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Histoire de guerre en Irak

Comme le soutient Jean Elshtain, les sociétés sont, en un sens, la « somme totale » de leurs histoires de guerre. Les histoires de guerre sont souvent utilisées dans le but d’obtenir l’appui de la société en faveur de la guerre ; souvent, ces histoires reposent sur la représentation d’une certaine sorte de masculinité associée avec l’héroïsme et la force. Ces représentations peuvent être racisées autant que genrées […] Les histoires de guerre incluent rarement des histoires à propos des femmes[1].

Tickner, 2001 : 56-57

La sécurité internationale est bâtie dans une large mesure sur des récits et des narrations. « Qu’est-ce qui constitue une menace ? », « pour qui ? », « quelles réponses devraient y être apportées ? » et « quelle sécurité (et de qui) mérite d’être défendue ? » sont toutes des questions qui sont produites et trouvent réponse à travers les narrations et les histoires qui entourent les enjeux de sécurité internationale (Weldes et al., 1999 ; Sjoberg, 2009 ; Wibben, 2011). Les narrations et les récits occupent donc une place très importante dans la militarisation et les guerres puisqu’ils les rendent possibles en les légitimant et en les posant comme nécessaires. À ce sujet, Nancy Huston (1982 : 274), littéraire féministe, affirme que les guerres ne se terminent pas avec la cessation des hostilités, mais bien lorsqu’une des parties en conflit réussit à s’approprier le droit de les raconter. La violence physique serait donc inséparable des narrations sur la guerre, les performances linguistiques et les actions en politique internationale étant indissociables selon elle. Elle avance ainsi : « À mon avis, il est beaucoup moins significatif que l’histoire des hommes soit faite de guerres, que les guerres des hommes soient faites d’histoires » (id. : 271).

Or, les narrations sur la guerre et la sécurité, loin d’être neutres, reposent plutôt sur de multiples rapports de pouvoir qui reproduisent, autant qu’ils les génèrent, des mythes et des stéréotypes, notamment de genre et de « race[2] ». Ces stéréotypes sont centraux dans la construction des enjeux de sécurité internationale. La compréhension populaire de ceux-ci ne provient pas seulement d’idées abstraites contenues dans les discours des élites, elle se construit en grande partie à travers les images et les significations qui circulent dans la vie quotidienne. Ce qui est considéré comme le « gros bon sens » provient donc de représentations maintes fois répétées par différentes sources jusqu’à devenir ancrées dans l’imaginaire collectif. La culture populaire et en particulier le cinéma jouent un rôle majeur dans la production de ces représentations et, donc, de la compréhension et de la légitimation des enjeux de sécurité internationale. Par conséquent, le cinéma, notamment américain vu son importance et sa portée sur la scène culturelle mondiale, constitue un terrain d’études particulièrement fertile pour comprendre la construction des représentations de sécurité internationale (Jeffords, 1994 ; Weldes, 1999, 2003 ; Weber, 2006).

Ce phénomène est particulièrement observable en ce qui concerne la guerre contre le terrorisme. En effet, les discours et les narrations ayant entouré cette dernière ont été largement étudiés par les chercheurs et chercheuses en relations internationales (RI), notamment féministes. De plus, alors que la guerre en Afghanistan n’a soulevé qu’une opposition relativement limitée aux États-Unis, la guerre en Irak a fait l’objet d’un mécontentement beaucoup plus généralisé, allant jusqu’à soulever des comparaisons entre les manifestations contre celle-ci et les manifestations contre la guerre du Vietnam dans les années 1960 (Weber, 2006 : 163). La grande majorité des productions cinématographiques réalisées aux États-Unis sur la guerre en Irak reflètent cette opposition (Holloway, 2008 ; Barker, 2011 ; Pollard, 2011). Ainsi, plusieurs des réalisations américaines portant sur ce conflit impopulaire visent à dénoncer ou à critiquer un ou plusieurs aspects de la guerre en Irak ou de la guerre en général. Or, ces narrations demeurent des « histoires de guerre », même si elles comportent des aspects « antiguerre ». Il importe donc de se demander si ces productions critiques reproduisent les mêmes structures narratives genrées et racisées des histoires de guerre dominantes et quels en sont les effets sur l’aspect critique de celles-ci.

C’est le cas du film Dans la vallée d’Elah, sorti en 2007 au moment où les combats en Irak étaient à leur paroxysme, en partie à cause de la politique de renforcement des effectifs adoptée par le gouvernement américain au cours de la même année[3]. Plaidoyer contre ce conflit impopulaire, la narration, inspirée de faits vécus, se concentre sur les conséquences désastreuses entraînées par la guerre sur l’Armée américaine et la société en général. Cette production constitue un objet d’étude particulièrement pertinent puisqu’il se trouve à mi-chemin entre fiction et faits vécus et en raison de son caractère critique, sa date de sortie ainsi que la diversité (autant raciale que genrée) de ses personnages. En effet, parmi tous les films de fiction produits sur la guerre en Irak, Dans la vallée d’Elah se démarque par la présence d’un personnage féminin occupant une position de protection, sa critique explicite de la guerre en Irak et des conséquences de celle-ci sur les soldats américains, ainsi que par son inspiration de faits vécus. Tous ces éléments en font une des productions les plus critiques et les plus originales et semblent donc tout indiqués pour étudier les histoires « antiguerre » et l’impact des rapports de pouvoir s’y trouvant sur leur charge critique.

Pour être exhaustive, l’analyse d’une production cinématographique devrait porter aussi bien sur son contexte de production que sur son contenu (visuel et narratif), ainsi que sa réception par les différents auditoires (Weldes, 1999 ; Rowley, 2009 ; Barker, 2011). Or, puisque la question de recherche qui nous intéresse se concentre sur la construction narrative de représentations dans l’imaginaire collectif (et non sur les rouages de sa mécanique de production ou sur sa réception), cet article ne se concentrera que sur un de ces aspects, soit l’analyse textuelle du contenu narratif du film à l’étude et dans le but de procéder plus en profondeur qu’en exhaustivité, une seule production sera analysée. De plus, la majorité des écrits sur les films concernant la guerre en Irak ont porté sur leur réception, et parfois leur contexte de production, mais peu se sont penchés sur une analyse détaillée de leur contenu. Certains films, dont Dans la vallée d’Elah, ont reçu davantage d’attention de la part des auteurs et des critiques en études de cinéma, mais leur contenu n’a été que brièvement analysé et souvent en rapport à leur réception par les auditoires. Ainsi, il semble y avoir une certaine lacune sur le plan de l’analyse du contenu narratif de cette production. En outre, aucune de ces lectures n’abordait le sujet d’un point de vue féministe. C’est pourquoi l’analyse présentée dans cet article semble tout à fait pertinente pour compléter ce tableau. Pour ce qui est de la méthode, elle s’inscrit en conformité avec le cadre théorique critique et poststructuraliste utilisé. Suivant le tournant interprétatif en sciences sociales (voir Yanow et Schwartz-Shea, 2006), il s’agit d’une méthode qualitative qui se concentre sur l’analyse de données considérées « faibles » (low data) en relations internationales, soit d’une narration de culture populaire. Rappelons que ces données sont indispensables à la compréhension populaire des enjeux de sécurité internationale et constituent des sources incontournables pour mieux comprendre la complexité et l’étendue du pouvoir en RI (Weldes, 2006). Une méthode qualitative et interprétative de contenu s’avère la plus cohérente pour faire sens de ces données de manière approfondie selon le cadre théorique dans lequel s’inscrit cette analyse.

