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Novelty only emerges with difficulty. Ce constat, dressé par Kuhn[1], nous a incitées à nous écarter des études récurrentes sur les transformations de la démocratie. En effet, plutôt que d’étudier les mutations démocratiques à l’aide d’expériences institutionnelles ou civiles inédites appréhendées comme un « renouveau » de la démocratie participative, nous avons fait le choix de braquer la lunette sur des objets démocratiques anciens : les organisations de citoyens. Par le biais de l’exemple des comités de quartier français et des groupes de citoyens québécois, nous montrons comment les transformations de la démocratie locale peuvent s’appuyer sur des organisations ancrées de longue date dans leur territoire, lesquelles favorisent un élargissement « par le bas » de la sphère publique.

Les comités ont fait l’objet de lectures différentes en France et au Québec. Les analyses françaises sur les comités de citoyens demeurent peu nombreuses et encore faut-il y distinguer entre objet de recherche lui-même et problématiques. L’objet de recherche comme tel est généralement ignoré. Les comités sont signalés dans les écrits historiques des quartiers et relèvent souvent des historiens amateurs qui se spécialisent dans le passé de leur commune[2]. Ils peuvent aussi être mentionnés dans les études locales françaises qui insistent surtout sur le rôle des comités dans la conquête du pouvoir municipal. Les problématiques privilégiées sont alors souvent celles du clientélisme ou du militantisme[3]. Ces recherches ont le mérite de reconnaître une dimension avérée des comités : ces derniers peuvent bien être un tremplin politique pour certains acteurs sociaux[4].

Enfin, la réflexion sur les comités a également bénéficié du débat sur « la démocratie locale ou de proximité », né de l’émergence de nouvelles instances participatives. Bien que la discussion n’ait pas concerné en premier lieu ce type d’organisation, elle a conduit indirectement à déplacer l’interrogation sur le rôle de ces groupes quant à la formulation du politique[5]. À cet égard, deux principales critiques sont adressées aux comités de citoyens. La première souligne la faible représentativité de ceux-ci, tant du point de vue du nombre que de la diversité sociologique[6]. Cette première critique justifie la seconde qui dénonce le caractère particulier et l’incapacité des comités à énoncer des enjeux généraux et à instaurer un véritable débat public. Les analyses insistent sur l’effet NIMBY (not in my backyard)[7] au sein de ces groupes : les membres défendraient uniquement leurs intérêts égoïstes (ceux d’une catégorie de la population) au détriment de l’intérêt d’une population plus large. Souvent assimilés à des organisations de propriétaires, les comités favoriseraient le conservatisme au sein du quartier et l’hostilité au changement. Ils sont aussi vus comme un instrument de récupération par le pouvoir des revendications de la société civile[8]. Cette perspective rejoint certaines des problématiques québécoises qui insèrent les comités de citoyens dans une réflexion sur les mouvements sociaux.

Au Québec, les comités de citoyens appartiennent au mouvement communautaire autonome. Leur analyse est donc étroitement liée aux études sur le milieu communautaire et plus particulièrement sur son autonomie par rapport à l’État[9]. Un premier courant s’intéresse à la dimension revendicative des comités et à leur participation au mouvement social[10]. Il s’agit principalement de savoir si de telles organisations contribuent au changement social ou, au contraire, favorisent la régulation des revendications populaires. Dans la même veine, les analyses s’interrogent sur la dimension politique ou de service de ces groupes[11]. Si les avis sont partagés, selon les conceptions du mouvement social[12] et les périodes historiques[13], les analyses reconnaissent du moins la participation des comités de citoyens à « la question sociale » et leur ancrage à gauche de l’échiquier politique. Un autre courant, qui croise le précédent, concerne les conséquences du développement local et de l’économie sociale sur les pratiques démocratiques et la citoyenneté[14]. Par certains aspects (le rôle de tremplin politique des comités de citoyens ou la problématique de l’institutionnalisation), ces approches rejoignent les travaux français ; elles s’en éloignent cependant quant aux conclusions. Là où les études françaises s’attardent sur le caractère limité des comités en matière de démocratie et sur l’élaboration d’un espace public[15], les analyses québécoises soulignent généralement un apport significatif à la démocratie[16] ou, au minimum, la contribution à la définition d’un « nouveau contrat social au niveau local[17] ».

Notre analyse se démarque des approches tant françaises que québécoises. Si notre lecture reconnaît la participation des comités de citoyens à la démocratie, elle ne souscrit pas pour autant à une réflexion sur les mouvements sociaux et le changement social. Notre perspective préfère une interprétation plus nuancée selon laquelle ces groupes favorisent un élargissement de la sphère publique, concourant ainsi à une transformation « par le bas » de la démocratie.

Reprenant à nos propres fins le cadre théorique des critiques sur le particularisme adressées aux comités, notre argumentation s’articule autour de la notion d’espace public. Elle questionne les transitions entre particulier et général, privé et public qui sont au coeur de la définition du politique. Un tel point de vue réinscrit l’analyse dans une réflexion sur les frontières du politique. Il interroge la contribution des comités de citoyens au renouveau démocratique non pas à travers la question du changement social, mais à travers une interrogation sur les processus de politisation et l’accès à l’espace public.

La notion de processus de politisation comprend deux dimensions. La première désigne le système politique dans son ensemble, les institutions, les partis politiques et les activités qui lui sont associées (compétition entre les partis, élections…). La « politisation » insiste alors sur les processus qui permettent aux enjeux sociaux d’accéder aux arènes politiques, à la sphère publique. La seconde dimension du terme est plus large et s’interroge sur la nature du processus de politisation lui-même. Elle évoque les transitions entre sphère privée et sphère publique et la reformulation nécessaire des enjeux individuels en termes collectifs[18]. Cette reformulation est indispensable à la recevabilité du propos (à savoir l’obtention d’une légitimité) dans l’espace public[19].

S’inspirant des travaux d’Yves Sintomer[20], notre définition de l’espace public comprend trois aspects :

  1. L’espace public désigne un espace d’interactions où les affaires collectives sont mises en discussion sans qu’une autorité étatique ne vienne définir de façon contraignante la gamme des arguments autorisés. Cet espace ne correspond pas forcément à une institution politique, mais peut relever de la société civile, par exemple des comités de citoyens.

