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L’ouvrage de Louise Amoore s’inscrit dans le champ des études critiques de sécurité au sein de la sous-discipline des relations internationales. L’auteure se penche sur la gestion du risque et sur les décisions politiques associées. À travers cet ouvrage, particulièrement riche empiriquement, elle questionne la méthodologie et l’épistémologie associées à la représentation et à l’analyse du risque au sein de notre société.

Selon Amoore, il est possible de constater, depuis les événements du 11 septembre 2001, que l’on accorde de plus en plus d’importance aux risques dits « à faible probabilité et à fort impact » (p. 11). L’accent est mis sur la capacité des analystes et des gestionnaires du risque à imaginer le scénario catastrophe et à empêcher sa survenance.

Le calcul du risque est dès lors changé. Il ne s’agit plus d’observer et d’agréger des données pour établir des tendances lourdes par la connaissance du passé. Pour l’auteure, ce nouveau calcul du risque est basé sur la mise en relation de données parcellaires unifiées par des intuitions, déguisées sous une « grammaire mathématique » et portées notamment par les algorithmes. Ces derniers n’effacent pas pour autant la subjectivité initiale des présupposés de l’analyste, ni le caractère spéculatif de cette nouvelle manière d’analyser le risque pour faciliter la prise de décisions dans un contexte d’incertitude. Les analystes et les gestionnaires du risque, dans les sphères privée et publique, vont ainsi recourir à l’établissement et à la projection de scénarios, mêlant à la fois des éléments intuitifs et d’autres probabilistes.

Un des postulats au coeur de l’ouvrage, et partagé par l’ensemble des études critiques de sécurité se penchant sur le risque en général, est que l’ère actuelle n’est pas caractérisée en soi par davantage d’incertitudes ou par l’observation et l’émergence de risques nouveaux (p. 8). Le véritable changement de la période actuelle serait dans nos représentations collectives. La société se pense elle-même en termes de risques et de gestion des risques. Cette préoccupation d’anticiper les risques entraîne le basculement d’une logique de prévention à une logique préemptive (p. 9). Les scénarios possibles sont tous explorés. Il s’agit d’une nouvelle forme de corrélation qui se n’inscrit plus dans l’usage traditionnel des statistiques et des probabilités. Penser le risque conduit ainsi à réifier le virtuel, à donner corps à des scénarios issus d’imaginaires. Les technologies du risque ont alors une relation ambiguë avec le futur. Elles sont une promesse de faire des incertitudes et des inconnus qui accompagnent le futur des éléments connus et calculables.

La première partie de l’ouvrage, qui correspond aux chapitres 1 et 2, se penche justement sur les politiques du possible et sur les « techniques » pour penser le risque ; les outils pour analyser le risque y sont explorés. L’incapacité à empêcher les attentats du 11 septembre 2001 aurait incité à développer des pratiques analytiques encourageant les analystes et les observateurs à imaginer l’ensemble des possibilités et à « routiniser » les intuitions pour anticiper les risques. Le spéculatif, l’intuitif et le raisonnement probabiliste entrent à présent en dialectique dans l’usage des algorithmes (p. 58-59). Pour Amoore, ce n’est finalement pas la précision de l’analyse et de la collecte de données qui est la source des préoccupations des gestionnaires du risque, mais davantage l’intelligibilité des réponses apportées par les algorithmes, pourtant sur des bases de données parcellaires. Les algorithmes permettent par conséquent d’offrir une grille facilitant la prise de décision, sans en interroger pour autant la pertinence.

La seconde partie de l’étude, c’est-à-dire les chapitres 3 et 4, se penche sur les « espaces » où se manifestent le plus les politiques ancrées dans cette volonté d’anticiper les risques. Amoore les qualifie d’ailleurs de politics of possibility (politiques du possible). Les frontières sont de loin l’espace où les politiques du possible sont les plus aisées à constater (p. 102-103). Les fragments de connaissance sur les individus, obtenus par le biais des outils de surveillance, telles les technologies biométriques, sont assemblés pour évaluer le degré de dangerosité des voyageurs. Les associations et les mises en relation de données se font ainsi sur des facteurs discriminants et un ensemble de présupposés que la technologie n’efface pas mais prolonge.

Enfin, la troisième partie, soit les chapitres 5 et 6, traite des « effets » des politiques du possible. Ces deux chapitres se penchent davantage sur les conséquences du paradigme du risque sur notre appréciation de la causalité et de la connaissance. Les considérations méta-théoriques et épistémologiques sont explorées de manière pluridisciplinaire pour souligner l’ambiguïté des raisonnements intégrés au paradigme du risque. Ceux-ci croisent, pour Amoore, les considérations esthétiques de description des objets, illustrées dans l’oeuvre de William Hogarth, un artiste anglais du dix-huitième siècle, avec un entendement de la causalité inspirée des théories se penchant sur la mécanique quantique (p. 131-132). La mise en parallèle de ces deux univers idéationnels est particulièrement audacieuse. L’objectif de l’auteure est dès lors de démontrer l’incomplétude, la fragilité et la contingence des politiques du possible (p. 25-26). Il est toutefois difficilement atteint. Ces deux derniers chapitres sont de loin les moins efficaces de l’ouvrage. L’auteure mobilise un outillage conceptuel particulièrement complexe, sans mettre suffisamment en relation les questions de représentation et de causalité, ce qui rend le propos particulièrement opaque.

L’ouvrage est toutefois impressionnant par le travail empirique remarquable réalisé par l’auteure, dans un domaine peu accessible à l’analyse par les sciences sociales en général. Les difficultés majeures associées à une pareille entreprise sont de comprendre la logique sous-jacente des algorithmes et des outils d’analyse et de gestion des risques. À cela s’ajoutent les difficultés pour un chercheur de recueillir des données aussi sensibles dans le but d’en faire un examen critique. Louise Amoore réalise donc un vrai tour de force avec The Politics of Possibility, qui permet de questionner les nouvelles logiques des décisions politiques touchant aux enjeux de sécurité. Cet ouvrage, qui se focalise davantage sur les outils quantitatifs, pourrait être complété à l’avenir par l’exploration d’outils de nature plus qualitative dans l’analyse du risque, car ceux-ci sont plutôt délaissés dans ce livre.