Le film raconte l’histoire d’un inspecteur militaire à la retraite, Hank Deerfield (Tommy Lee Jones), qui part à la recherche de son fils Mike (Jonathan Tucker), récemment rentré d’Irak où il servait comme soldat dans l’Armée américaine, et porté disparu de sa base militaire. Il enquêtera alors pour découvrir la vérité qui se cache derrière sa disparition à l’aide d’une détective de la police, Emily Sanders (Charlize Theron). Ce qu’ils découvriront viendra secouer les certitudes de Hank. Comme mentionné, le film s’avère critique de la guerre en Irak et des conséquences sociales et psychologiques qu’elle entraîne sur les soldats de l’Armée américaine. Si la trame narrative du film semble à première vue un réquisitoire contre la militarisation et la guerre, cet article soutiendra que la dénonciation se limite à la guerre en Irak et se construit à partir d’une opposition entre la masculinité militarisée hégémonique (idéalisée) d’antan et la masculinité militarisée contemporaine, pervertie par la situation de la guerre en Irak, ainsi que la masculinité perverse ou féminisée des personnages racisés. Ainsi, sans remettre en question les bases genrées et racisées des « histoires de guerre » sur lesquelles repose la culture des États-Unis, le film permet au contraire de réaffirmer la validité de la masculinité militaire, d’un « avant » où la masculinité hégémonique était à l’oeuvre dans l’Armée américaine. Cette masculinité est maintenant pervertie par la guerre en Irak (voire l’Irak même) jugée irrationnelle et « sale », qui corrompt les jeunes soldats vers une masculinité perverse, cruelle et sadique.

Dans cet essai nous commencerons par exposer brièvement certaines conceptualisations féministes de la sécurité internationale, de la militarisation et de la guerre, ainsi que le rôle des histoires de guerre et des différentes masculinités dans la reproduction de ces concepts. Puis, nous procéderons à une analyse textuelle de contenu du film Dans la vallée d’Elah afin de déceler les dynamiques de genre et de « race » qui se cachent derrière la construction des différents personnages masculins, nous concentrant principalement sur la hiérarchisation entre les différentes masculinités.

Théories féministes sur la sécurité internationale, la militarisation et la guerre

Continuum de violence, pouvoir et sécurité

Les théories féministes en études de sécurité visent à déconstruire les dynamiques de pouvoir à l’oeuvre derrière les conceptions plus traditionnelles de la sécurité, en questionnant leurs bases ontologiques et épistémologiques. Ainsi, la majorité de ces théories rejettent les divisions binaires et dichotomiques entre la guerre et la paix, l’international et le national, le privé et le public, la guerre et l’après-guerre, les combattants et les non-combattants, etc. (voir, entres autres, Enloe, 1983, 1990, 1998, 2000, 2010 ; Peterson, 1992, 2010 ; Tickner, 1992, 1997, 2001). Selon Chris Cuomo, par exemple, « la guerre est perçue comme un processus ou un continuum plutôt que comme un événement distinct » (1996 : 31). En effet, puisque la violence traverse autant les espaces de guerre que de paix, en particulier pour les femmes, ces deux extrêmes sont intimement liés (Giles et Hyndman, 2004). Alors que les discours officiels établissent des divisions tranchées entre la guerre et la paix et insistent sur certains événements comme étant des tournants majeurs, tels que le 11 septembre 2001, les féministes en RI préfèrent insérer ceux-ci à l’intérieur des luttes quotidiennes (Wibben, 2011). Rejeter les dichotomies entre violence directe et indirecte, guerre et paix, etc. permet donc de reconnaître la complexité, l’imbrication et l’intersectionnalité entre les différentes formes d’oppression à l’origine de la violence et des guerres, ainsi que l’incertitude entourant nécessairement toutes notions de sécurité (Peterson, 1992).

Au lieu de porter attention principalement à la guerre (ou à l’absence de guerre) dans l’étude de la sécurité internationale, la plupart de ces théories se concentrent plutôt sur la militarisation, puisque c’est la culture militariste qui légitime la violence comme moyen de résoudre les conflits et qui permet d’établir et de maintenir les hiérarchies de pouvoir à l’intérieur et entre les États (Jacobson, 2000). Cynthia Enloe, théoricienne féministe en RI, a particulièrement développé le thème de la militarisation qu’elle définit comme suit : « La militarisation est un processus par étapes au cours duquel quelque chose devient contrôlé par, dépendant de, ou dont la valeur découle des forces armées en tant qu’institution ou critère militariste » (2000 : 291). Au-delà de l’étude des forces armées et des militaires en tant que tels, l’étude de la militarisation se réfère donc à tout un processus dont les conséquences transcendent les différentes sphères sociales et internationales, constituant une véritable culture valorisant le militaire. Cette culture puise sa source dans des notions exacerbées de ce que constituent la masculinité et la féminité ainsi que dans des relations de genre rigides et naturalisées (Tickner, 2001). Militarisation et rapports de pouvoir entre les genres sont donc non seulement liés, mais imbriqués et co-constitués. Il semblerait en effet que dans les situations de conflits militarisés, les relations de genre soient souvent utilisées comme facteurs incitatifs, aggravants ou provocateurs de la violence (Giles et Hyndman, 2004). L’étude de ce concept permet donc de rendre compte de l’importance et de l’impact des aspects culturels, telle la culture populaire, sur les enjeux de sécurité internationale.

