernés à partir des statistiques de 2001 en ce qui a trait au pourcentage de la population vivant sous le seuil de faible revenu[34]. À l’échelle de la RMR, ce pourcentage est de 22, 2 % – il est de 29 % à l’échelle de la nouvelle ville de Montréal –, alors qu’il est de 40,8 % à Côte-des-Neiges, de 31,7 % dans l’arrondissement de Verdun, de 25,2 % dans l’arrondissement du Vieux-Longueuil et de 16 % à Laval. Toutefois, si nous décomposons quelques-uns de ces chiffres, nous constatons qu’à plusieurs endroits il existe des variations importantes qui témoignent d’une concentration de la pauvreté dans certaines zones ou certains quartiers. Dans l’arrondissement de Verdun, composé de trois quartiers si nous isolons le centre-ville par rapport aux districts de l’Île-des-Soeurs et de Desmarchais-Crawford, nous obtenons un pourcentage de la population vivant sous le seuil de faible revenu de 43,3 % au centre-ville, pourcentage qui est même plus élevé qu’à Côte-des-Neiges. Dans certains quartiers de Laval, on observe aussi une concentration de la pauvreté. À Pont-Viau, le pourcentage de la population vivant sous le seuil de faible revenu est de 25 %, comparativement à 24 % à Chomedey. On trouve aussi plus de problèmes sociaux dans la partie ouest du Vieux-Longueuil que dans la partie est.

C’est dire que les territoires visés par notre étude abritent des populations qui connaissent des difficultés plus marquées sur le plan socioéconomique en comparaison de ce qui prévaut ailleurs, dans plusieurs autres quartiers, arrondissements ou villes de la banlieue. Pour autant, ces territoires sont représentatifs de la diversité sociodémographique qui caractérise Montréal en tant que métropole ou ville-région.

Côte-des-Neiges est un quartier où réside une bonne partie des Montréalais d’immigration récente. Ce quartier a accueilli plus de 14 % des immigrants arrivés à Montréal de 1991 à 1996, provenant en majeure partie de l’Asie du Sud-Est, du Moyen et du Proche-Orient, d’Amérique latine et de Chine. Près de la moitié des habitants qui vivent aujourd’hui à Côte-des-Neiges – soit 47,1 % de la population – sont nés à l’extérieur du Canada. Plus du tiers de la population de Côte-des-Neiges est arrivée au pays au cours des dix dernières années. Dès lors, il n’est pas surprenant de constater que 46,4 % des habitants parlent une autre langue que le français à la maison. Enfin, sur le plan socioéconomique, la situation demeure préoccupante. Plus de 46,6 % des enfants de moins de 17 ans vivaient sous le seuil de pauvreté en 2001. En outre, même si le taux de scolarité y est plus élevé que sur le territoire de Montréal – 25,8 % de la population avait effectué des études universitaires en 1996, comparativement à 15,6 % pour l’ensemble du territoire de Montréal –, il n’en reste pas moins que le taux de chômage y est plus élevé qu’à Montréal (11,8 % par rapport à 9,8 % pour les hommes et 11,2 % par rapport à 8,6 % pour les femmes en 2001).

La réalité de Longueuil est très différente. Plus homogène sur les plans social et culturel que Côte-des-Neiges, la situation de Longueuil s’apparente à certains égards à celle des anciens quartiers ouvriers de l’est et du sud-ouest de Montréal, même si l’annexion de la ville Jacques-Cartier en 1969 n’a pas complètement effacé les traits distinctifs de cette ancienne ville[35]. Depuis les années 1970, à l’instar de Montréal, Longueuil a aussi été frappée par le redéploiement industriel, même si l’emploi est demeuré fort dans certains secteurs, comme celui de l’industrie aéronautique. On peut aussi parler dans le cas de Longueuil de pertes d’emplois et de leur impact négatif sur les populations pauvres. Cette réalité se reflète d’ailleurs dans les difficultés que vivent plusieurs ménages au quotidien[36].

