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Introduit pour la première fois par l’Américain Joseph Nye dans un ouvrage universitaire publié en 1990, développé de manière plus systématique dans ses publications ultérieures, le concept de soft power a connu un essor fulgurant depuis les deux dernières décennies, à tel point que la notion est souvent utilisée – à tort – pour désigner des stratégies très différentes.

C’est le constat duquel part James Sherr dans cet ouvrage succinct où le pouvoir et la puissance de la Russie sont jaugés à travers son influence effective à l’étranger. D’entrée de jeu, l’auteur postule que l’exercice de l’influence russe se manifeste moins par un recours systématique aux instruments classiques du soft power que par une véritable propension à adopter des méthodes plus coercitives. Telle est la thèse principale que cet expert de la sphère postsoviétique et chercheur associé à la Chatham House cherche à mettre en exergue à partir du concept générique de soft coercion, qu’il qualifie d’influence indirectement coercitive reposant sur des méthodes opaques (infiltration, corruption, intimidation) et sur de nouvelles formes de pouvoir, tel l’approvisionnement énergétique, qu’il est malaisé de définir en termes de hard ou soft power (p. 2).

Cette étude de portée résolument critique est construite autour de trois parties – peu ou prou délimitées dans le corps de l’ouvrage – présentant chacune un aspect symptomatique de la soft coercion russe. Afin d’étayer sa démonstration, l’auteur se propose dans un premier temps de retracer l’évolution historique de la culture stratégique russe. Ainsi, la prégnance de pratiques d’influence coercitive s’explique par une culture politique qui porte l’empreinte de principes idéologiques, de doctrines et de traditions découlant essentiellement d’un passé tsariste et soviétique (p. 17). En outre, des contradictions politiques non résolues (absence de frontière ethno-nationale clairement définie, présence d’une culture distincte et fière mais manquant d’autonomie et d’autosuffisance) par les différents cercles de pouvoir successifs ont fait émerger au cours de l’histoire russe ce que l’auteur appelle des « besoins sécuritaires » (p. 41) pour pallier un décalage par rapport à la plupart des puissances américaines et européennes. Ainsi, de l’héritage impérial à la « seconde révolution russe » de 1991, en passant par l’ère stalinienne et la période gorbatchévienne, certains postulats de politique étrangère sont de nos jours admis comme des vérités intangibles : l’élargissement des paramètres de défense nationale limite les menaces extérieures plutôt que de les amplifier ; l’instillation de la peur à l’étranger est bénéfique pour la sécurité intérieure ; l’influence et la manipulation de l’étranger ne peuvent être efficaces sans une bonne connaissance de celui-ci.

La deuxième partie de cette monographie apporte un éclairage institutionnel sur l’exercice de l’influence russe. Alors qu’une stratégie de soft power appelle une logique horizontale d’opérations, les structures russes de pouvoir accusent plutôt une configuration verticale dont la clé de voûte réside en la personne de Vladimir Poutine (p. 121). Sherr souligne dans la foulée que l’absence de réseaux de communication latérale entraîne des déformations et des carences politiques qui sont directement imputables à la stratégie du « diviser pour régner », inhérente à la culture russo-soviétique du pouvoir (p. 114). Or, cette même stratégie imprègne chacun des principaux vecteurs d’influence (commerce, énergie, culture) dont dispose la Russie contemporaine. La création de sociétés écrans, la formation d’alliances économiques temporaires et conditionnelles, la menace effective ou fallacieuse d’interruption des approvisionnements gaziers ou encore la manipulation informationnelle et/ou linguistique servent toutes un intérêt commun : celui de conforter les intérêts économiques et politiques de la Fédération russe dans le monde (p. 115). Par ailleurs, la plupart des champions nationaux tels que Vnesheconombank (secteur banquier), Rosatom (nucléaire), Gazprom (gazier), Rosneft (pétrolier), Fondation Russkyi mir (culturel), Russia Today (audiovisuel) sont considérés d’ordinaire comme des « bras droits de l’État » (p. 76).

L’auteur invite dans la troisième section de son ouvrage à repenser la soft coercion telle qu’elle est pratiquée en Russie comme un outil de légitimation interne du régime. Il résume cette réflexion en prétendant que l’inquiétude cardinale de Moscou n’est pas tant que son ordre politique soit fragile, mais qu’il soit illégitime (p. 98). Aussi le pouvoir russe doit-il se prémunir de manière proactive contre toute atteinte extérieure à ses portes pour conserver sa légitimité, d’où la défense passionnée des intérêts russes dans la sphère postsoviétique que la Russie persiste à considérer comme sa sphère d’influence « civilisationnelle ». Dans cette optique, la révolution orange ukrainienne a été vécue comme une « opération spéciale et un triomphe du soft power occidental » (p. 58). La politique d’élargissement de l’OTAN (traité de l’Atlantique Nord) à l’Ukraine et à la Géorgie aura finalement été le catalyseur de la guerre russo-géorgienne d’août 2008, inversant abruptement la croyance selon laquelle la puissance russe ne pouvait plus contrer l’influence occidentale. Cette monographie se complète enfin d’un ensemble de recommandations destinées prioritairement aux diplomates et aux politiques dans le but d’élaborer des politiques qui rééquilibrent les règles du jeu et les choix qui s’offrent à la Russie (p. 126).

Si l’on ne peut que suivre Sherr dans son souci d’examiner l’influence russe sous toutes ses formes stratégiques, force est de constater que son étude n’emporte pas toujours la conviction, pour deux raisons. C’est d’abord sur le plan théorique que le livre semble limité : la contribution de l’auteur ne repose que sur une filiation tacite à l’école anglaise des Relations internationales. L’impression laissée est celle d’un développement in abstracto, ne prenant aucun appui sur les travaux théoriques déjà disponibles – à l’exception de ceux de Joseph Nye sur le concept de soft power dont il identifie les lacunes majeures (p. 13) pour mieux mettre en valeur le sien. Le texte de Sherr laisse ainsi dans l’ombre des études centrales dans l’analyse des dynamiques d’influence – tels les travaux de Barry Buzan ou de Lene Hansen sur le caractère discursif de la stratégie – qu’il aurait été profitable d’intégrer à l’étude.

Une seconde difficulté, méthodologique cette fois, apparaît à la lecture. Bien qu’assumée par l’auteur, l’absence de programme de recherche clairement articulé reste problématique en soi dans la mesure où l’analyse tend vers une interprétation herméneutique de la pensée russe en matière d’influence. Le rôle des élites et de la chaîne décisionnelle, principaux vecteurs d’influence en Russie, s’en voit ainsi partiellement éclipsé. À la décharge de Sherr, un tel objectif serait difficile à relever dans un ouvrage aussi condensé. Au demeurant, l’auteur s’encombre d’assertions synoptiques qui ne sont pas – ou peu – corroborées empiriquement et qui limitent ponctuellement la force explicative de l’ouvrage. Par exemple, et pour original qu’il soit, le lien qu’il établit entre la politique d’influence de la Tchéka et celle de Poutine s’avère des plus hasardeux.

Les analyses de James Sherr apparaissent tranchées. Elles n’excluent pas un certain déterminisme historico-culturel qui ne rend pas assez justice à la spécificité et au dynamisme toujours réinventé de la puissance russe. Si l’intérêt scientifique de Hard Diplomacy and Soft Coercion : Russia’s Influence Abroad est plutôt modeste, on lui concédera une portée pratique qui a le mérite de proposer une orientation stratégique pour les Occidentaux face à une politique étrangère russe difficile à cerner, comme l’attestent les récents événements en Crimée.