Logique de protection

Les narrations sur la guerre reposent en grande partie sur une logique de protection masculiniste qui constitue un élément central dans la construction de ces récits. C’est souvent au nom de cette logique de protection qu’est justifié l’usage de la violence utilisée dans le but de protéger les personnes jugées vulnérables. La société serait donc divisée entre les « justes guerriers » et les « belles âmes » à protéger ; les premiers étant principalement des hommes et les deuxièmes, majoritairement des femmes :

Les hommes se battent en tant qu’incarnation de la violence sanctionnée d’une nation. Les femmes travaillent, pleurent et parfois protestent à l’intérieur des pratiques discursives qui les transforment, qu’elles soient mère militante ou manifestante pacifiste, comme « l’Autre » collectif du guerrier masculin.

Elshtain, 1995 : 3-4

Les femmes sont donc, suivant cette logique, édifiées comme les protégées, alors que les hommes en deviennent les protecteurs, réels ou éventuels (Stiehm, 1982). Mais, loin d’être une séparation biologique poussant les hommes à être agressifs et dominants alors que les femmes seraient par nature soumises, passives et pacifiques, cette division entre protecteur et protégée reposerait plutôt sur des mythes et des stéréotypes, omniprésents et persistants (Steans, 2006). La division des rôles protecteur/protégée est donc fortement genrée et repose sur les constructions sociales de l’autonomie masculine, comprise en termes de liberté, de contrôle, d’héroïsme ; et de la dépendance féminine, entendue par les notions de passivité et de vulnérabilité. Dans un contexte de militarisation, ce serait donc la masculinité qui serait invoquée pour encourager les hommes à prendre les armes afin de défendre leur pays, groupe ethnique ou cause politique, mais aussi, et surtout, pour défendre « leurs » femmes (Steans, 2006).

Cette relation protecteur/protégée, loin d’être égalitaire, est plutôt fortement asymétrique : le premier a des personnes à charge, pose des actions héroïques, prend des décisions, détient la force, alors que la deuxième dépend de son protecteur et se soumet à son autorité en échange de la sécurité qu’il lui procure. Par conséquent, dans l’idéologie militariste, le rôle de protecteur est célébré alors qu’il faut éviter autant que possible d’être la personne protégée (Peterson, 1992). Mais le fait d’avoir des personnes à charge peut parfois devenir un poids et lorsque la protection se fait plus exigeante et plus risquée, lorsque les chances d’assurer la protection avec succès diminuent, alors « la personne protégée devient une nuisance, un fardeau et finalement une honte, puisque, sans protection, celle-ci constitue la preuve la plus flagrante possible de l’échec de son protecteur » (Stiehm, 1982 : 372).

Cette logique s’applique également au niveau national : « La logique de protection masculiniste place les dirigeants ainsi que d’autres fonctionnaires, tels que les soldats et les pompiers, comme des protecteurs et le reste d’entre nous dans une position subordonnée de personnes protégées dépendantes » (Young, 2003 : 16). Les citoyens d’un État démocratique permettent donc à leurs dirigeants d’adopter la position de protecteurs à leur égard et en viennent à occuper une position subordonnée, comme les femmes à l’intérieur d’un ménage patriarcal (Young, 2003). Cette logique survient aussi au niveau international, puisque les États se construisent souvent à travers des performances de sécurité, particulièrement lorsque celles-ci les établissent comme des protecteurs stables et masculins (Wadley, 2009).

Masculinités hiérarchisées

D’abord, le genre est relationnel, ce qui veut dire que privilégier ceux et ce qui est masculinisé est inextricablement lié à la dévaluation de ceux et de ce qui est féminisé. Reconnaître l’interdépendance de la masculinité et de la féminité – l’un « nécessite » l’autre – offre des avantages particuliers sur le plan analytique. Cela déplace la tendance prédominante à penser que le genre concerne principalement les femmes, insistant plutôt sur le fait que le genre implique nécessairement et invariablement la masculinité autant que la féminité.

Peterson, 2010 : 18 [Souligné dans le texte]

Réfléchir sur le genre en mettant l’accent surtout sur la masculinité permet non seulement d’en exposer la complexité et le caractère construit et interdépendant, mais également de déplacer l’accent souvent mis seulement sur le féminin pour expliquer les mécanismes du genre. Problématiser le masculin permet donc de contrer la tendance récurrente qui tend à associer le genre exclusivement aux femmes et à la féminité, laissant ainsi intact le genre masculin comme s’il était générique et universel, réifiant le caractère androcentré de nos conceptions du monde. Il s’agit en quelque sorte d’une autre approche stratégique en études féministes qui place les masculinités, comprises en termes relationnels, historiques et mouvants, au centre de l’ontologie afin d’en déceler les subtilités, tenants et aboutissants, tout en maintenant l’attention sur le rapport de pouvoir et de domination qu’elles engendrent (et sur lequel elles reposent) par rapport au féminin. De plus, l’importance de la masculinité dans le processus de la guerre est cruciale et on pourrait même dire que la guerre produit la masculinité, autant qu’elle est produite par cette dernière qui, en retour, est à la fois produite et reproduite par la guerre (Eisenstein, 2007 : 25). Vu la centralité des masculinités dans les histoires de guerre, cet article se concentrera donc principalement sur cet objet d’étude.

Cependant, tous les hommes et toutes les masculinités (qui sont multiples, changeantes et variables selon les contextes, les époques et les cultures) ne sont pas sur un même pied d’égalité. Plusieurs féministes se sont penchées sur les différents types de masculinités hiérarchisées (voir Parpart, 1998 ; Hooper, 2001 ; Zalewski et Parpart, 2008). S’inspirant des travaux instigateurs de Raewyn Connell sur le concept de masculinité hégémonique (Connell, 1987 ; Connell et Messerschmidt, 2005), les chercheuses féministes qui se sont penchées sur l’étude des différentes masculinités en RI ont conclu qu’un idéal type de masculinité est souvent construit, constituant un modèle idéalisé, relationnel et historique (Wadley, 2009) auquel tous devraient tenter de ressembler : « la masculinité hégémonique idéale et typique dans tout contexte sociopolitique donné établit souvent le standard auquel tous les hommes (et les femmes, pour qui il sera nécessairement inatteignable) devraient aspirer » (Tickner et Sjoberg, 2011 : 225). Toutes les autres masculinités sont alors subordonnées à cette masculinité que l’on dit hégémonique. Ainsi, la masculinité hégémonique varie selon les contextes, les époques et les cultures, mais la hiérarchisation qu’elle entraîne semble se perpétuer à travers ces différences. En effet, un élément demeure : l’association de la masculinité hégémonique avec le pouvoir. « La masculinité hégémonique se transforme, à travers des luttes et des remises en question constantes, pour ressembler à n’importe quel trait s’avérant le plus utile stratégiquement pour obtenir et conserver le pouvoir. » (Hooper, 2001 : 61)

