Abstracts
Résumé
Cet article propose une réflexion sur le rapport entre pensée politique et théorie psychanalytique dans l’oeuvre de Claude Lefort, notamment à partir d’une analyse de la notion de « division originaire » du social. L’importance conférée par Lefort à la notion de conflit dans sa reconceptualisation du fait démocratique est le plus souvent rattachée à sa relecture de Machiavel : pour comprendre la place et le rôle fondamental du conflit politique, il faut en quelque sorte jouer Machiavel contre Marx. Or, si le terme de conflit est bien présent dans son oeuvre comme synonyme de désaccord, d’opposition, et même comme conflit de classes, le terme est recouvert par celui de division dont Lefort précise qu’elle est originaire. Et s’il fallait, pour cerner les enjeux de cette thèse, se tourner vers Lacan plutôt que vers Machiavel ? Bien que Lefort n’approfondisse nulle part clairement la référence à la psychanalyse, l’empreinte de certains concepts (symbolique, Loi, désir) est, dans son oeuvre, presque partout palpable, et nous croyons utile d’opérer, voire de reconstruire certains rapprochements.
Abstract
This article aims at studying the interactions between political thought and psychoanalysis theory in Claude Lefort’s writings, starting with the notion of “originary division” of the social realm. The importance Lefort has given to conflictuality in his redefinition of democracy is often linked to his reading of Machiavelli: understanding the status and the fundamental role played by political conflicts requires to oppose Machiavelli to Marx. But the word “conflict,” used to describe disagreement, discord, and even class struggle, is often superseded by the word “division” characterised by Lefort as an original division. It might be better to turn to Lacan instead of Machiavelli to fully understand what is at stake here. Even though Lefort has never clearly explained himself on this reference, the influence of certain concepts (symbolic, Law, desire) is quite tangible in his work so that it would be useful to make, or re-make, the connection with them.
Article body
Du conflit à la division
Questionner l’influence de la psychanalyse dans l’oeuvre lefortienne peut sembler quelque peu périphérique dans le cadre d’une réflexion qui se propose d’élucider les modalités de la révolution démocratique. Enquête marginale et du reste peu assurée tant elle contraint, en raison d’une explicitation introuvable, à un va-et-vient constant et souvent malaisé entre l’oeuvre politique et le parcours de l’auteur. La référence à la psychanalyse, aussi insistante qu’implicite, fait problème pour le lecteur avant même l’analyse des enjeux. Elle pourrait bien toutefois apporter un éclairage nouveau à l’interprétation lefortienne du fait démocratique. C’est en travaillant la notion de conflictualité – que Claude Lefort situe au coeur de sa compréhension du politique – que ce texte propose d’approfondir l’articulation entre pensée politique et théorisation psychanalytique.
Dans l’oeuvre lefortienne, la société démocratique se découvre comme un espace irréductiblement conflictuel, le régime démocratique est le régime qui institutionnalise le conflit et c’est le rapport conflictuel qui devient marqueur crucial de différenciation entre démocratie et totalitarisme. Du point de vue théorique, la conflictualité est l’idée centrale qui détermine à la fois sa relecture de Machiavel[1] et sa rupture avec le marxisme, ou plutôt sa réinterprétation critique du marxisme au prisme de Machiavel. Dans la pensée marxiste en effet, déterminée par une représentation de la société comme « espace réellement divisé et destiné à devenir réellement unifié » (Lefort, 1975 : 238), Lefort identifie une sorte de déni de conflictualité qui le conduit à faire jouer Machiavel contre Marx pour repenser le fait démocratique. C’est dire l’importance de cette notion – autant que celles de lieu vide ou d’indétermination, lesquelles lui sont d’ailleurs indéfectiblement liées.
Or, si le terme de conflit est évidemment présent dans son oeuvre, comme synonyme de désaccord, d’opposition – équivalent du dissensus et des tumultes machiavéliens –, et même comme conflit de classes – dans une inspiration jamais totalement reniée du marxisme –, le terme se trouve recouvert par celui de division dont Lefort précise qu’elle est originaire. Autrement dit, l’espace démocratique est conflictuel en vertu d’un clivage interne à la sphère sociale. Ce recouvrement, par lequel le problème du conflit est appréhendé en référence à une division originaire et par lequel même, pourrait-on dire, une problématique de la division se substitue à une conceptualisation du politique en termes de conflits, n’est pas sans poser problème. Les brouillages qu’il induit suscitent le plus souvent chez les commentateurs une sorte de malaise, que les penseurs critiques de l’oeuvre lefortienne ont tôt fait de diagnostiquer comme une impasse. Force est néanmoins de reconnaître que le terme de division tel que Lefort en fait usage est un opérateur de dé-spécification : il dé-spécifie la relation conflictuelle. En effet, autant il est aisé de concevoir, avec la notion de conflit, des parties en présence, des groupes identifiés et identifiables, voire des revendications propres, autant le terme de division efface les raisons et les modalités du rapport conflictuel pour ne laisser finalement exister que la conflictualité, dans un renvoi à l’indéfini.
Cet indéfini, nous l’avons évoqué, est une source importante des critiques qui sont adressées à l’oeuvre de Lefort. Tout se passe comme si de l’impossibilité d’une application de ses thèses, il fallait conclure à l’inachèvement ou, pire, à l’incohérence de sa conceptualisation du politique. Dans une interprétation presqu’a minima, certains penseurs ont précisément déduit de cette difficulté à construire un projet de transformation radicale que la pensée lefortienne du politique demeurait rivée au modèle répulsif que représentent les sociétés totalitaires. Autrement dit, les analyses de Lefort seraient sur ce point révélatrices des limites de l’« antitotalitarisme » et elles n’auraient par conséquent rien à nous apprendre sur la démocratie à venir, peut-être même sur la démocratie telle que nous la connaissons et en faisons aujourd’hui l’expérience. Dans un article emblématique de ce type de lecture intitulé « Entre démocratie sauvage et barbarie marchande », Isabelle Garo (2008) prédit que ce discours sera « finalement et paradoxalement fragilisé par sa victoire même ». Plus intéressante, à cet égard, nous semble être la formulation de Jean-Marc Ferry, lequel pose dans L’éthique reconstructive que
[l]a conflictualité, la division seraient consubstantielles au social en général. Peut-être C. Lefort transcendantalise-t-il un trait remarquable des sociétés modernes. Ce serait comme une emphase ontologique réalisée sur ce fait sociologique qu’est le fait pluraliste de nos démocraties occidentales contemporaines.
