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Lorsqu’au début des années 1990 le concept de gouvernance a été ressorti de l’obsolescence où il se trouvait depuis le dix-huitième siècle, la perspective selon laquelle il était défini n’a pas manqué d’interpeller quant à la place de l’État. En effet, l’instance qui, sur la scène internationale, a remis en vigueur cette notion l’a définie en ces termes : « la manière avec laquelle le pouvoir est exercé dans la gestion des ressources économiques et sociales d’un pays pour son développement » (Banque mondiale, 1992 : 1). Une telle définition plaçait ainsi d’emblée l’accent sur la gestion de l’État et sur son rôle. La publication du rapport de la Banque mondiale précisant son approche de la gouvernance se situe à une époque où deux idées étaient propagées à l’échelle globale par deux initiatives qui vont inspirer cette conception dans une perspective normative : le « Consensus de Washington[1] » d’une part et « l’Agenda sécuritaire de Washington » d’autre part :

[L]’une selon laquelle le rôle positif du gouvernement est d’être fondamentalement méfiant dans des domaines centraux de la vie socioéconomique (de la régulation des marchés jusqu’à la planification des catastrophes) ; l’autre qui veut que l’application durable de politiques et de régulations décidées au niveau international mette en péril la liberté, limite la croissance et empêche le développement.

Kazancigil, 2002 : 70

Deux décennies plus tard, à l’issue de leur sommet annuel en 2010, les chefs d’États et de gouvernements membres du G20 publiaient une déclaration dans laquelle est présenté le « Seoul Development Consensus for Shared Growth » (Consensus de Séoul sur le développement pour une croissance partagée). Un tel discours semble indiquer l’adoption d’une nouvelle approche dans la conception de la gouvernance. Au-delà de la symbolique que peut représenter l’utilisation du terme consensus dans la déclaration de Séoul, il convient d’investiguer les raisons du passage du « Consensus de Washington » au « Consensus de Séoul » et d’en relever les implications sur la place de l’État dans la gouvernance. Cela permettra d’évaluer dans quelle mesure le passage de l’un à l’autre constitue, dans cette perspective et au-delà des discours, une continuité ou un changement pour l’acteur étatique.

De Washington à Séoul : pourquoi ?

Au cours des deux dernières décennies du vingtième siècle, en raison notamment du phénomène de globalisation multiple, on assistait à un glissement du concept de « gouvernement » vers celui de « gouvernance » (Vercauteren, 2004). Cette dernière, telle que précisée par la Banque mondiale sous l’inspiration du Consensus de Washington, était alors présentée comme susceptible d’apporter des solutions aux problèmes de légitimité et d’efficacité que connaissaient plusieurs acteurs étatiques dans un contexte de crise de transformation de l’État (McCarthy et Jones, 1995). Dès cette époque, la gouvernance était perçue comme une réponse possible à ce qui était défini comme une « crise de gouvernabilité » (Mayntz, 1993).

Dans ce contexte, le Consensus de Washington impactait la conception de la gouvernance en lui conférant une forte valeur prescriptive à travers un certain nombre de principes : la transparence, l’imputabilité (accountability), la lutte contre la corruption, le respect des règles de droit et des droits de l’homme, la décentralisation et l’équilibre budgétaire grâce à la réduction des dépenses publiques… (Osborne et Gaebler, 1992). De manière plus spécifique, le Consensus de Washington visait à renforcer la libéralisation économique et à adapter le domaine public (local, national et global) aux institutions et aux processus dominés par les marchés. Dans un tel cadre, l’État va se trouver en quelque sorte formaté, sous contrainte de balises posées par des institutions internationales telles que le Fonds monétaire international (FMI) et la Banque mondiale (BM) qui incarneront au niveau global cette approche de la gouvernance. En d’autres termes, les principales instances de gouvernance mondiale ont constitué les principaux vecteurs de pressions externes sur l’État… en faveur de retrait de celui-ci et, conséquemment, de la survenance du phénomène de glissement du « gouvernement » vers la « gouvernance ». Une telle approche sera préconisée non seulement dans les pays en voie de développement mais également dans l’hémisphère Nord, ceux-ci étant encouragés en ce sens par des instances internationales et également par des dirigeants des principaux pays industrialisés bénéficiant d’une prépondérance dans les instances formelles de gouvernance globale. À cet égard, Ali Kazancigil observe que : « La gouvernance [pour les pays du Nord] leur semblait apte à donner des résultats satisfaisants dans des situations où la dimension hiérarchique est faible et l’hétérarchie élevée, avec des partenaires multiples aux statuts diversifiés : publics et privés, ou appartenant à des juridictions et pays différents » (2002 : 8). Par sa logique, la gouvernance a alors porté et stimulé un mouvement de dérégulation, voire de déréglementation. Les processus formels ont ainsi subi un mouvement de retrait au profit d’arrangements informels. C’est ce que relève Yannis Papadopoulos lorsqu’il souligne : « La gouvernance amène souvent une dé formalisation des structures décisionnelles […] » (2002 : 135).

Cette approche de la gouvernance, les principes et les pratiques qu’elle porte et qui seront considérés comme transposables à l’ensemble des pays de la planète, vont faire l’objet de remises en cause, essentiellement pour deux raisons : d’une part le constat de faiblesses de la gouvernance telle que prônée par le Consensus de Washington, d’autre part les modifications affectant le système international.

La crise de la gouvernance

Le recours à la gouvernance au début de la dernière décennie du vingtième siècle a été élaboré et mis en oeuvre dans une période de convergence de plusieurs facteurs : la mise en évidence des faiblesses dans la gestion de pays de l’hémisphère Sud, faiblesses préjudiciables à leur développement, la critique à l’encontre d’appareils bureaucratiques et de missions hypertrophiés dans plusieurs États de l’hémisphère Nord, critique symbolisée notamment par l’expression de Ronald Reagan[2] : « L’État n’est pas la solution à nos problèmes ; l’État est le problème[3]. »

Cependant, en dépit de la conception dominante de la gouvernance, celle-ci allait montrer des limites et des faiblesses, suscitant de la sorte des critiques à son encontre, et ce, bien avant la dépression économique actuelle. Ces critiques allaient s’exprimer notamment à l’occasion des crises successives qui ont frappé, depuis 1994, des pays d’horizons aussi divers que le Mexique, la Thaïlande, la Corée du Sud, la Russie, l’Argentine et la Turquie, crises dont la responsabilité a été attribuée, au moins en partie, aux recettes du Consensus de Washington.

