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Pierre-Joseph Proudhon (2009) consacre plusieurs ouvrages à l’analyse de la propriété, y compris l’un de ses tout premiers, Qu’est-ce que la propriété ?, paru en 1840, dans lequel il attaque sévèrement l’institution. Pourtant, 22 ans plus tard, l’auteur y va d’un autre ouvrage, Théorie de la propriété ([écrit en 1862] 2002), qui ne paraît qu’après sa mort et dans lequel il prend cette fois sa défense, sans néanmoins renier ses premières conclusions. Pierre Leroux identifie Proudhon comme représentant de la liberté, l’une des composantes de sa triade socialiste (les deux autres étant l’égalité et la fraternité – Leroux, 2000 [1858] : 153-154). La défense du patriarcat et la misogynie assumée du « père de l’anarchisme » lui font cependant perdre ce titre (ibid. : 138-139), que Leroux attribue alors à un autre anarchiste, Joseph Déjacque (ibid. : 160). Si le concepteur de la « doctrine de l’Humanité » place les deux penseurs en continuité l’un avec l’autre, séparés uniquement par leurs positions respectives sur la place des femmes en société, Déjacque l’entend quant à lui d’une tout autre oreille. En effet, celui-ci s’en prend sévèrement à Proudhon, non seulement sur la question du rôle des femmes en société, mais aussi sur celle de la propriété (Déjacque, 1857). Car l’anarchisme de Déjacque est communiste, une position rejetée par son prédécesseur dès ses premières réflexions (Proudhon, 2009 [1840] : 407-408).

Avant de continuer, il m’apparaît nécessaire de présenter les deux auteurs[2]. Joseph Déjacque (1821-1864), né à Paris d’une mère veuve, issu de la classe ouvrière, a oscillé entre les périodes de travail et de chômage jusqu’à la révolution de 1848, à laquelle il participe en tant que rédacteur occasionnel du journal L’atelier. Cependant, lorsque ce dernier appuie le camp républicain, Déjacque quitte pour se joindre au Club de l’émancipation des femmes en collaborant à sa publication, La voix des femmes. Il défend alors depuis longtemps la nécessité d’une révolution violente pour instaurer le socialisme, qu’il entend comme l’abolition de toute forme d’autorité, l’émancipation des femmes et l’organisation collectiviste de l’économie, ce qui lui vaudra la prison en 1851. Après le coup d’État de Louis-Napoléon Bonaparte, il s’exile à Londres, où il fonde avec des collaborateurs La sociale, société d’entraide ouvrière. En 1854, il s’installe à New York, où, après quelques années de travail et d’écriture épars, il fonde son journal, Le libertaire, qui paraît de 1857 à 1861, non sans difficultés financières. C’est à cette époque qu’il rédige son oeuvre principale, L’humanisphère (1971 [1857]). Ne pouvant plus vivre de ses écrits, Déjacque retourne en France en 1861, à la faveur de l’amnistie de 1859. Il meurt fou de misère dans sa ville natale en 1864 (Enckell et al., 2014).

Pierre-Joseph Proudhon (1809-1865) est plus connu et sa biographie beaucoup plus étoffée, mais un résumé suffira ici. Né à Besançon, lui aussi issu de la classe ouvrière, typographe et imprimeur, Proudhon ne réussit à entrer à l’université qu’à l’âge de 29 ans, lorsqu’il obtient une pension de l’Académie. Il s’y fait connaître pour son mémoire de 1840, Qu’est-ce que la propriété ?, qui fait scandale. S’adonnant au journalisme après avoir été expulsé de l’école à cause de ses idées, il s’initie à la pensée socialiste de son temps aux côtés, entre autres, de Karl Grün, Karl Marx et Michel Bakounine. Il participe à la révolution de 1848, d’abord sur les barricades, puis comme député à l’Assemblée nationale. Emprisonné pour ses écrits en 1849, il est toujours au coeur de polémiques ; c’est un auteur aux idées originales qui ne cadre parfaitement dans aucun milieu. Il meurt en 1865 d’une maladie du coeur.

J’entends dans cet article présenter la pensée des deux anarchistes en ce qui a trait à la propriété avant de les mettre en débat, afin de répondre à la question suivante : quels sont les éléments théoriques et normatifs qui expliquent la différence de position sur la propriété entre Proudhon et Déjacque ? L’intérêt d’une telle question se trouve d’abord dans l’état actuel des connaissances scientifiques sur le sujet ; Proudhon demeure relativement peu étudié, alors que Déjacque est pratiquement absent de toute littérature scientifique. Qui plus est, les deux auteurs ont contribué à la fondation de l’anarchisme comme pensée philosophique et politique et en ont débattu ; dans une perspective d’histoire des idées, une analyse comparative peut donc nous en apprendre beaucoup sur le contexte intellectuel initial de cette branche de la grande famille des idées socialistes. Notons enfin, malgré le dédain dont il souffre encore dans le monde universitaire (Gordon, 2007a : 29 ; Critchley, 2013 : 1-2), le regain d’intérêt pour l’anarchisme en sciences sociales, depuis une quinzaine d’années, non seulement comme objet d’étude[3], mais aussi comme cadre théorique et normatif pour la recherche[4].

Revue de littérature

Je débuterai par la présentation de la pensée de Proudhon en utilisant principalement deux ouvrages, Qu’est-ce que la propriété ? (2009 [1840]) et Théorie de la propriété (2002 [1862]). Ils représentent respectivement l’introduction et la conclusion de la pensée de l’auteur sur le sujet, le second, en plus, commençant par un résumé de ce parcours intellectuel. Je ferai ensuite de même pour la pensée de Déjacque en invoquant deux lettres ouvertes, la première au journal Le Républicain intitulée La question révolutionnaire (1854), et la seconde à Proudhon lui-même, De l’être humain mâle et femelle : Lettre à Proudhon (1857), ainsi que quelques articles parus dans Le Libertaire, journal de l’auteur, en 1858 et 1859.