  2. L’espace public est marqué par un type de discours qui tend à défendre l’intérêt collectif (ou du moins a cette prétention). Les acteurs doivent au moins expliquer en quoi leurs revendications personnelles sont compatibles avec celui-ci ou en quoi elles représentent un cas spécifique de justice plus globale.

  3. L’espace public autorise le pluralisme des positions et ouvre à une discussion où il est possible de mettre en doute les valeurs, les conceptions ou les préférences communément admises. Une telle dynamique de discussion n’est jamais garantie ; elle constitue seulement un potentiel qui implique la capacité des simples citoyens de prendre une distance par rapport aux lieux communs et aux problèmes qu’ils doivent gérer collectivement.

L’espace public et les discussions que celui-ci autorise conduisent à une politisation « ordinaire » qui rend possible la transition entre affaires privées et affaires publiques, entre intérêt particulier et intérêt général. C’est à l’aune de cette transition entre intérêt particulier et intérêt général que nous jugerons du rôle des comités de citoyens dans l’espace public[21]. Ces groupes permettent-ils la « montée en généralité » consubstantielle à l’espace public et, si oui, comment articulent-ils intérêts particuliers et préoccupations générales ?

Plus précisément, notre réflexion s’appuie sur une comparaison entre deux comités de citoyens, l’un français, le comité d’intérêt de quartier (CIQ) Saint-André à Marseille, et l’autre québécois, le comité de citoyen(nes) du quartier Saint-Sauveur (CCQSS) à Québec. Tous deux ont fait l’objet d’une observation participante au cours de la période 1997-2001. Les dirigeants des groupes et les membres ordinaires ont été interrogés lors d’entrevues approfondies (soit quinze à vingt personnes dans chacun des groupes), un questionnaire a aussi été distribué à l’ensemble des membres de chacun des groupes. Les deux terrains d’enquête offrent des similitudes. Anciens quartiers ouvriers aujourd’hui aux prises avec des difficultés économiques et sociales, ils constituent tous deux des zones paupérisées où les habitants disposent de moins de ressources pour se faire entendre sur la scène politique. Cette caractéristique constitue une spécificité : les comités choisis ne sont pas représentatifs de l’ensemble des comités de leur ville respective. Néanmoins, ce caractère des groupes étudiés correspond à notre ambition de saisir les transformations « par le bas » de la démocratie. Le manque de ressources et de réseaux politiques de certains membres des comités justifie ou intensifie le recours à ce type d’organisation. Ces comités éclairent plus significativement le rôle que de telles organisations peuvent tenir au sein de la cité.

Dans la première partie, nous montrons comment les comités participent d’un ancrage local de la citoyenneté. Dans la deuxième, nous soulignons comment les comités tentent d’articuler intérêt particulier et intérêt général dans leurs discours et leurs actions, favorisant ainsi un processus de politisation des enjeux et des citoyens. En conclusion, nous dressons le bilan de la contribution de ce type de groupe à la démocratie.

L’élargissement de la sphère publique : implication, intérêt politique et sentiment d’appartenance

Implication et intérêt politique

Les comités regroupent des résidants qui agissent bénévolement pour améliorer la vie au sein du quartier ; derrière des préoccupations quotidiennes se dessinent cependant des projets plus vastes. Les comités ont pour ambition de défendre et de promouvoir la citoyenneté, comme en attestent les slogans des deux groupes : « 30 ans de citoyenneté en action », pour le CCQSS, et l’éloquent « Participez », du CIQ marseillais[22]. Cette défense de la citoyenneté témoigne certes d’une vision républicaine de la démocratie, mais relève aussi, selon les groupes, de la nécessité. L’engagement est vu comme un moyen de donner la parole à des citoyens qui disposent de ressources moindres (sociales, économiques et politiques) pour défendre leurs intérêts et se faire entendre dans l’espace public.

Les actions des comités peuvent relever du « registre des doléances », les comités se faisant les porte-parole des habitants auprès de la municipalité. Ces actions visent surtout l’amélioration de la qualité de vie dans le quartier : par exemple, l’accès à la mer à Marseille, le changement des itinéraires des transports en commun à Québec. Un autre type d’action a trait à des enjeux plus vastes qui dépassent les limites du quartier ou mettent en jeu une vision de la vie en commun. Les politiques sur le développement et l’aménagement urbains sont ici des exemples significatifs. Le CIQ Saint-André s’est prononcé en faveur du logement social diffus et inséré à l’habitat d’origine, tandis que le CCQSS soutient une politique en faveur du logement social. Enfin les comités entendent informer et éveiller l’intérêt des habitants envers la politique. Aussi organisent-ils des rencontres entre élus et citoyens ou encore, à Québec, des soirées thématiques réservées à un sujet de société, par exemple, en 2000, la mondialisation.

Le CCQSS et le CIQ Saint-André souhaitent permettre l’expression des intérêts des habitants et favoriser l’implication de ces derniers dans l’espace public. Ces deux organisations concourent aussi à l’émergence d’un sentiment d’appartenance envers la collectivité.

Implication et sentiment d’appartenance

Skogan[23] souligne que le sentiment d’appartenance est lié à la maîtrise qu’ont les citoyens sur un espace. La possibilité d’agir rend possible l’identification à la communauté. Cette question est d’autant plus problématique que les personnes habitent dans des quartiers « difficiles » et qu’elles ne peuvent, faute de moyens, pratiquer la défection[24] (déménagement par exemple). Les comités permettent aux habitants de lutter pour améliorer leur cadre de vie et ainsi se réapproprier leur quartier.

La lutte contre l’incivilité menée par les deux organisations est un exemple significatif. L’incivilité regroupe des actes allant du manque de politesse jusqu’à la petite délinquance. Les membres des comités veulent lutter contre l’insécurité et les « violences ordinaires[25] » dans le quartier. À Marseille, ils ont notamment réclamé une gestion de l’ordre, s’appuyant sur l’îlotage policier et favorisant une présence locale (non armée), plutôt que des interventions menées par la police nationale. Au Québec, le CCQSS a soutenu le projet d’une police communautaire, composée d’habitants non armés et chargés d’organiser des rondes la nuit dans les zones peu sécuritaires du quartier.

Cette réappropriation de l’espace comporte une dimension symbolique : faire respecter les règles et les usages sociaux conduit à montrer qu’il existe une loi commune et à mettre en avant des valeurs. Le sentiment d’appartenance ne se réduit pas au territoire. Appartenir à la même cité implique de partager des usages sociaux et des valeurs. Les comités contribuent ainsi à l’affirmation d’un sentiment d’appartenance envers le quartier.