Une première faiblesse réside au coeur même du processus de gouvernance. En effet, censée favoriser les interactions entre l’État et la société en offrant un mode de coordination horizontale plutôt que verticale entre partenaires intéressés par un enjeu (les stakeholders), la gouvernance, par la mise en retrait de l’État qu’elle implique et en n’en faisant qu’un acteur parmi d’autres dans cette logique d’horizontalité, a affaibli la capacité de l’acteur étatique de contrôler, voire simplement d’assurer cette coordination. Ainsi, l’efficacité censée être favorisée par le processus de gouvernance s’en trouve réduite. La gouvernance devient alors davantage une question, un processus d’autorégulation entre acteurs soumis à des contrôles de plus en plus inexistants ou inefficaces, par exemple par des instances de contrôle qui ne sont pas ou plus des organismes publics, mais plutôt privés, notamment les agences de certification. Un tel état de fait laisse alors la porte ouverte aux rapports entre les plus influents qui emportent la décision, rendant la gouvernance plus chaotique (Smouts, 1998).

Mais d’autres critiques et faiblesses ont aussi été mises en évidence. Dès 2006, plusieurs analyses ont souligné entre autres les carences de moyens mis en oeuvre par les instances internationales porteuses des principes et des missions de gouvernance, moyens destinés à résoudre des problèmes contemporains majeurs comme ceux de l’environnement, de la pauvreté et de la sécurité, ce qui revient à souligner les insuffisances de cette gouvernance. Parmi les critiques soulevées à l’encontre de la gouvernance globale, David Held (2006) observe que ces limites sont accentuées par certaines racines profondes des défis contemporains :

  • la grande asymétrie de l’espérance de vie au sein d’un même État et entre États ;

  • la détérioration de la prospérité économique de secteurs tels que l’agriculture ou le textile dans certains pays alors que d’autres prospèrent et subventionnent ces mêmes secteurs ;

  • la formation de flux financiers globaux capables de déstabiliser très rapidement des économies nationales [Susan Strange (1998) parlait à cet égard « d’argent fou » ou de « casino money »] ;

  • le développement de graves problèmes transnationaux concernant les biens communs[4].

La faiblesse fondamentale observée au coeur même du processus de gouvernance en matière de coordination se retrouve sous diverses facettes dans le fonctionnement des instances internationales, facettes qui, schématiquement en raison de leur caractère bien connu, peuvent être présentées comme suit :

  • une absence de division claire du travail entre les multiples organisations intergouvernementales intervenant à un titre ou à un autre dans la gouvernance globale : leurs fonctions et compétences se chevauchent souvent ; leurs mandats entrent fréquemment en conflit ; et leur objectivité est souvent sujette à caution ;

  • l’inertie dans le mode de fonctionnement des organisations intergouvernementales concernées et leur incapacité à mettre en oeuvre des solutions communes ;

  • la multiplication des enjeux et des défis qui dépassent le clivage traditionnel « affaires intérieures » « affaires étrangères », ce qui entraîne trop souvent une lacune en ce qui concerne la prise de responsabilité au niveau global (nul ne sait qui doit engager sa responsabilité… quand les États sont disposés à engager la leur) ;

  • le manque de responsabilité des agences elles-mêmes résultant du déséquilibre des forces entre les États ainsi qu’entre acteurs étatiques et non étatiques dans l’élaboration et la réalisation des politiques globales.

Il est symptomatique de constater combien l’accumulation de constats de limites de la gouvernance a mené à conclure dès 2004 à la faillite du Consensus de Washington[5].

Ainsi, l’accumulation des faiblesses de la gouvernance au niveau global, plus particulièrement dans sa carence d’instance légitime de coordination, finit par se retourner non seulement contre la gouvernance mais contre les États également. Il est vrai que la responsabilité de cette carence au niveau international incombe aux acteurs étatiques eux-mêmes qui refusent l’abandon formel de leur souveraineté au profit d’instances supranationales auxquelles ils ont pourtant confié des missions de gouvernance. In fine, l’État s’en trouve tout autant complice que victime. Car il est aux prises avec une tension entre une logique de retrait souhaité et même encouragé de l’acteur public au niveau national ou local et un refus total ou partiel de poursuivre dans la même logique à l’égard des organisations internationales. Cela permet de relever combien la survenance de la gouvernance globale a été chargée d’une ambiguïté sur la place et le rôle de l’État dans celle-ci. La crise de la gouvernance (Park et al., 2008) apparaît ainsi comme la résultante de la convergence des faiblesses de sa logique interne, des limites de ses instances globales qui l’incarnent, limites cumulées aux résultats insuffisants, voire aux échecs au niveau national.

Un système international modifié dans un environnement de crises

La crise de la gouvernance globale s’est ensuite produite dans un environnement au sein duquel le système international a connu un certain nombre d’évolutions dont la portée va affecter les débats sur la gouvernance elle-même. Un premier aspect à relever à ce propos réside dans les modifications de la structure du système international. À cet égard, le débat sur la configuration de la nouvelle structure en formation depuis la fin de la guerre froide est révélateur de la difficulté d’en trouver une nouvelle définition. Depuis 1989, les interprétations se sont tantôt succédé tantôt confrontées. La lecture classique du monde bipolaire a laissé la place au postulat de l’unipolarité sous l’égide des États-Unis (Krauthammer, 1991), une hypothèse ensuite contestée par l’approche multipolaire (notamment Peral 2009). Cette interprétation est à son tour critiquée par des auteurs comme Stephen Fidler et Alexander Nicoll (2011) qui soulignent la trop grande disparité entre les puissances, tant des points de vue militaire qu’économique et scientifique, sans pour autant aller jusqu’à l’idée de la fin de la polarité dans le monde (Haass, 2008). Pour sa part, Giovanni Grévi tente d’aller au-delà du simple constat de pluralité des pôles en avançant l’analyse de l’interpolarité du système international, le caractère interpolaire étant défini comme la multipolarité à l’âge de l’interdépendance, approche qui, nous le verrons plus loin, s’avérera d’une certaine pertinence dans le présent propos. Grévi (2009 : 5) précise sa pensée en relevant trois caractéristiques de l’interpolarité : a) elle est basée sur l’intérêt (car construite sur la convergence des intérêts des principaux acteurs internationaux) ; b) elle est stimulée par les enjeux (car focalisée sur les défis requérant des solutions coopératives) ; c) elle est orientée vers le processus.

