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Cité plus de vingt mille fois dans la littérature académique, l’ouvrage magistral d’Anthony Downs, Une théorie économique de la démocratie, publié pour la première fois en 1957, est traduit en français. Docteur en économie de l’Université de Stanford, Downs avance la thèse qu’en politique démocratique les partis sont analogues aux entrepreneurs dans une économie tournée vers le profit. Pour cela, les citoyens doivent se comporter, en politique, de manière rationnelle. La politique démocratique est peuplée d’acteurs rationnels qui visent à maximiser leur soutien politique (les partis) et le revenu en utilité issu de l’activité gouvernementale (les citoyens). Les acteurs politiques qui n’ont pas de tel agenda ne sont pas rationnels dans le sens économique, et la politique démocratique qui ne repose sur une telle rationalité est de courte durée.

Le modèle de Downs du comportement électoral a été créé en opposition aux explications qui dominaient la littérature après la Deuxième Guerre mondiale. Deux approches parmi ces explications méritent notre attention en particulier, le modèle centré sur des requis sociaux de Paul Lazarfeld et celui de Donald Stokes, où l’accent est mis sur la dimension psychosociale des acteurs politiques. Ce qui regroupe ces deux approches est la prémisse que la situation détermine le comportement électoral. Pour comprendre ce comportement, il suffit de regarder leur statut socioéconomique, l’appartenance confessionnelle, le lieu de résidence, ou bien leur proximité affective d’un des partis politiques. Contrairement à ces requis sociaux ou affectifs, Downs lance sa vision dynamique basée sur la théorie du choix rationnel. Les acteurs brisent leurs liens d’appartenance sociale ou affective une fois qu’ils ont trouvé la possibilité de maximiser leurs intérêts économiques et politiques sur la scène publique.

Le livre est divisé en quatre parties et seize chapitres. La première partie, qui comprend les chapitres un à quatre, montre la place centrale dans le modèle explicatif de la rationalité instrumentale des acteurs politiques. L’auteur établit un lien entre son concept de gouvernement démocratique et le rôle des partis politiques ainsi que les intérêts des électeurs. Il affirme dans cette partie qu’une relation circulaire d’interdépendance entre les gouvernements qui planifient leurs actions pour plaire aux électeurs et les électeurs qui décident de leur vote sur la base des actions du gouvernement est sous-jacente au bon fonctionnement du gouvernement dans une démocratie.

La deuxième partie, comprenant les chapitres cinq à dix, discute des questions liées aux effets généraux de l’incertitude et leur signification dans le modèle rationnel d’action politique. Downs montre comment l’incertitude affecte la prise des décisions politiques. Il s’arrête sur le rôle des idéologies politiques en tant que moyens d’éliminer partiellement les effets de l’incertitude pour les partis politiques et pour les électeurs. La rationalité pure ne peut jamais être mise en oeuvre, mais malgré cela la démocratie peut fonctionner de manière efficiente, basée sur la stabilité des idéologies partisanes.

La troisième partie – les chapitres onze à quatorze – s’intéresse aux problèmes soulevés par les effets spécifiques des coûts de l’information dans la prise des décisions politiques. Elle montre comment les citoyens rationnels réduisent les coûts de l’information, comment ils acquièrent de l’information pour influencer la politique gouvernementale et comment ils peuvent lier leur rationalité instrumentale avec le phénomène d’abstention. Downs part des prémisses que les votes dépendent du rendement des avantages de la démocratie, de l’importance accordée à la victoire d’un parti, du caractère serré de l’élection et du nombre des électeurs en général qu’on s’attend à voir voter. Sur cette base, l’auteur conclut que lorsque les citoyens comptabilisent leurs coûts et leurs rendements, les uns votent et les autres s’abstiennent.

La quatrième et dernière partie, comprenant les chapitres quinze et seize, fait des commentaires sur les théories économiques traditionnelles du comportement politique et des propositions vérifiables dérivées du modèle de Downs. Entre autres, l’auteur critique les théories traditionnelles, inspirées des idées de Rousseau, pour l’absence de la question de l’intérêt personnel des gouvernements de maximiser le bien-être social. Cette approche traditionnelle mène les chercheurs à considérer les gouvernements comme des entités gérées par des altruistes et non par des êtres rationnels instrumentaux. Downs finit le livre en présentant vingt-cinq propositions dérivées des chapitres précédents basés sur les deux hypothèses majeures de l’ouvrage : que les partis politiques agissent pour maximiser les votes et que les citoyens se comportent en politique de manière rationnelle.

Cet ouvrage tombe dans le même écueil que nombre de politologues qui s’inspirent de l’économie. Il s’agit de la tendance à présenter le modèle d’explication comme une vraie description de la réalité sociale plutôt que comme des conclusions logiques découlant de suppositions spéculatives, par exemple que les acteurs politiques sont rationnels. Le modèle formel qu’utilise Downs paraît logique dans ses conclusions à condition que ses suppositions soient vraies, mais il ne se donne jamais la peine de les prouver. Une solution possible à ce problème pourrait être d’accepter l’incertitude du modèle en général en déclarant que ses conclusions seraient vraies seulement à condition que ses suppositions aussi soient vraies.

Une autre faiblesse de l’ouvrage, cette fois spécifique à Downs et non à la littérature d’inspiration économique tout entière, est l’utilisation des États-Unis comme illustration paradigmatique de la véracité du modèle. La rationalité des acteurs politiques au sein d’un système politique est influencée par la structure du système indépendamment de la perception des coûts et des rendements. Un système multipartite à l’européenne au lieu du système bipartite américain, avec ses votes stratégiques et ses jeux à plusieurs niveaux, pourrait produire des conclusions différentes même en appliquant une approche économique identique.

La lecture de Downs permet de saisir les sources d’une importante école de pensée de la science politique et sociale américaine. Downs contribue aussi substantiellement à la science politique existante. Dans l’année passée seulement, Une théorie économique de la démocratie était cité, discuté, intégré ou critiqué dans le contexte des études sur la bureaucratisation des régimes démocratiques, de la politique publique économique, de la défense sous l’angle économique, du phénomène d’achat des votes, des mouvements et des réseaux sociaux, des relations de clientélisme, de l’égalité de sexes et de bien d’autres questions inspirées de l’actualité politique. Avec une telle multitude de champs spécifiques venus de toutes les sous-disciplines de la science politique contemporaine, de l’histoire des idées politiques jusqu’aux études des mouvements sociaux, cette lecture intéressera les politologues sans aucune restriction concernant leur école théorique ou approche méthodologique.