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Introduction

Le fédéralisme est un système qui diffère radicalement de l’État moderne traditionnel. En effet, une des distinctions de ce système politique consiste à diviser la souveraineté entre plusieurs entités, alors que l’État-nation, qu’il soit centralisé ou non, revendique plutôt une concentration de ce pouvoir entre les mains d’une seule autorité législative et exécutive. Mais comment expliquer une telle rupture avec le modèle traditionnel de l’État unitaire ?

Pour répondre à cette question, il faut se pencher sur l’objectif principal des pères fondateurs américains — qui furent à l’origine de la première fédération moderne — qui consistait à promouvoir une organisation politique qui pouvait permettre d’assurer une conception de la liberté fondée sur la non-domination. En effet, ayant encore à l’esprit les agissements de la couronne britannique à l’égard des colonies américaines, ces derniers estimaient que le système politique américain devait avoir pour objectif principal d’empêcher à tout prix l’émergence de relations tyranniques. La division de la souveraineté, tout comme le système de poids et de contrepoids entre les pouvoirs législatif, exécutif et judiciaire, se situait d’ailleurs dans cette logique.

Ces détails historiques peuvent sembler futiles de prime abord, considérant que les raisons qui poussent les États d’aujourd’hui à se fédérer n’ont plus rien à voir avec le désir d’assurer le maintien d’une telle liberté. En effet, plusieurs auteurs, tels Philip Pettit, Quentin Skinner ou Maurizio Viroli[1], ont affirmé que cet idéal de la liberté a depuis longtemps été remplacé par la conception libérale qui est plutôt orientée vers la liberté entendue sous la forme de la non-interférence. Dans ce contexte, Will Kymlicka souligne que les fédérations actuelles obéissent plutôt à deux préoccupations[2]. D’une part, la division de la souveraineté dans les fédérations qui ont une homogénéité ethnique ou culturelle s’explique par le désir d’assurer une meilleure gestion gouvernementale.

Contrairement à ces fédérations dites « territoriales », le fédéralisme peut, d’autre part, être un moyen d’accommoder la diversité ethnoculturelle de manière à permettre à une minorité nationale de posséder certains pouvoirs essentiels à son développement culturel, sans pour autant être soumise à la volonté de la majorité. À cet effet, nous pouvons mentionner les cas des Québécois ou des Catalans comme étant des nations minoritaires membres de fédérations multinationales.

Dans de telles situations, force est d’admettre que cette forme de fédéralisme permet une forme d’autodétermination à tous les groupes nationaux, dans la mesure où la division des pouvoirs permet à ces minorités de disposer d’une souveraineté exclusive dans des domaines essentiels à leur survie ainsi qu’à leur développement. En effet, l’objectif visé par le fédéralisme de type multinational est de permettre à des minorités nationales de se gouverner librement sans subir d’interférences arbitraires de la part du groupe majoritaire, tout en laissant celles-ci déterminer leurs politiques en fonction de leurs valeurs particulières. Dans cette perspective, le lien entre le principe de l’autodétermination et l’idéal de la liberté comme non-domination apparaît essentiel.

Or, la situation est parfois bien différente et, suivant le modèle de l’État-nation, « les valeurs communes sont définies par la majorité, ce qui lui permet d’imposer ses valeurs comme étant des valeurs universalistes[3] ». Une telle situation a pour effet de subordonner une identité à une autre, ce qui a pour conséquence de lui faire perdre toute son importance[4]. Or, cet oubli identitaire constitue à nos yeux une forme de domination symbolique qui tend à se transposer dans le domaine politique, ce qui a pour effet de renier l’idée même de l’autodétermination des groupes ethnoculturels minoritaires.

En remontant aux fondements du fédéralisme, nous tâcherons de démontrer en quoi cette attitude des groupes majoritaires au sein de fédérations multinationales est problématique en ce qui a trait à la conception républicaine de la liberté que nous considérerons comme étant inhérente à l’héritage du fédéralisme. L’objectif de ce texte consistera à démontrer que l’héritage républicain du fédéralisme est porteur d’une théorie normative de l’identité nationale dans le cadre d’une fédération multinationale.

Les origines du fédéralisme américain

La liberté républicaine

À l’heure actuelle, la pensée libérale occupe une place prédominante dans la conception de la liberté humaine. En effet, les États occidentaux sont fortement influencés par une logique voulant qu’il faille minimiser les actions du gouvernement dans la vie des gens de manière à leur laisser une sphère de plus en plus grande à l’intérieur de laquelle ils pourront agir à leur guise. Cette conception de la liberté axée sur l’idée de la non-interférence repose principalement sur des auteurs pour qui la liberté doit s’entendre dans un sens négatif, selon la théorisation qu’en ont fait Benjamin Constant au XIXe siècle et Isaiah Berlin au XXe. Une telle manière de conceptualiser la liberté va à l’encontre d’une conception plus positive que celle que Constant et Berlin associaient aux Anciens et qui repose sur l’idée de l’autocontrôle de soi et de son assimilation à une totalité qui surpasse l’individualité, comme la nation.

Or, le courant néo-républicain qui a pris naissance au cours de la décennie 1990 semble vouloir remettre en question cette manière de concevoir la liberté. Selon les tenants de cette tendance, la liberté ancienne à fondements républicains n’aurait absolument rien à voir avec l’analyse de Constant et de Berlin. En fait, comme l’illustre Philip Pettit, Quentin Skinner et Maurizio Viroli, la liberté républicaine doit s’entendre dans la perspective de la non-domination. Par non-domination, Viroli entend la possibilité pour un individu de ne pas dépendre de la volonté arbitraire d’un autre individu ou d’une institution[5], ce qui est une conception de la liberté qui remonte au monde antique.

En vertu de cette tradition républicaine, une telle conception de la liberté occupait une place centrale chez les philosophes. Cicéron n’hésitait pas à faire reposer son idée de la liberté sur la capacité de pouvoir mener une vie sans avoir de maître et même un roi juste aurait toujours la capacité d’opprimer son peuple si aucun mécanisme ne pouvait s’opposer à ses vues[6]. Dans sa grande étude sur l’histoire de la République romaine, Machiavel a noté que le génie des penseurs de l’Antiquité fut de percevoir la décadence inévitable des « formes pures » des régimes politiques de l’époque, c’est-à-dire la monarchie, l’aristocratie et la démocratie. Afin de contrer la corruption de ces constitutions, les législateurs de l’Antiquité, comme Cicéron, considéraient que le meilleur moyen de préserver la liberté républicaine était de combiner les forces de ces systèmes par le biais d’une « Constitution mixte » qui était en mesure de contrebalancer leur instabilité particulière. « Comme à l’accoutumée, écrit Skinner, Rome en fournit l’exemple le plus remarquable : c’est parce qu’elle sut demeurer une “forme mixte” qu’elle parvint finalement à devenir “une république parfaite”[7]. » En tenant pour acquis que les États étaient toujours divisés en fonction des différentes classes sociales, Machiavel jugeait que la République romaine avait été en mesure de se maintenir aussi longtemps grâce à l’instauration de lois constitutionnelles qui furent en mesure d’équilibrer les forces sociales, ce qui lui permit de se prémunir « contre l’insolence des grands » et contre la « licence de la multitude ». La chute de la République fut d’ailleurs attribuée par Machiavel à l’instauration d’une loi agraire qui déstabilisait l’équilibre entre les patriciens et les plébéiens.

