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Les politiques publiques sont constituées de dispositions matérielles et symboliques qui ciblent, explicitement ou implicitement, un « public ». Les frontières de ce public sont l’objet de luttes permanentes à travers lesquelles les politiques publiques elles-mêmes prennent sens : « Définir une politique et son objet, c’est en effet définir dans le même mouvement la réalité sur laquelle cette politique est censée agir[1]. » Une intervention publique ne préexiste donc jamais totalement à sa mise en oeuvre : elle dégage, dans son effectuation même, ses propres conditions de possibilité. Il en va ainsi des politiques de l’adoption en France : ouverte en droit aux couples mariés depuis plus de deux ans (ou âgés l’un et l’autre de plus de 28 ans) et aux célibataires de plus de 28 ans, l’adoption est en fait largement définie par l’intervention des travailleurs sociaux qui évaluent les candidats et leur octroient l’agrément administratif indispensable à la poursuite de leurs démarches. Dans ce contexte, l’homosexualité, déclarée ou supposée, est le plus souvent considérée comme un « risque social » qu’il convient de prévenir. Nombre de travailleurs sociaux se prévalent de cette mission et infléchissent ainsi le sens des politiques de l’adoption. Il est donc possible d’affirmer, avec Pierre Lascoumes, que sujets et objets de l’action publique interagissent et se « transforment sans cesse[2] ». La notion de risque constitue un instrument-clef de cette interaction[3].

Le risque n’est pas une manifestation extérieure à l’action publique, manifestation que les agents sociaux se contenteraient d’éviter ou de réguler : il est au contraire activement produit par eux. Le risque est toujours, pour partie, un risque perçu : « […] il n’y a pas de risque en soi, il n’y a que des façons, toujours spécifiques historiquement et culturellement, d’appréhender les situations d’incertitude[4] ». En d’autres termes, les politiques qui recourent à la notion de risque relèvent d’une appréciation probabiliste du degré de confiance qu’inspire une situation donnée[5]. C’est ainsi que s’est enracinée une rhétorique qui conduit de nombreux agents sociaux à qualifier des questions sociales (vie familiale, sexualité, comportements alimentaires, etc.) par de simples analogies forgées en situation de catastrophe naturelle ou de danger médical (précaution, prévention, réparation, etc.). Que nous apprend un tel glissement cognitif ? Nous formulons l’hypothèse que la notion de risque oeuvre comme l’envers inavoué des dispositifs juridiques contemporains qui reconnaissent à l’individu et au couple des droits inaliénables. Elle assure, à moindre coût politique, le maintien d’un contrôle social indirect et légitime simultanément à l’intervention publique. Nous souscrivons volontiers aux propos de Franz Schultheis lorsqu’il affirme que « ce qui se donne d’un côté comme une protection légale des aspirations et des libertés individuelles […] se transforme facilement, de l’autre côté, en “risque” dont l’ampleur va de pair avec le sexe, la situation familiale ou encore le statut socio-économique des personnes concernées[6] ».

Nous exposerons cette hypothèse au regard du traitement réservé aux homosexuelles et homosexuels dans la procédure française d’agrément en vue d’adoption[7]. Le danger que représenterait leur candidature (pour l’enfant et pour l’ordre social) révèle la façon dont l’adoption est elle-même appréhendée comme un risque. En établissant une filiation entre des individus qu’aucune parenté biologique ne lie, l’adoption rappelle en effet que toute filiation est une convention sociale distincte de la procréation. Ce faisant, elle confronte le droit à son caractère fictionnel et génère une anxiété non négligeable devant l’indétermination des relations sociales ainsi mise en lumière. Nous tâcherons de montrer que le risque est mobilisé pour réguler cette anxiété. Toutefois, si le risque est, pour les travailleurs sociaux, un motif à la fois d’intervention (input) et de justification rétrospective de leur action (output), il n’est l’objet d’aucune mise en politique explicite. Le dispositif de l’adoption reste discret sur les modalités de sélection des candidats. S’agit-il d’une caractéristique du « risque social » qui, par son objet même, impliquerait une plus grande prudence formelle ? Par extension, ne peut-on parler de politique du risque que dans des domaines spécifiques (environnement, biotechnologies, transports, énergies, etc.) ou bien est-il possible de considérer que toute intervention publique est toujours une politique du risque ? Nous soutiendrons cette seconde hypothèse en montrant que la notion de risque traverse et caractérise les politiques familiales contemporaines même lorsque cette qualification n’est pas revendiquée in situ par ses agents. C’est par la mise en récit des trajectoires des candidats que la rhétorique du risque imprègne et saisit les politiques adoptives.

