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La France serait malade, malade d’une défiance chronique qui affecterait le bien-être de sa population, la confiance à l’égard de ses institutions, de ses élites, de son école, de ses chômeurs, de son État providence et des citoyens les uns à l’égard des autres. La Fabrique de la défiance prolonge en cela les réflexions initiées en 2007 dans La Société de défiance coécrit par Yann Algan et Pierre Cahuc (Paris, Rue d’Ulm). Mais, alors que l’ouvrage précédent avançait l’idée que la défiance était imputable à un excès combiné d’étatisme et de corporatisme, La Fabrique de la défiance remonte à l’origine du mal : la nature hiérarchique des relations et des structures sociales en France.

L’ouvrage s’inscrit dans la lignée des travaux sur le rôle joué par le tissu social dans le bien-être des populations, l’efficience des institutions et la performance économique. L’argument tel que formulé par Robert Putnam (Bowling Alone, New York, Simon & Schuster, 2000) par exemple est que la qualité du capital social (compris comme le maillage des relations interpersonnelles dans lequel les individus s’inscrivent et auquel s’ajoute un ensemble plus ou moins défini de valeurs, de principes ou d’inclinations, comme la bonne volonté ou la sympathie) influence le degré de solidarité et de participation des citoyens. Il devient alors essentiel d’identifier les mécanismes qui, inscrits au coeur des relations interpersonnelles, influencent le degré de coopération au sein d’une société.

De manière générale, les débats s’articulent autour de deux problématiques. La première est méthodologique, puisqu’une partie du problème tient à la fois aux indicateurs utilisés pour mesurer soit le capital social et ses composantes, soit certains de ses effets (comme la confiance), et aux liens de corrélation ou de causalité que de tels indicateurs révèlent (ou supposent). La seconde problématique est normative. Elle renvoie aux présuppositions que les auteurs engagés dans ces débats mobilisent (sur la nature de l’homme, de la société, les responsabilités des institutions publiques, etc.), ainsi qu’aux implications politiques qu’ils tirent de leurs travaux. Bien que La Fabrique de la défiance contienne ces deux types de réflexion, ma recension se concentre sur l’aspect normatif, pour trois raisons. Tout d’abord, les choix méthodologiques des auteurs ont fait l’objet de critiques détaillées (notamment sur la définition qu’ils donnent de la confiance et ce qu’ils incluent dans une telle définition). Ensuite, en période de crise, les thèmes de la confiance et de la défiance possèdent un intérêt indéniable, en raison des promesses de réforme qu’ils contiennent. Enfin, la dimension normative, bien que présente dans l’ouvrage, y est peu discutée en tant que telle.

Le diagnostic que pose l’ouvrage est celui d’un « malaise [qui] est avant tout social » (p. 35). Les données issues de diverses enquêtes d’opinions et recherches quantitatives (World Values Survey, European Social Survey, etc.) indiquent que la France a des niveaux de défiance mutuelle (des individus entre eux) et de défiance institutionnelle (des individus à l’égard des institutions) anormalement élevés pour une nation parmi les plus industrialisées, qui sont comparables à ceux d’ex-pays communistes d’Europe centrale et orientale par exemple. L’anomalie est plus saisissante encore lorsque la situation française est comparée à celles d’autres pays, notamment scandinaves, qui enregistrent des niveaux très élevés de confiance.

La qualité des relations sociales est donc déplorable. Cette spécificité a pour corollaire un faible niveau de coopération, une piètre santé mentale et physique de la population, une mauvaise qualité des relations professionnelles et un environnement social anxiogène (p. 26). Ce constat soulève deux interrogations, l’une est liée aux causes profondes de la défiance française, l’autre touche à ses implications sociopolitiques. Comment est-il possible que l’un des pays les plus riches au monde ait un tissu social aussi dysfonctionnel ? Et, en reprenant la formulation du sous-titre de l’ouvrage, « comment s’en sortir » ?

Les auteurs situent l’origine de la double défiance – mutuelle et institutionnelle – dans le caractère hiérarchique de la société française qui caractérise le système éducatif français (chap. 4 et 6) basé sur un modèle « vertical », par opposition au modèle « horizontal » en vigueur notamment en Scandinavie. Cette relation impose aux enfants un schéma d’apprentissage qui sollicite une faible interaction avec les enseignants (il faut écouter et prendre des notes) et avec leurs camarades (peu de travaux de groupe). Pire, l’accent est mis sur la performance individuelle, par la pratique du classement, qui va conditionner le futur statut social de l’élève. Le contraste avec les systèmes horizontaux est saisissant. Ces derniers sont fondés sur une faible distance entre l’enseignant et l’élève, ainsi qu’une plus grande place octroyée aux travaux en groupe. Tandis que le modèle vertical entretient angoisse, individualisme et élitisme (puisqu’il n’entend profiter qu’à une minorité), le second favorise la coopération, l’initiative individuelle et l’esprit critique.

