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L’histoire des Amériques est jalonnée de multiples tentatives d’intégration politique, économique et commerciale. C’est à l’évolution de l’une de ces tentatives que s’intéresse Dorval Brunelle, professeur de sociologie à l’Université du Québec à Montréal et directeur de l’Institut d’études internationales de Montréal. Il analyse en effet le rôle des mouvements sociaux dans l’échec de la Zone de libre-échange des Amériques (ZLEA). Son approche est intéressante, car elle diffère de l’analyse classique qui est souvent axée autour de l’opposition entre les États, notamment entre le Brésil et les États-Unis. Brunelle articule son ouvrage autour de cinq parties.

La première partie constitue pour lui l’occasion de présenter la ZLEA, cette idée d’intégration économique promue par Washington. Revenant d’abord sur la première intégration économique qui a servi de laboratoire pour la ZLEA, à savoir l’Accord de libre-échange nord-américain (ALENA), Brunelle développe les fortes oppositions auxquelles a fait face l’ALENA aux États-Unis, au Canada et au Mexique. Il décrit ensuite l’évolution de la ZLEA, du premier Sommet des Amériques à Miami en 1994 au deuxième Sommet qui s’est tenu à Santiago quatre ans plus tard. Parallèlement à cette description, il retrace la genèse de la contestation sociale à travers des mouvements syndicaux et les sociétés civiles dans l’ensemble des Amériques. Brunelle cite entre autres les actions de l’Organisation régionale interaméricaine du travail (ORIT) ainsi que de l’Alliance sociale continentale (ASC) qui a organisé le premier Sommet des peuples des Amériques à Santiago en avril 1998. Cette forte contestation à l’échelle continentale illustre l’existence d’une certaine américanité, c’est-à-dire ce sentiment d’appartenance aux Amériques que partagent les militants des divers mouvements sociaux du continent.

Dans la deuxième partie, Brunelle s’intéresse aux trois événements principaux de l’année 2001 : le troisième Sommet des Amériques à Québec, les attentats du 11 septembre 2001 et la première Rencontre continentale de lutte contre la ZLEA de La Havane. Les dispositifs de sécurité mis en place à l’occasion du Sommet de Québec illustrent toute la tension qui a entouré cette rencontre. Pour l’auteur, il apparaît que la consolidation de la démocratie, plus précisément de « la démocratie électorale » (p. 71), a été pour les participants un prétexte pour atteindre l’objectif principal qui était « la libéralisation des échanges à la grandeur des Amériques » (p. 71). Ce fondement démocratique a aussi constitué, en particulier pour les États-Unis, un moyen de poursuivre l’exclusion de Cuba des discussions hémisphériques, discussions qui se tiennent à la marge de la société, selon Brunelle. À ce « déficit démocratique » (p. 71) vient s’ajouter le recul du politique dans ses différentes prérogatives (économiques entre autres) du fait d’une « privatisation de l’espace public » (p. 73) de plus en plus accrue. Pour Brunelle, ce sont donc les craintes liées à ces deux aspects qui expliquent l’opposition de plus en plus ardue contre la ZLEA et le deuxième Sommet des peuples, organisé également à Québec, en est une illustration. Il revient également sur « la victoire citoyenne » (p. 76) qu’a constituée la publication de l’ébauche de l’accord concernant la création de la ZLEA. S’il précise que la sécurité a toujours figuré à l’agenda de l’intégration des Amériques, il souligne cependant que l’arrivée au pouvoir de Georges W. Bush en 2001 et surtout les événements du 11 septembre ont constitué un tournant dans la perception américaine de l’intégration commerciale du continent. Analysant les suites des attentats de New York, Brunelle montre comment l’Administration Bush a replacé les négociations commerciales comme composantes essentielles de la sécurité économique et de la sécurité intérieure des États-Unis à travers la National Security Strategy des États-Unis d’Amérique. C’est ainsi qu’il faut comprendre l’auteur quand il considère que « l’intégration économique devait contribuer à instaurer la paix et la stabilité dans les Amériques, alors que, à la suite des événements du 11 septembre 2001, l’intégration économique devait désormais garantir la sécurité des EUA » (p. 89). L’organisation de la première Rencontre continentale de lutte contre la ZLEA en novembre 2001 à La Havane illustre les craintes et les oppositions suscitées par la nouvelle stratégie de Washington. Brunelle termine cette deuxième partie en rappelant que les oppositions à la ZLEA trouvent également une explication dans la méfiance vis-à-vis de l’ultralibéralisme post-11 septembre 2001 qui n’est pas sans rappeler l’ultralibéralisme né de la crise chilienne du 11 septembre 1973.