Verdun est le moins peuplé des territoires que nous avons retenus. La pauvreté y est fortement concentrée au centre-ville. En 2001, près de 57 % des ménages qui habitent le centre-ville avaient des revenus inférieurs à 20 000 $ par année. Par comparaison, 57 % des ménages qui habitent l’Île-des-Soeurs avaient des revenus supérieurs à 60 000 $. Sur le plan sociodémographique, la population est avant tout de langue maternelle française – dans une proportion variant de 67,1 % à 69,8 % selon les quartiers –, bien qu’on trouve une concentration plus forte d’anglophones dans le quartier Desmarchais-Crawford (27,2 %) et une concentration d’allophones à l’Île-des-Soeurs (22,1 %). Historiquement, Verdun a été pour l’essentiel une banlieue résidentielle pour la classe ouvrière de Montréal[37]. Cet arrondissement est encore aujourd’hui une banlieue résidentielle du centre-ville de Montréal. Cependant, les transformations que le marché de la main-d’oeuvre a connues depuis les années 1970 ont provoqué un appauvrissement d’une partie importante de sa population, une tendance que les organismes communautaires tentent de renverser.

Au Québec et dans la région de Montréal, Laval possède un statut particulier. À la fois ville, municipalité régionale de comté (MRC) et région administrative, le pouvoir politique y est fortement concentré dans les mains d’une élite et en particulier de son maire qui, bien qu’il soit contesté à l’occasion pour ses décisions autoritaires, possède ses entrées dans les officines des divers paliers gouvernementaux, parvenant le plus souvent à obtenir ce qu’il demande, notamment en ce qui touche les infrastructures.

Le territoire de Laval est très diversifié. Malgré une représentation d’homogénéité qui en fait une banlieue-dortoir de Montréal où résiderait une population aisée aux caractéristiques socioéconomiques similaires, la réalité est plus complexe. Laval compte de nombreuses disparités socioéconomiques. Depuis la fin des années 1970, le quartier Chomedey est devenu un lieu d’établissement important d’anciens et de nouveaux immigrants. En 1996, les immigrants vivant à Chomedey représentaient 38,3 % de la population du quartier[38]. Quelques secteurs de pauvreté sont apparus ces dernières années dans certaines portions du territoire de Laval. Il s’agit des quartiers Saint-Vincent-de-Paul, Pont-Viau, Laval-des-Rapides et Chomedey où le pourcentage de la population vivant sous le seuil de faible revenu dépasse 18 %. Ce seuil est même de 24 % à Chomedey.

Les interventions des organismes communautaires sont marquées autant par les caractéristiques du territoire sur lequel ils interviennent – sa réalité économique, sociale et culturelle, son histoire et la place qu’il occupe dans l’espace métropolitain eu égard aux transformations sociospatiales en cours – que par le secteur d’activité où prend place leur action. À cet égard, les interventions et les services qu’ils offrent sont des plus diversifiés. Prenons l’exemple d’une seule catégorie d’organismes, ceux qui offrent des services sociaux, culturels et de loisirs. Au départ, disons que ces organismes interviennent auprès de clientèles diverses : jeunes, femmes, population immigrante, population démunie. En outre, leurs activités sont des plus variées : ils fournissent de l’aide aux devoirs des écoliers ; ils mettent sur pied des camps de jour ; ils définissent des projets d’insertion au milieu pour les immigrants ; ils mettent sur pied des programmes de formation, des comptoirs d’entraide et diverses activités culturelles.

