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Bien des critiques pourraient voir dans cet ouvrage de Marcel Bellavance un livre de plus sur la lancinante question nationale au Québec. Un livre qui, par ailleurs, dans le contexte actuel de mondialisation, de financiarisation du capitalisme, de perméabilité des frontières, d’affirmation de flux culturels globaux, de crise du politique et de mobilisations transnationales sous la figure collective de la société civile, peut sembler en décalage avec l’évolution récente des sociétés. Ce serait là une critique facile et surtout non pertinente du travail de l’auteur. En effet, en abordant la genèse de la nation et du nationalisme au Québec au cours du long xixe siècle, si bien nommé des nationalités, M. Bellavance opère un retour averti sur les choses du passé afin d’éclairer d’un jour nouveau les agitations du présent. Il aborde de front les questions du « vivre ensemble » et du fondement de la communauté politique qui constituent, à l’époque actuelle, où nous vivons un changement d’échelle des sociétés tout comme au siècle des nationalités, des préoccupations fondamentales.

Le Québec au siècle des nationalités est donc une oeuvre profondément actuelle. Elle permet de renouer avec une conception de l’histoire que l’usage galvaudé qu’en ont fait certains adeptes de l’ère des fins avait quelque peu éclipsée. L’idéologie, en tant que conception du monde et de la société, ne fut pas ensevelie sous les décombres du mur de Berlin. Et la thèse qu’avance Marcel Bellavance à partir du cas du Québec au xixe siècle, qu’il suggère subtilement dans sa conclusion de prolonger à notre époque contemporaine, tient en deux points. S’il convient, d’une part, de réaliser que les sociétés humaines se fondent dans un courant général de l’histoire où s’entremêlent des facteurs économiques, technologiques, politiques et culturels, il est tout aussi important, d’autre part, de prendre acte du rôle fondamental des élites dans le processus d’interprétation de ce monde en perpétuelle transformation. Cette conception de l’histoire et de la place qu’y occupe l’intelligentsia, les intellectuels organiques dirait Gramsci, permet ainsi à l’auteur de fournir une explication très pertinente de ce que nous pourrions appeler le paradoxe canadien (précisons ici que le terme canadien, au début du xixe siècle, désignait ce que nous comprendrions aujourd’hui sous le terme de québécois), qui résulte de l’inflexion singulière, fruit d’un contexte historico-social spécifique, du courant général d’une histoire universellement partagée. Paradoxe qui, dans les termes de l’auteur, résonne comme un acte manqué. « La question nationale au Canada […] s’imposa assez tôt à la conscience collective comparativement à l’Europe en général, bien avant que la Grèce et la Belgique n’accèdent à l’indépendance et bien avant le réveil véritable des nationalités à la suite des révolutions de 1848. Les Canadiens abandonnèrent cependant tout aussi précocement l’objectif nationalitaire pour leur nation dès qu’un obstacle sérieux – la répression de la rébellion de 1837-1838 – vint en interrompre la poursuite. Tout se passa comme si le défi était trop grand pour cette nation encore trop jeune [les italiques sont de nous] » (p. 10).

Ainsi, si le Québec a effectivement participé à ce courant universel qui a marqué le siècle des nationalités, durant la phase du nationalisme canadien promu par les Patriotes, l’échec des rébellions de 1837-1838 a marqué un temps d’arrêt dans ce cheminement vers l’affirmation nationale. Là réside, selon l’auteur, la singularité du Québec qui, au moment même où allait s’opérer outre-Atlantique une restructuration de l’espace politique européen sous l’effet de deux puissantes forces historiques – l’aspiration nationalitaire des peuples et le démantèlement des empires multinationaux –, allait choisir, guidé par sa nouvelle intelligentsia issue de la coalition cléricale conservatrice, la voie du repli identitaire et de la survivance minoritaire au sein d’un ensemble fédéré demeuré fidèle à l’empire colonial.

L’ouvrage est composé de cinq chapitres qui permettent à l’auteur de développer son argumentation selon trois grands mouvements, qu’il décrit de la manière suivante : tout d’abord, une perspective conjoncturelle sur le fait libéral et national qui donne toute sa force et son originalité au xixe siècle et auquel participe pleinement le Québec (chap. I) ; ensuite, une analyse théorique des concepts de nation et de nationalisme issus de l’expérience européenne qui lui permet de forger ses propres outils conceptuels (chap. II et III) ; finalement, une approche comparative qui consiste à réinterpréter les événements marquants de l’histoire nationale du Québec au cours du long xixe siècle (les rébellions patriotes, l’adoption de la Confédération et la crise de la conscription lors de la Première Guerre mondiale) à la lumière des avancées théoriques précédemment énoncées, tout en réglant au passage, par une sorte de double herméneutique, quelques comptes avec les tenants d’interprétations divergentes dans le champ de l’historiographie (chap. IV et V).