Le XVIIIe siècle a permis à la pensée républicaine de s’appliquer à un cas concret, en l’occurrence celui des colonies américaines. Les sources intellectuelles qui ont inspiré la révolution américaine se trouvent d’ailleurs au coeur de la conception républicaine de la liberté et peuvent être interprétées comme étant le désir de revenir aux principes de l’Antiquité qui avaient permis à Rome d’atteindre une si grande puissance. D’ailleurs, dans son livre American Republicanism[8], le juriste M.N.S. Sellers relève plusieurs exemples de la prédominance de l’héritage de la République romaine chez les colons. À cet égard, il note que plusieurs auteurs ont pris des pseudonymes inspirés de républicains qui s’étaient opposés à l’empereur romain, tels Agrippa, Brutus, Cato ou Publius. Il donne également pour exemple les devises et les inscriptions sur la monnaie de certaines colonies qui étaient écrites en latin et qui reprenaient des thèmes républicains.

Cependant, il serait faux de croire que l’emprise du républicanisme romain ne s’est manifesté que dans le cas américain. Au contraire, comme l’affirment M.N.S. Sellers, Gordon Wood et Bernard Bailyn, la Constitution britannique était en filiation avec l’idéal de la liberté antique et était perçue comme étant exemplaire en ce qui a trait à la sauvegarde de la liberté et du bonheur humain. Ainsi, tout comme à l’époque antique, l’originalité de la Constitution britannique reposait sur l’idée de la division du pouvoir entre les différentes strates sociales, en l’occurrence le roi, les nobles et les communes[9]. D’ailleurs, dans son ouvrage De Republica Anglorum (1583), Thomas Smith n’hésita pas à avancer l’argument que la Grande-Bretagne, en raison du caractère mixte de son gouvernement, pouvait être considérée comme étant une république.

La royauté représentait l’ordre et l’autorité, en plus de symboliser l’unité de l’État. Les communes avaient, pour leur part, l’objectif de représenter la liberté et l’expression de la volonté d’une majorité de la population. La noblesse maintenait l’équilibre entre les deux autres ordres de manière à ce que la monarchie ne dégénère en tyrannie et que les communes se transforment en relais de l’anarchie populaire. Ainsi, tout comme les Romains, les Britanniques estimaient que la meilleure Constitution était celle qui permettait d’assurer le meilleur équilibre entre les trois ordres de la société. L’équilibre entre les différentes strates sociales, comme l’avait analysé Machiavel, était donc le gage du maintien de la liberté entendue sous la forme de la non-domination. Cette influence britannique demeurait bien présente chez les colons américains et ceux-ci demeuraient fortement influencés par celle-ci. Bailyn écrit à cet effet que 

The colonists’ attitude to the whole world of politics and government was fundamentally shaped by the assumption that they, as Britishers, shared a unique inheritance of liberty. The English people, they believed, though often threatened by despots who had risen in their midst, had managed to maintain, to a greater degree and for a longer period of time than any other people, a tradition of the successful control of power and of those evil tendencies of human nature that would prevent its proper uses[10].

En somme, les colons américains étaient influencés par cet héritage anglo-saxon de la liberté et de la nécessité d’une Constitution mixte équilibrée[11], ce qui fait dire à Gordon Wood que « The English Constitution, properly understood and balanced, remained for the Americans at the time of Independence the model of how a government should be structured[12] ». Toutefois, les Américains ont eu l’impression que certains agissements de la couronne ou de ses représentants rompaient l’équilibre des pouvoirs, ce qui menaçait la liberté au sein des colonies. Certains auteurs ont donc proposé différentes thèses qui avaient pour but de justifier l’indépendance des colonies d’Amérique et qui plaçaient le thème de la liberté républicaine au coeur de leurs approches, un type de liberté que la Constitution anglaise avait, jusqu’aux premiers troubles qui ont mené à la déclaration d’indépendance des treize colonies, été en mesure d’assurer. Wood partage d’ailleurs cet avis lorsqu’il écrit :

In fact, the Americans to the very end of the imperial controversy justified their constitutional opposition to English policy not by abjuring the theory of mixed government but by using and affirming it. It was the British government’s attempt to upset the balance of the colonial constitutions that was indeed the point now in agitation [...] by the numerous and respectable inhabitants of this extensive continent[13].

Ainsi, en septembre 1759, l’Assemblée de Pennsylvanie déclencha une crise politique en adoptant une résolution qui prévoyait la nomination à vie des magistrats, comme c’était le cas depuis 1701 en Angleterre. L’objectif d’une telle mesure visait à assurer l’indépendance du système judiciaire, car à cette époque les juges étaient toujours nommés par la couronne, ce qui permettait au roi de contrôler les décisions prises par les tribunaux. Une telle prérogative royale menaçait donc l’impartialité des cours de justice et, par ricochet, la liberté des individus. L’Assemblée coloniale de la Pennsylvanie était bien au fait de cette menace et, dans une lettre de 1760 adressée aux citoyens de l’État, celle-ci présenta clairement l’importance du principe de l’indépendance judiciaire en regard de la liberté humaine.

Cependant, la situation empira en 1768 lorsqu’une rumeur circula à l’effet que le salaire des juges serait versé directement par la couronne et donc indépendamment de la volonté des assemblées des États. Devant une telle menace, les coloniaux en vinrent à penser que la concrétisation de cette rumeur ne ferait que compléter leur esclavage. Ces liens beaucoup trop étroits entre le roi et la magistrature laissaient croire aux colons américains que l’équilibre de la Constitution britannique était sur le point de disparaître de manière irrémédiable. Cette décadence de la Constitution ouvrit également la porte et incita certains gouverneurs à rompre également l’équilibre entre les forces sociales, menaçant ainsi la liberté individuelle.

