Recensions

La préférence pour l’inégalité. Comprendre la crise des solidarités, de François Dubet, Paris, Seuil, coll. « La République des idées », 2014, 112 p.[Record]

  • Patrick Turmel

…more information

François Dubet, directeur d’études à l’École des hautes études en sciences sociales, sociologue français bien connu notamment grâce à ses travaux importants sur l’école, interroge dans ce court essai la « crise des solidarités » qui expliquerait en bonne partie la spirale des inégalités qui touchent aujourd’hui la plupart des pays, dont la France qui lui sert ici d’objet. À partir d’une réflexion sur la relation qu’entretiennent la croissance des inégalités et le délitement des liens de solidarité, il cherche à remettre en question cette doxa selon laquelle les inégalités seraient simplement un effet de l’économie de marché que de bonnes politiques économiques devraient pouvoir corriger. Un raisonnement trop simpliste, croit Dubet, qui adhère plutôt à la relation inverse : il faut produire de la solidarité pour combattre les inégalités. Comme il l’explique : « Ce ne sont pas seulement les inégalités et les crises économiques qui affectent les liens de solidarité ; c’est aussi et peut-être surtout la faiblesse de ces liens qui explique le creusement des inégalités » (p. 13). Dubet nous invite conséquemment à réfléchir à la construction de nouvelles formes de solidarités, compatibles avec des sociétés démocratiques ouvertes et plurielles, tout en étant « suffisamment robustes pour que nous voulions vraiment l’égalité sociale » (p. 14). Il ne faut pas s’attendre à trouver dans ce court essai un programme complet de refondation des liens de solidarité. Dubet reconnaît d’ailleurs qu’il y a encore beaucoup de travail à faire pour y arriver. Les quatre chapitres qui composent ce livre peuvent toutefois être lus comme quatre grands constats, qui sont autant de matériaux essentiels pour amorcer la réflexion. Le premier constat, qui donne son titre à l’ouvrage, est à mon avis le plus intéressant et le mieux étayé : nous avons une préférence pour l’inégalité. L’auteur n’entend pas simplement provoquer, mais pose par là un diagnostic important qu’il n’est pas le premier à formuler : les inégalités sociales et économiques ne sont pas simplement le produit du rouleau compresseur de la mondialisation de l’économie capitaliste, sur lequel nous aurions peu de contrôle, mais elles sont aussi le résultat de choix collectifs et plus encore de pratiques individuelles. Un exemple de pratiques individuelles qui se traduisent par le creusement des inégalités : les choix résidentiels des individus. C’est un phénomène bien documenté, depuis surtout les travaux passionnants de l’économiste Thomas Schelling sur la ségrégation comme problème d’action collective. Même si les individus ne favorisent pas l’inégalité, ils font malgré tout des choix résidentiels correspondant à leur capacité de payer et qui engendrent par le fait même le séparatisme social et les inégalités. Se renforce ainsi une mécanique circulaire vicieuse : « si les ‘ghettos de riches’ sont choisis, si les classes moyennes fuient les zones jugées ‘difficiles’, en bout de chaîne se créent des quartiers qui concentrent toutes les inégalités et toutes les difficultés sociales » (p. 22). Dubet s’attarde aussi longuement au cas de l’école, qui soulève le même genre de « problème de choix rationnel ». Cela se traduit bien souvent dans un discours de justification des inégalités ainsi produites. Autrement dit, pendant que nous nous indignons – à juste titre – contre les grandes inégalités, nous excellons à trouver toutes sortes de façons de défendre ces nombreuses petites inégalités auxquelles nous participons tous et qui font la véritable différence. Et cela passe aussi souvent par des stratégies de blâme des victimes, qui seraient exacerbées par cette peur du déclassement, pour reprendre l’expression de l’économiste français Éric Maurin. Nous nous sentons menacés par ceux qui se trouvent en dessous de nous dans l’échelle sociale, nous …