L’abondance et la succession des hypothèses permettent de relever combien, dans sa structure, le système international traverse une succession de phases de mutation traduisant davantage une caractéristique d’instabilité et de transition, ce que Peter Munson (2011) évoque en soulignant la « multipolarité déséquilibrée ». Car au-delà de la difficulté de qualifier la structure du système, il convient d’en relever plusieurs caractéristiques permettant d’avancer dans l’analyse de la question de la gouvernance contemporaine et, par conséquent, de la place de l’État dans celle-ci. Au-delà des aspects déjà évoqués par Grévi, soulignons combien l’interdépendance croissante a pour corollaire de voir des événements qui se produisent d’un côté de la planète générer des effets systémiques.

Outre la structure du système international, des évolutions au cours de ces dernières années sont également observables dans des domaines aussi divers que la sécurité et l’économie, mutations dont certaines méritent d’être soulignées. En matière de sécurité, la nature des principaux enjeux s’est modifiée. Ainsi, comme le souligne Gregg Easterbrook (2009), le risque, à l’échelle de la planète, de mourir dans une guerre est à son niveau le plus bas dans l’histoire de l’humanité. On observe certes une diffusion croissante de la capacité militaire dans le monde (y compris des armements conventionnels et non conventionnels), parmi un nombre grandissant d’acteurs (étatiques et non étatiques) sur la scène internationale (Bates, 2010), ce dernier aspect étant significatif de la croissance des enjeux transnationaux de sécurité. Le monde contemporain est alors caractérisé par cette expression de Gill Bates : « moins de guerre, mais plus de violence » (2010 : 330).

Cependant, contrairement à ce qui était observable jusqu’à la fin de la guerre froide, la rationalité des dépenses globales en armements principalement impulsées par les États les plus puissants participe d’une volonté de protection individuelle plus que d’une rivalité à l’égard des autres puissances, les États étant pour la plupart plus intéressés par la conquête de marchés que l’appropriation de territoires. Sans pour autant exclure la détermination de se prémunir contre les menaces à leur sécurité, les États entendent faire en sorte que celles-ci n’altèrent pas leurs intérêts économiques. C’est en ce sens qu’est désormais soulignée « l’économisation de la sécurité » (Rühle, 2013)[6].

En matière économique, la globalisation a, au cours des dernières années, révélé certaines limites. D’une part, comme l’observent Steffen Kinkel et Spomenka Maloca (2010), sous l’effet de la crise économique, le mouvement de délocalisation des entreprises connaît un certain recul. D’autre part, en dépit de l’apparition de nouveaux enjeux globaux comme l’environnement, l’eau ou l’énergie, plusieurs décideurs politiques ont opté pour une renationalisation dans certains domaines. Cette tendance peut en effet s’observer en matière énergétique (en Russie ou au Venezuela par exemple), mais aussi dans différentes régions du monde en matière de ressources hydriques. Ces enjeux semblent a priori inciter les États qui en reprennent le contrôle à en revenir à une tentative de comportement de cavalier seul. Cela tend alors à corroborer l’hypothèse de la perspective « réaliste » d’un retour de rapports de puissance, ce qui va à l’encontre de la force investie dans les normes internationales. Certes un tel constat ne peut être posé que pour un nombre limité d’États, certaines anciennes puissances, d’autres émergentes, caractérisées par l’acquisition nouvelle, la réacquisition ou la volonté récente d’acquisition de moyens de puissance. Toutefois, le repli sur des stratégies nationales isolées plutôt que collectives est également observable parmi les États consommateurs de matières premières. Enfin, la montée croissante ou le maintien des inégalités, la faible mobilité sociale des nations malgré leur ouverture au commerce mondial et l’imposition d’un modèle de fonctionnement économique sur base d’un universalisme occidental tendent à stimuler une perception négative de − et à empêcher − l’appropriation par tous de la mondialisation. Dans un grand nombre de pays en développement, les promesses non tenues, d’un côté de l’instauration de l’État moderne issu de la décolonisation, de l’autre, du développement économique et social espéré, ont généré de profonds déséquilibres économiques, sociaux, démographiques et politiques suscitant alors, dans un contexte de crise financière et économique globale, des défis de sécurité traduits par des réactions se manifestant de diverses manières, dont l’accroissement de soulèvements populaires, du crime organisé, de l’immigration illégale, du trafic d’êtres humains…

Enfin, parmi les impacts de la crise financière et économique, deux aspects méritent d’être soulignés. Le premier réside dans le fait que, en réaction à la crise financière et à ses conséquences économiques et sociales, les appels se sont multipliés en faveur d’une « ré-intervention » plus marquée de l’État dans l’économie alors que la gouvernance, dans sa conception initiale inspirée du Consensus de Washington, entendait en réduire le rôle. Le deuxième aspect se manifeste dans la pensée et les programmes politiques, notamment sur la conception de l’État et de son rôle. Si, depuis plusieurs années, des analyses comme celle de Chantal Delsol (2004) ont permis de relever la crise de sens du monde contemporain, les multiples tensions actuelles ajoutent encore au désarroi des décideurs politiques. À cet égard, plusieurs scrutins organisés entre 2008 et 2011 dans divers pays d’Europe par exemple n’ont généralement pas permis aux partis de gauche d’avancer de nouvelles utopies mobilisatrices et d’engranger des succès électoraux, alors que la crise économique constituait un contexte qui leur était a priori favorable. De leur côté, des responsables ou des partis plus à droite de l’échiquier politique se sont vus contraints d’accepter, voire de promouvoir des interventions de l’État visant à sauver l’économie et l’emploi, alors que leurs discours et leurs actes antérieurs plaidaient en faveur du retrait de l’acteur public. Il n’est pas jusqu’à George W. Bush qui ne s’est trouvé forcé en 2008 de faire adopter par le congrès américain un « plan Paulson », auparavant jugé « contre nature » aux États-Unis. En d’autres termes, la crise financière fait « bouger les lignes » des idées et des programmes politiques.