Ces quelques exemples de rupture de l’équilibre constitutionnel s’expliquent par le fait que la couronne avait été en mesure de se soustraire aux restrictions qui lui avaient été imposées lors de la deuxième révolution de l’Angleterre en 1688, ce qui lui avait permis de corrompre les deux autres branches de la société anglaise, notamment par l’influence de George III sur le processus électoral et sur les représentants au Parlement, par le versement de pots-de-vin et par l’octroi de propriétés ou d’autres honneurs. Wood résume bien cette situation lorsqu’il affirme :

George III was « now tearing up the Constitution by the roots, under the form of law. » Nothing angered radicals and independent-minded Englishmen in the eighteenth century more than the attempts by a frustrated ministry to carry out the Crown’s supposed responsibility for governing the realm with the necessary but often little understood cooperation of a balky ParliamentРa cooperation that was possible only through ministerial management and influencing of the House of Commons. It appeared to those who clung to the original principles of the Constitution and the growing tradition of separation of powers that the Crown, in its painful efforts to build majorities through borough-mongering and the distribution of patronage, was in fact bribing its way into tyranny. « It is upon this principle, » Americans concluded, « that the King of Great-Britain is absolute ; for though he doth not act without the parliament, by places, pensions, honours and promises, he obtains the sanction of the parliament for doing as he pleases. The ancient form is preserved, but the spirit of the Constitution is evaporated »[14].

Le fait que les Américains étaient imposés sans leur consentement demeurait très certainement le principal motif de rébellion. Cependant, compte tenu des liens intellectuels entre les colons et les Britanniques, plusieurs de ces derniers partageaient également les critiques des Américains à l’égard du traitement qui leur était réservé et les républicains britanniques voyaient dans cette situation une atteinte à la liberté des colons. C’est en ce sens que Joseph Priestley écrit que le principal grief adressé par les colons américains est :

[...] celui d’être taxés par le Parlement de la Grande-Bretagne, dont les membres sont si loin de se taxer eux-mêmes, qu’ils se soulagent par la même occasion. Si cette mesure est instaurée, les colons seront réduits à un état de servitude complète, comme tout peuple dans une telle situation a pu l’être dans l’histoire. Car par ce même pouvoir en vertu duquel le peuple d’Angleterre peut les contraindre à verser un sou, il peut les obliger à donner le dernier sou dont ils disposent. Il n’y aura rien d’autre qu’une imposition arbitraire d’un côté et une humble pétition de l’autre[15].

L’attitude du Parlement britannique à l’égard des colons américains est un élément qui vient renforcer l’idée voulant que la simple possibilité d’être dominé constitue une atteinte à la liberté. Évidemment, le Parlement anglais ne taxait pas les colons américains jusqu’à leur dernier sou, comme l’affirmait Priestley. Toutefois, la simple possibilité qu’il pourrait en être ainsi justifiait aux yeux des républicains une forme de domination qui élimine la capacité d’agir librement, tout comme dans le cas des maîtres bienveillants à l’endroit de leurs esclaves. Ces derniers demeurent toujours à la merci de l’humeur de leur propriétaire qui peut à tout moment interférer arbitrairement dans leurs actions. En ce sens, il conviendrait donc d’accorder un rôle significatif à la conception républicaine de la liberté dans l’analyse de l’indépendance américaine. Comme le souligne Terence Ball à cet égard,

[d]uring and after the American Revolution republic was the watchword on every patriot’s lips. When Patrick Henry proclaimed « Give me liberty or give me death, » he was speaking specifically of republican liberty. It is therefore scarcely surprising that when the proposed Constitution was published on September 17, 1787, the first question to be askedРand asked repeatedlyРwas whether the form of government it created was in fact truly republican[16].

La rupture de l’équilibre assuré par la Constitution mixte de l’Angleterre était donc pour les Américains l’élément clé qui les motivait à exiger leur indépendance. Wood résume bien cette situation lorsqu’il écrit :

The Crown [...] had found means to break down [the] barriers which the Constitution had assigned to each branch of the Legislature, and effectually destroyed the independence of both Lords and CommonsРupsetting the balance of the Constitution not only in England but in the colonies as well, through the encroachments of the royal governors on the colonists’ assemblies within the colonies and through the extension of parliamentary authority into their natural affairs[17].

C’est d’ailleurs dans cette perspective que le Conseil du New Jersey déclara en septembre 1776 que les Britanniques ne devaient pas s’opposer à la déclaration d’Indépendance, dans la mesure où celle-ci visait à réaffirmer la véritable essence de leur propre Constitution[18].

Ainsi, en 1776, plusieurs colons en étaient venus à la conclusion que la Constitution britannique, qui avait été jadis un exemple d’équilibre entre les trois corps sociaux (le roi, les lords et les communes), était maintenant minée par une corruption qui menaçait leur liberté. Le désir de mettre fin à la tyrannie du roi ainsi que la volonté de vivre librement apparaissent donc comme étant des variables centrales dans l’explication de la révolution américaine et, par voie de conséquence, dans les raisons qui ont poussé ce peuple à se doter d’un système politique de type fédéral.

Le fédéralisme américain : héritage du républicanisme romain

Il nous apparaît donc possible de soutenir la thèse voulant que le désir d’indépendance des treize colonies américaines consistait à rétablir l’équilibre qui existait auparavant dans la Constitution mixte anglaise, elle-même inspirée de la Constitution de la République romaine[19]. Toutefois, contrairement à la situation qui prévalait dans la mère patrie, on ne retrouvait pas les mêmes classes sociales dans les colonies américaines. En effet, comme il n’y existait aucune aristocratie et que l’objectif consistait à abolir la monarchie, c’est à juste titre que certains se demandèrent, advenant une sécession des colonies américaines, ce qu’il surviendrait du principe de l’équilibre des pouvoirs qui était essentiel au maintien de la liberté. Lors des débats qui ont entouré la ratification de la Constitution fédérale américaine de 1787 à 1789, certains délégués[20] ont insisté sur la nécessité de créer des pouvoirs qui seraient en mesure de combiner les avantages des formes monarchique, aristocratique et démocratique en transposant celles-ci dans les mains du président, du Sénat et de la Chambre des représentants.

Cependant, l’absence des « trois corps sociaux traditionnels » ne constituait en rien une garantie contre l’oppression d’un groupe à l’intérieur de la société étasunienne. Les pères fondateurs demeuraient conscients que même les petites communautés n’étaient pas exemptes de divisions. Pour eux, les sociétés sont toutes traversées par des distinctions entre riches et pauvres ainsi qu’entre les intérêts des propriétaires terriens et des manufacturiers, ce qui mène à des positions politiques souvent divergentes. C’est ce qui fait dire à Wood que

Many were now prepared to conclude that the great danger to republicanism was not magisterial tyranny or aristocratic dominance but factions, dissension, and consequent subjection of the minority to the caprice and arbitrary decisions of the majority, who instead of consulting the interest of the whole community collectively, attend sometimes to partial and local advantages[21].