En agissant à l’intérieur de milieux urbains et suburbains variés, les organismes communautaires que nous avons rencontrés font appel à deux logiques d’action, une que nous pouvons qualifier de territoriale et l’autre de sectorielle. Même si la logique territoriale est beaucoup plus présente et largement dominante, les organismes doivent souvent négocier leur légitimité sur une base sectorielle, compte tenu de leur mission première qui passe soit par l’offre de services à des groupes spécifiques (jeunes, immigrants, demandeurs d’emploi), soit par des tâches de gestion, de représentation et de concertation. Ces deux logiques sont nécessairement en tension. Parfois, elles parviennent à se conjuguer pour maximiser les retombées de l’action. À d’autres occasions, elles engendrent des conflits qui sont révélateurs des difficultés auxquelles se heurte l’action publique dans sa tentative de faire converger, d’un côté, une normalisation découlant de l’implantation de programmes et, de l’autre, une conduite circonstancielle rattachée à une stratégie définie en termes de projets.

Malgré la diversité des domaines d’intervention – concertation et représentation par rapport au développement communautaire, services sociaux, culturels et de loisirs offerts à la communauté, animation et aide destinée aux jeunes, soutien à l’employabilité –, la très grande majorité de nos informateurs (93 %) considèrent que leurs actions contribuent au développement local. Toutefois, suivant les situations, le développement local peut renfermer pour eux plusieurs significations.

Il peut d’abord correspondre à une exigence sociale, qui est de répondre aux besoins locaux, notamment à partir de la création d’emplois sur la scène locale. Il peut être défini d’une manière endogène par rapport à une communauté ; il se confond alors avec le développement économique et social de la communauté. De façon plus restreinte, le développement local peut passer par un certain « travail » avec la population en misant sur la « participation citoyenne » et la mobilisation des organismes locaux par rapport aux processus de développement. Enfin, le développement local peut dépasser les représentations collectives usuelles pour s’adresser directement aux individus. Il s’agit dans ce cas de favoriser l’estime de soi, l’autonomie personnelle et le sens des responsabilités. Développement local rime alors avec « empowerment » individuel.

Au-delà de ces représentations générales, le contenu du développement local varie beaucoup non seulement en fonction des secteurs d’activité, mais aussi en fonction des organismes eux-mêmes, compte tenu de leur histoire particulière, de leur place au sein du réseau communautaire, de la spécificité du territoire où ils interviennent. Ainsi, alors que pour certains organismes la dimension économique du développement local est primordiale, pour d’autres, c’est la dimension sociale qui importe avant tout. Mais les deux ne sont pas évoqués en opposition. Le développement local se définit par rapport à l’autonomie – des individus, mais aussi des acteurs collectifs –, mais également par rapport à la communauté – par le biais d’un ancrage territorial au quartier, par exemple –, dans le but de fournir aux acteurs des ressources et des moyens pour agir. En ce sens, le développement local devient un moyen de s’adapter au changement, et ce, afin d’« améliorer la qualité de vie des gens », ce qui implique toujours une certaine « conscientisation », de même qu’une concertation entre les acteurs. Il reste que le développement local doit répondre avant tout aux besoins sociaux, « aux besoins des gens ».

Développement local et défense d’une cause sociale vont souvent de pair. On oppose alors l’action économique tournée vers les bénéfices des entreprises à celle qui vise le développement de la communauté, même si, dans les deux cas, on peut parler de développement local. Par ailleurs, si les organismes communautaires véhiculent diverses conceptions du développement local, il faut ajouter que c’est la vision du « local » lui-même qui tend à être différente, non pas tant d’un organisme à l’autre, mais d’un territoire à l’autre.

Dans Côte-des-Neiges, le local est avant tout le quartier défini comme milieu de vie. Il existe une tradition communautaire forte dans ce quartier et le réseau qui s’est tissé entre de nombreux organismes communautaires y est très dynamique. Dans le cas de Verdun, même si, en théorie, le local, c’est l’arrondissement, dans les faits, l’action est souvent orientée vers le quartier centre-ville de Verdun. À Laval, le local peut être un quartier, mais cela peut aussi être la municipalité dans son ensemble, qui est aussi incidemment la MRC et la région administrative, comme nous l’avons mentionné plus haut. Enfin, dans le Vieux-Longueuil, le local peut correspondre soit au quartier, soit à l’arrondissement, soit à la Rive-Sud dans son ensemble.