Je n’ai pu trouver qu’une dizaine de publications scientifiques mentionnant Déjacque, généralement en note de bas de page, et seulement quatre d’entre elles y consacrent une attention digne de mention ; le communiste anarchiste ne constitue le sujet d’étude que d’une seule publication, historique, qui en présente une courte biographie avant de faire place à la retranscription d’une de ses correspondances avec un certain Pierre Vésinier (s.a., 1951). Les trois autres articles présentent différents aspects de sa pensée, sans lien avec la propriété, généralement simplement pour comparer avec d’autres auteurs, jamais Proudhon (Iñiguez de Heredia, 2007 ; Aydinli, 2008 ; Juan-Navarro, 2009).

Une littérature plus imposante traite de Proudhon. On peut trouver plusieurs biographies intellectuelles (Guérin, 1978 ; Hyams, 1979 ; Haubtmann, 1982 ; Chambost, 2009), de même que des ouvrages et des articles traitant de différents aspects de sa pensée, notamment la religion et le christianisme (Bessière, 2007), son effet sur la tradition politique états-unienne (Prud’homme et Farrand, 2009), sa définition du fédéralisme (Karmis, 2002), sa théorie des relations internationales (Prichard, 2013) ou encore le caractère pragmatique de sa pensée (Pereira, 2009). On trouve aussi des descriptions de sa sociologie (Gurvitch, 1955 ; Ansart, 1967) et de sa pensée en général (Hoffman, 1972 ; Langlois, 1976 ; Jourdain, 2009). Plusieurs de ces titres commencent cependant à se faire vieux, bien qu’un certain engouement semble reprendre pour l’étude de l’auteur. Malgré tout, on écrit à propos de l’homme, du philosophe, du politique, mais peu à propos de l’économiste. Jean Bancal a néanmoins fait paraître plusieurs ouvrages sur la pensée économique proudhonienne (1967 ; 1970a ; 1970b ; 1980). Plus récemment, René Berthier (2009 ; 2013) a publié deux livres sur l’économie politique de Proudhon, comparant ses positions à celles d’autres auteurs de l’époque comme Karl Marx, Max Stirner ou Michel Bakounine (mais pas Déjacque) et dont le second est entièrement consacré à la propriété. Un troisième, portant sur la démocratie économique proudhonienne, est annoncé (Berthier, 2013 : 211). De même, Derek Ryan Strong (2014) est l’auteur d’un article qui compare la position proudhonienne à celle de l’économiste et philosophe contemporain David Ellerman.

Le déséquilibre existant entre ces littératures secondaires respectives étant tel, mon analyse ne peut éviter un biais important envers Proudhon qu’en me basant principalement sur les écrits des deux auteurs comparés. Il ne m’arrivera donc qu’occasionnellement de faire référence aux exégètes de Proudhon. Qui plus est, m’est avis que la comparaison directe des deux auteurs, qui n’a jamais été tentée, constitue l’intérêt premier de ma démarche. Je ne m’aventurerai pas non plus dans une recherche contextualiste en puisant dans des éléments biographiques des deux auteurs ou dans l’histoire politique de l’époque. Une telle approche ne serait pas sans intérêt, loin de là, mais des contraintes de temps et d’espace en limiteraient nécessairement ici la portée et l’exhaustivité. Une analyse textualiste permet de toute façon un tour d’horizon général qui peut ensuite servir de base à des études plus approfondies.

La propriété pour Pierre-Joseph Proudhon

C’est dans Qu’est-ce que la propriété ? que Proudhon utilise pour la première fois le terme « anarchiste » pour décrire sa position politique. Dès les premières pages de l’oeuvre, celui-ci place clairement sa position et lance ce qui est peut-être l’aphorisme le plus célèbre de ce courant, « La propriété, c’est le vol ! » On l’utilise encore couramment aujourd’hui, généralement sans vraiment savoir ni comprendre à quoi l’auteur faisait référence. Après tout, mais c’est moins connu, Proudhon écrira dans un texte subséquent que « la propriété, c’est la liberté »… (2002 [1862] : 25-26).

La propriété, c’est le vol !

La propriété a pour Proudhon d’abord et avant tout un sens juridique ; elle repose sur la définition qu’en donne le droit romain, jus utendi et abutendi, le droit d’user et d’abuser. Elle est un droit absolu sur une chose (Proudhon, 2009 [1840] : 163-164). « Le propriétaire est maître de laisser pourrir ses fruits sur pied, de semer du sel dans son champ, de traire ses vaches sur le sable, de changer une vigne en désert, et de faire un parc d’un potager. » (Ibid. : 163)

Le droit absolu sur une chose constitue donc un domaine (au sens du droit romain, le dominium), un aspect inhérent à la propriété, qui en est inséparable (ibid. : 288). Proudhon subdivise pourtant celle-ci en distinguant l’us de l’abus (ibid. : 164). Ainsi, on trouve d’un côté la possession, c’est-à-dire le droit d’user et de bénéficier du fruit de la chose, l’usufruit, et, de l’autre, le domaine, le droit absolu, composante déterminante de la propriété. Comme le suggère Strong (2014 : 53), la possession existe de facto, alors que la propriété, de jure. Cette distinction n’est pas que théorique ; elle découle de différences dans des pratiques sociales concrètes. Le domaine peut en effet être abusé de toutes les façons possibles ; il peut être aliéné, divisé, dénaturé, amoindri, détruit, laissé à l’abandon, mais ce n’est pas le cas d’une chose simplement possédée. Prenons l’exemple d’un logement pour l’illustrer : on peut en être locataire (c’est-à-dire possesseur), locateur (c’est-à-dire propriétaire), ou les deux à la fois (propriétaire occupant). Si le propriétaire d’un logement peut le laisser se dégrader ou le transformer en autre chose, ce n’est pas le cas du locataire, dont la possession n’autorise pas l’abus. Néanmoins, la possession du logement par le locataire lui en garantit l’usage unique, même sans en être propriétaire ; c’est, de facto, sa demeure et celle d’aucune autre personne. Le locateur, lui, n’utilise le logement qu’en droit. On le comprend, c’est contre l’abus qu’en a Proudhon, mais non contre l’usufruit. Celui-ci entend donc abolir la propriété en lui retirant le droit d’abus, ne laissant ainsi que la possession.