Considérant cette impossibilité d’obtenir une homogénéité sociale pouvant s’exprimer d’une seule voix, James Madison était d’avis que le meilleur moyen de se prémunir contre « l’ambition des pauvres » et « l’avarice des riches » était par le biais des mécanismes institutionnels d’un gouvernement fort qui serait traversé d’une multitude d’intérêts divergents, rendant ainsi impossible pour une faction d’universaliser à l’ensemble de la société ses intérêts particuliers. Il n’en demeure pas moins que les constitutions de certains États au moment de la Révolution ne permettaient pas d’empêcher l’émergence de factions à tendance tyrannique. En effet, la Constitution dont la Pennsylvanie s’était dotée en 1776 n’était pas un gage du maintien de la liberté, dans la mesure où le salaire des juges dépendait du bon vouloir de l’assemblée et que l’élection des présidents et des vice-présidents du conseil exécutif dépendait également de la législature. C’est en ce sens que Wood écrit que « The Constitution as framed had no distribution of power into different hands, that one may check another. On the contrary, the executive and judicial powers are made unduly dependent on a single legislative body, the Assembly. [...] Indeed, the fact that the Pennsylvania legislature was only one body made this unity of power particularly dangerous[22] ». Il en allait de même de la Constitution de la Virginie, ce qui a été décrié tant par Madison que par Thomas Jefferson[23].

Étant bien conscients des imperfections de ces constitutions et du danger des factions, les pères fondateurs américains ont perçu le fédéralisme comme étant le système politique se rapprochant le plus de la Constitution mixte anglaise et romaine. À cet égard, dans un discours de juin 1788 devant la Convention de la Virginie, Madison s’est efforcé de démontrer que le seul système qui serait en mesure de protéger la liberté et le républicanisme pourrait bien être le fédéralisme américain[24]. D’ailleurs, dans le numéro 51 des Federalist Papers, celui-ci a effectué une filiation entre la préservation de la liberté républicaine et le système proposé par la Constitution américaine, en discutant du principe de la division des pouvoirs. Pour expliquer que la division des pouvoirs préconisée par le fédéralisme offrait un élément supplémentaire pour se garantir de l’oppression et de la corruption, Madison écrivait :

In a single republic, all the power surrendered by the people, is submitted to the administration of a single government ; and usurpations are guarded against by a division of the government into distinct and separate departments. In the compound republic of America, the power surrendered by the people, is first divided between two distinct governments, and then the portion allotted to each, subdivided among distinct and separate departments. Hence a double security arises to the rights of the people. The different governments will controul each other ; at the same time that each will be controuled by itself[25].

L’optimisme de Madison à l’égard du fédéralisme américain peut également s’expliquer par l’idée qu’il se faisait du fonctionnement de la démocratie. Tout comme Machiavel, Madison croyait que le système démocratique était caractérisé par la division entre factions plutôt que par l’adhésion à un bien commun. Il concevait donc que le fédéralisme permettait de contrebalancer les différents intérêts à l’intérieur de la société américaine, ce qui empêchait un groupe d’universaliser sa position et de l’imposer arbitrairement aux autres groupes. C’est en ce sens que le système fédéral apparaissait aux pères fondateurs américains comme étant la forme d’organisation politique la mieux en mesure d’établir l’équilibre dans une société sans aristocratie et sans roi. Le fédéralisme peut donc être perçu comme étant un retour à la tradition de l’équilibre préconisé par la Constitution britannique[26], elle-même héritée de la République romaine.

Pour sa part, John Adams expliquait son adhésion à l’idéal du fédéralisme d’une manière certes différente de Madison, mais qui demeurait conforme à la conception de la liberté républicaine. Refusant la thèse de la bonté des individus et de leur capacité à agir de façon vertueuse, Adams était plutôt d’avis que ceux-ci étaient menés par leurs intérêts égoïstes. C’est en ce sens qu’il écrivait à Jefferson que « Nothing, but Force and Power and Strength can restrain them[27] ». Adams estimait que la nature avait fait en sorte de créer une aristocratie — le plus souvent associée aux propriétaires terriens — qui serait toujours plus riche et éclairée que la masse paysanne[28], ce qui lui permettait d’adhérer à la thèse machiavélienne de la division des intérêts sociaux en fonction de deux classes, c’est-à-dire d’une multitude qui aspire à vivre comme la minorité possédante ; bref, que l’opposition politique était toujours orientée entre la démocratie et l’aristocratie. Sans aucun contrepoids, Adams considérait que l’un de ces groupes en viendrait à s’approprier le pouvoir et à dominer l’autre classe. « Unchecked, écrit Wood, the people would not only turn on the aristocracy, robbing them and ruining them without hesitation, but they would also despoil and plunder among themselves[29]. » À l’inverse, tout comme chez Machiavel, un gouvernement strictement aristocratique ne serait pas une meilleure garantie de liberté, dans la mesure où rien ne pourrait contrebalancer leurs intérêts égoïstes. C’est dans cette perspective qu’Adams en est venu à défendre la nécessité d’un troisième corps social afin d’assurer une médiation entre les intérêts divergents du peuple et de l’aristocratie. Selon Wood,

Only an independent executive power, the one, the monarchical element of the society, could mediate these clashing passions of the democracy and the aristocracy. The executive with a negative on all legislation could then throw its weight against the irrational and oppressive measures of either branch of the legislature, particularly, said Adams, against the usurpations of the aristocracy. « If there is one certain truth to be collected from the history of all ages, » argued Adams, it was « that the people’s rights and liberties, and the democratical mixture in a Constitution, can never be preserved without a strong executive »[30].

Pour Adams, la Constitution que le Massachusetts s’était donnée en 1780 se devait de servir d’exemple à la Constitution plus générale des treize colonies. En effet, le pouvoir exécutif y assurait une surveillance très serrée du Sénat et de la Chambre des représentants de manière à limiter les passions particulières de ces deux chambres. C’est donc en vertu de cette croyance, qui demeure très associée à l’analyse de Machiavel, que John Adams en est venu à la conclusion que, à lui seul, le bicaméralisme n’était pas en mesure d’empêcher la tyrannie. Pour lui, la capacité de maintenir la liberté se devait de passer par la présence d’un exécutif fort ayant pour responsabilité principale d’arbitrer les différends entre les factions sociales. Cependant, jusqu’en 1787, Adams était d’avis que les arrangements institutionnels qu’il proposait seraient beaucoup plus adaptés aux États qu’à un État central. Toutefois, Wood rappelle que, à la lecture du projet fédéral, Adams en est venu à la conclusion que ce dernier était conforme à ses propres suggestions sur l’équilibre constitutionnel et en est rapidement devenu un farouche défenseur[31]. C’est ainsi que, à la lumière de l’expérience antique[32], le fédéralisme est devenu pour Adams le système politique qui assurait au mieux l’équilibre des forces sociales et, par le fait même, la liberté des individus[33].