Les évolutions observables tant au volet de la sécurité que dans la sphère économique internationale, en particulier en matière de création de richesse, amènent à souligner un double changement sur le plan de la puissance, l’un affectant sa redéfinition (Wilson, 2008), l’autre sa redistribution. Le constat posé auparavant sur la modification de la rationalité des États en matière de sécurité atteste de l’évolution de la nature de la puissance dans le monde contemporain. Sans vouloir trancher de manière définitive sur le débat mené depuis des années entre partisans du hard power (par exemple Mersheimer) et ceux du soft power (Nye, notamment), l’option privilégiée dans la présente contribution penche davantage vers le constat d’une balance en faveur de la deuxième option, même si la première ne peut être totalement disqualifiée. Cette évolution peut être autant le résultat du constat de l’impossibilité pour tout État, même le plus puissant, d’arriver désormais à ses fins principalement par l’utilisation de sa puissance classique basée sur la contrainte et la force, que de la nécessité qui en découle de poursuivre, dans un contexte international marqué par une interdépendance croissante, ses intérêts nationaux par d’autres moyens, en particulier basés sur sa puissance économique et financière.

La puissance peut alors être davantage le fruit d’une capacité ne relevant plus exclusivement de la contrainte, mais étant plutôt la résultante d’une alchimie[7] des ressources, y compris également les champs économique et culturel dans un cadre international normatif formel et informel de régime, selon l’acception qu’en donne Stephen D. Krasner[8], cadre influant de plus en plus le comportement des États. La nature de la puissance est affectée par une pluralité de facteurs parmi lesquels, sans être exhaustif, il convient de souligner la survenance d’acteurs de différentes natures (publics et privés) influents sur la scène internationale, l’altération du concept de sécurité devenu plus diversifié dans ses défis, la multiplication des enjeux transnationaux et/ou globaux, leurs interconnections et leur complexification que les crises multiples (environnementales, économico-financière, de sécurité…) de ces dernières années n’ont fait qu’accentuer. Il en résulte une diffusion de la puissance (Bates, 2010), tant dans sa dimension « dure » que « souple » dans le système international, dans une structure devenue multiniveau. Le monde contemporain est ainsi frappé d’une double complexification, celle de ses enjeux entremêlés et celle de la structure du système en termes de puissance. Cela permet à Bertrand Badie d’observer : « Précisément, la grande surprise que nous réserve l’ordre international, tel qu’on le voit évoluer, tient à son aptitude croissante à opposer des obstacles qui bloquent la conversion des ressources en capacités. » (2008 : 190)

La redéfinition de la puissance constitue le cadre à partir duquel sa répartition dans le système international va se modifier tout en attestant une nouvelle hiérarchie. Dans la perspective qui a été suivie jusqu’à présent, le système issu de la guerre froide permet une lecture selon la typologie ancienne des trois mondes. Il était courant, durant la guerre froide, de classer les États en trois catégories : le premier monde comprenant essentiellement les démocraties occidentales, le deuxième monde constitué des États sous régime communiste, et le tiers-monde rassemblant les pays en voie de développement. Depuis la fin du vingtième siècle, subsistent essentiellement d’une part le premier monde, et d’autre part le tiers-monde dont les États sont incités à converger vers le modèle de développement du premier monde qui représente de facto la référence. Cette catégorie a été marquée, selon Yannick Prost (2007), par l’érosion de la cohésion entre ses membres, érosion qui s’est accompagnée d’une concurrence croissante entre eux ainsi que de l’apparition d’États ayant acquis un nouveau niveau de développement. Dans cette perspective, il souligne « la fin de la grande alliance tiers-mondiste », alors que Philippe Moreau-Defarge (2008) relève « l’effacement de la notion de tiers-monde ». Il est vrai que le détachement d’États jouissant d’une prospérité économique récente leur a permis de quitter progressivement le groupe sous appellation de « pays en voie de développement » pour constituer de facto entre le premier et le tiers-monde une nouvelle catégorie survenant en deux phases, celle durant les années 1980 des « nouveaux pays industrialisés », suivie depuis cette dernière décennie des « pays émergents ». Ces États sont alors animés par la poursuite d’intérêts distincts de ceux du tiers-monde, affaiblissant par là même le poids de celui-ci dans les rapports internationaux.

Cette évolution fait ainsi apparaître plusieurs catégories qui schématiquement peuvent être énumérées de la manière suivante :

  • les pays avancés (dans lesquels se trouvent de grandes, moyennes et petites puissances),

  • les pays émergents,

  • les pays en voie de développement,

  • les États « faillis » ou « effondrés ».

Il est à noter que cette énumération diffère de la traditionnelle catégorisation des trois mondes évoquée précédemment, sur un aspect majeur. En effet, la typologie en vigueur jusqu’à la fin de la guerre froide était l’expression d’une double perspective, économico-sociale d’une part, idéologique (incarnée notamment dans l’existence du deuxième monde au projet alternatif au premier) d’autre part. Avec la disparition du deuxième monde et de sa dimension idéologique ne subsiste alors qu’une seule optique, économico-sociale, qui se retrouve non seulement dans la classification des quatre catégories relevées, mais également dans la conception initiale de la gouvernance.

La survenance de la catégorie des pays émergents constitue un des éléments les plus marquants dans la reconfiguration des puissances contemporaines. En 2000, les économies des pays émergents et des pays en voie de développement représentaient 37 % de l’économie globale, les économies avancées 67 %. Fin 2010, le groupe des pays émergents représentait 47 % et les avancés 53 %. Si cette évolution se poursuit, et au rythme actuel, la parité entre ces deux catégories est prévisible à échéance de quelques années. En outre, la part de la production mondiale des sept pays les plus industrialisés a décru de 49 % à 40 % au cours de cette dernière décennie (Stone, 2010). En termes de démographie, la population des pays avancés devrait, selon les projections, décroître de 15 % de la population mondiale actuelle à 10 % à l’horizon de 2050 (Jackson et Howe, 2008). Il convient cependant de nuancer cette énumération et d’en souligner le caractère relatif dans la mesure où, par exemple, un État comme la Chine est certes souvent présenté dans la catégorie des pays émergents, alors que son poids économique amène davantage à le placer parmi les grandes puissances. La croissance enregistrée par plusieurs pays émergents comme la Chine, l’Inde et le Brésil dans les indicateurs militaires, économiques, scientifiques et technologiques (Hart et Jones, 2011) leur confère désormais un poids plus décisif dans les rapports internationaux. Certes, comme le soulignent Andrew Hart et Bruce Jones (2010 : 70), un différentiel important persiste dans ces différents critères entre les pays émergents et les anciennes puissances. Cependant, les pays émergents n’en ont pas moins obtenu, notamment, l’élargissement du G8 en G20 et l’adaptation en leur faveur de la pondération des voix au sein d’instances formelles de la gouvernance globale comme le FMI et la BM. À cet égard, la crise économico-financière récente a accéléré le processus de croissance de poids politico-économique des pays émergents au détriment des anciennes puissances. Cette redistribution de la puissance de manière asymétrique (Grévi, 2009) est révélatrice de la phase de transformation et de consolidation en cours de ces pays, à partir de leur solidification économique, avant de pouvoir traduire celle-ci en résultats escomptés sur la scène internationale, en dépit de la prudence dont il convient de faire preuve quant à l’éventuelle automaticité entre les ressources de puissances et les résultats obtenus (Baldwin, 1979).