Le mépris inspiré par la figure du bourgeois imprègne l’ensemble des textes de Proudhon étudiés ici. L’auteur manifeste en effet une forte révulsion moralisatrice pour « l’abus insensé et immoral » (Proudhon, 2009 [1840] : 163). Pourtant, sa condamnation de l’abus inhérent à la propriété repose essentiellement sur un fondement social. Il s’attaque d’abord et avant tout à la cause du mal social, c’est-à-dire du paupérisme. Il en attribue la cause à une mauvaise compréhension de l’équité et de l’égalité, pour lui la Justice (ibid. : 130-133), fondement de tout ordre social. Cette incompréhension était malheureusement inévitable, puisque, à l’image d’un nouveau-né qui ignore tout du monde dans lequel il vient de surgir, l’Humanité atteint la civilisation dans l’ignorance totale. Les différentes sociétés historiques ont donc établi divers critères de justice erronés, ce qui a engendré diverses formes du mal social (ibid. : 146). Mais ces erreurs ont été des étapes nécessaires au progrès, puisque c’est en se trompant que l’on apprend (ibid. : 143-144). Le progrès mènera donc immanquablement tôt ou tard à la compréhension de ce qui constitue réellement la Justice, son objet final, ce qui engendrera une société égalitaire. Précisons que l’égalité pour Proudhon ne concerne que les hommes adultes « moralement intègres », excluant, de fait, femmes, enfants, faillis, détenus et anciens détenus (2002 [1862] : 83). Une vision aussi tronquée de l’égalité ne peut manquer d’avoir des conséquences sur l’économie politique de l’auteur[5]. Néanmoins, elle ne me semble pas avoir influencé sa position sur la propriété. Il serait par exemple possible d’accepter sans contradiction la pleine place des femmes dans l’espace public tout en adoptant une conception proudhonienne de la propriété. Quoi qu’il en soit, Proudhon est convaincu dans son oeuvre de 1840 d’avoir découvert la clé de la Justice réelle : l’abolition de la propriété (2009 [1840] : 158-159).

Car il ne s’agit pas à cette étape de son raisonnement de répartir la propriété plus égalitairement ; par sa nature même, la propriété se concentrerait tôt ou tard de nouveau en quelques mains (ibid. : 245-246). La raison en repose sur une forme particulière d’abus, le droit d’aubaine, ou simplement l’aubaine (ibid. : 288). Le mot aubaine découle d’aubain, c’est-à-dire étranger, et une note de l’éditeur de Qu’est-ce que la propriété ? nous apprend que le droit d’aubaine constituait un droit de saisie par les autorités politiques sur les biens d’un étranger établi en France au moment de sa mort (ibid. : 202). Passé des seigneurs féodaux à l’État moderne avec la consolidation de la monarchie absolue, ce droit n’a entièrement disparu qu’en 1819. Évidemment, Proudhon lui donne un sens plus large.

Comme la majorité des économistes de son époque, le « père de l’anarchisme » comprend la valeur comme étant le produit du travail (ibid. : 300-301). Donc, un revenu dû à un propriétaire en sa seule qualité de propriétaire est oisif ; il provient du travail de quelqu’un d’autre. C’est l’aubaine, le vol, puisque tout travailleur a droit au produit entier de son labeur. La propriété ne représente donc qu’un monopole fictif et abusif sur le droit d’utilisation d’une chose, qui peut ensuite être cédé à d’autres contre une partie de leur travail, rien de plus que la consécration du droit du plus fort. L’aubaine peut prendre plusieurs noms, selon la situation : fermage, loyer, rente, intérêt, profit… Tous sont synonymes d’une seule et même chose : le vol.

Proudhon considère ainsi que la propriété devrait être définie comme étant le droit de profiter du travail d’autrui (ibid. : 303). Cet abus, combiné à la capacité de diviser et d’aliéner une propriété, fait en sorte de rendre possibles des manoeuvres qui permettent d’augmenter l’étendue d’une propriété aux dépens des autres membres de la société, sapant ainsi tôt ou tard toute égalité éventuelle.

La possession

La possession, au contraire, ne permet pas l’abus, sous quelque forme que ce soit ; elle repose sur le droit naturel de chaque homme à l’occupation d’un espace qui suffise à assurer une subsistance pour lui et sa famille[6].

Non seulement l’occupation conduit à l’égalité ; elle empêche la propriété. Car, puisque tout homme a droit d’occuper par cela seul qu’il existe, et qu’il ne peut se passer pour vivre d’une matière d’exploitation et de travail ; et puisque, d’autre part, le nombre des occupants varie continuellement par les naissances et les décès, il s’ensuit que la quotité [sic] de matière à laquelle chaque travailleur peut prétendre est variable comme le nombre des occupants ; par conséquent, que l’occupation est toujours subordonnée à la population ; enfin, que la possession, en droit, ne pouvant jamais demeurer fixe, il est impossible, en fait, qu’elle devienne propriété.

Proudhon, 2009 [1840] : 210

Ainsi, la possession est un droit autant qu’un état de fait ; le partage du monde nécessaire à l’égalité interdit le droit absolu ; « l’usufruitier est placé sous la surveillance de la société, soumis à la condition du travail et à la loi de l’égalité » (ibid. : 211). On pourrait donc dire à la suite de Karl Polanyi que la possession proudhonienne est encastrée dans les relations sociales, soumise à des fins collectives qui ne sont pas les siennes propres, ici, la Justice. Ce n’est pas le cas de la propriété, qui non seulement est émancipée de la société, mais qui a de plus le pouvoir de la remodeler.