Ce qu’agréer veut dire

Depuis la loi du 11 juillet 1966, il existe en France deux types d’adoption : l’adoption plénière qui substitue la filiation adoptive à la filiation biologique (l’état civil de l’enfant est réécrit : il est né de ses parents adoptifs)[8] et l’adoption simple qui additionne les deux filiations et transfère l’autorité parentale aux parents adoptifs[9]. L’adoption plénière, plus contraignante dans ses effets, implique une procédure supplémentaire de sélection des candidats : les phases de mise en relation avec l’enfant puis de prononcé judiciaire de l’adoption par le Tribunal de grande instance sont précédées d’une enquête administrative dont les départements détiennent la compétence dans le contexte de la décentralisation[10]. Les travailleurs sociaux membres des services départementaux de l’Aide sociale à l’enfance (ASE) ou leur étant attachés évaluent les conditions psychologiques et matérielles d’accueil de l’enfant et présentent leurs conclusions à une commission d’agrément[11] qui, à son tour, transmet un avis au chef de l’exécutif départemental ; le président du Conseil général[12] décide alors seul d’agréer ou non les candidats. En pratique, le rôle des travailleurs sociaux (assistants sociaux, éducateurs spécialisés, infirmiers, psychologues[13]) est déterminant puisque le président du Conseil général suit généralement l’avis qui lui a été transmis. L’enquête est organisée en deux étapes principales : un volet social « confié à des assistants de service social, à des éducateurs spécialisés ou à des éducateurs de jeunes enfants, diplômés d’État » et un volet psychologique confié « à des psychologues territoriaux ou à des médecins psychiatres, du contexte psychologique dans lequel est formé le projet d’adopter[14] ». Toutefois, si les étapes de cette transmission sont établies sans ambiguïté par le décret du 1er septembre 1998, il en va tout autrement des critères de sélection : le décret fait mention de l’« intérêt de l’enfant », de l’« évaluation de la situation familiale », des « capacités éducatives », des « possibilités d’accueil », mais sans jamais en déterminer le contenu. On observe ainsi des pratiques très variables d’un département à l’autre : existence ou non de grilles d’enquête, nombre aléatoire d’évaluations, recueil de l’avis des proches (enfants, conjoints, parfois entourage amical) ou, au contraire, indépendance du projet d’adoption, etc. Ces pratiques se traduisent par des décisions d’agrément elles-mêmes hétérogènes.