Ferry, 1996 : 83
De la pluralité à la division, peut-on dire que s’opère une ontologisation du fait conflictuel ?
Le conflit n’est pas chez Lefort d’ordre sociologique, déterminé par certaines circonstances ; il s’ancre dans une division originaire et se trouve noué à l’institution démocratique. Aussi n’est-il pas exclu que les difficultés d’une institutionnalisation de ses thèses relevées par de nombreux commentateurs puissent s’expliquer par l’écart persistant entre une interprétation de l’institutionnalisation comme effectuation politique et l’interprétation lefortienne de l’institution en termes de symbolique. Dans cette perspective, l’analyse de Ferry, au même titre que celle de Garo, pourrait bien avoir écarté les implications de cette référence au symbolique. À l’évidence, celle-ci apporte moins de réponses qu’elle ne relance l’interrogation. Le symbolique chez Lefort s’inscrit-il, par exemple, dans la compréhension du symbolique inaugurée par Claude Lévi-Strauss ? À le distinguer de l’imaginaire, Lefort ne fait-il pas plutôt signe vers la théorie lacanienne du symbolique ? Quelle place et quel rôle pourrait avoir dans son oeuvre la lecture de Jacques Lacan[2] ?
Le but de ce texte est donc de tenter de cerner ce que pourrait éclairer un rapprochement entre la conceptualisation lefortienne du politique et la théorie lacanienne. Pour ce faire, et afin de fonder un tel recoupement, il est nécessaire de commencer par se demander si et jusqu’à quel point Lefort était lecteur de psychanalyse. Il ne s’agit donc pas ici de plonger dans l’oeuvre lacanienne pour tisser ensuite des réseaux de sens avec la pensée politique de Lefort, mais de dégager, inversement, de nouvelles hypothèses de travail. Celle que nous soumettons ici à l’examen ne consiste pas à dire que la division sociale, chez Lefort, est une transposition de la notion de « clivage du sujet », mais plutôt que certains concepts qu’il emprunte à la psychanalyse (symbolique, Loi, désir, etc.) viennent redéfinir en retour les enjeux de son analyse du conflit.
La psychanalyse : une dette inavouée ? Une empreinte sensible
Parce que Lefort n’approfondit nulle part clairement le sens d’une référence à la psychanalyse dans son oeuvre, et alors même que l’influence est presque partout palpable, il convient, d’une certaine manière, de reconstruire a posteriori un itinéraire intellectuel. En d’autres termes, l’influence ne peut être saisie qu’à travers une généalogie de la référence. Car si l’intérêt de Lefort pour la psychanalyse se manifeste, ce n’est que furtivement, et c’est donc au lecteur qu’il revient d’inscrire ces occurrences dans un contexte. Les prises de parole, et d’écriture, publiques à ce sujet sont relativement peu nombreuses. On compte notamment une recension critique du travail d’Abram Kardiner sur la personnalité de base dans les Cahiers internationaux de sociologie de 1951, la préface ajoutée à la traduction de L’individu dans sa société chez Gallimard[3] (Lefort, 1969) et reprise dans Les formes de l’histoire (Lefort, 1978), et l’article cosigné avec Marcel Gauchet[4] paru dans la revue Textures en 1971, intitulé « Sur la démocratie : la politique et l’institution du social ». Cela représente toutefois bien peu d’éléments, dont la portée encore doit être précisée, car si l’article de 1971 est le fruit de la retranscription d’un cours de Lefort par Gauchet, il a aussi été élaboré par ce dernier, opérant finalement pour lui une articulation introuvable par ailleurs dans son oeuvre. Pour ne faire d’abord mention que du milieu dans lequel Lefort a évolué et nourri ses analyses, et non encore des reprises intellectuelles traversant son oeuvre, on peut rappeler qu’il avait des échanges réguliers avec Lacan que Maurice Merleau-Ponty avait rencontré dans le séminaire de Kojève sur Hegel et avec qui il était resté ami. Merleau-Ponty assistait aux séminaires de Lacan et y intervenait régulièrement, n’hésitant pas à formuler des objections, et l’on sait que Lefort a lui-même suivi, pendant au moins trois ans (de 1964 à 1966), son séminaire à la rue d’Ulm. Lacan a d’ailleurs assisté à sa soutenance de thèse sur Machiavel et c’est déjà la preuve, dans ce contexte, d’un échange constant[5].
Lefort était donc lecteur de psychanalyse et dans les années 1960, lesquelles ont sans doute véritablement contribué à une légitimation des thèses freudiennes dans l’institution universitaire, il invitait ses étudiants à approfondir cette lecture et travaillait avec eux les textes politiques de Freud, notamment Malaise dans la civilisation. S’il est, d’une certaine manière, générationnel, l’intérêt pour la psychanalyse se trouve néanmoins à l’écart de son utilisation alors dominante dans la pensée politique, c’est-à-dire en marge du freudo-marxisme. Cet intérêt à la fois déterminant et décalé est tout à fait sensible dans la préface de L’individu dans sa société de Kardiner et mérite qu’on s’y arrête un instant.