Ce partage égal de la possession des moyens de subsistance engendre qui plus est l’égalité des salaires. Chaque homme, libre et autonome, ayant les moyens de subvenir à ses besoins et à ceux de sa famille, l’échange ne peut en effet être qu’égal, ou n’aura pas lieu (ibid. : 265). Les produits du travail ne pouvant s’échanger que contre des produits du travail (ibid. : 303), l’échange égal engendre l’égalité des salaires. C’est la concurrence universelle, entendue comme une absence de monopole, c’est-à-dire de rapport de force permettant l’échange inégal, et qui conduit à la libre association entre producteurs (Proudhon, 2002 [1862] : 18-19).

Après avoir initialement décrit la possession en termes aussi favorables, Proudhon soutient cependant en 1862 qu’elle mène nécessairement à l’absolutisme (ibid. : 79-80). En effet, la possession n’admet aucun absolu, mais celui-ci ne disparaît pas pour autant, car « l’usufruitier est placé sous la surveillance de la société », qui n’est pas qu’un simple amoncellement d’individus[7]. En raison de la division du travail, même la production individuelle comporte nécessairement un aspect collectif. Proudhon donne l’érection de l’obélisque de Louqsor en exemple (2009 [1840] : 247-248) ; si 200 hommes ont pu l’ériger en un jour, un seul aurait-il pu le faire en 200 ? Évidemment non ; il existe une force collective dans le travail combiné de 200 hommes. Or, le produit du travail collectif est de propriété collective (ibid. : 280). L’exploitation pour Proudhon représente l’appropriation de ce fruit collectif par le capitaliste (Berthier, 2009 : 132). Néanmoins, si aucun individu ne se l’approprie, ce surplus revient à la collectivité, c’est-à-dire à l’État, entendu comme puissance publique. Conséquemment, si le domaine ne se trouve pas dans le mode de détention individuelle des biens, dans la propriété, il se retrouve encore dans l’État (Proudhon, 2002 [1862] : 64). Un peuple possesseur se trouve donc immanquablement face à un État propriétaire unique, disposant d’un monopole sur le droit absolu à l’abus. Face à une telle puissance, ne l’attendent tôt ou tard que dépossession, servitude et féodalisme.

La propriété, c’est la liberté

Proudhon rejette donc la possession et en revient à la propriété. Fidèle à sa méthode, il expose ses nouvelles conclusions dès les premières pages de sa Théorie de la propriété : « la propriété, c’est la liberté ». Mais elle n’est pas moins vol pour autant ; « ces deux propositions sont également démontrées » (ibid. : 26). Le penseur butera longtemps sur ce problème avant la rédaction de la Théorie de la propriété, jusqu’à ce qu’il comprenne ne pas avoir à résoudre l’antinomie ; la thèse et l’antithèse ne se synthétisent pas, mais, à l’image des pôles d’une pile électrique, interagissent pour créer le mouvement, la vie (ibid. : 32). Ainsi, l’antinomie que représente la propriété constitue en fait une force de progrès.

Proudhon consacre deux chapitres de Qu’est-ce que la propriété ? à anéantir les justifications de la propriété fondées sur ses origines, que ce soit par le droit de premier occupant, par le fruit du travail, ou par convention juridique nécessaire à la sauvegarde de la société. Il propose donc en 1862 de justifier la propriété non pas par ses origines, mais par ses fins (ibid. : 72). Or, quels sont les effets de la propriété qu’il a lui-même identifiés ? Ce sont l’abus et l’absolu, le domaine. C’est là qu’il se propose de découvrir sa finalité.

Proudhon établit trois types d’abus propres à la propriété : politique, économique (l’aubaine) et moral (le vice – ibid. : 73). L’abus politique présente cependant une particularité : la capacité de subvertir les régimes qui gouvernent contre les intérêts propriétaires égoïstes (ibid. : 75). « La propriété règne et gouverne à sa guise, ou se déclare anarchique et régicide » (ibid. : 73). Cet abus devient alors une vertu pour le penseur anarchiste, que rien n’effraie plus que la puissance de l’État. Face à cette puissance énorme, il ne peut y avoir qu’un seul contrepoids, la propriété, avec son droit absolu, qui fait de chaque propriétaire un égal des princes sur son domaine et qui a déjà fait ses preuves en tant que force révolutionnaire (ibid. : 76).

Servir de contre-poids [sic] à la puissance publique, balancer l’État, par ce moyen assurer la liberté individuelle : telle sera donc, dans le système politique, la fonction principale de la propriété. Supprimez cette fonction ou, ce qui revient au même, ôtez à la propriété le caractère absolutiste que nous lui avons reconnu et qui la distingue ; imposez-lui des conditions, déclarez-la incessible et indivisible : à l’instant elle perd sa force, elle ne pèse plus rien ; elle redevient un simple bénéfice, un précaire ; c’est une mouvance du gouvernement, sans action contre lui.

ibid. : 76

Ainsi, la propriété devient seul gage de liberté, capable de tenir en respect la puissance publique, ce dont est incapable la possession ; elle est un absolu opposé à un autre. Tel est le penchant positif de l’antinomie, la propriété-liberté. Pour reprendre Polanyi, le désencastrement même de la propriété des relations sociales constitue selon Proudhon sa vertu politique. Néanmoins, le penchant négatif, la propriété-vol, demeure. Pour y remédier, Proudhon cherche la « neutralisation » de cette dernière par l’atteinte d’un équilibre. « Qu’est-ce que la Justice, en effet, sinon l’équilibre entre les forces ? » (Ibid. : 79) Cet équilibrage repose sur deux axes qui se veulent un « système de garanties » (Berthier, 2013 : 81-83). D’abord, tant qu’elle n’est pas régie par la réglementation, la propriété s’équilibre contre elle-même sous l’effet de la concurrence (Proudhon, 2002 [1862] : 94). Ensuite, la propriété n’existe pas dans le vide, mais coexiste avec un ensemble d’autres institutions politiques, économiques et sociales. Le deuxième axe d’équilibrage est donc celui formé par le rapport de la propriété avec ces autres institutions (ibid. : 94).