L’impact sur les — et des — États

Les crises qui se sont manifestées dans les domaines aussi divers que l’économie et la finance, la sécurité, l’environnement…, la complexification croissante des enjeux et leurs interconnections, la multiplication des sphères d’autorité et la redistribution de la puissance dans le système international se conjuguent pour renforcer les limites de la gouvernance. Celle-ci apparaît, dans son incarnation au niveau global, encore davantage inadaptée aux défis et aux acteurs contemporains. C’est ce que soulignent Fidler et Nicoli (2011 : 91) lorsqu’ils observent : « The main institutions of international governance, such as the IMF [International Monetary Fund], the World Bank and the United Nations, bodies created in the aftermath of the Second World War, no longer appear to reflect the contours of the World Economy[9]. » Dans plusieurs cas, des institutions de gouvernance globale, comme le Conseil de sécurité de l’Organisation des Nations Unies (ONU), ne représentent plus le nouveau rapport de puissance au sein du système international.

L’ensemble des caractéristiques évoquées du système contemporain, en particulier dans la redistribution de puissance, constitue un contexte dont vont profiter les pays émergents. Ceux-ci vont développer une double approche, informelle et formelle, destinée à modifier la configuration de la gouvernance globale en leur faveur. D’un point de vue informel, cette approche est marquée par la prise de l’ascendant du G20 sur le G8. D’un point de vue formel, profitant de leur influence croissante dans les enceintes informelles, les pays émergents obtiennent, essentiellement au détriment des puissances européennes, la « repondération » des voix dans les instances décisionnelles des organisations officielles de gouvernance globale telles que le FMI et la BM. Ce renforcement du poids des pays émergents dans les instances formelles n’est toutefois pas sans limites. Ainsi, l’instance universelle suprême de gouvernance globale qu’est l’ONU n’est toujours pas affectée par ces évolutions, en particulier dans la composition du Conseil de sécurité, en dépit des ambitions d’États comme l’Inde ou le Brésil d’accéder au statut de membre permanent de cet organe.

Cet impact de la modification du rapport de puissance sur les institutions de gouvernance globale s’accompagne d’une autre évolution, en l’occurrence l’accroissement de l’influence des instances informelles comme le G20 au détriment des instances formelles. L’influence grandissante des instances informelles se manifeste d’une part par la multiplication de réunions de groupes limités d’États comme le G8 ou le G20[10], réunions auxquelles sont invités des responsables d’organisations intergouvernementales (OIG), ces rencontres aboutissant alors à des résolutions ou à des décisions que des organisations internationales sont invitées à mettre en oeuvre sur un plan formel[11]. Une telle tendance manifeste une prise de contrôle de fait de ces instances, derrière un discours qui, en apparence, renforce l’instance formelle. Celle-ci perd alors de sa capacité d’impulsion et se trouve symboliquement rabaissée à un rôle d’exécutant. Certes, un activisme plus affirmé des organisations intergouvernementales peut être observé, notamment dans l’augmentation du nombre de conférences multilatérales. Mais même dans le cas de telles conférences organisées à l’initiative de l’ONU, des réunions informelles de quelques États plus puissants constituent l’expression de leur volonté de prépondérance dans le processus de gouvernance[12]. Badie évoque cette évolution sous l’expression de « diplomatie oligarchique » (2009 : 19). Mais il convient cependant de noter que la tendance au recours croissant à la dimension informelle de la gouvernance globale peut aussi être encouragée par des acteurs non étatiques qui entendent par leurs forums influencer les acteurs publics (Bouteligier, 2009). Toutefois, le glissement du formel vers l’informel, tout en préservant l’intérêt des puissants, peut avoir pour effet de réduire la légitimité des OIG auprès des autres membres, de générer en conséquence la réduction de l’engagement de ces autres États dans ces OIG et, dans des cas extrêmes, d’entraîner leur paralysie.

Ce qui précède permet de relever les attitudes ou les stratégies développées par les États à l’égard de la gouvernance globale, et ce, en fonction de l’évolution de leur poids au sein du système international, stratégies en fonction desquelles il est possible, classiquement, de ranger les États en deux catégories, celle des États favorables à la préservation du système tel qu’il existe (les statu quo states, Munson, 2011) et ceux qui en souhaitent, voire en obtiennent le changement. La stratégie de statu quo de certaines grandes et moyennes puissances d’avant la période actuelle de crises est assez prévisible. Elle se manifeste notamment dans l’inertie des États-Unis, de la France et de la Grande-Bretagne à l’encontre de la réforme du Conseil de sécurité de l’ONU. Elle vise à éviter ou à ralentir le déclin de leur capacité au sein du rapport de puissance redéfini (dans le sens précisé auparavant dans la présente contribution). Par contre, la stratégie des pays émergents, favorables aux modifications du système, mérite d’être précisée. Celle-ci, en effet, participe à une manoeuvre à options multiples (ou de plusieurs fers au feu) : jouer, d’une part, sur l’informel et le formel, d’autre part, sur le multilatéral et le bilatéral.

  • Le clivage informel/formel : du côté informel par la participation au groupe revitalisé du G20 et par le développement des rapports entre les BRICS[13] ; du côté formel en obtenant un poids plus important dans les instances décisionnelles de certaines organisations de gouvernance globale comme le FMI ou la BM[14], en accentuant leur influence sur le contenu politique de ces organisations, en obtenant notamment du FMI une modération graduelle de sa politique de libéralisation des marchés, et en élargissant et renforçant des organisations récemment créées comme l’Organisation de coopération de Shanghai[15].