Les raisons mentionnées par Lefort pour expliquer l’attrait du travail de Kardiner sont en effet significatives. Dans la publication des Cahiers internationaux de sociologie de 1951, il pose que « nul parmi les anthropologues contemporains n’a fait davantage que lui pour explorer l’arrière-fond social de la vie des individus ». C’est au moyen de ce que Lefort appelle une « méthode psychanalytique élargie » qu’il a « dévoilé pour chaque culture une configuration psychologique singulière permettant de comprendre à la fois le comportement le plus général des hommes qui en sont tributaires et le rôle des institutions auxquelles ils se rapportent » (Lefort, 1978 : 114[6]). Revenant en 1969 sur cette première impression, Lefort insiste pour dire qu’à ses yeux, et donc à ce moment-là contre les vices de méthode qu’il avait pu identifier et mettre en avant :
L’essentiel tenait dans la double tentative de découvrir au coeur de la psyché l’empreinte des institutions sociales et, au coeur de la société, la trace d’un sujet – distinct des sujets empiriques déterminés aussi bien que d’un hypothétique sujet transcendantal – qui fût le référent de toutes les significations objectives. Le concept de personnalité de base nous apparaissait indiquer justement le lieu, souvent postulé mais toujours méconnu, où s’échangent individu et société, où le plus particulier et le plus général virent l’un dans l’autre, où se constituent simultanément deux ordres de phénomènes, symboliques l’un par l’autre, où les déterminismes se croisent et s’inversent dans la figuration d’une réalité irréductible à toute objectivation.
1969 : 10
Les raisons de l’attrait théorique ici formulées sont intéressantes en ce qu’elles montrent très tôt la nécessité, pour Lefort, de penser la « réversibilité de l’individuel et du social » (ce qui pourrait nous mettre sur la piste d’une transposition des développements psychanalytiques dans sa réflexion sur le politique). Néanmoins, ce projet (« découvrir au coeur de la psyché l’empreinte des institutions sociales et, au coeur de la société, la trace d’un sujet »), tel qu’il est mené par Kardiner, échoue et, là encore, les raisons mises en avant sont instructives. La distinction entre les « institutions primaires » et les « institutions secondaires » établit entre la société et l’individu une « action causale réciproque », intenable suivant le schéma de la causalité empirique tel que le développe Kardiner. Lefort, dans sa critique, l’affirme très rapidement : « le découpage des causes et des effets perd toute signification à l’échelle sociale » (1978 : 121). Sa critique rejoint évidemment celle que Merleau-Ponty adressait à la pensée causale en psychologie dans La structure du comportement et devient, en un sens, autocritique de son adhésion au marxisme. Ce qui est intéressant, c’est que ce n’est pas la méthode psychanalytique qui est ici mise en jeu. Au contraire, la causalité linéaire utilisée par Kardiner représenterait, selon lui, un appauvrissement considérable du legs freudien. Lefort écrit ainsi :
Évanouie l’idée d’un fond premier ou d’une matrice symbolique qui serait irréductible au jeu des événements et des forces par lequel s’institue l’histoire singulière d’un individu où ils trouveraient en s’inscrivant leur nécessité. L’inconscient n’est plus ce que Freud nous donne à penser, cette mine qui a son relief, ses sillons, des galeries, des cloisonnements qu’on y a montés et une industrie souterraine avec laquelle le sujet n’a d’autre communication que celle qui lui enjoint d’en écouler, d’une manière ou d’une autre, les produits.
1969 : 28
Cette transformation behavioriste de la psychanalyse perd l’idée de « matrice symbolique » dont on voit clairement qu’elle est fondamentale pour Lefort et qu’elle rejoint déjà sa relecture de Machiavel : la dimension symbolique est irréductible au réel. Cela nous conduit logiquement à mentionner une autre critique formulée par Lefort, qui a trait au réalisme dans l’analyse du rapport social.
La seconde déception que l’ouvrage inspire à Lefort vient de ce que Kardiner finit par poser l’individu et la société comme des termes réels, à laisser « déchoir la personnalité de base au niveau d’un fait ». D’où l’importance pour Kardiner de l’observation des conduites, méthode qui n’a que l’apparence de la rigueur dans la mesure où elle témoigne essentiellement d’une croyance en un seul ordre de la réalité. La mise en cause, par exemple, de la théorie freudienne de la sexualité au prétexte que la libido – à l’inverse de la sexualité – n’est pas observable, apparaît à Lefort comme emblématique de ce genre de parti pris mutilant. Sans entrer dans le détail de son argumentation, qui a pourtant le mérite de montrer que Lefort maîtrise ces développements et leurs ramifications, nous voudrions toutefois citer un autre passage qui permet étonnamment de faire le lien entre le débat psychanalytique et sa théorisation de la démocratie. Reprenant la critique de Freud par Kardiner, Lefort explique :
C’est un artifice de raisonner comme si les règles sociales fournissaient des données brutes de l’expérience et, par exemple, de décréter qu’elles rendent possible ou impossible la situation oedipienne, car c’est oublier qu’elles mettent en forme ce qui, pour n’avoir ni nom ni figure, n’en est pas moins agissant […] Se priver de trouver dans l’institution le fondement dernier n’est pas s’obliger à le chercher ailleurs, enfoui dans la nature, dans une relation de l’enfant à ses géniteurs qui se déroberait à toute détermination sociale.