La position de Proudhon quant au premier axe est simple : la concurrence engendre l’équilibre entre les propriétés si celle-ci est laissée à elle-même. Cette condition est vitale pour la Justice, puisque tout déséquilibre induit par la puissance publique élimine l’effet bénéfique de la concurrence (ibid. : 95). Ainsi, « s’il y a favoritisme, acception de personnes ou de castes ; si les conditions d’exploitation sont inégales, les grands propriétaires absorberont les petits, les gros entrepreneurs tueront les plus faibles, les privilégiés écraseront les non privilégiés » (ibid. : 95).

À l’inverse, si les conditions d’exploitation sont rendues égales par une bonne exécution des services publics (c’est-à-dire exempte de favoritisme) et qu’un système d’instruction publique vient atténuer l’inégalité des facultés personnelles, la concurrence aura tôt fait de répartir la propriété de façon égalitaire (ibid. : 95). Il ne s’agit donc pas de répartir la propriété à proprement parler, mais de la laisser se répartir elle-même ; il faut « laisser faire » (ibid. : 89).

L’équilibre du second axe est plus complexe en cela qu’il suppose davantage de facteurs. C’est de l’organisation entière de la société dont il est question ici et l’auteur y va de plusieurs propositions qu’il tire d’ouvrages antérieurs. Il est question de séparation des pouvoirs et de décentralisation politique en vertu du principe fédératif ; d’un impôt qui ne soit plus une redevance, mais le prix des services rendus par l’État et organisé en vue de la répartition égalitaire des richesses ; de l’abaissement du taux d’intérêt par la mutualité du crédit ; de l’instauration d’associations industrielles visant à distribuer les effets du progrès technique, et ainsi de suite (ibid. : 96-97). Toutes ces propositions tentent d’amener la propriété à correspondre à la Justice, autrement dit à l’égalité ; grâce à ces garanties, l’abus cessera de tuer la propriété, c’est-à-dire de miner ses effets bénéfiques, comme il l’a fait jusqu’à maintenant (ibid. : 102). Le « laisser-faire » de Proudhon n’a donc que peu de choses à voir avec celui du libéralisme, en cela qu’il vise encore une fin sociale, l’égalité.

Il en résultera que non seulement la propriété se répartira selon Proudhon de façon de plus en plus égalitaire, mais ses abus se restreindront d’eux-mêmes sous l’effet de la concurrence, sans nul besoin d’intervention de la puissance publique. Celle-ci sera alors contrebalancée dans sa capacité d’empiéter sur la liberté individuelle par le pouvoir conféré à chaque homme en raison de sa qualité de propriétaire (ibid. : 89-90). Dans ces conditions, la propriété se fait moralisatrice et atténue l’égoïsme des individus sans pour autant que son droit absolu à l’abus ait été abrogé ; la propriété est toujours liberté, mais elle n’est plus vol, sans avoir été dénaturée ; elle est devenue Justice.

Propriété ou possession ?

Il semble donc que Proudhon ait au cours de son cheminement intellectuel fait la paix avec la propriété. C’est l’interprétation qui a prédominé dans le mouvement ouvrier dans les années qui ont suivi sa mort, notamment dans l’Internationale, où son influence a initialement été déterminante (Berthier, 2013 : 89-91). Les « proudhoniens » de l’Internationale, comme Henri Tolain ou Eugène Hins, prenaient la défense de la propriété privée (ibid. : 93-95 ; Löwy, 2014 : 108). Néanmoins, Berthier considère qu’ils interprétaient mal leur mentor (2013 : 94). Selon lui, Proudhon n’a jamais cessé de haïr la propriété (ibid. : 115). Tout simplement, le « père de l’anarchisme », prenant conscience du fort attachement populaire pour celle-ci (ibid. : 45), aurait compris qu’il n’était pas en mesure de l’attaquer de front (ibid. : 115). Le repositionnement de Proudhon relèverait donc plus de la stratégie politique que d’un réel changement de cap idéologique ; son « système de garanties » imposerait tant de contraintes à la propriété qu’elle ne serait encore en fait que la possession déguisée.

Dans son article, Strong présente de même la pensée de Proudhon sur la question comme uniforme dans le temps ; « propriété » et « possession » seraient synonymes chez le « père de l’anarchisme » (2014 : 61). Cet auteur soutient son assertion en invoquant la pensée de J. Martin Pedersen qui définit la propriété comme une relation sociale se rapportant aux choses (ibid. : 53). Proudhon visant nommément à établir une société sans exploitation (ibid. : 56-57), Strong en conclut qu’il n’existe pas de différence entre possession et propriété proudhonienne. Celles-ci ne seraient qu’une forme possible de la propriété, forme aux « modalités relationnelles » différentes de celles de la propriété capitaliste (ibid. : 54).

Enfin, Bancal décrit lui aussi la position proudhonienne comme cohérente et inchangée dans le temps (1967 : 24). La propriété est un droit absolu, oui, mais auquel tous les hommes ont un droit égal (ibid. : 140). Selon Bancal, Proudhon a su tracer un juste équilibre entre la liberté individuelle et le besoin collectif d’égalité, si bien qu’il parle de la position de Proudhon comme d’un « collectivisme libéral » (ibid. : 38).

Ainsi, que ce soit par l’analyse de la cohérence interne de l’oeuvre de Proudhon (Bancal), par l’analyse contextualiste de sa pensée (Berthier) ou par son analyse à la lumière de celle d’un autre auteur (Strong), il est possible de défendre la cohérence de la pensée proudhonienne dans le temps[8], qui ne peut alors simplement se réduire à un libéralisme radical. Alors, propriété ou possession ? Je ne trancherai pas ici, n’en ayant ni les moyens ni le besoin dans le cadre de ma démarche actuelle. Quelle que soit l’interprétation, cependant, force est d’admettre que la position de Proudhon sur le sujet est plus complexe qu’on ne le laisse souvent entendre.