Ce sentiment est entretenu grâce aux fêtes et aux autres rencontres amicales (fêtes du printemps, de la mer, des neiges ou encore parties de pétanque…) qui rythment la vie des comités et témoignent de la forte dimension de sociabilité des groupes. De telles rencontres sont un moyen privilégié de souder les membres du groupe et de réaffirmer une culture et une histoire communes.

Cette évocation du passé n’est cependant pas neutre et, à Québec comme à Marseille, elle participe de la même fonction. Par l’interprétation du passé, c’est bien une action dans le présent que l’on vise. Au CCQSS, la remémoration du passé inscrit les membres dans une lignée de luttes et de mobilisations, de douleurs et d’épreuves supportées ensemble. Les fondements axiologiques du CCQSS empruntent à deux cultures : d’abord une culture ouvrière, puisque les anciens membres relatent un passé de luttes urbaines contre la municipalité de l’époque, de mobilisations contre la pauvreté, de solidarité entre les ouvriers des usines qui nourrit les mobilisations contemporaines ; ensuite une culture « d’aide » en grande partie issue de la formation en travail social des permanents[26]. Ces deux legs historiques constituent le soubassement idéologique du groupe et influencent la vision du développement du quartier. Ils participent d’une identité territoriale et tissent les liens entre une communauté et un territoire.

Au CIQ Saint-André, nombre des anciens du comité sont des ouvriers, retraités des usines. Originaires pour la plupart de familles d’immigrants italiens ou espagnols, ils n’ont souvent pas poursuivi leur scolarité au-delà du certificat d’étude et leurs camarades des bancs d’école sont devenus leurs compagnons de travail dans les tuileries ou les savonneries. Le parcours de vie des membres est très significatif du travail d’intégration de la République. Ils sont bien les enfants de la « communale », comme en attestent les propos de M. Andréani[27] :

Réel brassage des races à l’évidence. Déjà ! Très exactement ; sur ce chiffre plus haut avancé, j’ai retrouvé « 54 » patronymes espagnols […], 3 grecs et 1 russe, 8 arméniens […] Mais j’ai tout simplement voulu souligner, que par la volonté première de chacun, les origines, les nationalités diverses, le rang social même, la numérosité familiale n’entraient point en ligne de compte en tant qu’obstacles à l’époque par nous vécue. Là était notre école. Je crois revoir une certaine mélancolie, notre petite troupe d’écoliers […]

Ce témoignage exprime l’attachement à la République et à ses fondements, héritage d’une histoire à la fois personnelle et collective, mais également les inquiétudes de certains des membres devant les transformations de la société française et les mutations du modèle républicain. Les membres questionnent particulièrement le passage à une société multiculturelle et, finalement, les modalités de l’intégration à la française. Les propos de certains d’entre eux relèvent donc plus des appréhensions envers les changements d’une société qui devient moins prévisible que d’une hostilité ou d’une fermeture à l’autre. Le témoignage d’Andréani est également empreint de nostalgie. Le groupe hésite en effet entre nostalgie du passé et volonté de trouver de nouvelles bases pour l’avenir. Il faut donc se garder de toute vision hypostasiée de ces groupes. L’histoire est un objet de lutte et sujette à de constantes réinterprétations qui servent de caution aux actions à mener[28]. Au CIQ, la transition entre deux générations de membres, à la suite du décès de l’ancien président dans les années 1990, s’est cependant déroulée sans heurts. La nouvelle présidence s’attelle à changer l’image du quartier en mettant l’accent sur la dimension touristique du lieu plutôt que sur son passé ouvrier. Dans les deux comités, l’intégration d’une histoire autorise la transmission de valeurs et la constitution d’une identité collective, « d’un nous ». Cette histoire partagée donne aussi une légitimité qui transcende l’argument du nombre pour parler au nom du quartier et mettre en avant une vision de celui-ci.

Les comités choisis encouragent l’implication dans les affaires publiques, la formation d’une culture politique de base et l’affirmation d’un sentiment d’appartenance. Ces processus ne sont pas cependant sans ambiguïtés.

La contribution des comités à la citoyenneté : le reflet des tensions entre appartenance et universalisme

Les précédentes analyses soulignent le tribut des comités à la construction de la citoyenneté. En mettant l’accent sur le rôle des comités dans la consolidation d’une culture démocratique, de telles analyses rendent possible une autre lecture de ces groupes et des critiques qui leur sont adressées.

Ces critiques, qui insistent sur la faible capacité de représentation des groupes, dénoncent le caractère exclusif des comités. Elles en concluent la fin d’une quelconque contribution à la démocratie. Sans nier la véracité des constats opérés, nous contestons les conclusions tirées en signalant que les limites de ces groupes résultent de leur participation au processus de construction de la citoyenneté et au processus politique lui-même. Les comités étudiés souffrent bien d’une capacité de représentation limitée. Cependant, celle-ci n’est ni le résultat de l’idéologie des groupes, ni d’une fermeture a priori (critères d’entrée). Elle est inscrite dans tout processus identitaire et réside dans la citoyenneté elle-même qui comprend une tension entre deux versants : la prétention à l’universalité et l’ancrage local.

Dire le droit est simultanément un acte d’intégration et d’exclusion. Par le biais de la lutte contre l’incivilité, les deux comités fixent les limites du « permis » et surtout du « tolérable » au quotidien. S’ils contribuent ainsi à fixer les conditions de l’appartenance, ils déterminent du même coup celles d’une exclusion potentielle[29]. L’appartenance est un des premiers biens que les acteurs sociaux partagent[30]. La lutte contre l’incivilité des comités montre que ces derniers prennent part à ce partage et entendent se prononcer sur une vision du quartier et sur les règles de la vie en commun.

La dimension axiologique des groupes s’inscrit dans l’histoire du quartier et de leur ville respective. Cependant, les usages de cette histoire partagée ne sont pas univoques. S’ils peuvent susciter la constitution d’une identité collective et le passage à l’action, ils comportent le danger d’une dérive que résume le passage d’un « nous » à un « entre-nous ». Définir une communauté autour d’une histoire (ou plutôt de la lecture d’une histoire) peut sous-entendre que l’on exclut tous ceux qui ne partagent pas la même lecture ou la même histoire. Cette exclusion peut ne pas être un rejet explicite, certains habitants ne se reconnaissant pas dans les valeurs et les interprétations de l’histoire racontée.