L’« obsession hiérarchique » (chap. 5) ne s’arrête pas aux grilles de l’école. Elle imprègne le monde du travail. Face à une main-d’oeuvre rétive, les entreprises ont en général recours à des méthodes de management rigides appliquées au sein d’une hiérarchie qui accorde plus d’importance au titre (au diplôme) qu’aux compétences. Les coûts humains sont élevés, en particulier du fait de la forte conflictualité, de l’isolement et du stress. Ces facteurs constituent autant de barrières à la confiance et, par voie de conséquence, aux échanges économiques, ce qui est au final préjudiciable à une économie basée sur les services et l’innovation.

Dans le reste du livre, les auteurs étendent leur grille d’analyse à la difficulté de mener un dialogue social constructif, au caractère répandu des conflits d’intérêts et du clientélisme, à la césure qui existe entre emplois à durée indéterminée et protégés et les autres types d’emplois, forcément précaires. Combinés, ces éléments dressent le tableau d’une société rongée par une défiance chronique (entre chômeurs et actifs occupés, riches et pauvres, patrons et employés, citoyens et institutions) qui sape le bien-être des citoyens tout en étant économiquement préjudiciable.

La Fabrique de la défiance pose la question de savoir quelle valeur normative attribuer à la réduction de la défiance ou à l’accroissement de la confiance, car défiance et confiance ne possèdent pas de valeur intrinsèque. Ces notions n’ont de valeur qu’en ce qu’elles permettent. De manière indirecte, les auteurs discutent des raisons pour lesquelles nos institutions doivent se soucier de la défiance, c’est-à-dire favoriser la confiance mutuelle et institutionnelle.

Le point est central puisqu’il revient à octroyer à la confiance (ou à une diminution de la défiance) une valeur instrumentale. Par conséquent, il est essentiel que les travaux sur la confiance fournissent les raisons pour lesquelles la confiance (ou l’absence de défiance) est un bien social. Deux pistes de réflexion se côtoient dans ce livre. D’une part, il est possible de situer la valeur de la confiance dans le soutien qu’elle apporte à la coopération sociale. Dit autrement, la confiance répond à la question suivante : comment garantir que les individus s’acquittent de leurs tâches et responsabilités au sein de la société conçue comme un système de coopération ? D’autre part, il est possible de situer cette valeur dans son impact sur le bien-être. En cela, elle constitue une réponse à la question : comment garantir que les individus évoluent dans un contexte favorable à leur épanouissement ?

Garder cela à l’esprit permet de ne pas fétichiser la confiance (ou la réduction de la défiance) et d’éviter de considérer que l’une (ou l’autre) constitue une fin en soi. La valeur de la confiance est en grande partie instrumentale : elle facilite la coopération ou accroît le bien-être. Sa valeur dépend des conséquences positives qu’elle produit. L’implication est que certaines politiques qui visent à améliorer la confiance pourraient ne pas être justifiées si elles entraient en conflit avec un principe supérieur (l’égalité par exemple).

Au-delà des réflexions sur la confiance et les controverses qu’elle nourrit, La Fabrique de la défiance soulève la question du caractère hiérarchique de la société française, car il serait réducteur de ne voir dans ce livre qu’une simple discussion in abstracto de la dynamique défiance/confiance. Les auteurs proposent un débat de fond sur les institutions françaises (prises au sens large, c’est-à-dire en comprenant institutions politiques, syndicats, entreprises et école).

La fécondité du propos réside dans la mise en exergue de l’importance du statut (faisant écho à la littérature sur les déterminants sociaux de la santé). Après avoir souligné le rôle que le statut joue dans le malaise français, se pose naturellement la question de sa régulation. De ce point de vue, l’ouvrage est toutefois insatisfaisant puisque ses implications politiques ne sont pas pleinement discutées. Les auteurs évoquent en conclusion des pistes de réforme pour le système éducatif ainsi que des interventions plus structurelles, mais sans les détailler.

Quoi qu’il en soit, au travers du tableau d’une société française souffrant de rigidités dans son dialogue social, d’un élitisme flagrant ainsi que d’un certain clientélisme, La Fabrique de la défiance dresse un constat sans concessions tout en demandant : que faisons-nous maintenant ? Son mérite réside dans le fait de poser la question sans ambages. Il reste à espérer que cela annonce un débat de fond sur la qualité du lien social en France et, de manière plus globale, sur ce que les citoyens sont en droit d’attendre de leurs institutions à cet égard.