1969 : 31
La notion de mise en forme dont Lefort fera le terme clé de l’institution politique du social, de son expression symbolique, est donc toujours déjà prise dans une opacité. Opacité de l’ordre symbolique pris lui-même « dans l’opacité de données historiques et sociales comme il l’est dans l’opacité de la vie organique » (ibid. : 35). Dès lors, ni la psychanalyse ni la sociologie ne peuvent souscrire aux conditions de la science positive et l’on mesure à quel point la pensée lefortienne de la démocratie se tient à l’écart de toute science du politique. L’ordre symbolique ne se dérobe pas seulement à une « détermination commune », il se dérobe, explique toujours Lefort dans cette même préface, « devant l’indétermination qui surgit à découvrir dans l’individu la transcendance de la société et, dans la société, la transcendance de l’individu » (ibid. : 45). Sans défendre l’idée d’une homologie, Lefort établit la présence d’une « profonde parenté », d’une « affinité » entre la révolution démocratique et la révolution analytique. Celle-ci se comprend à être liée à un événement constitutif : la dissolution des repères de la certitude, et c’est la raison pour laquelle Lefort a pu affirmer qu’« une vertu de l’analyse se dévoile dans le cadre de la démocratie » (1983 : 44). Nous aurons l’occasion de revenir sur ce double mouvement et les difficultés qu’il pose, mais il importe ici de remarquer que Lefort rattache son objection à l’interprétation lacanienne de l’ordre symbolique. Contre la « thèse dramatique et quasi réaliste de la situation oedipienne » (Lefort, 1969 : 32) transfigurée par Kardiner, il affirme y reconnaître au contraire le « moment inaugural de toute symbolique sociale, où s’articulent le désir et la loi ». Citant l’interprétation de Jean Laplanche et Jean-Bertrand Pontalis, fidèle en cela à l’enseignement de Lacan, il ajoute : « le complexe d’Oedipe n’est pas réductible à une situation réelle, à l’influence effectivement exercée sur l’enfant par le couple parental. Il tire son efficacité de ce qu’il fait intervenir une instance interdictrice qui barre l’accès à la satisfaction cherchée et lie inséparablement le Désir et la Loi ». Ces deux termes avec majuscule – Désir et Loi – deviendront significativement les termes clés de son analyse du symbolique et de sa dynamique. La référence au symbolique désigne assez clairement une fonction d’articulation. Ainsi peut-on concevoir que les oppositions ne sont jamais significatives en elles-mêmes, mais qu’elles se comprennent à partir du symbolique[7].
Des quelques éléments qui ont été exposés ici s’impose un intérêt certain pour la psychanalyse, voire une empreinte dans l’usage de certains concepts. Lefort d’ailleurs admet volontiers, cette fois explicitement, dans l’entretien avec L’anti-mythes, qu’il emploie des concepts ayant « acquis leur signification première dans le champ de la psychanalyse ». Il mentionne à cet effet « la critique du mythe de la révolution, du mythe de la ‘bonne société’ […] l’idée que le discours qu’une société tient sur elle-même est constitutif de son institution », l’idée encore que « les sociétés s’ordonnent en fonction de l’exigence et de l’impossibilité de penser leurs origines », et surtout « l’idée de division sociale comme originaire donc de la permanence du conflit ». « L’empreinte de Freud, affirme-t-il, est sensible » (Lefort, 1975 : 257). Or, cet aveu est aussitôt suivi d’une explication qui décourage le lecteur de penser à une transposition des concepts psychanalytiques : « Ce serait une erreur ou une falsification de déporter des schémas d’explication d’un domaine où ils sont vérifiables en fonction d’une pratique déterminée – la cure – dans un domaine où ils ne sauraient l’être et ne pourraient servir que de couverture à de simples opinions. » Et il fait remarquer que s’il ne cite jamais Freud dans ses écrits politiques ou sociologiques, c’est qu’il « n’est d’aucune nécessité de le faire » : « la psychanalyse appliquée est privée de tout intérêt » (ibid. : 259). Dans cette perspective, il est impossible de déduire de l’intérêt pour la psychanalyse qu’il fonde une conception renouvelée du politique et il est toujours à craindre que cette interprétation ne soit imposée comme de l’extérieur.
Il nous semble néanmoins qu’on est ici aux prises avec une ambiguïté de la pensée lefortienne et qu’il faut peut-être creuser cet apport tant Lefort, en la matière, semble cultiver l’opacité de son propos. À preuve, la façon dont il s’explique encore dans cet entretien :
Si c’est une illusion de croire que la théorie psychanalytique et la théorie politique peuvent se recouvrir ou échanger librement leurs schémas d’interprétation, l’illusion inverse et symétrique serait d’imaginer qu’il y aurait une réalité psychique en-soi et une réalité sociale en-soi, ou, si vous préférez, qu’il y aurait une séparation dans une réalité en-soi entre le psychique et le social, qui commanderait une séparation des modes de connaissance.
ibid. : 258
Pas de recouvrement possible donc, mais pas non plus de séparation. C’est peut-être ici la notion de « chiasme » ou d’entrelacs qu’il faudrait mobiliser, qu’il mobilise d’ailleurs lui-même dans une référence constante à la phénoménologie de Merleau-Ponty. L’influence de ce dernier a déjà été parfaitement mise en lumière par Serge Audier dans Machiavel, conflit et liberté (2005), mais il pourrait être intéressant de réfléchir à une influence indirecte de Merleau-Ponty par rapport au champ de la psychanalyse, c’est-à-dire à une reprise médiatisée par une certaine lecture de la psychanalyse[8].
Lefort mentionne à de nombreuses reprises les cours de Merleau-Ponty et notamment celui sur la psychologie de l’enfant dispensé à la Sorbonne entre 1949 et 1952. On sait que dans ses cours, Merleau-Ponty a analysé le « sociodrame » ou « psychodrame » de Jacob Lévy Moreno, un des pionniers de la psychothérapie de groupe pour lequel la mise en scène des conflits – prise ici véritablement dans son sens théâtral – peut avoir une vertu thérapeutique. C’est l’idée d’une catharsis par l’action permettant de travailler le clivage entre l’imaginaire et la réalité vécue et permettant surtout au sujet de sortir de la répétition dans laquelle il tend à s’enfermer. La signification de la politique comme expression du conflit, thèse que l’on retrouve chez Merleau-Ponty et de façon plus radicale encore chez Lefort, gagnerait, pour la compréhension de ce dernier, à être rapprochée d’une telle proposition dont il est fort probable qu’il ait eu connaissance. La métaphore théâtrale, omniprésente dans son oeuvre, trouverait peut-être là une signification nouvelle. Quoi qu’il en soit, l’influence de la psychanalyse est toujours présente en filigrane ou, c’est ce que nous voudrions maintenant montrer, en opposition.
C’est en effet dans l’étude des divergences qui l’opposent à Cornelius Castoriadis que l’on peut voir plus nettement les difficultés que pose la notion de division originaire du social, difficultés liées à une interprétation du conflit en termes de structure et qui fait vraisemblablement signe vers la théorie lacanienne.