La propriété selon Joseph Déjacque

Déjacque est moins connu que Proudhon et quelque peu oublié. On attribue en effet généralement la pensée communiste anarchiste à Pierre Kropotkine, bien que sa Conquête du pain (2002 [1890]) paraisse trente ans environ après la mort de Déjacque. On doit pourtant à ce dernier l’invention du terme libertaire, titre du journal new-yorkais dont il était l’unique auteur-éditeur. S’il est vrai que la pensée de Déjacque paraît moins complexe et nuancée que celle de Proudhon, son statut d’auteur méconnu impose néanmoins qu’on s’y attarde.

Une pensée manichéenne

L’aspect fondamental sur lequel repose la pensée de Déjacque et qu’il faut absolument comprendre avant de passer à sa condamnation de la propriété est son manichéisme véhément. En effet, pour le pamphlétaire, le monde est sous l’effet de deux impulsions contraires, la liberté et l’autorité, dont on peut tirer deux principes diamétralement opposés, l’un autoritaire et l’autre libertaire (1859b). C’est en ce sens qu’il a à l’époque inventé ce néologisme, comme principe organisateur de la liberté.

Pour celui-ci, il n’existe aucun compromis cohérent et durable entre ces deux principes : « tout ce qui n’est pas exclusivement l’un ou exclusivement l’autre, de pure race libertaire ou de pure race autoritaire […] est voué à la mort sans postérité […] C’est tout l’un ou tout l’autre, il n’y a pas de juste milieu : choisissez… » (1859b). Ainsi, Déjacque s’en prend constamment aux socialistes « du juste milieu », les enjoignant à se faire radicaux et cohérents. « Tels qui se croient révolutionnaires et ne jurent que par le [sic] liberté, proclament néanmoins la nécessité de la Dictature ; comme si la dictature n’excluait pas la liberté, et la liberté la dictature. » (1859a) Pour atteindre la liberté, il faut agir par la liberté, puisque le compromis est nécessairement favorable au principe autoritaire ; « tout ce qui n’est pas la liberté est contre la liberté » (1859a) ; « l’amputer, c’est [la] tuer » (1854). Un compromis, quel qu’il soit, avec le principe autoritaire signifie donc systématiquement l’échec révolutionnaire. Les socialistes, pour être conséquents, devraient alors rejeter toute forme d’autorité. On retrouve là un des principes fondamentaux de l’anarchisme qui veut que les moyens utilisés doivent être cohérents avec la fin visée.

Cela dit, le principe autoritaire s’incarne pour Déjacque en quatre aspects, quatre institutions, ce qu’il appelle les « quatre grandes têtes de l’hydre » (1854) : le gouvernement, la religion, la famille et la propriété, qu’il propose de remplacer par leurs contraires respectifs : la libre association, la science, l’amour libre et la solidarité humaine et, enfin, la communauté des biens, c’est-à-dire le communisme. Ces quatre « anti-institutions » libertaires excluent toute forme d’autorité. Qui plus est, les quatre grandes têtes de l’hydre doivent être coupées d’un coup, sans quoi la bête se régénérera ; n’en abattre que certaines représente un compromis avec le principe autoritaire.

Il ne s’agit pas que d’une raison de principes ; les quatre institutions autoritaires forment un tout cohérent, se supportent mutuellement ; elles sont à la fois cause et conséquence l’une de l’autre (ibid.). Ainsi, sans la propriété ne pourrait exister l’impôt, assise du gouvernement et de la tyrannie. Le pouvoir lui-même représente une propriété, un bien appartenant au monarque, à l’empereur, ou à la corporation que représente l’Assemblée nationale. De même, la famille ne constitue qu’un gouvernement à plus petite échelle sous la domination du père, ainsi qu’une relation de marchandage où la propriété s’échange contre une apparence d’amour. Enfin, en prêchant la soumission aux trois autres et en leur octroyant sa bénédiction, la religion cimente l’édifice autoritaire.

À l’instar des trois autres têtes, la propriété doit donc immanquablement faire place à son contraire, le communisme, pour consommer la révolution et actualiser le principe libertaire. Pour Déjacque (1857), en défendant la famille patriarcale et la propriété, Proudhon n’est que partiellement anarchiste, « du juste milieu », un libéral (ibid.). En un mot, il relève du principe autoritaire plus que du principe libertaire. En effet, la fusion des quatre grandes têtes dans une seule et même hydre fait du gouvernement un principe unique, et donc sans contrepoids possible (Déjacque, 1854). La propriété ne s’oppose donc ni à elle-même ni à l’État ; l’hydre faisant intégralement face à la société, on ne peut utiliser l’une de ses têtes contre une autre sans se faire avaler.

De la propriété au communisme

Ce n’est pas dire pour autant que les deux anarchistes s’opposent sur tout. Au contraire, ils partagent sans contredit une base conceptuelle commune, notamment les concepts de libre association et d’aubaine[9]. Pierre Leroux a donc raison de les placer en continuité l’un de l’autre, dans le même aspect de la triade socialiste, la liberté, définie par le mode d’(auto)-organisation de la société plutôt que par le mode de partage de la richesse (Leroux, 2000 [1858] : 130-134 et 138-139). Le sens dans lequel Déjacque comprend l’aubaine est en tous points identique à la définition que lui donne Proudhon. Le point de discorde entre les deux se trouve dans le concept associé de salaire. Pour Déjacque (1854), celui-ci ne représente pas le fruit légitime du travail, mais une aubaine tout autant que la rente, le loyer ou le profit. En effet, les travailleurs n’ont, pour le communiste anarchiste, aucun droit au fruit de leur labeur ; tous les êtres humains ont droit à la satisfaction de leurs besoins, ni plus ni moins, indépendamment de leur contribution à la production. L’auteur ne voit donc pas de différence profonde entre la possession initialement défendue par Proudhon et la propriété capitaliste ; le communisme de Déjacque élimine toute forme de mise en relation de la consommation au travail. Tout au plus, le droit de chaque travailleur au fruit de son effort, défendu par Proudhon, pourrait s’avérer une étape de transition acceptable vers le communisme, mais pas une fin valable en soi (Déjacque, 1858).