Il existerait différentes façons de dégrader ou de dévaloriser les masculinités non hégémoniques. Une de ces façons serait de les féminiser, dévalorisant ainsi non seulement la catégorie « femmes », mais également tous les hommes marginalisés du fait de leur sexualité, race, classe, culture, etc. Cette dévalorisation par l’association au féminin fonctionnerait de façon à miner la masculinité d’un « autre » ou à l’inférioriser en lui attribuant les caractéristiques dépréciées du féminin : « les individus ou les groupes subordonnés sont dévalorisés par la féminisation ; on les dépeint comme manquant d’aptitudes et étant faibles ou irrationnels ou encore comme étant agressifs ou incarnant un danger » (Peterson, 2010 : 20). En effet, une autre façon de dévaloriser les masculinités non hégémoniques serait de les diaboliser, les décrire comme malveillantes : perverses, brutales, cruelles, sadiques, barbares. Ces deux rhétoriques seraient très souvent racisées et utilisées à l’encontre des masculinités racisées autant à l’intérieur de la nation qu’à l’extérieur, dans un processus de différenciation entre un « nous » et des « autres » : « les membres d’autres nations, ou ces ‘autres’ raciaux, sexuels ou idéologiques à l’intérieur de la nation sont construits en termes de féminité ou de masculinité subordonnée. Ils sont faibles et inférieurs ou alors hypermasculins : bestiaux dans leur brutalité et leur sexualité » (Wilcox, 2009 : 73).

Dans la vallée d’Elah : masculinité hégémonique et guerre en Irak

Comme exposé en introduction, le film Dans la vallée d’Elah, bien que critique de la guerre en Irak, ne déconstruit que partiellement les dynamiques de genre et de « race » sur lesquelles elle repose. En effet, le film met en scène différentes masculinités qui reproduisent la hiérarchie décrite plus haut, valorisant le masculin au détriment du féminin et de certains types de masculinité. La présente section soutiendra que le rôle de Hank incarne la masculinité hégémonique : une masculinité militarisée marquée par des valeurs comme la discipline, le contrôle de soi, le courage, les valeurs familiales, la sobriété, etc. Cette masculinité se construit en opposition aux personnages féminins, d’abord, devant qui Hank sera en position de supériorité. Mais le caractère hégémonique de sa masculinité se construit aussi par rapport aux autres masculinités présentes dans le film : celle des jeunes recrues de l’Armée américaine, c’est-à-dire son fils Mike et ses compagnons d’armes qui incarnent une masculinité perverse marquée par la drogue, la violence, la cruauté, la sexualité ; celle des Mexicains (ou Chicanos), dépeints comme des criminels violents et des trafiquants de drogue ; ainsi que la masculinité faible (infantilisée et féminisée) incarnée par certains personnages racisés dans le film. Cependant, ces différents types de « mauvaise » masculinité ne sont pas dépeints de la même manière : la masculinité perverse de Mike et de ses compagnons d’armes (surtout Blancs) est vue comme symptomatique de la guerre en Irak, découlant directement du caractère illégitime et irrationnel de celle-ci, contrairement à celle des personnages racisés qui n’est pas relative au contexte, pouvant donc être sous-entendue comme inévitable ou innée.

Masculinité hégémonique : Hank, le soldat modèle

Le personnage de Hank Deerfield représente dans le film un modèle de masculinité hégémonique. Sans revenir sur la définition de ce concept, il convient de souligner que cette masculinité est relationnelle, c’est-à-dire qu’elle se construit en opposition à d’autres formes de masculinité ainsi qu’aux féminités, et qu’elle est associée au pouvoir. D’abord, c’est par rapport à la détective Sanders avec qui il mène l’enquête sur la mort de son fils, ainsi que par rapport à sa femme Joan (Susan Sarandon), qu’il incarne cette position privilégiée. En effet, sans entrer dans les détails des rôles féminins de ce film, il convient de noter que c’est Hank qui fournit presque toutes les pistes permettant de faire avancer l’enquête à la détective Sanders, pourtant officiellement en charge de l’affaire. La compétence de sa masculinité militarisée est mise en contraste avec l’échec de Sanders à assurer adéquatement la direction de l’enquête. L’inefficacité de Sanders dans son rôle de protectrice (en tant que policière) est également illustrée par son inaptitude à protéger la femme victime de violence conjugale venue solliciter son aide. Par rapport à sa femme, Hank est représenté dès le début du film par des activités très masculines : en train de réparer son camion à l’extérieur de la maison, d’acheter des outils, etc., alors que Joan représente l’idéal féminin de la mère dévouée, de la ménagère et de l’épouse fidèle. Elle est présente à l’écran exclusivement dans ces trois positions et presque toujours mise en scène à l’intérieur de la maison, marquant le contraste évident entre imaginaire féminin et domestique, et activités masculines plus publiques. Tout au long du film, Hank demande aussi constamment à Joan de suivre ses instructions sans lui fournir d’explications ou de détails par rapport à la mort de leur fils.

Cependant, une évolution a lieu dans la narration qui met en scène une certaine émancipation de Joan : après avoir appris la mort de son fils, elle désobéira à son mari et prendra des décisions autonomes (aller voir les restes du corps de son fils, ouvrir le paquet reçu de ce dernier, etc.). Or, cette évolution s’inscrit tellement en marge du récit qu’il est difficile d’y voir un aspect central pour la narration. Ainsi, l’épouse (de moins en moins) dévouée demeure un rôle secondaire dans le film, tout comme les épouses de militaires qui sont socialisées à accepter que leurs tracas passent en deuxième, derrière le sérieux et l’importance de la guerre et des occupations de leur époux (voir Horn, 2010). Le rôle de Joan sert surtout à marquer le contraste et la complémentarité entre sa féminité et la masculinité hégémonique de Hank. Ce n’est pas sa position hégémonique au sein de la famille et de la société qui est remise en question, malgré la relative émancipation de Joan, mais bien ses certitudes quant au monde qui l’entoure, causant sa détresse et qui culmine symboliquement avec la scène du drapeau renversé à la fin du film.

Il convient de souligner que la masculinité de Hank est militarisée et cette association au militaire imprègne tout le film. Un des thèmes dominants de celui-ci concerne en effet l’identité des soldats américains, c’est-à-dire ce que devrait être (et ne pas être) un soldat américain. C’est aussi l’avis du chercheur Martin Barker :

Le propre passé militaire de Hank (au Vietnam) habite chacun de ses gestes, de la façon dont il se lève le matin à la manière dont il fait son lit, se présente et interagit avec les autres. Il est au centre de sa façon de penser, de ressentir, d’enquêter, et c’est ce qui assure sa fiabilité. L’idée de ce que doit être un « soldat américain » imprègne chaque scène du film.