Il n’en reste pas moins que les pères fondateurs américains ne considéraient pas la domination culturelle comme étant un élément inhérent au fédéralisme. En effet, Jay notait dans le Fédéraliste, no 2, que la Providence avait fait du peuple américain une nation unie sur les plans religieux, linguistiques et de leurs moeurs[34]. Au départ, la division de la souveraineté n’était donc pour eux qu’un moyen d’assurer la liberté individuelle et non pas la liberté collective d’un groupe. Il a fallu attendre au XIXe siècle pour voir le fédéralisme être associé à un système institutionnel permettant d’assurer la liberté communautaire[35]. C’est ainsi que John C. Calhoun a écrit que, considérant la taille des États-Unis et les intérêts particuliers des différentes régions, la division de la souveraineté entre plusieurs entités était le meilleur moyen de gérer l’intérêt général du pays, tout en permettant aux États de gérer eux-mêmes leurs affaires locales en fonction de leurs caractéristiques spécifiques. Il a même ajouté qu’une ingérence du gouvernement fédéral dans les affaires des États constituait une forme d’injustice assimilable à de la tyrannie[36]. Or, lorsque de telles ingérences touchent aux politiques identitaires d’un groupe minoritaire, la domination se trouve à avoir deux volets, dans la mesure où la tyrannie politique d’un groupe sur un autre est souvent conditionnée par un déni de reconnaissance de la culture minoritaire, ce qui engendre une imposition, d’un groupe sur un autre, de politiques fondées sur des principes, des valeurs et des mythes souvent conflictuels, voire carrément contradictoires. Conformément à notre historiographie des origines du fédéralisme, il semble que le désir de limiter le rôle des factions à l’intérieur d’une société demeure un élément clé de cette forme d’organisation étatique. Or, compte tenu de l’homogénéité culturelle postulée par les pères fondateurs américains, ceux-ci ne pouvaient penser qu’à l’existence de factions sociales ou économiques. Cependant, à l’intérieur des États diversifiés au niveau identitaire, les factions culturelles viennent jouer un rôle de premier plan, au même titre que ce qui était postulé par Madison et Adams.

Dans cette perspective, l’héritage républicain du fédéralisme ne peut se contenter d’être simplement un outil pour empêcher la domination individuelle, car la domination politique a souvent pour effet d’entraîner une subordination identitaire et culturelle. Notre évaluation doit maintenant se tourner vers les formes de domination collective et voir dans quelle mesure l’héritage républicain du fédéralisme permet de dégager des principes normatifs qui devraient être inhérents à la théorie de l’identité nationale des fédérations multinationales.

Le monisme des identités nationales

Comme l’a écrit Benedict Anderson, l’identité nationale joue un rôle fondamental dans une communauté. En effet, c’est cette « communauté imaginée » qui permet à des millions d’individus qui ne se sont jamais vus d’établir des règles du vivre-ensemble, de déterminer les objectifs collectifs, de faire des sacrifices personnels, voire de donner leur vie. Pour en arriver plus facilement à ses fins, le modèle traditionnel de l’État-nation a articulé l’identité nationale comme devant être une et indivisible. Joseph Carens écrit à ce sujet :

In the modern world, talk about citizenship sometimes presupposes, as a background assumption, an idealized (and misleading) conception of the nation-state as an administratively centralized, culturally homogeneous form of political community in which citizenship is treated primarily as a legal status that is universal, equal, and democratic. In this idealized conception, the nation-state is the only locus of political community that matters and citizenship just means membership in a nation-state[37].

Cet héritage de l’État-nation est demeuré bien présent dans l’imaginaire de la plupart des identités nationales qui demeurent marquées par une forme de monisme, ce qui a pour effet d’instituer chez les individus la croyance que leur mode de vie, leurs valeurs et leurs conceptions du bien sont meilleurs et que les autres devraient s’y conformer, par la force de l’assimilation si nécessaire[38]. Selon Bhikhu Parekh, cette idée est probablement l’une des plus anciennes de la pensée occidentale et trouverait ses racines dans la Grèce antique[39]. Il apparaît donc clair que le monisme est une attitude qui empêche de prendre pleinement conscience de la diversité des modes de vie et des différentes conceptions du bien qui peuvent exister, ce qui limite au maximum les contacts entre individus de cultures différentes.

Le paradigme de l’identité nationale a traditionnellement été articulé autour de deux conceptions pouvant faire face au phénomène de la diversité, à savoir le nationalisme ethnique et civique. Selon la littérature classique, la première de cette conception serait résolument exclusive et moniste, alors que la seconde reposerait sur l’adhésion volontaire et rationnelle des individus, ce qui ferait d’elle l’exemple parfait d’ouverture à l’égard de l’autre. Cependant, cette dichotomie masque le fait que ces deux formes de nation peuvent s’avérer extrêmement exclusives et n’offrent pas une solution satisfaisante au problème du monisme. Évidemment, le caractère hermétique de la nation ethnique est beaucoup plus facile à saisir que le modèle civique, compte tenu que la citoyenneté est associée à une ethnicité particulière, ce qui fait de l’acquisition de certains éléments (langue, religion, race, ethnie) une condition sine qua non de l’inclusion au sein d’une nation. Il s’ensuit donc que la nation ethnique se caractérise par une très grande homogénéité et par des politiques discriminatoires, considérant que les droits civiques accordés sont subordonnés aux intérêts du groupe ethnique dominant.

À l’inverse, la nation civique se caractérise plutôt par une adhésion volontaire et rationnelle de l’individu aux institutions d’un État, ce qui la rend ouverte et inclusive aux « autres ». Comme le souligne Dimitrios Karmis, cette forme de citoyenneté ne présuppose aucune « barrière infranchissable ni à l’inclusion ni à l’adhésion », puisque « tout est affaire de choix individuel et rationnel »[40]. De plus, les fondements d’une telle nation sont perçus comme étant strictement juridiques, ce qui signifie que les individus sont unis par des droits et des obligations uniformes pour tous. C’est la raison pour laquelle Anthony Smith avance que « there are, in principle, no exceptions on grounds of race, colour or creed, age, sex or religion[41] ».

Il n’en reste pas moins que la formation de ces nations dites civiques s’est effectuée dans un contexte qui n’avait rien à voir avec une adhésion volontaire des individus. Smith affirme en effet que, au départ, la France, l’Angleterre, l’Espagne ou les Pays-Bas étaient des « États ethniques » qui se sont graduellement transformés en nations civiques. Dans le cas anglais, ce changement est allé de pair avec un changement de nom de l’État (Grande-Bretagne). Cette situation implique donc que ce sont les valeurs du groupe majoritaire qui ont dicté le développement des institutions de l’État et que l’unification politique et culturelle s’est effectuée autour du groupe majoritaire.

