Recensions hors thème

La grande bifurcation : en finir avec le néolibéralisme, de Gérard Duménil et Dominique Lévy, Paris, La Découverte, coll. « L’horizon des possibles », 2014, 199 p.[Record]

  • Martin Beddeleem

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Le néolibéralisme ressemble aujourd’hui bien plus à une injure politique qu’à un concept heuristique tant ses censeurs échouent à en définir les contours précis. Cet aspect polémique se retrouve également dans son approche par les travaux universitaires, si bien que le néolibéralisme a réussi le sort paradoxal d’une large dissémination sans laisser de prise évidente à sa théorisation. La faute, certainement, en revient au fait qu’il ne recouvre pas une doctrine distincte, mais un ensemble de processus que le chercheur reconstruit tant bien que mal une fois les dégâts perpétrés. La crise actuelle, loin d’en avoir sapé l’avancée, présente une preuve supplémentaire de son enracinement et permet d’en observer la résilience. Inspiré de leur tome spécialisé de 2011, The Crisis of Neoliberalism (Harvard University Press), cet essai de vulgarisation s’inscrit pleinement dans la déploration actuelle du néolibéralisme. La présente crise offrant l’occasion d’« en finir » avec le néolibéralisme, Gérard Duménil et Dominique Lévy appellent de leurs voeux un réalignement des alliances de classes et l’avènement d’un compromis renouvelé « à gauche ». Héritiers hétérodoxes du marxisme, les auteurs redessinent la division traditionnelle des classes en trois pôles (les propriétaires, les cadres supérieurs ou gestionnaires, les classes populaires), où la classe des gestionnaires agit comme faiseuse de rois, s’alliant tantôt avec les capitalistes, comme c’est le cas aujourd’hui, ou bien avec les classes populaires, à l’instar de la période d’après-guerre. Cette troisième classe est le produit de la révolution managériale du tournant du vingtième siècle qui engendra la séparation de la propriété et de la gestion, ouvrant entre capitalistes et prolétaires une classe intercalaire de gestionnaires qui occupèrent les places prépondérantes au sein des instances aussi bien économiques qu’administratives. Leur progression historique, « structurelle » (p. 48), échoit néanmoins à deux « bifurcations » possibles au-delà de la fin programmée du néolibéralisme : à droite, le néomanagérialisme qui signerait la poursuite de leur alliance avec les capitalistes, à gauche, le recouvrement du gradualisme où poindrait l’effacement final des rapports de classes. La succession de ces alliances, ou compromis de classes, esquisse une chronologie des « ordres sociaux » d’une durée de 30 à 40 ans, et séparés chacun par une crise majeure. Ces « configurations de pouvoir » (p. 33) manifestent l’articulation des forces sociales à partir du terreau plus profond des transformations infrastructurelles du capitalisme. À partir de la crise des années 1970, le néolibéralisme procéda d’une « séduction » des cadres par les capitalistes, moyennant une augmentation substantielle de leur revenu, qui se superposa à la prépondérance retrouvée de la finance sur les autres types de capitaux. Typique du développement anglo-saxon, les cadres financiers occupent désormais une position stratégique de cheville ouvrière à l’interface propriété-gestion, malgré la résistance de certaines spécificités nationales. Les auteurs évitent soigneusement la conception déficiente d’un avènement du néolibéralisme au profit d’un retrait des États nationaux ; au contraire, écrivent-ils, ceux-ci « furent les instigateurs des réformes et politiques néolibérales aux plans national et international, et continuèrent à imposer les directions du changement » (p. 40). Au sein de ce cadre matérialiste, l’ouvrage se propose de résumer l’évolution de l’économie politique internationale de la seconde moitié du dernier siècle. Il jette la lumière sur les causes structurelles du passage de l’État providence au néolibéralisme, défini en négatif par rapport au compromis de l’après-guerre qui régulait la mobilité financière, centrait les banques sur l’investissement industriel et offrait une participation accrue des salariés au gouvernement de l’entreprise. Le rétablissement progressif de la finance et les « logiques » de la mondialisation-financiarisation ont eu raison de l’orientation keynésienne des économies développées, où les chefs d’entreprise n’ont pas …