À l’exception de Côte-des-Neiges où le local se limite la plupart du temps au quartier, les représentations du local dans le discours des acteurs correspondent à un local à géométrie variable. Toutefois, ce local ne s’étend jamais aux limites de la métropole. Il est plus restreint, servant de base à l’expression identitaire et à l’élaboration des logiques d’action. En dépit de l’hétérogénéité sociale sur laquelle il repose, la référence au local ne permet pas moins de construire une représentation unitaire qui fournit un support à l’action. C’est la définition du développement local avec les valeurs qu’on lui attribue qui se trouve en jeu.

Dans les représentations recueillies au fil des entretiens, le contenu du développement local fluctue en fonction du passé des acteurs et des conjonctures locales. Il ne conserve pas moins une valeur positive. Dans l’adversité, il s’agit moins d’expliquer une situation négative que de fournir à soi-même et aux autres des arguments pour continuer d’agir. Mais quel est le poids véritable de ces micro-interventions dont sont responsables les organismes communautaires sur le dynamisme du développement local et urbain à l’échelle métropolitaine ? Dans quelle mesure la vie de quartier ou la vie de la communauté – et nous faisons l’hypothèse ici que l’action des organismes communautaires joue un rôle important à cet égard – est-elle indispensable à la relance ou à la revitalisation d’une grande agglomération urbaine ?

Nous entrons à ce chapitre sur le terrain du politique, des convictions idéologiques, des valeurs et de l’hégémonie – et ce, tant sur le plan social que culturel –, de même que sur celui d’une démocratie en pratique, telle qu’elle s’exprime dans l’espace public. La forme urbaine et ses qualités intrinsèques, à l’instar du développement local, qu’elle contribue à alimenter, résulte d’une série de choix individuels et collectifs qui sont médiatisés par des compromis historiques, découlant eux-mêmes d’une multiplicité de facteurs[39], à la fois économiques et techniques, mais aussi sociaux, politiques et culturels. C’est par l’entremise de la démocratie que ces facteurs sont soumis à un débat public. À cet égard, les modes d’organisation et les interventions des organismes communautaires dans plusieurs parties du territoire métropolitain jouent un rôle important. Aux côtés d’autres acteurs, ils contribuent à la transformation des mentalités et des cultures locales, participant de ce fait au renouvellement des institutions indispensables à la formulation de choix collectifs relatifs aux modes de vie. La conception participative de la démocratie dont ils sont les promoteurs fait contrepoids aux visions élitistes et contribue à l’orientation et à la définition des choix collectifs.

Cela ne signifie pas que les organismes communautaires partagent une seule et même conception de la démocratie et de ses exigences pratiques, même si chacun d’eux dispose de divers mécanismes plus ou moins élaborés de représentation, favorisant l’expression des attentes ou des volontés de leur base sociale et sa participation aux décisions au sein de l’organisme. D’ailleurs, pour tous les organismes rencontrés, les comités de direction – conseils d’administration et exécutif – doivent rendre des comptes à une assemblée générale. Celle-ci ne suffit toutefois pas à relayer toute l’information nécessaire au fonctionnement démocratique des organismes. C’est pourquoi de nombreux dispositifs destinés à encourager la participation des usagers ou des membres au fonctionnement des organismes ont été élaborés. Cela va du bulletin d’information à parution régulière à une participation directe élargie des usagers ou des membres à la formulation d’objectifs relatifs à l’élaboration de projets ou d’activités, en passant par l’organisation de journées d’étude ou de réflexion, l’évaluation formelle des activités et des projets, le recours à des sondages et l’utilisation d’Internet. Tous ces moyens n’éliminent pas les conflits, tout comme ils n’assurent pas à eux seuls que le fonctionnement démocratique des organismes soit entièrement satisfaisant du point de vue d’une démocratisation de la gestion publique. Ils ne témoignent pas moins du fait que ces groupes sont attentifs aux exigences d’une démocratie participative, dont ils font directement ou indirectement la promotion.