C’est dans ce « flou du droit[15] » que les travailleurs sociaux prennent appui sur la notion de risque pour étayer leur travail de certification des candidatures. Ils adaptent ainsi sensiblement les conditions légales. Si la loi du 11 juillet 1966 permet l’adoption conjointe aux seuls couples mariés, elle autorise également une personne seule à adopter, soit une ou un célibataire de plus de 28 ans[16], soit une personne mariée, avec l’accord de son épouse ou époux[17]. Dans tous les cas, les adoptants doivent avoir au moins 15 ans de plus que l’enfant adopté, sauf s’il s’agit de l’adoption de l’enfant du conjoint (l’écart n’est plus que de dix ans) ou si le Tribunal de grande instance estime qu’il y a de justes motifs pour admettre un écart moindre[18]. Il n’existe en droit aucune autre condition d’âge, de statut matrimonial, de sexe ni d’orientation sexuelle requise pour adopter. Pourtant, la réalité est tout autre : lors de la procédure d’agrément, les candidats célibataires sont invités à mettre en scène la différenciation des rôles paternel et maternel, c’est-à- dire à prouver que leur célibat ne constituera pas un risque au bon développement de l’enfant. Il s’agit là d’une crainte fantasmatique de destruction du psychisme de l’enfant, elle-même facteur de violences futures pour la société. La représentation défaillante de l’autre sexe que les homosexuelles ou homosexuels transmettraient à l’enfant s’opposerait à ce que ce dernier puisse intégrer le rôle de la loi (figuré par le père symbolique, en tant qu’il est en relation avec la mère symbolique). Cette vulgate psychanalytique a traversé les débats sur le contrat d’union civil (Pacte civil de solidarité / Pacs) en 1998-1999. De nombreux juristes, sociologues et anthropologues ont soutenu les adversaires du texte au nom de « la valence différentielle des sexes », de « l’ordre symbolique » ou des « montages anthropologiques »[19]. Ces différentes réactions résultent d’une même anxiété à l’égard de la redistribution normative que l’homosexualité pourrait opérer dans la famille[20] et montrent a contrario la prégnance des représentations rigides et naturalisées des sexes[21]. Largement médiatisées, ces réactions relèvent aujourd’hui de l’évidence chez de nombreux travailleurs sociaux et, parfois même, chez les candidats à l’adoption, conduits à donner le change contre l’obtention de l’agrément[22]. Dans le cours de la procédure d’agrément, l’homosexualité constitue donc un « handicap[23] » : seule sa dissimulation pourra permettre l’obtention du sésame administratif, car, non seulement la majorité des départements refusent-ils sa délivrance à des candidats ouvertement homosexuels, mais, plus encore, la jurisprudence administrative considère que ces refus s’inscrivent dans la légalité[24]. Le Conseil d’État a justifié ses positions in abstracto au nom des « choix de vie » des candidats homosexuels[25], alors même qu’il évalue la mise en scène des fonctions parentales in concreto lorsqu’il s’agit de demandes portées par des célibataires hétérosexuels[26]. Il considère que l’homosexualité constitue, en tant que telle, un risque pour la réalisation d’une adoption, mais, simultanément, « euphémise » son opposition derrière la notion de « choix de vie ».

Le risque social, instrument discret de l’action publique

Par sa position de « porte-à-faux social[27] », l’homosexualité rend donc visible la rhétorique du risque qui traverse l’action publique de l’adoption dans son ensemble. Ce possible désenchantement des normes biologiques fragilise l’adoption dans l’univers des représentations familiales légitimes et, par analogie, les services « adoption » dans le champ administratif. Traiter l’homosexualité comme un risque est dès lors une façon d’évacuer la méfiance souvent exprimée à l’égard de l’adoption elle-même. En concentrant le risque sur certains types de candidatures, les services de l’ASE expriment une gêne qui répond en réalité au discrédit dont ils sont eux-mêmes l’objet. D’une part, les services de l’ASE disposent, dans l’ensemble des départements français, d’un faible capital économique et symbolique[28]. D’autre part, dans l’espace plus large du familialisme d’État[29], l’adoption est depuis longtemps décrite comme une filiation atypique et donc plus risquée pour les enfants[30]. Dans ces conditions, il n’est pas surprenant que les travailleurs sociaux chargés de l’adoption témoignent d’une grande circonspection à l’égard de leurs propres pratiques et compensent cette tension en un conformisme discursif particulièrement soutenu.