Lefort/Castoriadis : deux usages de la psychanalyse
Dans L’ontologie politique de Castoriadis, Nicolas Poirier (2011) consacre un chapitre à l’analyse de l’opposition entre Lefort et Castoriadis intitulé : « Le projet d’autonomie et le problème de la division sociale », faisant donc, et à juste titre, du concept de division originaire un point de clivage massif entre ces deux penseurs qui, jusqu’en 1958, au sein du groupe « Socialisme ou barbarie », pouvaient laisser penser qu’ils poursuivaient le même but. La thèse de Poirier consiste à dire que la critique par Castoriadis des thèses de Lefort concernant la division du social se comprend dans la lignée de sa critique des « conceptions du politique en termes d’aliénation structurale » (2011 : 307) et qu’elle doit être mise en rapport avec la « double critique de Merleau-Ponty et de Lacan ». Ce serait le « rapport différent que Lefort et Castoriadis entretiennent à la psychanalyse » qui contribuerait à « rendre plus explicite cette divergence fondamentale dans les approches du phénomène politique » (ibid. : 366).
Si pour Castoriadis, la réflexivité inhérente à l’institution démocratique doit être pensée dans la perspective de l’autonomie, un peuple ne pouvant être libre que s’il obéit à la loi qu’il s’est donnée, la réflexivité politique doit au contraire se penser pour Lefort comme avènement de la liberté à partir d’un nouage entre dehors et dedans, où puisse s’articuler la mise en question de la loi dans l’horizon d’une hétéronomie indépassable.
ibid. : 366
L’analyse de la notion de division sociale ferait donc de Lefort un penseur de l’hétéronomie quand Castoriadis défendrait un projet d’autonomie. Poirier trace alors les contours d’une opposition qui recouvrerait deux tendances constitutives du champ analytique : l’orthodoxie freudienne d’un côté, la relecture lacanienne de l’autre. L’influence de la psychanalyse est ici tenue pour acquise et la critique de Lefort par Castoriadis, parce qu’elle s’inscrirait dans une critique des conceptions du politique en termes d’aliénation structurale, validerait de fait l’identification de la pensée lefortienne à l’analyse lacanienne. Ainsi peut-il affirmer : « Tout se passe comme si Lefort appelait division ce que Castoriadis caractérise comme domination » (ibid. : 396). Cette assimilation met directement en cause la puissance critique des thèses lefortiennes, et ce n’est pas un hasard si, au terme de son développement, Poirier conclut à un repli conservateur de Lefort, lequel aurait abandonné une conception libertaire de la démocratie fondée sur l’idée d’une dynamique sauvage au profit d’une conception consensuelle et libérale de la démocratie comme régime de l’ouverture. Si cette assimilation éclaire par bien des aspects le concept de division originaire, elle voile en même temps une complexité de la pensée lefortienne, car il n’est pas sûr que l’on puisse dire de sa valorisation du conflit qu’elle conduit à une justification de la domination. C’est pourquoi nous proposons ici de ressaisir l’opposition du point de vue de Lefort et non pas de Castoriadis.
Lefort refuse il est vrai l’idée d’une auto-institution du social. S’imaginer à l’origine de l’institution du social, c’est faire l’hypothèse d’un sujet collectif installé « imaginairement », pose Lefort, au lieu du survol, dont il a montré, à la suite de Merleau-Ponty, qu’il était inoccupable. « Loin que l’existence collective puisse jamais se rapporter à la vérité de son instauration, loin qu’elle se déroule jamais dans la transparence à ses lois, elle s’organise dans la méconnaissance » (Lefort et Gauchet, 1971 : 57). Le jeu de la donation du sens et de l’institution du sens ne reproduit pas chez Lefort la dynamique tensionnelle entre l’instituant et l’institué telle qu’on la trouve chez Castoriadis. C’est un jeu de visibilité et d’invisibilité, de présence et d’absence, recouvrant un conditionnement plus complexe : « c’est l’originaire lui-même qui appelle le geste instituant, enclenché dans le double mouvement d’effacement et de présentation où se livre l’origine » et qui implique certes, précisent Lefort et Gauchet, « une identité sociale, mais nullement une conscience » (ibid. : 11). La conception de l’institution chez Lefort met donc en cause la conscience subjective ou, plutôt, met au jour le « paradoxe de l’objectivité dans la subjectivité » qui est, à suivre Guy-Félix Duportail, « l’ambiguïté précieuse de l’ontologie de la psychanalyse » (2008 : 44) de Lacan. Cette « destitution subjective », pour reprendre une formule de Jacques-Alain Miller (1994), désignant par là la spécificité de la théorie lacanienne, est bien à l’oeuvre chez Lefort et ressort particulièrement de l’analyse des acteurs du conflit.
La mise en rapport conflictuelle des groupes et des classes est déjà donnée. « Impossible de dire que le conflit de classes est simplement conflit dans la société. Il est en prise sur l’espace dans lequel il se déroule, et le met en jeu » (Lefort et Gauchet, 1971 : 25). Les acteurs du conflit se comprennent comme acteurs, mais il y a là une confusion entre la logique de la division et l’ordre du discours. C’est ici, semble-t-il, que l’on perçoit le mieux la distinction entre conflit (au sens commun) et division. Dans le texte cosigné avec Marcel Gauchet, on peut lire : « La division est reprise et agie, réfléchie en conflit par ses acteurs » [nous soulignons]. La division se réfléchit en conflit et invite, par cette formulation, à situer la notion de division symbolique à la croisée de la pensée politique et du champ psychanalytique.