En même temps, ce fonctionnement des organismes communautaires ne s’effectue pas en vase clos. Les ressources mises à leur disposition demeurent limitées. Ils sont soumis à des pressions politiques en provenance des trois paliers gouvernementaux. Ils doivent répondre à des besoins sociaux grandissants. Plusieurs d’entre eux vivent une précarisation qui rend difficile l’accomplissement de leur mission. Leur capacité de contribuer à l’amélioration des conditions de vie de leur communauté passe, dans un premier temps, par la viabilité de leur propre organisme.

Nous retrouvons à cet égard le dilemme auquel ces groupes doivent faire face depuis qu’ils reçoivent un financement public. D’une part, ils sont soucieux de préserver leur autonomie – c’est à cette condition qu’ils sont en mesure de mener à bien leur mission –, d’autre part, ils ont besoin de ressources financières que seul l’État, dans la très grande majorité des cas, est en mesure de leur fournir. Ce dilemme est d’autant plus important de nos jours que, pour les pouvoirs publics, les organismes communautaires sont devenus des partenaires indispensables pour la gestion des services de proximité, sans compter que nombre de politiques publiques découlent directement des initiatives du secteur communautaire.

À une analyse en termes de canalisation de l’action des organismes communautaires par l’entremise d’un financement public provenant de l’État, il faut en opposer une autre qui met l’accent sur une démocratisation de la gestion publique. C’est cette deuxième position que défendait il y a quelques années Jennifer Wolch[40] concernant l’action du secteur volontaire aux États-Unis. Pour elle, en dépit des limites de l’action communautaire et de l’articulation de certaines initiatives en provenance du milieu communautaire aux programmes d’action publique, le travail de ces organismes contribuait à la démocratisation de la gestion publique.

En étudiant le rôle des associations dans l’action publique locale en France, Jacques de Maillard parvient à des conclusions similaires. Selon lui, même si les associations sont de plus en plus partie prenante de la gestion publique, elles ne sont pas pour autant entièrement instrumentalisées par l’État : « l’intégration des associations à l’action publique par le biais de la contractualisation induit des contraintes accentuées pour le fonctionnement associatif, mais n’entraîne pas pour autant une fonctionnalisation de l’action associative[41] ». C’est que les associations, en dépit des contraintes qui sont les leurs, prennent part de plus en plus à la formation de l’action publique. Elles sont devenues des partenaires incontournables et transforment, ce faisant, le modèle traditionnel de la gestion publique. On ne change pas pour autant d’une manière radicale les structures du pouvoir, mais les modes de décision sont plus ouverts et plus soumis à des négociations élargies qu’auparavant[42].

Qu’en est-il dans le cas des organismes communautaires de la région de Montréal engagés sur le terrain de la gestion des services de proximité et du développement local ? Certains organismes, à cause de leur milieu, de l’expérience accumulée et des ressources mises à leur disposition, sont plus à même que d’autres à la fois de préserver leur autonomie et de peser sur l’orientation des décisions publiques. Toutefois, le manque de ressources, un financement aléatoire et une lutte incessante pour garantir leurs budgets de fonctionnement demeurent encore aujourd’hui des préoccupations pour la majorité des organismes communautaires, comme cela était le cas il y a une vingtaine d’années. Pour autant, on ne peut pas dire que leur action est complètement canalisée par l’État. Les initiatives qu’ils prennent et les projets qu’ils élaborent contribuent au développement local sous divers angles, de même que dans des proportions qu’il nous faut mieux évaluer.