Ces évolutions historiques, qui ont mené aux nations civiques que l’ont connaît actuellement, illustrent à quel point la culture majoritaire joue un rôle fondamental dans toute unité nationale, ce qui fait en sorte que prétendre à l’adhésion volontaire et rationnelle des individus dans un cadre culturellement aseptisé constitue une lubie. Les cas des nations civiques de l’Europe occidentale démontrent que toute identité nationale civique est intimement liée aux valeurs du groupe culturel dominant.

Le lien unissant le désir de vivre au sein d’une collectivité avec la nécessité que cette volonté repose sur une histoire rejoint d’ailleurs la définition que se faisait Ernest Renan de la nation civique. En effet, bien que l’on se souvienne de lui presque exclusivement pour son idée voulant que « toute nation est un plébiscite de tous les jours[42] », il n’en demeure pas moins qu’il affirmait également que le principe d’une nation ne pouvait reposer uniquement sur le présent, mais également sur le passé. Bien que le consentement actuel et le désir de vivre ensemble soient des éléments essentiels à toute identité nationale, celle-ci ne pourrait se maintenir sans qu’il y ait également le désir de perpétuer « un riche legs de souvenirs[43] ». Comme nombre d’auteurs l’ont démontré[44], les politiques identitaires de plusieurs fédérations multinationales, malgré leur caractère civique, ont historiquement été développées autour des valeurs du groupe majoritaire. Plus précisément, le gouvernement fédéral, qui devrait pourtant être le reflet identitaire de toutes les composantes ethnoculturelles à l’intérieur de l’État, est plutôt devenu le « gouvernement national » du groupe majoritaire, ce qui a pour effet de faire de ce dernier un gouvernement exclusif à l’égard des minorités nationales. Dans cette perspective, il n’existe aucune différence entre les politiques identitaires d’un État-nation et d’une fédération multinationale qui, dans les deux cas, sont affectées par une forme de monisme identitaire inhospitalier à la fragmentation ethnoculturelle.

Cette universalisation de l’héritage philosophique du groupe majoritaire dans l’administration du gouvernement fédéral tend à développer une forme de hiérarchie et de subordination entre l’identité de la majorité et celle des groupes minoritaires, ce qui empêche ces derniers de se reconnaître pleinement à travers les valeurs projetées par l’État. Or, dans la mesure où ces valeurs dictent souvent les initiatives gouvernementales, la conséquence logique — et empirique — de ces relations interculturelles entraîne une forme de domination politique de la majorité sur la/les minorité(s).

Pour une citoyenneté républicaine

La situation qui prévaut empiriquement dans les fédérations multinationales devrait nous forcer à formuler des principes normatifs qui devraient s’appliquer dans ce type d’État, afin d’éviter toute domination d’un groupe sur un autre. C’est ce qu’un retour aux origines philosophiques du fédéralisme permet de faire. Il importe cependant de convenir que, sur le plan identitaire, la simple division des pouvoirs ne saurait être un principe suffisant permettant de prévenir les interférences arbitraires d’un groupe sur un autre. En effet, ce mécanisme ne peut nullement empêcher le gouvernement central de prendre des décisions de nature générale qui peuvent porter atteinte à la spécificité culturelle d’un groupe minoritaire, dans la mesure où elles seraient le reflet des valeurs du groupe ethnoculturel formant la majorité. En ce sens, il faut donc aller au coeur de la tradition républicaine pour y découvrir trois principes normatifs qui devraient habiter les fédérations plurinationales dont l’objectif principal doit consister à assurer au mieux l’autodétermination des nations minoritaires et à empêcher les formes d’interférences arbitraires de la majorité sur les minorités nationales.

Principe de prudence

Traditionnellement associé au conservatisme, le principe de la prudence a toutefois été un élément historique fort important de la Révolution et du système fédéral américain. En effet, le courant whig, dont Edmund Burke fut la figure la plus importante, partageait les mêmes préoccupations que les colons américains concernant la Constitution britannique. Tout comme ces derniers, Burke estimait que la Constitution britannique tirait ses origines de la République romaine et que son esprit d’équilibre entre le roi, l’aristocratie et le peuple était la Constitution idéale, mais que les ambitions hégémoniques de George III à partir de 1765 menaçaient cet équilibre constitutionnel. Or, Burke et les conservateurs de son époque avaient en commun la croyance que le véritable savoir scientifique était empirique et que le courant rationaliste reposait sur des prémisses fausses et présomptueuses. Compte tenu de la nécessaire fusion de la science avec le monde empirique, Burke et les conservateurs s’opposaient aux spéculations qui cherchaient à déterminer les meilleures règles du vivre-ensemble sur la seule base de la raison. C’est ce qui a fait dire au philosophe David Hume que 

Tous les arguments probables sont construits sur la supposition qu’existe cette conformité entre le futur et le passé [...] Mais notre expérience du passé ne peut rien prouver pour le futur, sauf à supposer qu’il y a une ressemblance entre le passé et le futur [...] C’est seulement par la COUTUME que nous sommes déterminés à supposer le futur en conformité avec le passé. [...] Ce n’est donc pas la raison qui est le guide de la vie, mais la coutume. C’est elle seule qui, dans tous les cas, détermine l’esprit à supposer la conformité du futur avec le passé. Si facile que cette démarche puisse paraître, la raison, de toute éternité, ne serait jamais capable de s’y engager[45].

Ce courant défendait donc les conventions et les institutions établies qui avaient été en mesure de répondre aux besoins des individus sur une longue période de temps. Il n’y avait donc aucune raison de douter des expériences et des habitudes historiques qui avaient permis à une communauté de prospérer et de chercher à les remplacer par d’autres principes issus de la raison. En ce sens, les changements politiques devaient donc s’effectuer avec prudence à la lumière des expériences du passé, ce qui était une conséquence inévitable de l’idée de la dispersion des pouvoirs à l’intérieur d’un système fédéral. Une telle dispersion permettait donc de maintenir le statu quo et de s’assurer que tout changement politique soit le résultat d’un consensus le plus large possible entre les différentes factions de la société.

Dans le cas des fédérations plurinationales, ce principe vient jouer un rôle encore plus important que la simple division des pouvoirs. La prudence doit être intégrée dans les moeurs politiques ainsi que dans les normes constitutionnelles, de façon à ce que soient mis en place des mécanismes devant empêcher le groupe ethnoculturel majoritaire de manipuler à son profit les mécanismes du gouvernement fédéral et de faire de celui-ci un instrument pouvant brimer la spécificité culturelle des groupes minoritaires. À son niveau le plus fondamental, le principe de prudence doit s’appliquer à la Constitution de l’État fédéral. Il doit s’assurer que celle-ci ne soit pas trop facilement sujette à des modifications ou, à tout le moins, que son processus d’amendement soit le plus compliqué possible. Dans cette perspective, cela implique que ce processus ne soit pas assujetti à la simple règle de la majorité et doive, au contraire, être encadré par des conditions contre-majoritaires.