2011 : 31

Mais Barker omet de souligner que ce qui constitue un soldat américain, loin d’être neutre au niveau du genre, est fondamentalement masculin. La valorisation de cette masculinité militaire, associée dans le film à la compétence, au courage et à la détermination, est mise en contraste avec les rôles féminins, comme exposé ci-dessus, mais également par rapport aux rôles masculins féminisés et/ou dévalorisés. C’est le cas de la masculinité des policiers civils qui eux sont dépeints comme incompétents, harcelants envers Sanders, paresseux, soumis aux forces militaires et désintéressés du cas du meurtre de Mike.

Cependant, c’est surtout auprès de la « nouvelle » génération de militaires que la masculinité hégémonique de Hank est mise en contraste. Cette division intergénérationnelle imprègne l’opposition entre les différentes masculinités, entre les « bons » et les « mauvais ». D’abord, tous les militaires en fonction dépeints dans le film sont relativement jeunes, y compris les officiers supérieurs qui n’hésiteront pas à mentir et à camoufler les crimes commis par leurs soldats. À un certain moment, Hank rencontre un ancien collègue militaire à la retraite pour demander si un des leurs est toujours en service ; la réponse est négative. Ainsi, une division est établie entre « l’ancienne » garde retraitée et désormais absente des forces actives de l’Armée, et la relève portant les traits d’une masculinité pervertie, même chez les officiers supérieurs.

Par cette division intergénérationnelle, la masculinité hégémonique de Hank représente une figure paternelle de transmission des valeurs (masculines) militaires. La relation père-fils serait en effet centrale dans la reproduction du patriarcat : « En plus d’une compréhension de la dimension hommes-femmes du patriarcat, on aurait besoin d’en savoir davantage sur la dimension père-fils, vieux-jeune » (Stiehm, 1982 : 374) ; cette relation serait tout aussi importante dans la transmission intergénérationnelle de la culture militaire, très présente dans le film. C’est d’abord par rapport à son propre fils que Hank remplira ce rôle. Cela est illustré d’abord dans la scène où Hank et sa femme ont une conversation téléphonique. Celle-ci lui reproche d’avoir voulu pousser leur fils Mike à s’engager dans l’Armée en soutenant que ce serait bon pour son caractère. Lorsque Hank lui rétorque que c’était sa propre décision et qu’il l’avait fait par choix, sa femme lui répond que Mike ne se serait jamais senti comme un homme s’il n’y était pas allé. Ce dialogue fait ressortir un élément essentiel dans la formation des jeunes militaires, soit l’importance du service militaire dans la construction de la masculinité. Dans un contexte de militarisation (comme celui dépeint dans le film), le service militaire permet de servir de rite de passage, de transformer les garçons en hommes (Wilcox, 2009). Cette transition se fait sur la base d’un entraînement fortement genré, visant à réprimer toute expression de ce qui serait associé au féminin : l’émotivité, la faiblesse, la perte de contrôle, etc. (Tickner, 2001). Ce phénomène est illustré dans la relation entre Hank et Mike lors d’une scène dans laquelle on voit le fils appeler son père d’Irak en pleurant, lui demandant de le faire sortir de là. Hank lui répond : « Ce sont tes ‘nerfs’ qui parlent. Es-tu seul en ce moment ? » Les émotions ou les expressions de vulnérabilité sont attribuées à une perte de contrôle, une domination du corps (les « nerfs ») sur l’esprit, une faiblesse passagère. Cette « hystérie » est honteuse et ne doit pas avoir lieu devant témoin. Cette scène illustre le rôle de transmission des valeurs masculines militaires d’un père à son propre fils.

Hank incarne donc le symbole autant de la figure paternelle que de celle du soldat modèle inculquant les valeurs militaires aux plus jeunes. Un autre épisode du film illustre cette transmission « paternelle » de valeurs militaires centrées sur le contrôle et la suppression des émotions dites féminines, comme la peur, visant à socialiser les futurs « protecteurs ». Ce n’est pas seulement à son fils Mike, mais aussi au fils d’Emily Sanders, David, que Hank transmet ces valeurs : dans une scène du film, il lui raconte l’histoire de David et de Goliath dont la morale consiste à apprendre à vaincre sa peur pour être en mesure de vaincre ses ennemis et de protéger son peuple. Or, le petit David est dépeint dans le film comme peu doué en sports, craintif, et adhérant peu aux qualités dites masculines. Après le récit de Hank, David arrivera partiellement à vaincre sa peur du noir, ou essaiera du moins de se montrer courageux. Hank remplit donc brièvement le rôle de mentor masculin auprès du jeune David pour lui apprendre à maîtriser sa vulnérabilité et lui enseigner qu’il devra vaincre sa peur pour devenir « masculin ». La masculinité hégémonique implique donc d’apprendre à contrôler ses peurs, une autre thématique centrale dans la formation militaire : « Dans les forces armées, on cultive délibérément une masculinité orientée vers la domination, qui nécessite d’apprendre à contrôler ses peurs […] explicitement étiquetées comme féminines. » (Steans, 2006 : 50)

Finalement, la masculinité militaire hégémonique de Hank est construite en termes de contrôle, de force, de discipline et de rationalité, mais également en termes de droiture morale, notamment quant à la sexualité et à la consommation, valeurs illustrées dans le film par une scène au cours de laquelle Hank se rend dans un bar où la serveuse, seins nus, lui sert une bière. Non seulement il est mal à l’aise et n’ose regarder directement cette femme à moitié nue, mais il ne boit volontairement qu’une seule gorgée de la bière qui lui est servie. Ces valeurs de droiture morale, discipline et contrôle de soi sont établies en opposition avec la masculinité perverse ou, dans le cas qui nous intéresse, celle des jeunes soldats pervertie par la guerre en Irak.