C’est ce que démontre l’analyse du questionnaire que nous avons envoyé dans l’ensemble des départements français et qui interrogeait les membres des services de l’ASE sur leurs conceptions de la filiation, notamment l’impact de l’orientation sexuelle sur la délivrance des agréments[31]. Par le recours aux statistiques textuelles (logiciel Spad/T)[32], nous avons constaté la forte récurrence de certains lexiques dans les réponses des travailleurs sociaux. Notre enquête révèle ainsi que l’acceptation de la parenté adoptive homosexuelle est largement paradoxale, car elle ne s’accomplit qu’à travers une réaffirmation de la centralité normative du couple hétérosexuel. Les réponses qui expriment une opinion favorable à la délivrance de l’agrément à des candidats homosexuels ont comme expression la plus probable : « un couple hétérosexuel ». Parmi elles, la réponse la plus caractéristique est la suivante :

Chacun peut vivre la sexualité qu’il veut. Si cela fait la raison d’un refus, il s’agirait d’un jugement de valeur ; cela reviendrait également à refuser l’agrément à des personnes n’ayant pas la même religion que l’enquêteur. Après, concernant l’éducation par deux pères ou deux mères, je ne sais pas. C’est un vaste débat. Mais qui peut dire qu’ils ne s’en sortiront pas mieux qu’un couple hétérosexuel qui peut, et je le vois dans mon métier, maltraiter un enfant ?

À l’inverse, les rejets les plus marqués de l’adoption par des lesbiennes et des gays apparaissent corrélés à des représentations dépréciatives de l’adoption elle-même : l’adoption est avant tout décrite comme un dispositif réparateur, destiné à des enfants perçus comme nécessairement fragiles. La prégnance de ces lexiques tend à prouver que certains thèmes constituent un passage obligé de la procédure d’agrément. Certaines des réponses les plus caractéristiques fournies par le logiciel d’analyse textuelle l’illustrent parfaitement :

Pour l’enfant et l’adolescent, l’homosexualité de ses parents est une particularité supplémentaire qui vient s’ajouter aux différences propres à l’adoption. Cet écart à la norme place l’enfant, mais surtout l’adolescent, face à une réponse supplémentaire en rapport avec des choix d’identification et sa sexualité psychique. Bien évidemment, ceci mérite d’être nuancé au sens où tous les homosexuels n’ont pas la même conscience de l’importance de leur rôle et de leur attitude. Bref, au jour d’aujourd’hui, je suis plutôt opposé à la reconnaissance d’un droit à la parentalité homosexuelle. Par ailleurs, ceux-ci pourraient voir améliorer le Pacs pour toutes les questions d’héritage et de pensions de réversion.

Notre enquête met en évidence la portée métaphorique du risque dans le traitement des candidatures à l’agrément, mais elle montre aussi que le lexique du risque n’est que très rarement assumé par les travailleurs sociaux. Recouvert par une rhétorique de sollicitude à l’égard de l’enfant, le risque ne constitue jamais un principe explicite d’action, mais son évaluation constitue un instrument discret de l’action publique[33]. Parmi les réponses les plus représentatives mises en évidence par le dépouillement de notre questionnaire, il est possible de constater que, lorsque les travailleurs sociaux se réfèrent aux risques encourus par l’enfant adoptif (abandon, changement d’environnement culturel et social, etc.), ils cessent simultanément d’appréhender la singularité des candidatures à l’agrément. Ils justifient leur intervention par quelques « vérités » générales sur les équilibres psychologiques au sein de la famille et non plus par leur mission d’évaluation des environnements familiaux propices au bon développement de l’enfant.

L’enfant qui va forcément se poser la question et attendre une réponse sur ses origines et ses parents naturels sera peut-être plus déstabilisé par des parents adoptifs de même sexe car il aura encore des questions supplémentaires à se poser sur une famille différente.

Le problème n’est pas l’homosexualité en tant que telle, mais les incidences sur l’épanouissement de l’enfant qui attend une cellule familiale et qui risque de souffrir de l’absence de l’image maternelle ou paternelle.