Action collective et recomposition territoriale

Pour les organismes communautaires de la région de Montréal, le développement local passe par une série d’interventions dans l’espace social, en premier lieu auprès des plus démunis, pour que ces derniers soient en mesure de contribuer à son orientation. Cet objectif est ambitieux et prend place sur plusieurs terrains en même temps, dont celui de la démocratie locale. Bien que tout ne passe pas par la démocratie et en particulier les décisions contingentes des entreprises et des promoteurs privés, la démocratie n’est pas moins un ingrédient indispensable au renouvellement du champ institutionnel à partir duquel les acteurs sociaux parviennent à établir un climat de confiance, voire de reconnaissance sociale, en vue d’effectuer des échanges, de définir des projets et de formuler des stratégies.

Dans le passé, les mouvements urbains et les organismes communautaires ont joué un rôle important dans le développement de Montréal en intervenant en priorité dans les quartiers centraux, contribuant de ce fait à la modernisation de la gestion des services urbains, voire à une certaine démocratisation de la gouvernance. Au cours des vingt dernières années, le développement urbain et sa gestion ont continué de se métamorphoser en fonction d’une nouvelle réalité sociale, économique et culturelle. La montée en puissance de la métropolisation que d’aucuns associent à la mondialisation[43] a transformé les rapports sociaux à l’espace. Cela s’est traduit par une prépondérance de l’étalement urbain, une compétition accrue entre les villes appartenant à un même espace régional et une nouvelle hiérarchie urbaine qui engendre de nouvelles polarisations et exclusions sociales. La ville devient un milieu où se tissent plusieurs réseaux de relations qui prennent place à diverses échelles. Les relations entre les gens et les lieux apparaissent beaucoup plus diffuses que par le passé[44]. Dans ce contexte, il apparaît que l’avenir du développement local s’inscrit de plus en plus dans l’espace métropolitain.

En voulant améliorer les conditions de vie, les conditions de travail et la qualité de la vie civique des habitants par rapport à leur quartier, leur arrondissement ou leur ville, les organismes communautaires participent à des démarches dont ils ne maîtrisent pas toute la complexité. Ils peuvent de moins en moins compter sur les pouvoirs publics, même si les ressources financières qu’ils en reçoivent tendent, toutes proportions gardées, à s’accroître. Ils continuent d’agir à l’intérieur d’espaces infra-métropolitains, alors que les rationalités économiques se redéploient à une échelle qui est globale et métropolitaine.

Depuis une quinzaine d’années, la transformation du rôle de l’État – que nous pouvons associer à une redéfinition du cadre de l’action publique – a souvent été associée à l’idée de gouvernance. Malgré l’idéologie participationniste qui l’accompagne, la gouvernance n’attribue pas moins un rôle marginal aux acteurs sociaux les moins importants dans les représentations collectives dominantes, comme les organismes communautaires. Cela ne signifie pas qu’ils ne sont pas consultés ou qu’ils ne participent pas au débat public. Il reste que leur poids est souvent directement proportionnel à leur reconnaissance sociale.

Le développement local n’est pas une recette. Il témoigne d’une volonté sociale et politique de résister aux tendances lourdes de l’économie pour en tirer le meilleur parti. Dans le contexte métropolitain d’aujourd’hui, tel que nous l’avons observé à partir de l’exemple de Montréal, le développement local ne signifie pas une concertation des acteurs sociaux à l’échelle métropolitaine proprement dite. Cependant, cela ne veut plus dire avant tout d’agir sur les facteurs économiques définis de manière limitative et exclusive (en termes d’aide à l’employabilité, de soutien à l’entrepreneurship et de création d’entreprises, par exemple). Le développement local passe résolument par un enrichissement de la vie sociale et civique et un appui aux habitants les plus vulnérables d’une communauté donnée, afin de favoriser leur intégration sociale sur tous les plans. À cet égard, la référence à l’espace métropolitain demeure pour l’instant trop vague et trop indirecte dans les représentations et les actions des acteurs du milieu communautaire pour que cela n’entraîne une redéfinition de leur vision du développement et une transformation de leur stratégie d’action à cette échelle.