Masculinité pervertie : les fils perdus de la guerre en Irak

Cette masculinité pervertie est incarnée par les personnages du fils de Hank, Mike, mais également par ses compagnons d’armes qui sont dépeints comme buvant beaucoup, consommant de la drogue, fréquentant les bars de danseuses nues et se faisant expulser de ces lieux pour avoir adopté un comportement agressif et violent envers celles-ci, soit le contraire des valeurs hégémoniques de moralité et de droiture de Hank. Les dérives de la masculinité des jeunes militaires, d’héroïque à perverse, sont donc caractérisées par la consommation de drogues, la violence, l’indiscipline, mais aussi par la cruauté, la torture, l’irrationalité, le suicide, etc. Le crime sadique que tentent d’élucider Hank et la détective Sanders est au départ attribué aux trafiquants de drogues mexicains ou chicanos. On apprendra finalement qu’il était plutôt l’oeuvre d’un compagnon d’armes de Mike, le caporal Penning (Wes Chatham). Ce dernier, lors de la confession de son crime, révèle que l’origine du surnom de Mike (« Doc ») découle d’actes de torture commis par ce dernier sur un prisonnier irakien. Il soutient ensuite que si c’était Mike qui avait eu l’arme le soir de son meurtre, les rôles auraient facilement pu être inversés. Ainsi, plutôt que d’individualiser les dérives de l’Armée américaine et d’en faire porter la responsabilité sur un seul protagoniste, considéré comme la « pomme pourrie » (bad apple) parmi les « bonnes » (comme cela fut stipulé aux États-Unis par l’Armée américaine et les médias à la suite du scandale d’Abu Ghraïb, par exemple) (voir Brittain, 2006), le film semble au contraire dénoncer les conséquences pathologiques de la guerre sur les militaires qui y combattent. Si le film rejette le discours dominant voulant isoler les actes de cruauté commis par l’Armée américaine en les attribuant à certains individus isolés et exceptionnels, la narration a également l’effet paradoxal d’en attribuer la cause spécifiquement à la guerre en Irak et au stress qu’elle occasionne. La torture de Mike et le meurtre sadique de Penning deviennent donc symptomatiques de la guerre en Irak, expliqués, voire excusés par l’état de stress post-traumatique dont souffrent les militaires (Barker, 2011 : 82).

De plus, alors que les jeunes soldats reproduisent les discours idéalisés de la logique de protection, de la libération des peuples opprimés et du chevalier héroïque et juste (idéaux au nom desquels ils s’étaient engagés dans l’armée en premier lieu), la désillusion entraînée par le gouffre entre ces discours et la réalité qui est dépeinte comme la cause de leurs comportements déviants est spécifiquement liée dans le film à la guerre en Irak, et non pas à la guerre en général. Certaines scènes dépeignent ce contraste entre les versions idéalisées de l’engagement militaire et la réalité vécue en Irak. Lors d’une conversation entre Hank et un des collègues de son fils, le soldat Bonner (Jake McLaughlin), celui-ci affirme que Mike était prêt à sauver les « bons » et à blesser les « méchants », reproduisant ainsi la rhétorique du « juste guerrier ». Dans cette même conversation, Bonner ajoute : « On ne devrait pas envoyer des héros dans des endroits comme l’Irak, tout là-bas est tellement détraqué. » Ainsi, le discours traditionnel du soldat héroïque, protecteur de sa nation et libérateur des opprimés, est mis en relief avec la guerre en Irak, source de perversion et de corruption des valeurs masculines traditionnelles vers la masculinité pervertie, comprise en termes de cruauté, de déviance, de délinquance. Un autre soldat tient à peu près le même discours et répète que l’Irak et la situation actuelle sont détraqués (fucked up). Ce discours est également énoncé par Hank au début du film lorsqu’il dit à la détective Sanders que son fils a passé les 18 derniers mois à apporter la démocratie dans un trou à rats (shithole) pour servir son pays. On retrouve, une fois de plus, le discours traditionnel du rôle de protecteur et de libérateur joué par les soldats de l’Armée américaine, au nom de leur pays, c’est-à-dire pour protéger le front domestique contre les menaces obscures, irrationnelles, chaotiques, provenant d’endroits « détraqués » comme l’Irak, lieu ultimement responsable des dérives morales des militaires américains. Il semblerait donc que ce soit la guerre ou plutôt le pays lui-même qui soit la source de la perversion de la masculinité hégémonique. Cette attribution de la cause des dérives morales à un lieu « autre », chaotique, sale, malsain, etc., a traditionnellement été utilisée pour décrire les menaces extérieures. Or, le désordre ainsi que la source du vice et de la perversion sont historiquement associés avec le féminin (Wilcox, 2009). S’il est indéniable que la critique de la guerre en Irak et ses conséquences dévastatrices sur l’Armée américaine reste centrale dans la narration du film, il semble néanmoins que celle-ci reproduise certaines dichotomies entre un « nous » rationnel et discipliné (représenté par le modèle hégémonique des valeurs militaires de Hank), et un « autre », désordonné et source de perversion (l’Irak et ses effets sur les jeunes soldats).

Une autre scène du film illustre ces questions, en particulier quant à la logique de protection qui repose, comme exposé en première partie, sur les personnes protégées au nom de qui on commet des actes de bravoure, mais également de violence. Ce sont les personnes protégées qui fournissent la justification nécessaire pour commettre les atrocités inhérentes aux conflits armés : « les actes les plus impardonnables et meurtriers peuvent nécessiter un ‘au nom de’ comme justification » (Stiehm, 1982 : 370). Dans le film, cette logique de protection est énoncée lors d’une scène où la détective Sanders provoque le soldat Bonner en évoquant les conséquences que la guerre avait eues sur son propre père, tentant de lui faire avouer sa culpabilité. Le jeune militaire lui rétorque : « Ton père ? Où était-il ? Au Panama ? Tu n’as aucune idée de ce qu’on doit affronter là-bas. On l’a fait pour vous ! Alors dis seulement merci et va te faire foutre. » Cette réplique illustre donc les deux éléments détaillés ci-dessus. D’abord la justification des atrocités commises en Irak « au nom de » (« on l’a fait pour vous ! ») ainsi que la docile reconnaissance que devrait exprimer la protégée, dans ce cas-ci illustrée par Sanders. Ensuite, la distinction est faite entre l’ancienne masculinité hégémonique qu’incarnaient les militaires « d’antan » et les nouveaux militaires qui doivent affronter bien pire (qu’au Panama par exemple) dans un endroit comme l’Irak. La dichotomisation entre les anciens champs de bataille et la nouvelle menace que pose l’Irak vient renforcer cette diabolisation du pays comme étant la source des dérives de la masculinité militaire américaine.