Les politistes québécoise et française Jane Jenson et Mariette Sineau ont elles aussi observé l’importance de la rhétorique du risque dans les questions de l’enfance[34]. Elles estiment même que cette rhétorique constitue une nouvelle forme de gouvernance que le Laboratoire de recherche sur les pratiques de citoyenneté et de gouvernance (LRPCG) de l’Université de Montréal a désignée sous le terme Lego® : la sécurité est perçue comme le résultat de la capacité d’apprentissage de chaque individu, de sorte que les relations sociales sont pensées par rapport au bien qu’en retirera la société tout entière (à l’image du potentiel pédagogique présenté par les fabricants de jeux de construction). Il s’agit de pallier tout ce qui pourrait fragiliser l’enfant et, à travers lui, la société à venir : c’est ainsi que la monoparentalité, situation prédestinant le futur adulte à la pauvreté, doit être strictement encadrée. Ce paradigme est largement paradoxal : en se proposant d’anticiper les fragilités sociales, il amplifie les hiérarchies qui ont concrètement cours au sein de la société.

Le risque social, instrument biographique de l’action publique

Comme nous venons de le montrer, la force de la notion de risque en matière d’adoption réside, pour une large part, dans sa discrétion. Préserver cette notion de toute controverse politique, c’est garantir sa puissance d’agir[35] au cours de la procédure d’agrément. Reste à savoir comment cette notion parvient à produire des effets : si les travailleurs sociaux ne la revendiquent pas ouvertement, pourquoi les candidats à l’adoption y seraient-ils contraints ? La procédure d’agrément implique en fait que les candidats fournissent une présentation réflexive de leur parcours personnel. C’est à travers ce « récit de soi[36] » qu’agit la notion de risque, puisque les candidats vont chercher, face aux modèles familiaux idéalisés par les travailleurs sociaux, à rassurer quant à l’innocuité de leur propre demande. L’agrément illustre ainsi l’institutionnalisation des modèles biographiques décrite par Ulrich Beck[37] : tous les entretiens semi-directifs réalisés avec des candidats homosexuels confirment l’importance de cette autodiscipline biographique.

On présentait donc un environnement familial déjà puisqu’il y avait ses enfants à elle. Et on n’a pas caché qu’on vivait ensemble, on n’a pas caché qu’on élevait ses deux gamines, mais on n’a pas révélé non plus la relation qui nous unissait. On ne l’a pas révélée tout en disant « si on nous pose la question directement, ben, on dira la vérité », mais si on ne nous la pose pas, tant qu’on ne nous la pose pas, on joue le jeu de deux copines qui vivent sous le même toit, parce que ça les arrange financièrement, économiquement. […] elle divorcée avec deux gosses, moi la pauvre orpheline, donc on a joué un scénario comme ça. Je pense qu’on est tombées sur des travailleurs sociaux intelligents qui avaient peut-être compris de quoi il s’agissait, mais ça n’a pas été abordé, du moins pour le premier agrément. (Candidate, 20 mai 2003.)

J’ai fait les démarches en mon nom puisqu’on ne pouvait pas les faire en tant que couple et je ne me suis pas présentée comme étant homosexuelle d’emblée, comme ça. Mais, en fait, après, quand il y a eu les enquêtes des assistantes sociales, elles viennent à la maison, elles annoncent qu’elles vont faire une enquête, qu’elles cherchent à rassembler le maximum d’éléments. On s’est dit, il ne faut pas mentir. (Candidate, 3 juillet 2003.)

La chose la plus simple que j’aie pu faire, je cherchais plutôt une relation stable, en tout cas à l’époque, au début quand j’avais 22‑23 ans je découvrais un petit peu le milieu, mais enfin très rapidement je savais que c’était pas quelque chose qui m’intéressait, donc mettre au féminin ce que j’avais pu vivre au masculin était pour moi la manière la plus simple de mentir et d’éviter de me couper. C’est comme raconter la vérité, juste un petit peu… (Candidat, 28 août 2003.)

Les candidats doivent contourner l’obstacle de l’enquête en réécrivant leur histoire. Mais, ce faisant, ils intériorisent les exigences institutionnelles qui pèsent sur eux et reproduisent des normes qui pourtant les contraignent.