  • Le clivage multilatéral/bilatéral, le multilatéralisme contourné : ainsi la Chine, à l’instar de ce que pratiquent souvent les États-Unis, n’entend pas voir sa marge de manoeuvre limitée à l’espace multilatéral. Elle n’hésite pas, hors du champ multilatéral, à développer en parallèle un ensemble d’accords bilatéraux dans lesquels elle se trouve en position plus favorable que ses partenaires. Coral Davenport (2010) observe à cet égard que la Chine est suivie dans cette stratégie par les autres pays émergents, alors que certains de ceux-ci avaient longtemps été plus favorables au multilatéralisme. En outre, les pays émergents comme la Chine n’hésitent pas à recourir au contournement d’instances multilatérales comme l’ONU par d’autres forums comme le G20, si cela peut aider leurs projets.

Cette stratégie à options multiples peut également être complétée de la dimension Nord/Sud, certains pays émergents dont la Chine, d’un côté jouant dans des sommets multilatéraux, notamment celui de Copenhague de 2009, de la corde de la solidarité du tiers-monde, et de l’autre s’asseyant à la table des grands dans le trialogue États-Unis/Chine/Inde.

Quels résultats ?

De manière générale, la redéfinition de la puissance, la diffusion et la redistribution de celle-ci dans le système international, la structure nouvelle de diffusion entre différents niveaux, global, régional et national, concourent à l’inertie du système international, ne lui permettant pas de répondre aussi efficacement que nécessaire aux défis contemporains, à plus forte raison face à des enjeux plus complexes et entremêlés. Il est à noter cependant que l’évaluation présentée ci-après porte davantage sur les processus que sur les résultats finaux (par exemple en termes de développement des pays à faible revenu) des décisions issues de la gouvernance, plus particulièrement dans la perspective de la place de l’acteur étatique dans celle-ci.

La crise économique et financière a, parmi ses conséquences, stimulé des appels au retour de l’État dans la gouvernance alors qu’il en avait été trop écarté, dans un contexte, par ailleurs, de redistribution de puissance. Cela permet de souligner un paradoxe. En effet, la gouvernance, par le mouvement de dérégulation et de retrait de l’État qu’elle implique, a tellement contribué à contourner le politique que l’État s’en est trouvé affaibli et n’a pu, de la sorte, empêcher la crise de la gouvernance qui a paradoxalement pour effet… d’aiguillonner après coup une volonté de remise en jeu du politique. En dépit de ces exhortations, de l’augmentation du nombre d’intervenants dans les instances informelles et du poids grandissant des pays émergents dans les organisations internationales, l’action des États ne s’est pas traduite par un regain d’efficacité de la gouvernance globale. La multiplication des rencontres bilatérales, trilatérales et multilatérales n’a donné que des résultats limités aux engagements déclaratifs le plus souvent sans portée contraignante significative. En dépit de la pression croissante des enjeux communs globaux dépassant la capacité d’intervention isolée de l’État, fut-il le plus puissant, les intentions affichées sur la nécessité d’actions communes globales ne sont que peu transposées en actes concrets. Les désaccords persistent en matière d’environnement. Les tentatives de réformes dans la régulation du système financier international n’ont pas encore abouti. Les enjeux de sécurité font souvent l’objet de divergence et d’inertie. La crise financière a contribué à la prise d’ascendant du G20 sur le G8, ce dernier étant considéré comme trop peu représentatif, le premier se parant du manteau virtuel de conseil global ambitionnant la direction des efforts de coordination. Cette évolution apporte certes un regain de légitimité représentative à ce groupe des puissants. En 2008, le G20 représentait 85 % du commerce mondial, les deux tiers de la population de la planète et plus de 90 % du produit mondial brut[16]. Parmi les membres du G20, la Chine représente à elle seule 13 % de la production mondiale, alors que les pays en développement du G20 représentent plus de 30 % de l’économie mondiale (Stone, 2010 : 345). Mais ce poids du G20 n’est pas exempt de faiblesse. Ainsi, sur le plan économique, la dette cumulée des membres de ce groupe dépasse 100 % de leur produit intérieur brut (PIB) et connaît une trajectoire ascendante (Munson, 2011 : 80). En outre, l’efficacité de ce G20 reste encore à démontrer. « A bigger family is not necessarily a happier one », soulignent Fidler et Nicoli (2011 : 90). La coordination entre les membres du G20 est limitée et les désaccords restent nombreux. La gestion de la « multipolarité virtuelle » à 20 que ces États représentent s’avère souvent impraticable et alourdit la gouvernance plus qu’elle ne l’allège. Ce constat est parfois tiré par certains membres du G20 qui, délaissant celui-ci, recourent alors à des coalitions ad hoc, des coalitions of the willing, pour impulser des initiatives susceptibles d’être transposées dans des instances formelles de gouvernance[17]. Les États du G20, plutôt que d’être essentiellement animés par un souci d’une approche commune, ont davantage recours au comportement traditionnel de poursuite d’intérêt national. Cet état d’esprit s’observe non seulement parmi les puissances traditionnelles, mais également chez les pays émergents. Les BRICS n’échappent pas, entre eux, à cette tentation, leurs sommets étant autant marqués de divisions que ceux du G20 ou de l’ONU.

Dans un contexte global certes caractérisé par des crises communes multiples suscitant un climat d’inquiétude, les spécificités de situations au sein des États génèrent les réactions les plus diverses, favorisent le repli sur soi, les réflexes particularistes qui semblent l’emporter sur les approches communes, affaiblissant de la sorte la gouvernance globale. Celle-ci peut en outre être aux prises avec des obstacles que des États lui opposent, comme dans le cas de conflit inter- ou intra-étatique face auxquels certains acteurs étatiques refusent l’intervention de troupes sous mandat de l’ONU, redoutant de voir cette organisation intervenir dans une crise intérieure.

De manière générale, en dépit des limites observées depuis plusieurs années, l’ensemble du processus de gouvernance est resté affaibli par une coordination insuffisante entre sa dimension informelle et les instances formelles. Ce handicap s’ajoute aux désaccords persistants sur les solutions à apporter non seulement aux défis communs dans différents enjeux, comme celui de la prolifération nucléaire, mais aussi sur les moyens institutionnels à accorder, par exemple sur la question du renforcement des moyens et des compétences d’institutions comme l’Agence internationale de l’énergie atomique. Par ailleurs, l’« adhocisme » sous la contrainte d’événements et de crises persiste plutôt que l’adoption d’une approche intégrée entre les différentes problématiques pourtant interconnectées. L’interrelation croissante des enjeux alourdit la gouvernance, mais en même temps ceux-ci restent abordés de manière compartimentée par les États et les instances formelles. Dans plusieurs domaines comme le commerce ou l’environnement, la durée des négociations infructueuses sur plusieurs années atteste combien une approche à court terme est souvent préférée au long terme[18].