Dans la troisième partie, Brunelle expose l’internationalisation de la lutte contre la ZLEA à travers le Forum social mondial (FSM). Après une présentation de la genèse du FSM en opposition au Forum économique mondial (FEM) de Davos, il montre comment les mobilisations contre la ZLEA se sont renforcées au cours des trois premières éditions du FSM qui se sont toutes tenues à Porto Alegre. S’il reconnaît une certaine ambigüité entre le caractère apolitique du FSM et la place de partis politiques comme le Parti travailleur (PT) et d’hommes politiques comme l’ancien président brésilien Lula da Silva, il considère cependant que cela ne peut pas affecter la crédibilité de ce vaste « mouvement citoyen mondial » (p. 125). De plus, les consultations populaires organisées partout dans les Amériques et qui visent à offrir aux populations la possibilité de saisir les enjeux de la ZLEA sont une illustration de l’ampleur qu’a prise la contestation contre ce projet qui semble aller vers un échec. Les échecs des négociations commerciales au niveau continental à Miami et au niveau mondial, sous l’égide de l’Organisation mondiale du commerce (OMC) à Cancún en 2003, la montée de la présence chinoise dans les Amériques, l’absence de la ZLEA de l’ordre du jour du Sommet des Amériques de Monterrey en 2004, sont autant de faits annonçant les prémices de l’échec de la ZLEA.

Dans la quatrième partie, Brunelle revient sur les limites du caractère apolitique du Forum social des Amériques (FSA), dont la première édition s’est tenue à Quito en juillet 2004, et du cinquième FSM, organisé en janvier 2005 à Porto Alegre. Le manque d’intérêt pour le FSA dans la presse serait lié à la volonté des organisateurs de ne pas définir le programme de ce forum afin de ne pas lui donner une quelconque orientation politique, ce qui a, entre autres, causé une certaine discontinuité des thèmes abordés, notamment par rapport aux précédents FSM. L’auteur rappelle la nécessité de définir un programme qui soit calqué sur la conjoncture internationale, continentale, voire nationale, car ce forum, comme les autres, ne peut pas ignorer la politique. Cela est d’autant plus pertinent qu’on assiste à une renaissance de l’intérêt pour la politique en Amérique du Sud en raison de l’arrivée au pouvoir de la gauche dans plusieurs pays comme la Bolivie, le Chili ou l’Uruguay. Brunelle termine cette partie avec « un portrait d’ensemble des participants » (p. 179) du cinquième FSM. Il conclut que le FSM est plus un mouvement altermondialiste qu’antimondialiste, avec une échelle d’action plus locale qu’internationale.

Brunelle présente dans la dernière partie la différence de vision entre l’Amérique du Nord, en particulier les États-Unis, pour qui la sécurité est devenue le principal cheval de bataille, et l’Amérique du Sud, qui revendique de plus en plus son héritage bolivarien. Ainsi, il s’intéresse à la décentralisation du FSM de 2006, qui s’est tenu à Bamako, à Karachi et à Caracas (qui a aussi abrité le deuxième FSA). Avant de revenir sur le FSM de Nairobi en 2007 qui a confirmé la prépondérance des sujets d’ordre politique ainsi que le délaissement de l’opposition au FEM de Davos, Brunelle montre comment les deux forums tenus dans la capitale vénézuélienne ont fait l’objet d’une certaine politisation et comment ils ont été le miroir d’une triple polarisation. Une première polarisation concerne la politique interne de plusieurs pays, dont le Venezuela. La deuxième polarisation est celle qui existerait entre les organisations et les mouvements sociaux du Nord et ceux du Sud et la troisième entre les États d’Amérique du Sud et leurs voisins du Nord. Cette dernière polarisation ne peut être comprise sans revenir sur ce que Dorval Brunelle a intitulé « la conjoncture politique en Amérique du Sud » (p. 212). Entre la croissance économique, les enjeux sociaux et les diverses tentatives d’intégration économique, il nous rappelle que la région a des priorités différentes de celles des pays du Nord qui semblent attachés à la sécurité, notamment par le biais du Partenariat pour la sécurité et la prospérité (PSP).

Au-delà de la compréhension de la lutte contre la ZLEA qu’il fournit, cet ouvrage démontre toute la complexité du continent américain. Entre l’américanité qui est loin d’être unique et exclusive, les oppositions entre le Nord et le Sud et les diverses intégrations, Chroniques des Amériques permet de saisir la dynamique d’un continent dont l’avenir semble définitivement lié aux mobilisations sociales. L’impact de ces dernières dans l’échec de la ZLEA en est une parfaite illustration.