Certes le conflit chez Lefort renvoie à l’impossibilité d’une unité substantielle à la suite de l’effondrement des transcendances où les régimes non démocratiques ancraient leurs principes et leurs valeurs. L’absence d’une référence à un « dehors assignable aux dieux » et à un « dedans assignable à la substance d’une communauté » (Lefort, 1986 : 292) ouvre la démocratie, inscrite dans la modernité, à une indétermination expliquant que le conflit est au coeur de la dynamique politique. Le lien avec la notion d’indétermination est à ce point crucial qu’il affecte en retour la signification même du « conflit » au sens où le conçoit Lefort[9]. Certes, le conflit recouvre l’hétérogénéité des valeurs, des comportements que la démocratie accueille faute de pouvoir exister comme régime de vérité. Mais ces conflits renvoient essentiellement, dans l’interprétation machiavélienne dans laquelle Lefort inscrit son propos, à des désirs et à des humeurs opposés et il est frappant que Lefort, à travers cette lecture, dépouille le conflit, et par suite l’expression du désir, de sa matérialité, de son empiricité :
Le désir de l’homme, impliqué dans le conflit universel des classes [explique-t-il], s’avère irréductible aux appétits de puissance, de richesses et d’honneurs ; en tant qu’il porte le refus du commandement et de l’oppression, on doit convenir que nul objet n’en fournit la mesure, qu’il détache le sujet de toute position particulière et l’arrime à une revendication illimitée […] par-delà les redistributions éventuelles de la propriété, du prestige ou de la puissance, se maintient la même forme de négativité […] Les oppositions multiples d’intérêts s’ordonnent en raison d’une division fondamentale, qu’en dépit des degrés établis dans la possession ou la dépossession des liens sociaux, il y a nécessairement scission de la collectivité en deux moitiés et impossibilité de leur recollement.
Lefort, 1972 : 722
Si donc le conflit pour Castoriadis n’est pas indépassable, c’est qu’il est interprété en termes de revendication pratique. La dynamique instituante s’oppose comme dirait Lefort à « quelque chose de réel », à un « ensemble d’appareils empiriquement déterminables, effectivement destructibles », comme il le précise dans l’entretien avec L’anti-mythes. Pour Lefort, en revanche, ce conflit est une expression symbolique, il est la condition grâce à laquelle une société peut se rapporter à elle-même. Le pouvoir n’est pas réel, il est instituant dans l’ordre symbolique, c’est-à-dire que l’épreuve de sa non-réalité est constitutive des processus de socialisation. Par où l’on retrouve cette référence lacanienne à la Loi comme condition d’émergence du sujet et ce noeud avec le désir qui n’est jamais de l’ordre de l’avoir mais définit bien davantage le sujet par son « manque ». « L’objet est derrière le désir », affirmait Lacan dans le Séminaire sur « L’angoisse » (1963), et c’est même à travers les échecs, les ratages de la demande que le désir se fait entendre. L’antinomie lacanienne du désir et de la demande est pour le sujet l’objet du conflit, de l’écart, mais dont le « comblement » en ce sens ne peut être que mortifère. Autrement dit, la perte est condition de l’échange – c’est l’enjeu du symbolique qui est toujours sumbolon[10] –, bien qu’elle s’accompagne logiquement de la possibilité d’une transgression – imaginaire – où la fusion est fantasmée en lieu et place de l’échange. C’est très certainement dans l’article déjà cité de 1971 qu’est précisée avec le plus de force l’opposition entre le symbolique et l’imaginaire[11]. Le mouvement sans terme produit par la division originaire, la « distorsion » que le conflit impose sans cesse à l’espace social sécrète toujours en même temps l’image de son dépassement : « le conflit tend en lui-même à sa suppression imaginaire, par la suppression de sa distorsion » (Lefort et Gauchet, 1971 : 37). La division du corps social laisse projeter l’image de sa réunification, « la brisure renvoie au rassemblement ». « L’emprise de l’imaginaire » n’est donc pas seulement l’emprise d’une illusion, mais le prolongement fantasmagorique d’un mouvement que l’on voudrait forclore. Aussi Lefort en arrive-t-il à redéfinir le totalitarisme comme le système de la dénégation imaginaire de la dynamique démocratique. Dans l’ordre symbolique continue de se maintenir la conscience de la perte (« le geste premier qui instaure la démocratie la dispose indissolublement à apercevoir sa mort » [ibid. : 57]), tandis que celle-ci est niée dans l’ordre de l’imaginaire. Aussi lorsque Lefort parle du rôle de l’institution, renvoie-t-il bien au-delà d’une figure déterminée du pouvoir (l’État, par exemple) ; il désigne un pouvoir instituant dans l’ordre du symbolique[12].
L’écho des concepts lacaniens est donc à de nombreux égards saisissant. Là où Lacan pose que le suicide est finalement et dans cette perspective « le seul acte qui puisse réussir sans ratage » (Lacan, 1974 : 66), Lefort parle d’une « transgression mortelle ». « La perte de la totalité fait sens, écrit-il, (mais) posé en exclusion interne à son achèvement, le social est d’emblée travaillé par la tentative de se rejoindre et l’échec assuré de l’entreprise » (Lefort et Gauchet, 1971 : 18). Et si le pouvoir est « fondamentalement interrogatif », c’est qu’il « porte l’alternative de l’acceptation ou de la transgression de sa Loi de constitution, chaque système politique s’organisant autour du renoncement à être le bon régime, ou de l’ambition mortelle d’y parvenir – mortelle puisque la réalisation de la totalité réconciliée, exclusive de toute division, équivaudrait à la disparition de l’être-social du social » (ibid. : 19). On pourrait poser finalement, et en assumant donc ici une lecture de Lefort en référence à une théorisation psychanalytique, qu’en plaçant le symbolique au coeur de sa pensée du politique, il accorde véritablement au manque une fonction causale. Et c’est précisément ainsi que se donne à concevoir l’hypothèse du « lieu vide » du pouvoir. Dans cette place vide où se marque la scission du pouvoir et de la société civile et qui permet même le transfert du conflit depuis son lieu originaire (le pouvoir) jusqu’à ce que Lefort appelle son « lieu second » (la société civile), la démocratie s’ouvre à l’indétermination définitive de ses bords et s’engage aussi par là dans l’aventure historique.