L’ensemble des observations qui précèdent amène ainsi à relever une prise de distance progressive du cadre de la gouvernance tel que proposé par le « Consensus de Washington » vers un nouveau cadre, celui du « Consensus de Séoul », qui sera porteur à la fois d’une approche transformée de la gouvernance et de la place de l’État dans celle-ci. Cependant, deux caractéristiques de la gouvernance telle qu’elle était conçue initialement sont encore observables. Tout d’abord, il a été précisé plus haut combien la gouvernance avait été promue par les États les plus puissants, directement et/ou à travers des organisations intergouvernementales qui en ont constitué les principaux vecteurs. Un tel constat se trouve confirmé dans la configuration actuelle, notamment par la détermination des puissances émergentes à obtenir formellement un poids plus important dans les instances décisionnelles des organes officiels de gouvernance globale. Cette volonté des pays émergents corrobore par là même la détermination des plus puissants à garder autant que possible cette gouvernance sous contrôle. Par ailleurs, l’ascension des pays émergents à partir de leur développement économique et financier atteste de l’importance grandissante du poids économique dans la substance de la puissance contemporaine ; cette évolution contribue au fait que, à l’instar de la période précédente, la gouvernance contemporaine garde essentiellement une logique managériale. Toutefois, les limites observées de la gouvernance, en particulier dans son inertie, sont révélatrices d’une puissance contemporaine – de quel qu’État qui soit – qui reste davantage réactive que traduction d’une capacité de produire les changements dans le sens souhaité par les États puissants.

Cependant, une divergence fondamentale se manifeste depuis quelques années. Nous avons souligné d’entrée de jeu combien la gouvernance dans sa conception initiale impliquait la mise en retrait de l’État au nom d’une légitimité à trouver à partir d’une meilleure efficacité dans la gestion des ressources et des enjeux. Or, plusieurs éléments convergent pour attester la volonté d’un réengagement marqué de l’État dans la gouvernance :

  • La crise financière et économique, l’accentuation et l’accumulation d’enjeux dépassant la capacité d’intervention isolée de l’État et les critiques à l’encontre de la gouvernance telle qu’elle était pratiquée jusqu’alors ont stimulé des appels, en particulier dans les pays avancés, à une réinsertion de l’acteur étatique dans le processus de gouvernance, celui-ci cherchant à saisir cette possibilité de retrouver une légitimité érodée.

  • Ces appels ont convergé avec la volonté des pays émergents d’accroître leur poids dans les instances et les procédures décisionnelles des organisations de gouvernance globale.

  • La résolution d’une insertion plus forte de l’État est également corroborée par la multiplication des réunions intergouvernementales, certaines d’entre elles comme le G20 prenant de l’ascendant sur les OIG de gouvernance globale.

Cette convergence, en particulier entre pays avancés et pays émergents, sur un retour plus affirmé de l’État dans la gouvernance ne peut cependant masquer les divergences sur le rôle de l’État face aux différents défis et sur les solutions à apporter. À cet égard, les différences de conception restent profondes entre, d’une part, des acteurs comme les États-Unis où la méfiance à l’égard de l’appareil public reste de mise, notamment en matière d’intervention dans l’économie, et, d’autre part, des pays émergents comme la Chine où l’État a gardé toute sa légitimité[19]. Si le premier groupe d’États est saisi d’un doute sur son modèle face aux impacts de la crise financière et des défis globaux, le deuxième groupe d’États se trouve conforté dans ses convictions que, comme l’a relevé Pradip N. Khandwalla (1999) auparavant dans l’histoire, l’intervention de l’acteur étatique peut s’avérer déterminante dans le développement ou le redéveloppement économique d’un pays. De telles divergences de vue exercent un impact dans le rapport de chaque acteur étatique à la gouvernance. Si la gouvernance, dans sa conception initiale, entendait privilégier, dans une logique de mise en retrait de l’État, une coordination horizontale plutôt que verticale entre acteurs, des différences d’approche à cet égard sont observables :

  • entre certains États dont la légitimité interne reste forte et qui entendent garder une verticalité dans les relations de pouvoir, ce qui se traduit par une volonté par exemple de réduire la déréglementation des marchés et de resserrer le cadre de fonctionnement d’organisations internationales de gouvernance (Stone, 2010) ;

  • et d’autres États à la légitimité érodée, plus enclins à préserver l’horizontalité dans les relations de pouvoir entre acteurs de différentes natures (publics et privés), plus soucieux de contenir la volonté de réglementation souhaitée par l’autre catégorie d’États.

Quelle réponse du Consensus de Séoul ?

En dépit de telles divergences, l’éloignement de la logique du Consensus de Washington laisse apparaître une phase d’adaptation et de maturation de la gouvernance. Dans un contexte mondial caractérisé par l’absence de leadership (Badie, 2010) et par la prolifération de sphères d’autorité, la détermination des États à se réinsérer de manière plus décisive dans le jeu international et la multiplication des rencontres multilatérales informelles et formelles qui en découle attestent d’une gouvernance à la recherche d’un second souffle, en particulier depuis son constat d’échec au milieu de la première décennie de ce vingt et unième siècle, à plus forte raison que le climat ambiant d’inquiétude et d’instabilité du système international stimule a contrario le réflexe de repli sur soi. Les modifications qui l’affectent sont davantage révélatrices d’une recherche de nouvel équilibre dans les processus entre les États et les OIG. Un des signes les plus manifestes de la recherche d’une redéfinition de la gouvernance est symbolisé par l’adoption par le G20 du « Seoul Development Consensus for Shared Growth[20] » dans un système international en quête de « re-stabilité ». Le Consensus de Séoul renoue dans son contenu avec l’esprit initial de l’approche de la Banque mondiale sur la gouvernance orientée vers le développement. Il innove cependant sur plusieurs aspects.