Les tensions autour de l’histoire sont significatives de deux tendances : le repli sur le passé, qui correspond à une cristallisation des valeurs et de l’identité du groupe, ou bien l’adaptation de cet héritage historique aux mutations contemporaines. Une telle adaptation peut être problématique. Elle est un enjeu entre les différentes composantes de la communauté locale. Cette analyse ne dédouane pas les comités des critiques qui leur sont adressées, mais elle a le mérite de proposer une autre interprétation des groupes qui met l’accent sur la difficulté pour toute communauté de conjuguer pluralisme et démocratie avec l’attachement à certaines valeurs. Les comités ne font donc pas figure d’exception. Confrontés aux difficultés de la vie en commun dans un monde pluraliste, les membres hésitent entre ouverture et fermeture, accueil de l’Autre et imposition d’un vivere civile. Cette tension est d’autant plus sensible au sein des deux groupes que ces derniers abritent une population à la marge, plus touchée par les transitions en cours et ayant moins les moyens de s’y adapter.

Les comités étudiés illustrent les dilemmes concrets auxquels conduisent les visions abstraites du pluralisme dans le contexte démocratique contemporain. Si les acteurs reconnaissent qu’il existe plusieurs manières concevables de combiner liberté, justice et paix, ils recherchent la plus conforme à leurs aspirations et en aucune façon ne considèrent que toutes les combinaisons se valent. Certaines négociations sont possibles, d’autres non envisageables[31]. Les débats des comités[32] montrent que « les gens peuvent avoir non seulement des idées différentes, voire incompatibles mais aussi incommensurables sur ce qui est valorisé mais surtout qu’il y a des valeurs incommensurables qui ne peuvent être rangées sur une seule échelle et qui cependant sont également des valeurs à la signification humaine réelle et intelligible[33] ». Les comités confirment qu’il ne peut y avoir de mesures universelles des degrés de bien ; ils soulignent que si les acteurs sont prêts à reconnaître la multiplicité des combinaisons possibles entre les valeurs, ils sont loin de les accepter toutes.

Du point de vue politique, ces groupes permettent à une population moins favorisée de s’exprimer. En offrant la possibilité de l’expression de rancoeurs au sein d’un débat public et l’occasion d’une confrontation avec une parole autre, les comités n’écartent pas le danger de la démagogie, mais, du moins, les maux n’avancent-ils pas masqués.

L’élargissement de la sphère publique : le défi de la montée en généralité ou de l’articulation du particulier au général

Les comités permettent à des habitants qui disposent de moins de ressources de prendre la parole dans l’espace public. Cette prise de parole ne va cependant pas sans difficulté : l’espace public impose des contraintes aux participants et à leur argumentation[34] ; il implique une montée en généralité des discours et des actions, l’articulation entre intérêt privé et intérêt général. Les comités, au-delà des difficultés, sont des lieux qui rendent possible une telle articulation. À ce titre, ils participent à l’élargissement de l’espace public.

Comités de citoyens, proximité et espace public

Les précédents propos ont montré que les comités favorisent une sociabilité entre les habitants et ouvrent la voie à des interactions entre ces derniers, lesquelles consolident le lien social. De ce point de vue, rejoignant les thèses de l’École participationniste, les comités développent une proximité entre les citoyens, proximité propice à la prise de parole et à la participation dans l’espace public.

Les habitants, confrontés aux mêmes situations, constituent des groupes homogènes et partagent une sociabilité bénéfique au dialogue et aux échanges. En outre, ils sont mus par le désir de parvenir à un accord et à une communauté d’intérêts. Cependant, cette relative évidence de l’intérêt commun au sein des comités peut aussi menacer la contribution de ceux-ci à la démocratie[35]. Elle présente en effet le risque d’enfermer définitivement les groupes dans la particularité d’un quartier ou d’un petit groupe d’habitants. La proximité tendrait à une privatisation des points de vue. Les réunions entre semblables conforteraient les groupes dans leurs positions et porteraient préjudice à un élargissement des débats. Tel est le constat dressé entre autres par Eliasoph[36] qui montre que les associations étasuniennes, loin de susciter un véritable débat public, entretiendraient plutôt l’esprit de clocher et contrarieraient l’émergence d’un espace public. Les comités de citoyens n’échapperaient donc pas au syndrome NIMBY.

La proximité est une notion floue qui met en jeu la perception des acteurs[37]. La perception de la proximité repose sur un sentiment qui peut renvoyer à un espace géographique comme à des affinités de penser et de vivre ; elle est aussi étroitement dépendante de l’intérêt pour la question. Les acteurs se sentent d’autant plus concernés par un problème qu’ils le jugent « proche » et réciproquement[38]. Les perceptions du « proche » ne sont pas figées ; elles varient au cours des rencontres, des discussions et des interactions sociales. Évoquer un problème, en expliquer les incidences et les causes « rapprochent » ce dernier et peuvent susciter l’intérêt des citoyens. L’évolution de cet intérêt suppose donc des lieux où les gens peuvent se parler librement et, dans un sens politique, de certains aspects de la vie sociale. À l’opposé des précédentes critiques, nous soutenons que le CCQSS et le CIQ Saint-André peuvent influencer la conception du « proche » des habitants, en concourant à l’élargissement des débats et des actions des acteurs sociaux.

L’élargissement de l’espace public : l’élargissement des points de vue et du débat

Bien que la montée en généralité soit menacée au sein de ces groupes par l’identité et la proximité (le risque étant alors de renforcer, dans un « entre-nous » rassurant, les convictions communes), elle est par ailleurs encouragée par une ouverture des groupes à d’autres acteurs : élus, fonctionnaires ou encore dirigeants d’autres associations ou mouvements.