Dans le cas de la Constitution d’une fédération multinationale qui régit, entre autres, les compétences des entités fédérées, la condition contre-majoritaire occupe un rôle central, car, en son absence, les amendements constitutionnels pourraient être contrôlés par le groupe ethnoculturel majoritaire. Plusieurs mécanismes peuvent donc être mis de l’avant afin d’empêcher ces changements qui seraient considérés comme étant arbitraires par les minorités nationales. À cet égard, il est possible de penser à l’importance d’un tribunal dont la neutralité des membres ne pourrait être remise en cause. C’est également à ce niveau que l’idée du droit de veto pour ces minorités vient jouer un rôle normatif fort important en matière de prudence, puisqu’il vient prémunir l’État des changements non souhaités par les minorités et qui peuvent affecter leurs compétences culturelles. À cet égard, les effets de l’article 23 de la Charte canadienne des droits et libertés sur les compétences du Québec, particulièrement en ce qui a trait à la langue d’éducation, constituent un exemple des effets que peuvent avoir les actions non contrôlées et arbitraires d’un groupe ethnoculturel majoritaire sur les principes culturels et identitaires d’une minorité.

Principe de négociation

La mise en application du principe de prudence va avoir pour conséquence la plus notable d’entraîner une forme particulière de participation démocratique que l’on pourrait nommer « république délibérative ». En effet, si l’on permet aux groupes ethnoculturels minoritaires de se prévaloir d’options contre-majoritaires effectives, cela entraîne la possibilité qu’il puisse y avoir des opinions divergentes que la société ne peut ignorer. La prudence fait donc en sorte de placer l’idéal de la conversation et du dialogue au coeur de la tradition républicaine et de la notion de la liberté comme dissolution de l’arbitraire.

Pour Pettit, l’idée de la conversation peut prendre la forme soit de la négociation, soit du débat. Dans un cas comme dans l’autre, cela signifie que les individus et les groupes d’individus regroupés autour de leur appartenance culturelle en viendront à s’opposer en fonction d’intérêts souvent opposés. Une telle forme de délibération aura cependant l’avantage de permettre aux individus de s’ouvrir à des réalités différentes de la leur. Cette idée rejoint d’ailleurs la tradition de l’humanisme civique florentin qui accordait un rôle de premier plan au caractère dialogique de la raison ainsi qu’à la formule du audi alteram partem, c’est-à-dire de toujours tenir compte de l’opinion de l’autre. La stricte application de ce principe fait donc en sorte que les débats ou les négociations seront articulés de manière à ce que chaque groupe puisse présenter ses doléances dans un cadre propice à l’influence mutuelle. Cette forme normative de démocratie qui devrait exister à l’intérieur des fédérations plurinationales implique cependant un rôle idéalisé des législateurs qui ont la responsabilité d’incarner l’idéal républicain. Pour Pettit, « les membres de l’assemblée législative ne sont pas des députés pourvus d’instructions par leurs mandants, mais des représentants chargés de prendre part à une délibération dans laquelle ils se soucieraient des intérêts de l’ensemble des citoyens[46] ».

Cette façon de concevoir le dialogue démocratique correspond à la position de Charles Blattberg pour qui le but de la conversation « n’est pas d’en arriver à un accommodement, mais plutôt à une compréhension mutuelle, ce qui exige une transformation des enjeux en présence par l’élaboration de nouvelles interprétations de leur sens afin d’en éclairer globalement le bien commun[47] ». En d’autres termes, Blattberg voit dans ce concept la possibilité de concilier les différences de valeurs des individus et de favoriser une meilleure compréhension réciproque de ce qui définit « l’Autre ». Utilisant l’exemple de la danse, Blattberg écrit que,

[t]out comme la danse n’a rien à voir avec une coordination de mouvements exécutés de façon indépendante par deux partenaires, un échange d’information entre deux interlocuteurs complètement coupés l’un de l’autre ne donnera jamais une conversation fructueuse. Car le but est toujours d’exprimer ensemble quelque chose qui a un sens pour eux, c’est-à-dire être en harmonie avec quelque chose qui compte, qu’ils partagent et qui, selon eux, représente au moins une partie de ce qu’ils sont. Pour arriver à faire véritablement corps l’un avec l’autre, les deux danseurs doivent être profondément ouverts l’un à l’autre ainsi qu’à la musique [...] et chacun d’entre eux doit bouger de façon à aider son partenaire à mieux épouser le rythme. De même, les interlocuteurs d’une conversation doivent être prêts à s’écouter les uns les autres jusqu’au bout et attentivement (et ne pas se borner à simplement entendre, type d’écoute plus limité qui permet au mieux de saisir les exigences présentées lors d’une négociation), et ce, à l’intérieur du contexte — la musique, bien que parfois discordante — de leur histoire commune[48].

Le principe de la conversation peut, à juste titre, être perçu comme étant une conséquence de l’idéal de prudence. En effet, en l’absence de dispositions contre-majoritaires que les minorités ethnoculturelles peuvent utiliser pour freiner les changements arbitraires de la part de la majorité, force est d’admettre qu’il n’y aurait pas d’incitatif pour le groupe culturel dominant de négocier et de débattre avec les minorités nationales. Ces deux principes combinés l’un avec l’autre permettent cependant de faire en sorte que les différents groupes ethnoculturels seront en mesure de s’identifier avec les décisions politiques prises à l’échelle fédérale, ce qui permet d’ouvrir la porte à notre troisième principe normatif.

Principe d’hybridité identitaire

Comme l’affirme James Tully, « la citoyenneté [républicaine] est une identité que les membres acquièrent par le moyen d’échanges lors des négociations et des débats publics concernant l’exercice du pouvoir politique — comment et par qui le pouvoir sera-t-il exercé ? Le fait d’avoir voix au chapitre dans ces discussions et négociations, souvent chargées affectivement, crée des liens de solidarité et un sentiment d’appartenance à l’association politique[49] ». Il s’ensuit que la citoyenneté républicaine, en étant fondée sur l’idée que chaque citoyen doit avoir la possibilité de se prononcer sur les principes juridiques d’une communauté, se trouve à être incompatible avec tout ce qui se rapporte aux conceptions monistes. Au contraire, l’objectif visé par la citoyenneté républicaine consiste plutôt à aménager les lois de la communauté afin qu’elles ne favorisent aucune identité particulière, mais qu’elles « soi[en]t basée[s] sur le respect mutuel de la diversité des identités des citoyens souverains[50] », ce qui permet de développer une compréhension mutuelle entre les différents groupes au sein d’une communauté et de tenter de trouver des accords entre ces groupes identitaires.