Masculinité et racisation : les « autres », entre danger et protection

Comme indiqué plus haut, les histoires de guerre reposent souvent sur la construction du juste guerrier héroïque en opposition à des « autres » racisés : soit des ennemis incarnant une masculinité malveillante qui sert de justification à la logique de protection, soit des êtres féminisés, faibles ou infantilisés ayant besoin de la protection du juste guerrier. Ces deux représentations peuvent être présentes au sein d’une même histoire de guerre et servent à marquer la supériorité de la masculinité hégémonique. Ce fut le cas par exemple dans les discours entourant la guerre au Vietnam : « Lorsque les décideurs parlaient ou écrivaient à propos du Vietnam du Sud, ce dernier était dépeint comme faible et féminisé, sa population comme hystérique et infantile ; les Viets du Nord, par contre, étaient représentés comme des fanatiques brutaux – comme manifestant une forme pervertie de masculinité. » (Tickner, 2001 : 53) C’est le cas également du film à l’étude qui met en scène ces deux types de masculinité, déviante ou féminisée, en opposition à la masculinité hégémonique de Hank, ainsi qu’à la masculinité pervertie des soldats américains blancs, attribuable au stress post-traumatique et non inhérente à leur origine. Ainsi, les Mexicains et les Chicanos[4] se voient octroyer une masculinité fondamentalement cruelle, barbare et sadique à travers les crimes commis par les cartels mexicains de la drogue. Ce préjugé n’est qu’en partie déconstruit par le personnage du soldat Ortiez (Roman Arabia), comme nous le démontrons plus loin. Les Irakiens, pour leur part, représentent surtout dans le film des figures lointaines, silencieuses et fondamentalement victimes de la masculinité pervertie des soldats américains en détresse, contribuant à féminiser les hommes irakiens en opposition à la masculinité, tant hégémonique que pervertie par l’Irak, des Américains.

Plusieurs éléments du film viennent appuyer ces propos. Concernant les trafiquants de drogue mexicains et chicanos, on leur attribue d’abord le meurtre de Mike. Ainsi, la première piste suivie dans l’enquête est d’imputer la cause du meurtre à une dette liée à la drogue et ce sont les trafiquants mexicains (et non américains) qui se voient tout de suite accusés du crime à cause du degré de sadisme perpétré à l’encontre du corps. Il est particulièrement intéressant de noter que la cruauté des cartels mexicains est soulignée par le film, alors que le crime est commis aux États-Unis, comme si les crimes sadiques liés à la drogue n’étaient l’apanage que de ce groupe en particulier. Si cette piste est ensuite abandonnée par la narration et que c’est le soldat Penning, un homme blanc, qui s’avère coupable du meurtre, la cruauté et le sadisme de ces criminels étrangers ne seront ni déconstruits, ni mis en contexte ou attribués à une source extérieure de perversion, comme ce fut le cas pour les soldats américains blancs souffrant du trouble de stress post-traumatique.

C’est ensuite le soldat Ortiez, un Chicano ayant déserté l’Armée américaine, qui est soupçonné (à tort) du meurtre à cause de son passé criminel et de ses origines mexicaines. Si Ortiez n’est pas reconnu coupable du meurtre de Mike, il n’est pas moins dépeint comme un ancien trafiquant de drogue qui détient un casier judiciaire. Lorsqu’on demande pourquoi il a été accepté dans les forces armées américaines, l’explication est attribuée à la baisse des critères d’admission en raison de la nécessité croissante de recrues pour la guerre en Irak. Ainsi, Ortiez, un des deux seuls militaires racisés mis en scène dans le film (l’autre, un Afro-Américain, tient un rôle très secondaire), aurait été admis dans l’armée non pas sur la base de ses qualifications, mais bien à cause de critères plus laxistes, laissant sous-entendre qu’il n’aurait autrement pas été « à la hauteur ». L’association entre origines mexicaines et criminalité est donc une fois de plus réitérée dans le cas d’Ortiez dont les valeurs (criminalité, consommation de drogues, etc.) sont contraires à celles de la masculinité hégémonique de Hank (droiture morale, discipline, etc.) et, donc, au modèle idéal de soldat américain, mais antérieures à la guerre en Irak. Contrairement à ses compagnons d’armes, la perversion de sa masculinité illustrée par la criminalité et la drogue n’est pas attribuable à l’Irak, mais bien à son passé que le film lie directement à son identité de Chicano par l’association aux cartels mexicains.

Cependant, le soldat Ortiez est dépeint dans le film comme extérieur à la perversion de ses compatriotes, comme faisant partie des « bons », en quelque sorte, puisqu’il n’est pas complice du meurtre de Mike, contrairement au reste de son bataillon. De plus, dans la scène de torture d’un prisonnier irakien, il est celui qui demande à Mike d’arrêter et de le laisser tranquille. Malgré tout, son personnage reste ambigu et ne semble pas remplir les caractéristiques de la masculinité hégémonique de Mike : outre son passé criminel, c’est un déserteur de l’Armée américaine qui a préféré fuir et se faire AWOL (absent sans permission) que de devoir retourner en Irak. De plus, lorsque Hank le questionne à propos de la photo prise par Mike en Irak après que ce dernier ait renversé mortellement un enfant, Ortiez répond qu’il préfère le déni, statuant que pour lui ils ont frappé un chien. Ces deux éléments (la fuite et le déni) peuvent être vus comme des marques de lâcheté ou de faiblesse lorsque mis en opposition au courage incarné par Hank qui affronte la vérité de la mort de son fils plutôt que de fuir une réalité trop difficile à affronter. Finalement, tel qu’exposé plus haut, le fait d’attribuer la perversité de Penning et de ses confrères au stress post-traumatique a pour effet de marquer ces soldats comme des soldats ordinaires. Le soldat Ortiez est présenté comme extérieur à son bataillon, « l’autre » en quelque sorte qui ne participe ni à la torture ni au meurtre, mais dont les failles sont soit antérieures à l’Irak, soit dominées par la fuite et le déni. Ainsi, si le film déconstruit en partie la démonisation racisée des Chicanos par l’innocence, voire la droiture morale d’Ortiez, sa masculinité, par son manque de courage, demeure inférieure à la masculinité hégémonique incarnée par Hank.

Une autre scène éloquente pour illustrer les dynamiques racisées à l’oeuvre dans le film est celle de la levée du drapeau par un concierge d’école latino-américain. Cet homme est vu au début ainsi qu’à la fin du film en train de hisser le drapeau américain et constitue un des rares personnages secondaires racisés montrés dans le film. Or, il est dépeint dans ces scènes comme hissant le drapeau à l’envers, le laissant traîner sur le sol et ne connaissant pas la signification internationale du drapeau renversé. Hank, dans son rôle de masculinité hégémonique, va lui enseigner toutes ces choses. Il lui demande également sa nationalité, rendant explicites ses origines extérieures, non américaines. Cette scène est significative dans la narration pour illustrer la détresse de Hank et, par extension, de l’Armée américaine pervertie moralement par la guerre en Irak, mais également pour marquer les origines américaines, le savoir militaire, la compétence et les valeurs patriotiques de Hank, en opposition à « autre » étranger, racisé et ignorant des normes autant américaines qu’internationales, voire incompétent dans ses tâches, car incapable de hisser un drapeau correctement. En effet, rien dans la narration ne nécessitait l’existence de ce concierge ; Hank aurait très bien pu trouver le drapeau à l’envers et rectifier la situation à lui seul. Il semble plutôt que l’insertion de cette scène dans la narration serve à marquer la supériorité de la masculinité hégémonique de Hank sur la masculinité racisée des immigrants, dans ce cas particulier latino-américains, deuxième minorité racisée en importance aux États-Unis après les Africains-Américains.