Lors du débat, en 1998, sur le Plan d’occupation des sols qui posait la question du traitement des déchets dans la cité phocéenne, les membres du comité Saint-André ont invité plusieurs fois les élus et les fonctionnaires compétents. De même, pour l’adoption de la nouvelle politique d’habitation de la Ville de Québec, les dirigeants du CCQSS ont rencontré les représentants de la Ville. À Marseille, les dirigeants du CIQ sont amenés à nouer des contacts plus fréquents avec les élus des arrondissements afin de répondre aux demandes spécifiques de certains habitants. Ces rencontres contribuent à transformer l’image de la politique et de ses représentants chez les dirigeants et, par ricochet, chez les membres des comités. Les citoyens prenant part aux comités saisissent mieux la complexité des problèmes et l’étroitesse de la marge de manoeuvre des élus. Il est significatif de constater que même si les membres peuvent être méfiants envers les représentants politiques, ils reconnaissent le caractère nécessaire et la difficulté d’une charge publique. Les propos de la présidente du CIQ Saint-André confirment ce point : « avec la mondialisation, c’est sûr qu’à notre échelle, ils [les élus] ne peuvent pas tout, c’est pas facile ».

Les précédentes analyses ont souligné le caractère homogène des groupes considérés : cependant, ces groupes établissent des liens et parfois même travaillent de concert avec d’autres associations locales qui représentent d’autres intérêts et d’autres populations. Au CCQSS, l’insertion dans le réseau des groupes communautaires joue un grand rôle. Bien que le comité ne compte que trois membres d’origine étrangère au moment de l’enquête, il entretient des contacts suivis avec les groupes de femmes immigrantes du quartier. Ces contacts assurent des discussions sur les projets menés dans le quartier et au-delà, et parfois des actions communes. Ainsi, le CCQSS a-t-il encouragé ses membres à participer à la Marche des femmes en 2000 et a-t-il pris part à une discussion sur la situation des femmes immigrantes dans le quartier. Au CIQ Saint-André, aucun membre du clan gitan qui jouxte le quartier n’assiste aux réunions. Cependant, la présidente a rencontré les femmes gitanes par l’intermédiaire des soirées de l’association des femmes de la cité voisine. Ces liens tissés entre les groupes, en amont du véritable débat public, contribuent « à mieux se connaître », selon les termes d’un membre du CIQ ; ils sensibilisent les membres des comités à d’autres réalités et élargissent leur audience. Ces relations, qui assurent aux groupes une ouverture vers l’extérieur, sont aussi très utiles aux débats publics. Comme le fait remarquer Fourniau[39], les débats initiés par les autorités municipales ne sont pas systématiquement des espaces de discussion marqués par la recherche d’un accord ; ils peuvent au contraire cristalliser les opinions et tourner au dialogue de sourds, chacun défendant son intérêt et sa vision des enjeux. Antérieures au débat, ces rencontres entre les différentes associations favorisent la volonté de résoudre les différends lors des discussions.

Un autre élément évite la cristallisation des groupes sur la défense de leurs intérêts privés : les contraintes imposées par l’espace public lui-même[40]. Dans un système démocratique, la légitimité ne peut procéder, pour une très large majorité des cas, que d’une élection au suffrage universel[41]. Les comités de quartier souffrent donc toujours d’un déficit de légitimité, face aux élus municipaux. Représentant les intérêts d’une catégorie d’habitants, ils sont toujours suspectés du syndrome NIMBY. La recevabilité de la parole des groupes dans l’espace public réclame un « arrachement du syndrome NIMBY[42] ». Celui-ci implique de relier la situation que vivent les habitants à un problème plus général ou d’en dénoncer l’injustice. Autrement dit, les comités doivent faire preuve de l’« imagination sociologique[43] » de Mills ou du « souci de justice[44] » de Pitkin, qui caractérisent l’esprit public. Les réunions et les discours des groupes choisis témoignent de tels efforts.

L’observation des séances des comités étudiés montre que les habitants superposent une vision du quartier, le partage d’une histoire et le dessein d’un futur. Au sein du CIQ, le choix des actions est sous-tendu par une vision du quartier et de son avenir. Quelle Estaque bâtir ? Privilégier le tourisme ou lutter pour le développement économique du tertiaire ? Cette question a été au coeur des débats à l’intérieur des comités du 16e arrondissement, mais aussi entre eux, lors de la mise en place de la ZAC (zone d’action prioritaire). Elle sert également de toile de fond aux demandes d’aménagement d’une plage à l’Estaque. À Marseille, les décisions peuvent certes être plus conservatrices qu’à Québec, mais cela ne signifie pas pour autant que le débat n’a pas eu lieu et que la défense des intérêts n’a pas été située parmi des enjeux plus vastes.

Le comité québécois peut être considéré comme exemplaire à cet égard, surtout dans ses efforts pour superposer les cercles d’intérêt et d’implication envers le politique. Le groupe tente nettement en effet d’articuler problème particulier – et souvent quotidien du quartier – et situation générale relevant explicitement du politique. Ainsi, le Grand Rendez-vous, spectacle organisé en 1999 par le CCQSS, soulignait, par divers sketchs, l’importance de la politique dans la vie quotidienne des membres. Les auteurs québécois insistaient sur une gestion du monde et ses conséquences sur la vie des citoyens : « Comme nous pouvons le voir, nous nous retrouvons encore une fois dans le bas de la pyramide, ceux qui se trouvent en haut de celle-ci prennent des décisions qui auront des répercussions sur toutes les personnes se trouvant plus bas qu’eux[45]. »

Cette articulation du particulier au général exige un important travail de connaissance souvent effectué par la minorité active de membres. L’effort de compétence revient à se doter d’une capacité d’expertise qui permet de gagner une reconnaissance comme acteur de la discussion publique. Les membres doivent non seulement être capables de se faire un point de vue sur le projet, mais aussi d’opposer un contre-point de vue également pertinent. Le plan d’occupation des sols marseillais est encore une fois un exemple significatif. Un membre du CIQ a mis à profit ses réseaux personnels pour développer une expertise dans le domaine du triage des déchets ; il a complété ses recherches à l’aide du réseau Internet et de la consultation de revues spécialisées sur le sujet. Son savoir a été transmis aux autres membres du groupe, mais aussi aux élus de l’opposition. Le CCQSS bénéficie déjà d’experts sur certains problèmes urbains ou locaux grâce à la présence de permanents. En outre, le groupe a, au fil des années et des luttes, développé des compétences particulières dans le domaine du logement et des coopératives d’habitation. Cela explique que la ville ait eu recours à l’avis du comité dans la formulation d’une nouvelle politique d’habitation.