Par conséquent, les ententes obligées que représentent les contrats et qui constituent une conséquence implicite de l’acceptation proudhonienne de la propriété (ibid.) n’ont plus raison d’être. Qui plus est, ces contrats sont d’ores et déjà néfastes, autoritaires ; bien que consenti, un contrat ne représente au fond qu’un ensemble de contraintes liant deux parties, limitant ainsi de fait la libre association (Déjacque, 1857). Cela nous mène au deuxième concept d’importance qu’ont en commun les deux anarchistes. Ici encore, la signification est exactement la même chez les deux auteurs ; c’est à propos des concepts qui lui sont associés qu’émerge le désaccord. Pour Déjacque (ibid.), la concurrence universelle détruit la liberté d’association, alors qu’elle en était l’agent chez Proudhon. En un mot, la propriété et l’échange sur le marché qu’elle implique sont pour le communiste anarchiste source d’usure et de contrainte ; ils constituent bel et bien l’une des grandes têtes de l’hydre autoritaire, absolument incapables d’assurer l’émergence d’une société libertaire.

Anarchisme et propriété

Les positions catégoriques et manichéennes de Déjacque semblent détonner si on les compare à celles plus subtiles et plus difficiles à interpréter de Proudhon. Cela explique l’espace moindre qu’elles occupent dans cet article par rapport à celles du « père de l’anarchisme », et peut-être même le peu d’intérêt pour Déjaque dans la recherche scientifique. De plus, on peut facilement expliquer Proudhon sans avoir recours à Déjacque, mais l’inverse n’est pas nécessairement vrai, ce dernier développant en partie sa position sur la propriété en réaction à son prédécesseur, notamment dans la lettre ouverte qu’il lui adresse (1857). Quoi qu’il en soit, la proximité conceptuelle des deux pensées combinée à l’opposition normative diamétrale qui sépare leurs positions respectives sur la propriété rend particulièrement intéressante leur comparaison. Comment expliquer cette différence normative, alors que la base conceptuelle des deux auteurs est si proche ? La réponse se situe à mon avis dans un différend au sujet d’un concept fondamental, différend qui engendre ensuite toute la divergence entre les deux auteurs sur le sujet de la propriété.

Ce concept fondamental, on le retrouve dans tous les manuels d’économie : la différence séparant un bien public d’un bien privé[10]. Un bien public se distingue d’un bien privé en cela qu’il est non rival et non exclusif, alors que ce dernier est à la fois rival et exclusif. Un bien rival ne peut être consommé par une personne sans interdire aux autres sa consommation ultérieure. C’est le cas d’une pomme, par exemple, qui ne peut être mangée qu’une seule fois. Ensuite, on peut exclure une personne de la consommation d’un bien exclusif. Ainsi, l’émission d’une onde radio est un bien non exclusif, n’importe qui pouvant la capter à moins qu’elle ne soit cryptée, auquel cas seules les personnes détenant les moyens de la décoder peuvent avoir accès à son contenu ; elle devient alors un bien exclusif. Un bien public peut donc être consommé à satiété par quiconque le désire, sans effet négatif sur la consommation des autres et sans qu’il soit possible de l’empêcher, ce qui n’est pas le cas d’un bien privé. Un phare ou un feu d’artifice sont des exemples de biens publics qui sont donnés couramment ; il est impossible d’empêcher quiconque de les percevoir et cela n’amoindrit en aucun cas la capacité des autres à faire de même. En langage économique, la différence entre bien public et bien privé ne dépend donc pas de la nature de son fournisseur (l’entreprise privée ou l’État, à but lucratif ou non), ni de son mode de détention (propriété privée, propriété d’État ou propriété commune). Je laisse pour l’instant de côté les cas plus complexes de biens rivaux non exclusifs (par exemple les ressources halieutiques) ou non rivaux exclusifs (comme le savoir). En lien avec ces définitions, la thèse que je défendrai ici pour répondre à ma question est que la différence normative qui oppose Proudhon et Déjacque sur la question de la propriété découle d’une conception différente de la nature des biens et, plus profondément encore, de la disponibilité des ressources.

Rivalité et exclusion

Cette catégorisation du monde en biens publics et privés selon qu’ils sont rivaux et exclusifs ou non n’est pas en soi normative ; c’est tout simplement la constatation d’un état de fait. Cependant, les économistes, de tout temps, ne se sont pas empêchés d’en tirer des conclusions normatives. Déjacque n’est pas sur ce terrain, cependant ; il nie tout simplement la rivalité des biens, position qui n’est pas aussi irrationnelle qu’elle peut le sembler au premier coup d’oeil.

Selon Déjacque (1857), sous le communisme anarchiste, la production et la consommation s’équilibreront naturellement. Chacun ou chacune pourra donc consommer « à volonté et selon sa fantaisie ». L’auteur semble ainsi supposer une capacité de production infinie, croyant pouvoir par le passage au principe libertaire faire de chaque bien un bien public. Il évite ainsi toute la question de l’accessibilité et de l’intelligibilité de l’information dans les choix de production et de consommation individuels et collectifs, de même que dans la distribution des biens ; en situation de liberté, un résultat économique rationnel est assuré de se produire de lui-même. La fin de la contrainte nécessaire à la monopolisation et l’équilibre naturel entre production et consommation sous le communisme anarchiste feront donc en sorte que rien ne manquera à personne. Ainsi, bien qu’une pomme particulière demeure un bien rival, le fait qu’une quantité suffisante de pommes ait naturellement été produite et que la bonne quantité ait tout aussi naturellement été distribuée aux bonnes personnes fait en sorte de rendre caduc le concept de rivalité pour les pommes en général. Tout bien étant alors non rival, est-il légitime d’en exclure l’accès à qui que ce soit même s’il est possible de le faire ? Pour Déjacque, la réponse est non ; les biens non rivaux doivent être mis en commun, comme pour Proudhon d’ailleurs. En effet, même à la fin de sa vie, ce dernier s’oppose à la propriété intellectuelle ; une des garanties qu’il impose à la propriété, la formation d’associations agricoles et industrielles, vise justement à répartir les effets du progrès technique afin qu’il ne soit pas monopolisé par de gros joueurs (Berthier, 2013 : 82) ; pour Proudhon, il est illégitime et néfaste d’exclure quiconque d’un bien non rival comme le savoir, même s’il est possible de le faire.