  • Tout d’abord ce document diffère du Consensus de Washington par la nature de ses auteurs ; en effet, le Consensus de Washington a été élaboré par un think tank, récapitulant des conceptions partagées par des acteurs privés, certaines institutions internationales et les autorités politiques à Washington. Il est de la sorte le fruit d’une coproduction de deux catégories d’acteurs : « celle des détenteurs d’un capital scientifique (experts, universitaires…) et celle des détenteurs d’un capital plus directement politique (hommes politiques, hauts fonctionnaires, hauts représentants…) » (Palau, 2007). Il marquait de la sorte combien une production informelle impulsée par des acteurs privés (certes pas exclusivement) pouvait acquérir une influence déterminante sur les processus internationaux. En revanche, le Consensus de Séoul est désormais explicitement produit et assumé par les États membres du G20. La déclaration de Séoul garde cependant comme caractéristique de la perspective antérieure l’intervention d’acteurs de différentes natures (publics et privés) dans le processus.

  • Ensuite, ce document entend apporter des réponses, en intention du moins, à certaines critiques à l’encontre des limites de la gouvernance, notamment celle relative au manque de coordination entre organisations intergouvernementales, plus particulièrement par la promotion des complémentarités afin de remédier au compartimentage et aux duplications.

  • Plus fondamentalement, la mention explicite dans ce document de principes comme celui de la outcome orientation rejoint et corrobore par là même l’hypothèse de Grévi (2009) sur le monde interpolaire composé de multipolarité et d’interdépendance approfondie et caractérisé par : a) le fait qu’il est basé sur les intérêts des acteurs, b) le fait qu’il est impulsé et stimulé par les défis et les enjeux ; et c) le fait qu’il est orienté vers le processus. En outre, le Consensus de Séoul se réfère explicitement aux trois premières catégories de puissances évoquées plus haut (les pays avancés, émergents et en développement). Parmi ces trois catégories, celle des puissances émergentes est mentionnée plus particulièrement, attestant implicitement ainsi de leur poids et de leur influence. Une telle référence représente une confirmation à la fois de la modification de la nature de la puissance – davantage de soft power de Joseph Nye – et de la redistribution de celle-ci au sein du système international.

    Cette redistribution, avec le poids croissant qu’elle révèle des pays émergents, leur confère par la même un impact plus déterminant sur l’évolution de la conception de la gouvernance en y apportant leur approche du rôle de l’État.

  • L’image qui ressortait de la place de l’État telle que conçue dans la perspective du Consensus de Washington était celle d’un État en retrait, aux missions plus limitées (Osborne et Gaebler, 1992), d’un acteur parmi d’autres du processus de gouvernance, celui-ci étant focalisé, dans une optique managériale, sur les enjeux économiques et sociaux. Le Consensus de Séoul voit quant à lui un État plus résolu à se réinsérer dans le processus qui garde toutefois une logique managériale.

  • Soucieux de renouer, par une référence aux « Objectifs du millénaire pour le développement » de l’ONU[21], avec le programme du rapport de la BM de 1992 en matière de développement, la déclaration de Séoul élargit cependant le champ de la gouvernance, notamment aux enjeux environnementaux. Le Consensus de Séoul diffère en outre de celui de Washington sur un point important, celui de la méthode d’action : au modèle unique proposé par l’ancienne approche est désormais explicitement reconnue la nécessité d’une stratégie adaptée à chaque cas, en l’occurrence à chaque État, pour atteindre les objectifs de développement.

In fine, on est ainsi progressivement passé d’une conception implicitement adoptée mais non assumée quant à la place de l’État dans la gouvernance à une approche explicitement énoncée dont l’acteur étatique non seulement revendique ouvertement la paternité, mais dans laquelle il ambitionne et assume un rôle plus affirmé que précédemment, selon une perspective qui s’écarte de celle du Consensus de Washington pour présenter un modèle censé être plus adapté aux défis et aux réalités contemporains.

Les différences notables entre le « Consensus de Washington » et le « Consensus de Séoul » ne peuvent cependant empêcher un certain scepticisme et soulèvent des questions sur au moins deux aspects. Tout d’abord, en dépit d’une volonté affichée de répondre au problème de coordination entre les différentes instances de gouvernance, le Consensus de Séoul n’en reste que déclaratif sur ce point sans apporter de précision sur les acteurs et les moyens d’assurer cette coordination. Faut-il en conclure que, en l’absence d’indication précise, celle-ci est ou reste du ressort des membres du G20, confirmant de la sorte le caractère oligarchique du processus, mais dont les résultats, comme cela a déjà été souligné plus haut, restent limités ? Cela nous amène à une deuxième observation plus fondamentale : affirmant un rôle plus manifeste dans la gouvernance, l’État se trouve désormais plus exposé aux exigences d’évaluation de ses résultats. Si, à terme, ceux-ci ne répondent pas aux attentes, la gouvernance sera à nouveau l’objet de critique par manque d’efficacité, efficacité qui initialement était censée apporter réponse à la crise de légitimité de l’acteur étatique. Or l’État, désormais à l’avant-plan de la gouvernance, se trouvera plus exposé à la remise en cause de sa légitimité. Ce qui est alors ici en jeu, c’est notamment de savoir dans quelle mesure le nouveau positionnement de l’État à l’égard de la gouvernance sera de nature à lui permettre d’éviter de se retrouver à terme dans le contexte passé qui a mené à l’élaboration de la conception initiale de la gouvernance.

L’ensemble de ce qui précède laisse de la gouvernance globale une image duale entre, d’une part, les pays « gouvernants », plus nombreux depuis ces dernières années en dépit d’importantes inégalités en éléments de puissance qui persistent entre eux, et, d’autre part, les États « gouvernés », cibles d’enjeux de développement mais aussi des intérêts des puissants. Les tentatives de repositionnement des uns et des autres se produisent dans une période marquée par l’absence de ce que Badie appelle « une nouvelle vision d’ensemble » (2010) et l’absence de leadership, deux lacunes auxquelles la gouvernance globale peine à apporter réponse. Elle doit pourtant faire face aux défis contemporains qui ne consistent pas à répondre à une menace issue d’un État et d’une idéologie monolithique, mais bien à un ensemble composite d’enjeux de différentes natures dans un monde qui cherche à établir un nouvel équilibre entre « réalisme » en mutation et « régime » parfois dévié, ce que Dario Battistella traduit par « la synthèse improbable entre un Hobbes dévoyé et un Kant détourné » (2011 : 163).

La légitimité de la gouvernance en mutation, et par là même des États qui y revendiquent une place plus déterminante, dépendra de sa capacité à répondre, au moins en partie, à trois attentes majeures : la stabilité du système international, la prévisibilité des rapports entre acteurs et l’efficacité des réponses aux enjeux globaux communs.