À ce moment de la réflexion, apparaît une nouvelle difficulté liée à l’interprétation psychanalytique, car si l’on s’accorde pour dire que Lefort passe de la division du sujet à celle de l’espace social, comment comprendre la spécificité de la démocratie ? Son déploiement est historique, mais elle serait contenue en germe dans les données, voire dans la structuration fondamentale des individus. Or, si le totalitarisme a pu être le prolongement imaginaire de la démocratie, c’est que le mouvement n’est jamais coïncidence à soi. Nous empêche alors de conclure à un telos historique et anthropologique, qui viendrait finalement clore l’histoire, l’insistance de Lefort sur l’idée de Décision. En effet, la démocratie ne retrouve pas logiquement son telos puisque demeure toujours le choix d’ouvrir ou de fermer, d’accueillir le conflit ou de le conjurer. Autrement dit, l’historicité du social est suspendue à l’institution politique. Si donc la division se présente chez Lefort comme un clivage prenant la forme d’une condition structurelle du social et, qu’opposée à la théorisation de l’autonomie chez Castoriadis, il devient clair qu’elle fait signe vers l’analyse lacanienne, la mise au jour de l’ordre symbolique comme ordre de la Loi n’est pas nécessairement dépourvue de force critique et la valorisation du conflit ne peut être assimilée à une justification de la domination. Lorsque Castoriadis explique que l’ordre symbolique interdit de mettre en question la loi instituée et plonge par conséquent le sujet dans la passivité, il confond finalement la loi instituée et l’ordre de la Loi dont Lefort précise bien qu’il désigne non pas des règles institutionnelles telles qu’on peut les identifier dans l’espace de la politique démocratique, mais bien la « détermination du fondement de tout ordre possible, s’appliquant à quelque domaine que ce soit » (Lefort et Gauchet, 1971 : 27). Admettre l’existence d’un tel ordre symbolique ne conduit donc pas à justifier les normes instituées. Au contraire, Lefort n’a-t-il pas montré que le débat sur le légitime et l’illégitime ne connaît pas de terme et que « ce qui se voit institué n’est jamais établi » ? La contestation des normes, loin d’être vaine, est placée au fondement de la dynamique politique.
Lefort est tout à fait conscient des objections qu’il est possible de formuler à l’encontre de sa pensée politique et il affirme à plusieurs reprises, notamment dans le texte cosigné avec Marcel Gauchet, que la scène conflictuelle, pour s’inscrire dans une division originaire qu’elle réfléchit, ne saurait pour autant se réduire à un « théâtre d’ombres dérisoire » (ibid. : 57). La façon dont il a salué les affrontements de 1968 – là où Castoriadis y voyait précisément une révolution manquée – dit assez au contraire les effets positifs reconnus aux mouvements de contestation. Dès lors, si la contestation ne conduit jamais Lefort à défendre une abolition des institutions, ce n’est pas, nous semble-t-il, en raison d’un repli conservateur, voire d’un glissement vers la théorie libérale, mais parce que sa pensée politique se fonde sur une philosophie de l’institution, et de l’institution symbolique.
Au terme de cet exposé, nous voyons bien que la question n’est pas de savoir si Lefort est influencé par la psychanalyse, ni s’il élabore le concept de division originaire à partir de la pensée du clivage du sujet. Nulle part dans son oeuvre Lefort ne donne l’impression de concevoir une articulation et, bien qu’il ait avoué son intérêt pour une recherche qui pense la réversibilité du social et de l’individuel, il nie l’avoir fait lui-même, allant jusqu’à dire, dans une déclaration qui n’est pas sans contradictions, que ce travail n’a que peu d’intérêt. Assurément, la pensée politique de Lefort n’est pas de la psychanalyse appliquée, mais force est de reconnaître qu’elle ne laisse pas de s’inspirer de ses développements. Cette référence travaille son oeuvre bien qu’il ne l’ait pas élaborée comme telle et il demeure par conséquent difficile de l’élaborer à sa place tant cette interprétation exige plus qu’une explicitation.
C’est la raison pour laquelle nous nous contentons ici de proposer des pistes de lecture et d’essayer plutôt de dégager ce que l’on gagne à rapprocher sa pensée de la division de la psychanalyse et notamment de la psychanalyse lacanienne à laquelle il emprunte un grand nombre de concepts. La distinction du symbolique et de l’imaginaire permet d’éclairer le sens de l’entreprise lefortienne. Celle-ci n’accouche pas de réformes institutionnelles ni de programmes de transformation radicale ; la philosophie non plus n’est pas appliquée, mais s’efforce de substituer un symbolisme conscient à un symbolisme tacite. Dans le champ social que régit la démocratie, dit Lefort, il est possible de « se déprendre de l’imaginaire et de l’interroger » (Lefort et Gauchet, 1971 : 57). Que cette proposition retrouve le projet de la psychanalyse et de la psychanalyse lacanienne en particulier, puisqu’elle conduit finalement à mettre au jour le discours de l’Autre et à assumer le désir de l’Un, montre bien in fine que la philosophie lefortienne engage essentiellement un travail sur les représentations. Exprimant sa réserve au sujet de la notion d’indétermination et la crainte que l’acceptation de l’indétermination ne se mue à tous moments en indifférenciation, Paul Thibaud demandait à Lefort quels pouvaient être les instruments d’une véritable communication démocratique. La réponse de ce dernier n’est pas à notre sens une esquive : avouant être « bien en peine de répondre », il rappelait :
Je crois que le fait de mettre en évidence les contradictions de la démocratie, les contradictions de la communication d’une façon générale, de mettre en évidence les solutions qui se sont imposées sous le signe de la dénégation, leurs effets […], je crois que cela est déjà une tâche considérable.
Lefort et Thibaud, 1979 : 10
Dans cette perspective, creuser le « vide » du pouvoir, en souligner le manque à être, n’est plus le symptôme limitant d’une sorte de trauma lié à l’expérience totalitaire, mais bien le coeur d’une pensée originale de la démocratie où le conflit n’est pas seulement la pluralité libérale, mais l’élément constitutif de l’histoire humaine et politique.