Moi, si je fais la démarche, et je comprends complètement cette démarche, si je fais la démarche de vouloir adopter, c’est que j’estime que je suis un bon parent potentiel telle que je suis, telle que je vis. Et donc aller raconter autre chose, aller cacher les photos de mon compagnon, ma compagne, aller enlever la brosse à dents, aller raconter que je ne vis pas comme je vis, c’est insupportable. Donc il y a beaucoup de gens qui renoncent parce que dissimuler, c’est vraiment terrible. Qui est-ce qui a envie d’être inauthentique dans une démarche où quelque part ce qu’on te demande, c’est de faire la preuve que tu vas être un parent compétent, un bon parent ? Qui est-ce qui a envie de commencer ça en mentant ? (Candidate, 20 mai 2003.)

Le risque qui plane sur les candidats à l’adoption illustre une des prises les plus efficaces du pouvoir politique contemporain sur les sujets, puisque ces derniers sont conduits à mettre eux-mêmes en oeuvre le dispositif qui les assujettit[38]. Invités à faire preuve d’authenticité, les candidats doivent eux-mêmes renoncer à la singularité de leur projet. Ils sont pris au piège d’une procédure qui, pour les faire accéder au statut de parent, produit chez eux un sentiment de déviance[39]. Tout au long de la procédure d’agrément, ce sentiment s’élabore dans le rapport que chacun entretient au secret quant à son orientation sexuelle : ne pas énoncer son homosexualité, c’est ignorer être ou non considéré comme tel, mais c’est aussi escompter tirer profit de cette ignorance réciproque ; l’énoncer, c’est s’exposer à une métonymie discriminatoire, mais c’est aussi installer un nouvel environnement épistémologique où l’hétérosexualité n’est plus assimilée, par défaut, au savoir tout entier. L’émergence du thème de l’homoparentalité a ainsi rendu visible le traitement discriminatoire des lesbiennes et des gays dans la procédure d’agrément et, simultanément, a contribué à focaliser l’attention des travailleurs sociaux sur cette question, au point qu’ils portent désormais fréquemment un soupçon d’homosexualité sur toute candidature émanant d’une ou d’un célibataire [40].

Façons de classer

— Moi, vous voyez, j’ai ma grille. Je regarde qui sont les candidats à partir de différents critères. Cela permet de voir avec plus de précision qui ils sont. Les candidats, ils sont de mieux en mieux préparés, alors, lorsque je les reçois, ils me disent ce qu’ils ont entendu à la télé sur l’adoption. Et puis ça fait longtemps que je fais ce travail maintenant. Je ne suis pas dupe, certains peuvent nous dissimuler ce qu’ilsfont au quotidien. Au moins, la grille, elle me permet de cibler davantage.
— Et cela fonctionne toujours ?
— Non, bien sûr, y a toujours des cas compliqués. Dans ces cas-là, il faut s’arranger. Je sais que certaines assistantes sociales refusent de parler des grilles. Moi, je suis pour la transparence. Mais, de toute façon, c’est juste une façon de classer.
(Assistante sociale, 7 juillet 2003, extrait d’entretien.)

La façon de classer les récits des candidats à l’agrément, dont cette assistante sociale trace les contours, résume parfaitement le mode opératoire du risque au sein de l’action publique de l’adoption : un instrument de production biographique des individus, tendu entre ce qu’ils font et la perception de ce qu’ils sont. Un trouble saisit le travail social lorsque le portrait imaginaire d’un type de candidature rencontre son modèle réel. Lorsqu’un candidat se déclare homosexuel durant la procédure d’agrément, il déroute les routines cognitives de l’administration. Le risque permet alors de dériver cette tension et de protéger le dispositif institutionnel contre sa propre inadaptation : « l’ordre social idéal est maintenu grâce aux périls qu’encourent les transgresseurs[41] ».