Ce travail d’expertise augmente la qualité des débats en élargissant les perspectives considérées. Il accroît la connaissance de l’ensemble des citoyens et des élus. Le dépassement du NIMBY et l’élargissement du débat sont à la fois des exercices individuels et collectifs. Les recherches personnelles des acteurs comme les discussions autorisant la transmission des connaissances assurent des débats à l’intérieur même des groupes et rendent possible une évolution des points de vue individuels. La nécessité de cette expertise pour articuler particulier et général n’a pas échappé aux groupes, particulièrement au CCQSS qui a mis en oeuvre des séances de formation pour les habitants. Le thème de ces séances outrepasse les enjeux du quartier et traite des grandes questions contemporaines : mondialisation, logement, immigration. En 2001, le comité a invité les habitants à une conférence du président du groupe ATTAC-Québec et à une rencontre avec les membres d’Opération Printemps Québec, groupe altermondialiste, pour présenter une autre vision de la mondialisation.

Cette attention du groupe portée à la formation des habitants n’est pas uniquement instrumentale (acquisition d’une légitimité dans le débat public). Elle s’inscrit au sein d’une idéologie et d’un idéal de la démocratie et du citoyen exprimés à travers la notion de « conscientisation ». Imprégné à la fois de relents marxistes et des théories en service social, le néologisme désigne la capacité des membres de relier une situation économique et sociale vécue à un engagement sur la scène politique. La « conscientisation » est à la fois un moyen et une fin pour le comité. Le but est ultimement de mobiliser les habitants et d’en faire « des citoyens actifs[46] » qui luttent pour davantage de justice. Le terme même atteste de la volonté du groupe d’opérer une transition entre particulier et général. À partir de la prise de conscience de leurs conditions de vie, les membres sont invités à s’interroger sur le monde dans lequel ils souhaitent vivre et sur les causes qu’ils doivent défendre.

La référence à la justice est d’ailleurs l’autre élément utilisé par les deux comités pour autoriser une montée en généralité et la transition du particulier au général. Ce souci de justice témoigne de deux tendances paradoxales. D’une part, il s’appuie sur de grandes « causes », lutte contre les inégalités sociales et lutte contre la pauvreté, lesquelles sont les chevaux de bataille du CCQSS[47]. L’action du comité québécois dans le quartier est la conséquence des précédents engagements et d’une vision empirique du politique selon laquelle il faut « penser global, mais agir local » et dont témoignent les propos de la permanente : « il faut bien commencer quelque part[48] ». Cette dimension est également perceptible, bien que moins explicite, au sein du CIQ Saint-André. Le comité a pour objectif une action concrète : « il faut aider à la justice ici dans notre quartier ». Comme le souligne la présidente, « c’est bien beau les grands discours mais nous voulons agir au plus près des gens[49] ». La volonté d’une action sur le terrain est rattachée à un idéal de justice, raison d’être des groupes : « avoir une société plus juste et plus humaine[50] ». D’autre part, cette référence à une lutte au nom d’un principe général de justice implique un retour sur la situation particulière des groupes qui mettent en avant la défense des exclus du système, « des citoyens de seconde zone[51] ». C’est le principe même d’universalité de la citoyenneté qui justifie une action particulière. À lui seul, le discours sur la justice exprime la dialectique au fondement des groupes entre particulier et général. Le CCQSS illustre ce point. Le « je suis en droit de réclamer telle chose en tant que citoyen québécois injustement traité » s’articule à une réflexion plus générale sur le droit des autres citoyens. Ainsi, le comité dénonce-t-il l’injustice de traitement des pauvres, mais soutient aussi, par la marche des femmes, une justice pour tous[52].

Les comités donnent à leurs membres l’occasion de reformuler leurs problèmes quotidiens en termes collectifs. Cette transposition nécessaire au processus de politisation réclame un intérêt pour les événements et pour la chose publique, une ouverture aux autres et sur l’extérieur et, enfin, de l’empathie envers autrui. Ces qualités, qui relèvent de « l’imagination sociologique » de Mills, ne sont pas innées, mais doivent être cultivées socialement. En autorisant la confrontation des points de vue, l’élargissement des perspectives et des discussions autour des problèmes du quartier, les comités développent les précédentes qualités et suscitent un intérêt envers la politique. Les travaux de Sustein, repris par Manin[53], révèlent que l’hétérogénéité, la diversité des opinions et l’exposition à des opinions que les individus n’attendaient pas sont des éléments qui ne se produisent pas spontanément. Les comités offrent un contexte favorable à ces éléments. Ils contribuent à superposer les cercles d’intérêt et d’implication envers le politique.

L’élargissement des actions

Les débats au sein des groupes ont pour but de susciter la mobilisation des habitants et l’action. Le lien entre débats et actions n’est cependant pas automatique. Si les discussions et les réunions attestent d’une montée en généralité, le constat quant aux actions des groupes demeure plus contrasté et l’enquête indique une différence significative entre le comité marseillais et le comité québécois. Le comité marseillais peut bien exprimer des préoccupations politiques plus larges, mais ces dernières n’entraînent pas de mobilisations concrètes. Un intérêt élargi n’implique pas pour autant une action collective en faveur du problème. Il peut susciter par contre une action sur un problème politique plus précis hic et nunc, par exemple la gestion des déchets assurée par la Ville de Marseille. Si les membres évoquent la guerre en Irak, les problèmes du chômage ou les violences urbaines, ces thèmes n’entraînent pas une mobilisation collective. La majorité des actions reste liée à des problèmes locaux : le logement, les problèmes entre populations. La différence est ici significative avec le comité québécois, plus habitué que son cousin marseillais aux actions concernant des problèmes qui dépassent le cadre du quartier. Le CCQSS a notamment participé à la manifestation contre le Sommet des Amériques en 2001 et à la Marche mondiale des femmes en 2000, en compagnie d’autres groupes du milieu communautaire.

La comparaison révèle combien « la montée en généralité » des débats comme des actions du CCQSS profite de l’insertion du groupe québécois dans les réseaux communautaires. Ainsi, les différences entre les deux groupes sont à la fois historiques et structurelles. Né en 1973, le CCQSS a participé aux luttes urbaines de l’époque. Ce passé a ancré le groupe au sein du mouvement social québécois. Au contraire, le CIQ Saint-André a été façonné par le clientélisme marseillais qui a légué une tradition de négociation propice au marchandage avec le pouvoir en place[54]. Le CCQSS bénéficie en outre de la professionnalisation du milieu communautaire qui accroît les ressources des groupes et leur politisation. Toute médaille a néanmoins son revers. L’espace politique ouvert par le CIQ Saint-André est certes plus restreint, mais il est aussi plus « neutre », à savoir moins connoté idéologiquement. Si l’appartenance du CCQSS au mouvement communautaire nourrit le débat, elle oriente aussi celui-ci, comme l’illustrent les positions du comité sur la mondialisation, positions qui dénoncent la vision libérale du phénomène.