L’auteur s’applique à replacer l’évolution du peuple québécois dans le courant général de l’histoire du xixe siècle. Dans cette perspective conjoncturelle, il s’adonne à une entreprise de réhabilitation de l’expérience historique canadienne, en démontrant la parfaite adéquation entre la pensée politique des patriotes et le mouvement des nationalités en vogue en Europe et qui reposait sur le double processus de libéralisation et de nationalisation des sociétés. Pour ce faire, l’auteur se penche principalement sur les deux phases du courant libéral et national dont le xixe siècle européen fut le théâtre : l’éveil des nationalités (1789-1848) et le printemps des peuples (1848-1919).

Il démontre, tout d’abord, comment le libéralisme politique, en déconstruisant le pouvoir autoritaire de l’État-monarque et en revendiquant les six libertés (religieuse, d’association, de presse, d’enseignement, locale et de suffrage), en est venu à ériger la nation en nouvelle source de légitimité et à mettre en place des institutions parlementaires qui en soient représentatives et dont le fonctionnement fut clairement consigné dans une constitution. Il note cependant avec lucidité que la souveraineté nationale n’était pas la souveraineté populaire et que les libéraux constitutionnalistes, plus conservateurs, ont réussi à contrer les libéraux démocrates en instaurant le suffrage censitaire comme rempart contre ce qu’ils craignaient être la dictature du peuple. Ensuite, l’auteur s’attache à la dimension culturelle du processus d’affirmation nationale. À partir du cas d’école de l’Empire ottoman, il insiste sur la jonction qui s’opère au milieu du xixe siècle entre le principe des nationalités et le droit des peuples à l’autodétermination, entre la revendication d’un État de droit, de liberté politique, d’égalité civile et de justice sociale, mais aussi sur l’expression de « la volonté des ethnies de vivre sur leur territoire historique » (p. 22). Dès lors, le printemps des peuples correspondra à l’éclosion de consciences et de sentiments nationaux à travers toute l’Europe, ouvrant la voie à la redéfinition de la carte géopolitique du continent.

À la suite de la Conquête, et plus spécifiquement après l’instauration de l’Acte constitutionnel de 1791 qui dotera le Bas-Canada d’une Chambre d’assemblée, le Québec vivra lui aussi, assez précocement d’ailleurs, à l’heure de l’éveil des nationalités, « selon un scénario comparable à ce qu’on pouvait observer ailleurs en Occident » (p. 31). Or, la revendication essentiellement politique du gouvernement responsable par le Parti canadien, devenu patriote, se heurtera à une fin de non-recevoir de la part du pouvoir impérial britannique. Ainsi, contrairement à ce qui s’est passé en Europe, cet éveil du mouvement nationalitaire ne débouchera pas sur un printemps du peuple canadien. En effet, la crise politique se soldera, après l’échec des rébellions patriotes et l’adoption de l’Acte d’Union de 1840, puis l’avènement de la Confédération (1867), à l’annexion au Canada de ce qui allait devenir le Québec et à la mise en minorité du peuple canadien, devenu au passage canadien-français. Cette brutale interruption de l’affirmation nationale du peuple canadien sera fatale à l’élite libérale et nationalitaire qui s’effacera au profit des tenants du conservatisme social et politique de l’Église catholique et de l’élite marchande et politique de Montréal et de Toronto. Se réalisera alors une disjonction entre les courants libéral et national, la nation canadienne-française s’exilant dans un discours identitaire de la survivance ethnoculturelle, abandonnant au passage le projet politique d’autodétermination.

Afin de fournir quelques éléments d’explication qui lui permettent d’élucider le paradoxe canadien, soit la participation de ce peuple à l’histoire universelle de l’éveil des nationalités au cours du xixe siècle, puis sa singulière issue sous la forme d’un repli identitaire et d’un statut de minoritaire dans un ensemble plus vaste, le frustrant d’un véritable printemps du peuple québécois sous la forme d’une affirmation nationale pleine et entière, l’auteur se lance ensuite dans l’exploration des modèles théoriques de nation et de nationalisme, tels qu’ils ont été forgés par des penseurs essentiellement européens. Nous pourrions ici formuler une légère critique, à savoir qu’il n’a pas pris en compte dans son analyse les réflexions proprement américaines, dans le sens géographique du terme (c’est-à-dire incluant le nord, le sud et le centre du continent ainsi que les Caraïbes), sur ces mêmes concepts.