Plusieurs hypothèses d’explication peuvent être avancées à ce sujet. Il y a d’abord le fait que les instances politiques qui existent à l’échelle métropolitaine – et auprès desquelles l’action pourrait se tourner –, nous pensons en particulier ici à la Communauté métropolitaine de Montréal, ont été créées il y a trop peu de temps pour constituer un interlocuteur valable pour les organismes communautaires. Deuxièmement, cette instance ne dispose pas de ressources dont elle pourrait faire bénéficier ces organismes. Pour l’instant, ses programmes visent ou bien les administrations municipales, ou bien certaines catégories de citoyens, avant tout par l’entremise des municipalités. C’est le cas notamment du logement social et du transport en commun où la Communauté métropolitaine doit intervenir. En outre, les paliers locaux, que ce soit à l’échelle de la ville, du quartier ou de l’arrondissement, de même que le palier provincial, demeurent encore les échelles les plus pertinentes, notamment en ce qui a trait au financement de programmes, d’activités ou de projets, pour ces groupes. Enfin, c’est aussi la vitesse des changements qui affectent les échelles territoriales qu’il nous faut prendre en compte. Même si, sur le plan théorique, le palier métropolitain est incontournable, dans les faits, sur le plan empirique, il en va autrement. Les acteurs du milieu communautaire demeurent tournés pour l’instant vers leur arrondissement ou leur municipalité, lorsque ce n’est pas vers les secteurs d’intervention définis à une échelle provinciale. Selon nous, cela n’invalide pas la pertinence de l’espace métropolitain comme vecteur de restructuration économique et sociale. Cela signifie néanmoins que, pour l’instant, cette échelle n’est pas suffisamment constituée, dans le cas de Montréal, sur les plans social et politique – voire organisationnel, si ce n’est institutionnel – pour susciter des mobilisations ou être l’objet de demandes spécifiques de la part des organismes communautaires tournés vers le développement local.

En conclusion, on peut dire que ce qui a été gagné sur le plan de la démocratie locale – en termes de reconnaissance, de participation élargie des acteurs à la gouvernance urbaine, d’ouverture sur les besoins sociaux des milieux de vie –, provenant de la contribution des organismes communautaires au développement local et urbain, demeure des plus fragiles. Au fil des ans se sont tissés des liens sectoriels et territoriaux très nombreux entre, d’une part, une multitude d’organismes communautaires et, de l’autre, ces mêmes organismes et les institutions publiques qui alimentent la vie économique, sociale et culturelle des quartiers, des arrondissements et des villes de la banlieue. Ces liens demeurent cependant soumis à de nombreuses contraintes, à commencer par le financement public de l’action des organismes communautaires. À ces contraintes s’ajoutent les incertitudes relatives à l’avenir du développement économique et urbain tant à l’échelle de l’espace des quartiers urbains, des arrondissements ou des villes, qu’au-delà de ceux-ci. À cet égard, les acteurs sociaux auprès desquels nous avons mené notre enquête ne pensent résolument pas en termes de citoyenneté définie en référence à une échelle métropolitaine. Faut-il y voir un « déficit démocratique » ? La notion de « citoyenneté métropolitaine » que certains[45] ont avancée est-elle prématurée dans le cas de Montréal ? Comment est-il possible de coordonner des actions qui ont une portée à l’échelle des quartiers, des arrondissements ou des villes de la banlieue, mais dont la signification à l’échelle métropolitaine demeure difficile à appréhender ?

Depuis les années 1960, la démocratie locale a subi de nombreuses transformations auxquelles ont contribué les mouvements urbains et les organismes communautaires. L’importance accrue de l’échelle métropolitaine dans la gouvernance urbaine nous invite à considérer de plus près ce qu’il en est aujourd’hui. Les enjeux du développement local, considérés par le biais de l’action d’organismes communautaires, nous ont permis d’explorer cette réalité. Notre analyse nous révèle cependant que si les organismes communautaires pensent et veulent contribuer au développement local, ils ne tentent aucunement pour l’instant d’agir à l’échelle métropolitaine, un espace qui demeure encore trop abstrait pour ces acteurs.