Cette forme de citoyenneté, qui repose sur la nécessité d’entrer en contact avec l’autre, permet d’en venir à une « transvaluation », c’est-à- dire à un « retour vers soi d’un regard informé par le contact avec l’autre[51] ». En d’autres termes, l’acceptation de « l’étranger » comme autre expression de l’universel est une condition essentielle à l’enrichissement personnel et à la capacité de porter un regard critique sur ce qui définit l’individu et la communauté à laquelle il appartient. C’est ainsi que pourra émerger une synergie entre les individus, et ce, peu importe leur genre, leur couleur ou leur langue. C’est seulement en établissant un rapport de réciprocité interculturelle qu’il sera possible de mieux se connaître soi-même à travers le contact avec l’autre, ce qui permettra de déboucher sur une identité hybride et, par le fait même, à un vouloir-vivre collectif qui sera le résultat de cette interaction.

Cet interculturalisme à fondement républicain a pour avantage d’illustrer la forme de citoyenneté qui devrait exister dans les fédérations multinationales. En effet, contrairement au monisme identitaire, l’État fédéral ne devrait pas être le miroir identitaire du groupe ethnoculturel majoritaire, mais bien un lieu de fusion des identités. Dans le cas contraire, l’État n’aurait de fédéral que son nom, dans la mesure où les décisions du gouvernement central seraient le reflet des intérêts privés d’un seul groupe, empêchant ainsi les autres d’avoir voix au chapitre, ce qui entraînerait des inclinations aux décisions politiques arbitraires et des atteintes à la liberté. Ce faisant, les institutions de l’État fédéral ainsi que leur fonctionnement se rapprocheraient davantage du monisme identitaire historiquement associé à la construction de l’État-nation. Or, considérant ses origines, une telle idée est contraire aux fondements philosophiques du fédéralisme.

Conclusion

Comme la domination politique peut s’expliquer par une absence de reconnaissance de l’identité de « l’Autre », il s’ensuit que toute théorie qui s’intéresse aux fédérations multinationales devrait se pencher d’abord et avant tout sur les manières d’empêcher une telle situation. Les principes républicains qui se trouvent aux fondements de l’idéal fédéral ont permis d’établir nos trois principes directeurs qui devraient exister à l’intérieur des fédérations multinationales. À la lumière de cet héritage, les origines du fédéralisme offrent la possibilité de mieux saisir en quoi certaines de ces fédérations, comme le Canada et l’Espagne, dérogent des fondements de ce type de système politique[52]. Force est d’admettre que le fédéralisme multinational ne diffère nullement du modèle de l’État-nation en ce qui concerne la projection d’une identité nationale. Pis encore, la domination identitaire que doivent subir les groupes ethnoculturels minoritaires, comme les Québécois ou les Catalans, peut en venir à développer des formes de domination politique contraires à l’essence même du fédéralisme.

Or, de récents travaux[53] tendent à démontrer qu’il existait une tradition républicaine au moment des débats qui ont entouré l’établissement de l’Acte de l’Amérique du Nord britannique (AANB). Certes, s’il y a un aspect sur lequel les intellectuels canadiens-anglais et québécois s’entendent, il s’agit bien des origines du fédéralisme canadien. En effet, une grande majorité d’historiens et de politologues des « deux solitudes » considèrent que la Constitution de 1867 avait été souhaitée dès le départ comme étant très centralisatrice, ce qui a fait dire à certains que le Canada était en fait une « quasi-fédération »[54]. C’est d’ailleurs dans cette perspective que Ramsay Cook a affirmé dans son mémoire devant la Commission Laurendeau-Dunton que « les auteurs, anglophones comme francophones, semblent maintenant d’accord pour reconnaître qu’en 1867, un esprit de centralisation dominait[55] ». En soutien à cette thèse, ses partisans donnent souvent comme exemple le fait que la Constitution accordait au gouvernement fédéral de vastes pouvoirs qui lui ont permis, par la suite, de centraliser le système politique canadien, plus particulièrement grâce à la charge de lieutenant-gouverneur, aux pouvoirs résiduaires, ainsi qu’aux pouvoirs de réserve et de désaveu. Cette position prépondérante du gouvernement fédéral se trouve renforcée par l’interprétation dominante selon laquelle nos pères fondateurs n’étaient guidés que par des préoccupations pratiques et non intellectuelles, comme Jay, Madison ou Hamilton. Au contraire, il est généralement admis que la fondation du Canada ne se résume qu’aux désirs de se protéger d’une invasion américaine, de créer un marché commercial unifié et de mettre fin à l’instabilité gouvernementale chronique inhérente à l’Acte d’Union.

Cependant, cette historiographie, jadis dominante, ne rend pas justice aux débats de l’époque, plus particulièrement à ceux de George Brown et d’Oliver Mowat, qui permettent de dégager des préoccupations similaires en ce qui a trait à la liberté à celles de Jay, Adams et Hamilton. En effet, l’analyse de leurs discours démontre qu’ils voyaient dans la division des pouvoirs de l’Acte confédératif de 1867 un outil d’autodétermination culturelle et identitaire permettant de préserver la liberté entendue sous la forme de la non-domination[56]. Nous nous proposons d’ailleurs d’effectuer une analyse plus détaillée de ce lien entre la liberté républicaine et les discours qui ont précédé l’AANB au cours des prochains mois.

Compte tenu de ses origines philosophiques, le fédéralisme — plus particulièrement dans une situation de multinationalité — comporte l’élément normatif voulant que les décisions gouvernementales devraient être le résultat de délibérations fondées sur la coopération et le compromis. En l’absence de tels principes, il y a fort à parier que, comme les colons américains du XVIIIe siècle, les nations minoritaires continueront à revendiquer un droit moral à la sécession, considérant que l’État fédéral leur apparaît comme étant un outil de domination politico-identitaire qui menace leur spécificité culturelle. À cet égard, notre contextualisation des principes du fédéralisme permet également de voir dans quelle mesure l’utilisation de l’héritage historique de cette forme d’organisation étatique demeure encore quasi inexistante. À titre d’exemple, de toutes les typologies portant sur des théories de la sécession[57], aucune n’est explicitement républicaine et aucune de ces approches n’est en mesure de répondre à la question suivante : un groupe peut-il revendiquer le droit de faire sécession dans l’éventualité où il serait victime de domination politique ou identitaire ? Il existe donc un manquement théorique à cet égard que l’héritage républicain du fédéralisme pourrait contribuer à éclaircir.