S’appuyant sur les travaux classiques portant sur la question nationale (Johann G. Fichte, Ernest Renan, Otto Bauer, Karl Deutsch, Ernest Gellner, Anthony Smith, Boyd Shafer, Stein Rokkan, Miroslav Hroch), sur de pertinentes analyses (Christian Jaffrelot, Dominique Schnapper et Alain Renaut), ainsi que sur les réflexions d’auteurs québécois (Guy Laflèche, Maurice Séguin et Michel Brunet, Louis Dumont), Marcel Bellavance forge progressivement ses propres outils conceptuels. En explorant les multiples critères « objectifs » qui permettent de définir une nation, il tente de dépasser « l’opposition réductrice entre deux visions de la nation : l’une, l’allemande, prétendant que l’appartenance à la nation est déterminée par une espèce de marquage indélébile et l’autre, la française, au contraire par un contrat sans cesse négociable » (p. 44). Ainsi, au-delà de la dichotomie entre les conceptions ethnique et civique de la nation, M. Bellavance suggère une troisième approche de la nation articulée autour du concept d’éducabilité qui reconnaîtrait « l’importance de l’éducation nationale comme éducation à la nation et de la langue comme instrument de communication » (p. 47). Par l’accent qu’il met sur la socialisation nationale, l’auteur entend s’émanciper du déterminisme ethnoculturel injustement attribué à J.G. Fichte, sans pour autant sombrer dans le naïf volontarisme associé sans moins de nuances à Renan. Cette troisième conception de la nation permet à l’auteur d’aborder la dimension subjective de la nation, c’est-à-dire « l’idée de l’agir collectif ou du vouloir-vivre collectif que peut transmettre l’éducation » (p. 50). C’est à partir du concept de nationalisme que M. Bellavance va pouvoir explorer cette nouvelle dimension, puisque ce concept « renvoie à la fois à une donnée sociologique objective fondamentale qu’est la nation et à une donnée idéologique subjective qui apparaît avec la conscience collective de l’existence de cette nation et de son droit à la reconnaissance par les autres nations » (p. 53). Cela lui permet de réinvestir le champ du politique, puisque cette volonté de reconnaissance se manifeste principalement par la revendication d’un État pleinement souverain dont pourrait se doter cette communauté politique enfin accomplie. Ainsi, cette dimension idéologique du nationalisme débouche sur l’affirmation du rôle primordial de l’intelligentsia dans la formulation de ce lien indispensable entre indépendance politique et intégration culturelle dans tout projet national.

Finalement, fort de son élaboration conceptuelle précédente, Marcel Bellavance peut fournir une nouvelle interprétation de l’évolution historique du Québec au siècle des nationalités, sur une base comparative. Il constate dès lors que le Bas-Canada des Patriotes a effectivement participé au courant général de l’éveil des nationalités, puisqu’on peut y repérer l’émergence d’une conscience nationale corrélée à l’aspiration à la souveraineté, et que les courants libéral et national convergeaient au sein du même projet collectif émancipateur porté par une intelligentsia issue de la classe moyenne. Prenant le contre-pied des thèses ethnicistes, dont le fameux Rapport Durham constitue l’archétype, l’auteur démontre que la revendication patriote était en tous points conforme au principe des nationalités en ce qu’elle visait principalement l’instauration d’un État moderne souverain dans son territoire national. La singularité du Québec, qui le conduira à demeurer en marge de l’histoire caractérisée par le printemps des peuples, provient plutôt de la mutation de la question nationale résultant de la crise de l’intelligentsia. « Dans le Canada fédéré, la nouvelle intelligentsia, parmi laquelle se trouve maintenant le clergé, avait renoncé à l’autodétermination de la nation canadienne qu’avait envisagée la génération des Patriotes » (p. 202). En effet, la coalition cléricale conservatrice qui impose son hégémonie au sein de la société canadienne-française au lendemain de l’échec des rébellions patriotes abandonne l’objectif de l’autodétermination et se replie sur le paradigme de la survivance. Cela mène à la dissociation entre les pensées libérale et nationale, conduisant à « un phénomène de culturalisation de la nation canadienne-française, par opposition à la démarche de politisation de la Nation-État envisagée par les Patriotes » (p. 61). Le mouvement nationalitaire porté par les Patriotes n’ayant pu aboutir à l’affirmation d’un véritable nationalisme d’existence dans un Bas-Canada souverain, c’est un nationalisme de survivance d’une nation minoritaire que mettra de l’avant la nouvelle intelligentsia dans le cadre provincial du Québec.

C’est ainsi par la mise en garde contre cette tentation de l’élite de mettre l’accent sur le Sujet politique lorsque le Projet ne semble plus porteur que M. Bellavance conclut son ouvrage. Il convient de ne pas réitérer les erreurs du passé. Il adresse ainsi un message aux élites québécoises actuelles qui, malgré l’échec du référendum de 1995, ne doivent pas abandonner l’objectif nationalitaire porté par le Parti québécois. Tentation qu’il voit poindre dans le glissement sémantique de l’appellation collective de Québécois vers celle de Franco-québécois qui, symbolisant un nouveau repli vers le statut de minoritaire, signifierait « peut-être la sortie définitive [du peuple québécois] de l’histoire des nations » (p. 211).