Appendices
Note biographique
Pauline Colonna d’Istria est doctorante en philosophie à l’Université de Poitiers, au laboratoire « Métaphysique allemande et philosophie pratique » (MAPP). Elle travaille notamment sur le discours de la conflictualité dans la philosophie politique contemporaine, en particulier dans les oeuvres de Claude Lefort, Jacques Rancière et Étienne Balibar. Elle est membre du comité éditorial de la revue Raison publique.
Notes
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[1]
Il faut reconnaître, suivant en ce sens l’analyse particulièrement détaillée d’Audier (2005) dans Machiavel, conflit et liberté, que Lefort a contribué à révéler, contre une théorisation du machiavélisme, un Machiavel défenseur du conflit politique et de l’opposition à la domination des Grands.
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[2]
Mentionnons d’emblée que Lefort a rappelé avec insistance que la pensée du symbolique ne se bornait pas aux frontières du lacanisme. Qu’il renvoie pour le prouver à Platon, plus précisément à la critique socratique des thèses naturalistes et réalistes dans le champ politique, à La Boétie, à Machiavel et surtout à Mauss, ne suffit toutefois pas à dissocier en amont l’usage qu’il fait du symbolique de son acception lacanienne. C’est la raison pour laquelle, nous semble-t-il, cette notion invite à penser, sans l’y réduire, un tel rapprochement.
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[3]
Lefort aurait lui-même insisté auprès de Pierre Nora pour faire traduire l’ouvrage de Kardiner.
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[4]
Gauchet a d’ailleurs soutenu sous la direction de Lefort un travail de recherche sur Freud et Lacan.
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[5]
C’est également ce dont atteste la participation de Lefort aux colloques tenus à Paris par le Collège de psychanalystes ; nous remercions vivement Gilles Labelle d’avoir porté à notre connaissance les débats animés entre François Roustang et Claude Lefort autour du rapport entre psychanalyse et politique démocratique. On peut lire la retranscription des échanges lors du Colloque tenu à Paris le 3 octobre 1982 dans « Le mythe de l’Un dans le fantasme et la réalité politique ». On y apprend notamment que Lacan connaissait les travaux de Lefort : « Après avoir lu mon livre sur Machiavel, se rappelle Lefort, Lacan se plaisait à trouver chez ce dernier une anticipation de ses analyses et particulièrement de ses propos sur le Nom du père. » (Lefort, 1983 : 42)
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[6]
Réédition en 1978 d’un article de Lefort paru dans les Cahiers internationaux de sociologie en 1951.
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[7]
Il est utile de reproduire ici la définition que Lefort livre du symbolique dans son échange avec Roustang, car rares sont, dans son travail, les passages qui précisent à ce point la notion : « Quand nous parlons d’organisation symbolique, de constitution symbolique, nous cherchons à déceler par-delà les pratiques, par-delà les relations, par-delà les institutions qui paraissent des données de fait, naturelles ou historiques, un ensemble d’articulations qui, elles, ne sont pas déductibles de la nature ni de l’histoire, mais qui commandent l’appréhension de ce qui se présente comme réel. Là où la philosophie classique opérait par la distinction des idées et du monde sensible, là où la philosophie moderne distinguait les conditions transcendantales de l’expérience et la réalité phénoménale, nous cherchons à repérer comme un étagement de schèmes organisateurs, qui ne sont pas hors du temps, qui ne font pas signe vers un pur a priori […] et qui ne sont pas non plus dans le temps […] » (Lefort, 1983 : 42).
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[8]
Sur le rapport entre Merleau-Ponty et Lacan, l’ouvrage de Duportail, Les institutions du monde de la vie (2008), est tout à fait remarquable et nous ne reprendrons pas ici les éléments de ce travail. Ce qui nous intéresse c’est de savoir si Lefort n’a pas aussi élaboré une pensée du conflit à partir d’une lecture de Merleau-Ponty qui faisait déjà signe vers une interprétation psychanalytique. Ce travail reste à faire et cela nous conduirait trop loin de nous attarder sur ce point ici. Nous aimerions néanmoins en donner un exemple.
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[9]
« Je cherche avant tout à montrer que, dans la démocratie, se joue un rapport absolument nouveau de la société à l’indétermination. En ce sens, j’essaie même de dépasser la notion de conflit. » (Lefort, 1983 : 29)
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[10]
Comme le rappelle avec force L’Heuillet dans son ouvrage La psychanalyse est un humanisme (2006 : 89).
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[11]
Comme le souligne à juste titre Breckman, Lefort recourt très fréquemment à la notion d’imaginaire, mais celle-ci reçoit dans son oeuvre plusieurs acceptions, d’une manière qui n’est pas toujours rigoureuse et empêche même de circonscrire strictement son sens (2012 : 30-36).
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[12]
« Le pouvoir cesse justement d’être instituant dans l’ordre symbolique quand il se laisse capter par l’imaginaire, quand il vient assigner sous un signifié cette identité destinée à demeurer ouverte, quand il se fait l’agent de la cohésion manifeste d’un espace voué à l’indétermination de ses bords. » (ibid. : 16-17)
Bibliographie
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- Lefort, Claude, 1975, « Entretien avec Claude Lefort », L’anti-mythes, no 14, dans Le temps présent, 2007, Paris, Belin, p. 223-260.
- Lefort, Claude, 1978, Les formes de l’histoire, Paris, Gallimard.
- Lefort, Claude, 1983, « Le mythe de l’Un dans le fantasme et dans la réalité politique », Psychanalystes, no 9, p. 3-70.
- Lefort, Claude, 1986, Essais sur le politique, XIXe-XXe siècles, Paris, Seuil.
- Lefort, Claude et Marcel Gauchet, 1971, « Sur la démocratie : le politique et l’institution du social », Textures, nos 2-3, p. 7-78.
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- Miller, Jacques-Alain, 1994, « Donc, je suis ça », La cause freudienne, no 27, p. 9-20.
- Poirier, Nicolas, 2011, L’ontologie politique de Castoriadis. Création et institution, Paris, Payot & Rivages.