De plus, c’est en opposition au peuple irakien qu’est construite la masculinité pervertie des jeunes soldats, dont les enfants et les hommes irakiens seront les victimes et, indirectement, la masculinité hégémonique de Hank. Cette représentation victimisante permet de contrer la déshumanisation et la diabolisation de l’ennemi telles que souvent dépeintes dans les histoires de guerre de manière à justifier la nécessité de se battre (Peterson, 2010) et de déconstruire l’image du soldat américain juste et héroïque. Si le film semble dénoncer ces tendances en mettant en scène le danger que représentent les forces américaines pour la population irakienne plutôt que de mettre de l’avant la protection ou la libération qu’elles lui offrent, le fait de présenter l’Irak essentiellement comme un pays conquis, victime de la violence des Américains, entraîne également des conséquences sur les représentations des personnes qui y vivent : cela a comme effet de féminiser les hommes irakiens en les révélant comme des victimes impuissantes qui ont besoin de la protection d’autrui et dont la masculinité est représentée comme avilie et conquise (Brittain, 2006 ; Zine, 2006). Ainsi, alors que cette stratégie de représentation permet de critiquer la guerre en Irak et de faire voir ses conséquences dévastatrices sur les civils irakiens, elle a également comme corollaires l’infantilisation et la féminisation du peuple irakien. D’abord, les quelques scènes se déroulant en Irak ne mettent en scène que des enfants (dont un qui sera renversé et tué par le char d’assaut conduit par Mike), ayant pour effet de représenter le pays comme symboliquement infantilisé. Ensuite, le seul homme irakien adulte présenté dans le film est un prisonnier montré en train de subir la torture, victime passive dont l’issue reste inconnue dans le film (son apparition se limite à quelques secondes). L’invisibilité et le silence des adultes irakiens tout au long du film contribuent à dépeindre le pays comme faible, soumis et peuplé de victimes sans défense. On pourrait donc soutenir que l’image de la masculinité irakienne y est exposée comme féminisée, reprenant la dichotomie entre les masculinités (blanches) américaines, présentées comme hégémoniques ou perverties, mais toujours dominantes, et celle des hommes irakiens, victimes et soumis. Cette dichotomie racisée contribue à représenter la supériorité des militaires américains qui, même affectés par la guerre, restent en position de domination par rapport aux « autres ».

Histoires antiguerre : entre critique et reconduction

En conclusion, le film Dans la vallée d’Elah se montre résolument critique envers la guerre en Irak et dénonce plusieurs problématiques concernant les forces armées rarement montrées dans les films favorables à la guerre, telles que la torture, le suicide, la violence conjugale et le trouble de stress post-traumatique (TSPT), qui remettent en question certains aspects de la masculinité militarisée et contribuent à en exposer la précarité. De plus, le film permet de rendre visibles la menace posée par les forces armées américaines dans la guerre contre le terrorisme, autant à l’intérieur qu’à l’extérieur du pays, ainsi que les conséquences que peuvent entraîner la militarisation et la guerre sur les individus. La narration permet pareillement de brouiller les frontières entre extérieur et intérieur, combattant et civil, guerre et paix, etc., et d’ainsi mettre en lumière plusieurs arguments soutenus par les théoriciennes féministes de la sécurité internationale. Par exemple, en présentant les jeunes soldats comme pervertis, le film aurait pu constituer une critique non seulement de la guerre en Irak, mais également de la masculinité militarisée. Or, le rôle de Hank vient contrecarrer cette critique puisqu’il incarne cette image de « l’homme militaire fort » et la masculinité hégémonique qu’il symbolise ne sera que peu déconstruite par la narration. De plus, les personnages racisés du film ne viennent déconstruire que partiellement les rapports de pouvoir liés à la « race » à l’oeuvre dans la hiérarchisation des masculinités. Il semble donc que la critique ne demeure que partielle si on l’analyse à la lumière du cadre théorique développé plus haut.

Face à ces constats, il convient de se demander à quel point les discours, même critiques et d’opposition, peuvent se détacher des narrations qu’ils tentent de déconstruire. Deborah Cohler, dans une analyse des discours queer concernant le 11 septembre 2001, déclare en effet que « de telles oeuvres illustrent les façons dont les textes, même de contre-culture ou d’opposition, sont dépendants des narrations qu’ils tentent de miner » (2010 : 229). Ainsi, il est à se demander si les films critiques de la guerre peuvent se détacher des histoires de guerre traditionnelles. Pourtant, pour reprendre les mots de V. Spike Peterson concernant les récits sur la guerre contre le terrorisme, « En occultant la constitution réciproque de la masculinité valorisée et de la féminité vilipendée, ces histoires évitent la critique du genre lui-même, avec pour effet la reproduction de multiples formes d’assujettissement et de violence. » (2010 : 28) Même les histoires « antiguerre », en évitant de déconstruire les rapports de genre, auraient ainsi tendance à reproduire certains systèmes de domination. C’est également ce que soutient Cynthia Weber concernant les films critiques de l’histoire américaine officielle : « Ce qui, pour moi, est encore plus lamentable est de constater à quel point ces mêmes films qui questionnent l’histoire américaine officielle soutiennent si souvent une autre histoire américaine officielle, celle qui est ancrée dans la romance familiale fondée sur des relations de genre et de sexualité stéréotypées. » (2006 : 157) Or, on pourrait soutenir que toute critique de la guerre en général ou d’une guerre en particulier ne saurait atteindre véritablement sa cible sans une critique explicite des discours genrés et racisés sur lesquels elle repose. Vu l’imbrication des relations de genre et des guerres, les discours visant à éradiquer ou à contrer la militarisation et les guerres devraient donc inclure une transformation des rapports de genre et de « race » (Cockburn, 2009), car tant qu’il y aura une division entre les « belles âmes » à protéger des ennemis diaboliques et les « valeureux guerriers » prêts à les sauver, tant que la paix sera étiquetée péjorativement comme féminine et, donc, naïve et inatteignable, la militarisation et la guerre continueront d’être naturalisées comme inévitables, voire « normales ».