La contribution des comités de citoyens à l’élargissement de l’espace public : les contraintes de la montée en généralité

Les précédents propos témoignent des efforts des groupes pour élever le débat et prendre part aux discussions au sein de l’espace public. Reconnaître cette contribution ne justifie pas une vision idyllique des comités épargnés par le conflit ; small is not always beautiful. Notre analyse n’ignore pas les difficultés de cette montée en généralité et ne nie pas les limites de celle-ci, limites cependant insuffisantes pour remettre en question le soutien des groupes à la démocratie.

D’abord, la recherche d’une montée en généralité n’efface ni les intérêts, ni le jeu des appartenances et des identités. Les rencontres dans les comités ne sont pas dénuées d’intérêts divers (la volonté de conquérir des voix pour les uns, le souhait de ne pas changer d’avis d’un pouce pour les autres, une certaine mauvaise foi pour quelques-uns), s’éloignant ainsi de l’idéal habermassien de la discussion en raison. De ce point de vue, notre analyse relativise certaines réflexions ou positions de la théorie politique. Les acteurs peuvent certes établir par la raison des propositions qui portent sur les valeurs, confirmant ainsi les réalisations de la théorie politique normative[55]. Cependant, la raison est parfois plus insuffisante que d’habitude pour convaincre les acteurs de varier l’ordre des positions de leurs valeurs. La hiérarchie des valeurs met en cause une histoire, une identité, voire une affectivité. Les débats sur l’avenir de l’Estaque à Marseille comme ceux sur les fondements du CCQSS à Québec illustrent ce point : l’argumentation des membres est inséparable d’une histoire et d’un sentiment d’appartenance. Le choix de l’avenir est aussi héritier de valeurs qui constituent l’arrière-fond du débat. Les comités ne suppriment donc pas le caractère intéressé des discussions, mais ils autorisent une discussion sur ses intérêts.

Ensuite, si une vision idyllique des comités est erronée, le propos qui, soulignant le caractère forcé de la référence au général dans les comités, cantonne ces derniers à un simulacre de démocratie, est tout aussi préjudiciable à l’analyse. Il oublie « la force civilisatrice de l’hypocrisie » évoquée par Elster[56]. L’enquête empirique montre bien que la recherche d’une montée en généralité, qui repose notamment sur une meilleure connaissance des dossiers, contribue à des points de vue plus nuancés et à un autre regard sur le milieu politique.

Enfin, le débat au sein de l’espace public ne supprime pas les hiérarchies sociales et « les rapports de pouvoir ne peuvent se dissiper à la porte des débats[57] ». Ceux qui entrent en concertation ne sont pas des acteurs qui ignorent leurs différences, drapés dans un voile d’ignorance comme le suggère Rawls[58]. Ils savent qu’ils ne sont pas également citoyens. La référence à une mobilisation pour la justice, pour la défense de « citoyens de seconde zone », chez les comités est ici significative. Les comités ne suffisent pas à transformer l’espace public selon les exigences de la théorie politique. Néanmoins, ils fournissent des ressources politiques, un soutien aux citoyens les plus dépourvus en la matière. Un tel soutien est une condition sine qua non quant à la possibilité d’une transition entre privé et public, les exigences de cette dernière nécessitant des ressources politiques. Nous soutenons donc que les comités concourent à un élargissement de la sphère publique en autorisant un élargissement de la culture politique « par le bas » du système.

Conclusion : la contribution des comités à la démocratie, l’élargissement par « le bas » de la culture politique

Les citoyens ne sont que rarement conformes à l’idéal de la démocratie et de la citoyenneté et les membres des comités ne font pas ici exception. Finalement, les comités sont à l’image de leurs membres et des vicissitudes de l’humanité. Tendus entre convictions profondes et querelles mesquines, intérêt général et intérêt particulier, ils sont un point de vue idéal sur le théâtre des petits et des grands desseins humains. La démocratie qu’ils dessinent oscille entre la tentation d’un repli sur soi et l’ouverture à autrui.

La contribution des comités à la démocratie comprend deux dimensions. En favorisant un sentiment d’appartenance au quartier, en autorisant une reconquête de l’espace, les comités encouragent un ancrage local de la citoyenneté. Ils suscitent un engagement civique et une participation à l’espace public. Ce dernier aspect est significatif de la seconde dimension de la contribution des comités à la démocratie : l’élargissement de la sphère publique. Cet élargissement comporte également deux volets.

D’abord, les comités autorisent un accès à l’espace public à des populations marginalisées qui en sont d’habitude exclues. Ils ne suppriment ni les rapports de force, ni les hiérarchies sociales qui structurent l’espace public ; cependant, ils fournissent des ressources (cognitives, sociales, politiques et matérielles) à ces acteurs, ressources qui aident à la prise de parole de ces populations. Ensuite, ils ouvrent une discussion sur les frontières du privé et du public. Ils prennent ainsi part au processus de politisation au coeur de la démocratie qui suppose une culture démocratique. L’exemple des deux comités étudiés rappelle à cet égard que l’apprentissage de l’esprit public et l’articulation entre privé et public ne sont pas innés. Ils nécessitent un footing civique[59]. Les comités fournissent les lieux et les ressources que réclame ce footing.

Les discours sur ce type de groupe sont, plus que d’autres, teintés de conceptions normatives qui témoignent d’une vision de l’intérêt général et des attentes des auteurs quant à la démocratie.