Disponibilité des ressources

Proudhon pose néanmoins d’emblée la finitude du monde et des ressources qu’il contient (2009 [1840] : 305). C’est en fait par cette finitude même qu’il justifie initialement le partage qu’implique la possession (ibid. : 220). De fait, s’il faut procéder à un partage du monde pour assurer à chaque homme les moyens de subvenir à ses besoins et à ceux de sa famille, c’est bien parce que la terre constitue un espace limité, contenant donc une quantité limitée de ressources, ce qui impose nécessairement des contraintes aux capacités de production. Cet aspect de sa pensée ne change pas avec le temps. Ainsi, qu’on interprète la possession et la propriété proudhoniennes comme des synonymes ou comme des positions différentes, il n’en demeure pas moins que la Terre est inéluctablement pour lui un immense bien privé, c’est-à-dire rival et exclusif. C’est justement dans le cadre de cette réalité qu’il tente de découvrir comment en arriver à l’égalité. Propriété et possession se justifient chez lui par un argumentaire normatif, certes, mais s’expliquent par l’état de fait de la disponibilité des ressources. Ce positionnement de Proudhon explique aussi sans doute en grande partie que Déjacque n’ait pas vu de différence significative entre la possession et la propriété, toutes deux représentant une exclusion de certains biens. Il ne m’est donc pas nécessaire de trancher en faveur d’une interprétation ou d’une autre quant à sa position sur la propriété pour répondre à ma question ; propriété et possession proudhoniennes se fondent sur une même conception de la nature des biens et de la disponibilité des ressources.

De toute façon, Déjacque ne nie pas le caractère rival de tel ou tel bien particulier ; il croit tout simplement pouvoir faire de cette rivalité une donnée non pertinente grâce à l’abondance qu’il prévoit découler du communisme anarchiste, ce qui suppose une compréhension de la disponibilité des ressources différente de celle de Proudhon. L’abolition de la rivalité des biens par leur abondance est un trait que l’on retrouve dans d’autres pensées communistes[11], même s’il arrive maintenant qu’on aspire plutôt à y arriver par une diminution de la consommation, c’est-à-dire par la décroissance[12]. Cette dernière position représente sans contredit une vision moins optimiste que celle de Déjacque quant à la disponibilité des ressources. Il arrive aussi que des communistes anarchistes acceptent d’emblée la rivalité, voire la possession des biens d’usage personnel[13]. Néanmoins, ce qui distingue Déjacque ici, c’est le fait que l’équilibre s’établira de lui-même, « naturellement », alors que la pensée communiste prévoit généralement une forme ou une autre de planification, ou à tout le moins d’intervention collective. Il est étrange que cet aspect de la pensée de l’auteur ne lui ait jamais attiré l’épithète de libéral, qui a tant de fois été accolée à Proudhon ; un résultat économique rationnel émergeant de lui-même de l’interaction d’individus libres n’est pourtant rien d’autre que la « main invisible » d’Adam Smith.

Dans tous les cas, on peut conclure que Proudhon, qui comprend le monde comme une quantité limitée de ressources disponibles, accepte l’exclusion des biens rivaux, alors que Déjacque croit pouvoir rendre caduque la rivalité des biens par l’organisation libertaire de la société, ce qui sous-entend une compréhension différente de la disponibilité des ressources.

Conclusion

Pierre-Joseph Proudhon et Joseph Déjacque ont donc porté le flambeau de la liberté au sein de la grande famille socialiste chacun à sa façon, et ce, malgré une grande proximité conceptuelle et théorique. J’ai la prétention avec cet article d’avoir contribué à expliciter la position de Proudhon sur la propriété et à faire connaître Déjacque, un auteur délaissé, d’avoir identifié leurs convergences et leurs divergences théoriques et normatives sur le sujet de la propriété, d’avoir expliqué ces divergences par une différence fondamentale dans la compréhension de la disponibilité des ressources et de la nature des biens qui en découle et, enfin, d’avoir jeté un éclairage nouveau sur les débats qui animaient le mouvement anarchiste naissant et, par extension, le mouvement socialiste en général.

La question de savoir à quel point Proudhon s’est éloigné de la possession pour renouer avec la propriété demeure cependant en suspend. Une analyse contextualiste plus poussée me semble ici nécessaire afin de trancher ce débat. Néanmoins, je soutiens que l’analyse textualiste présentée ici permet d’éclairer avec une bonne certitude la relation entre les deux auteurs, la question de la disponibilité des ressources et de la rivalité des biens, à son centre, ne me semblant pas nécessiter la référence à des éléments biographiques ou historiques. Enfin, j’ai ici touché, mais sans l’aborder directement, la toujours actuelle question des formes que prendra une société socialiste. Dans cette ligne de pensée, il serait notamment intéressant d’effectuer une analyse comparative de la récente perspective de la décroissance avec la pensée de Déjacque afin de déterminer si un rapprochement est possible. Cela permettrait sans doute de mettre en lumière l’évolution de la pensée communiste anarchiste, et peut-être même communiste en général, en rapport avec l’abandon certain de l’optimisme révolutionnaire qui prévalait au dix-neuvième siècle, particulièrement par rapport aux enjeux environnementaux.