Le syndrome NIMBY accolé à l’action de ces groupes, soulignant leur caractère particulier, attaque les comités au nom d’une vision substantielle de l’intérêt général. Cette définition, qui est aussi idéologique, a deux conséquences. Théoriquement, elle empêche de s’interroger sur le processus de politisation qui suppose un passage possible entre le particulier et le général ou, pour reprendre les termes de Piattoni[60], que le particulier soit une porte d’entrée vers le général. Sociologiquement, elle néglige la lutte entre les groupes dans l’espace public pour s’arroger l’intérêt général. La critique NIMBY, péjorative pour les groupes, repose sur une opposition stricte entre intérêt particulier et intérêt général qui doit beaucoup à l’héritage rousseauiste et qui établit une hiérarchie entre le premier et le second. L’intérêt général, seul constitutif de la citoyenneté, non seulement l’emporte sur les intérêts particuliers, mais il est menacé par ces derniers. Cette appréhension de l’intérêt général nourrit les visions qui limitent le rôle des comités à l’expression d’intérêts particuliers, dangereux pour la démocratie. Elle s’oppose à la conception libérale qui n’exclut pas le particulier du général. Cette version libérale a pour corollaire une vision de la citoyenneté qui met l’accent sur la capacité du citoyen à comprendre et à s’occuper de ses propres affaires. Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si le regard sur de tels groupes est plus indulgent en Amérique du Nord où domine une vision néopluraliste de l’intérêt général.

Une lecture hâtive de la conception libérale de l’intérêt général oublie que celle-ci suppose aussi « une capacité d’intelligence minimale dans la relation entre public et privé et dans la fabrication du second par la maîtrise du premier[61] ». Même dans l’hypothèse où les comités resteraient surtout rivés à la défense des intérêts d’une communauté d’habitants (et ce cas n’est pas la règle pour les groupes étudiés), ces groupes permettent l’exercice d’une intelligence minimale pour comprendre les relations entre le privé et le public. Intervenir dans la vie publique, y compris pour défendre des intérêts particuliers, nécessite une intelligibilité du politique que les comités contribuent à éveiller et à former.

La dénonciation « corporatiste » des comités néglige qu’en pratique, si le politique ne peut se résumer au particulier, il peut à certains égards y trouver sa source. Les intérêts qu’on ne peut qualifier de « généraux » peuvent donc tout de même mériter d’être représentés et défendus[62]. Ces critiques postulent souvent une opposition irréconciliable entre intérêt général et intérêts particuliers sans s’interroger sur les mécanismes de transition entre les deux. Les comités peuvent justement être considérés comme des lieux ouvrant une discussion sur le particulier et le général. Dans des sociétés de plus en plus pluralistes, et sans dénier pour autant une certaine objectivité à la notion d’intérêt général, celui-ci n’est pas un « donné », mais l’objet de conflits d’intérêts et de valeurs.

Cette dernière remarque – outre le caractère idéologique des lectures des actions des comités – rappelle que postuler une vision substantialiste de l’intérêt général ne conduit pas uniquement à un « impensé » théorique des processus de politisation, mais oblitère aussi la lutte entre les groupes sociaux dans l’espace public pour s’arroger la définition de l’intérêt général. Le pouvoir politique est la capacité de dire comment et qui doit produire de l’intérêt général. La démocratie est un travail incessant de constructions concurrentielles. Les discours comme les actions des deux groupes étudiés montrent que ceux-ci entendent prendre part à cette lutte.

Les tenants d’une version substantialiste de l’intérêt général se méfient de la menace corporatiste que constituent de tels groupes. Nombre des critiques envers les groupes contestent que les citoyens puissent se détacher de leurs problèmes, de leur « arrière-cour ». Admettre cette critique implique de rechercher des lieux, des moyens permettant d’accéder à la démocratie. Certes, cette accession est toujours dangereuse, porteuse de dérives (démagogiques, populistes ou autres), mais ces dérives constituent bien le risque du processus démocratique. Renoncer à cette accession et vouloir, au nom de ce risque potentiel, condamner toute légitimité à ces groupes rejoint implicitement les théories élitistes de la démocratie et de la représentation. Plutôt que le pire (la fin du système démocratique ou son « inefficience »), mieux vaut un moindre mal, c’est-à-dire l’exclusion de la masse du système.

La lecture du rôle des comités sur la scène publique ne doit pas « oublier » que ceux-ci s’insèrent dans un contexte politique déjà structuré qu’ils peuvent certes influencer, mais point transformer. Ainsi, le comité marseillais prend place dans un système politique local de clientèle. Ce clientélisme teinte le fonctionnement de la Ville depuis plus de 30 ans. À sa façon, le CIQ tente de favoriser une redistribution des ressources, y compris des ressources politiques, pour les habitants du quartier. Attendre que le comité ou ce type de groupe transforme le mode de gouverne marseillais est soit utopique, soit fallacieux. À l’opposé des précédentes, qui, au nom du caractère local des groupes, niaient toute possibilité de montée en généralité, une telle position ignore le caractère local de ce type de groupe, du moins en termes de palier de gouvernement. Les comités étudiés restent des groupes qui relèvent de l’échelon local, leur pouvoir politique est donc lié à la capacité politique de ce dernier.

Enfin, les comités (et la remarque vaut cette fois surtout pour le groupe québécois) ne participent pas au changement social entendu comme une altération du rapport de force entre les groupes sociaux, ni même à une altération en profondeur des hiérarchies sociales structurant l’espace public. Si les attentes sont telles, alors elles sont vaines. Cet « idéalisme » démocratique a finalement les mêmes conséquences que la méfiance envers le peuple. L’idéal démocratique doit être un modèle, une incitation pour améliorer et dynamiser le système, mais il ne doit pas décourager les initiatives citoyennes, lesquelles ne seraient jamais à la hauteur de l’idéal. Et c’est d’ailleurs dans cette exclusion de la perfection que résident la nature de la démocratie et la possibilité de transformation du système[63].

En favorisant (potentiellement) un élargissement de la sphère publique par l’engagement de populations dépourvues de ressources ou plus souvent exclues de la représentation, les comités encouragent bien des transformations du système démocratique. Mais ces transformations sont syncrétiques, elles concernent l’exercice des soubassements de la démocratie qui se jouent justement dans le footing démocratique. Cette vision rompt avec d’autres qui n’entrevoient les changements démocratiques que par « le haut », à savoir par les institutions. Elle permet de mettre l’accent sur les évolutions à un microniveau de la démocratie et sur les changements dans la culture démocratique et les demandes des citoyens. En changeant le point de vue initial, l’analyse du CIQ Saint-André et du CCQSS ouvre une nouvelle perspective sur l’étude – et de la démocratie et du changement social – qui permet de tenir compte des revendications et des transformations par « le bas » du système.