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Après le calme, la tempête. Après la relative tranquillité – en termes de mobilisations politiques – des années 2000, nous constatons, depuis 2011, une véritable effervescence politique. Pour Albert Ogien et Sandra Laugier, tant les mouvements de contestation du printemps arabe que les occupations de places par les Indignados espagnols ou Occupy Wall Street, en passant par les grèves étudiantes du Québec et du Chili ou des organisations telles que WikiLeaks, doivent être vus comme de « nouvelles formes du politique », régies par le « principe démocratie ».

Cet ouvrage se veut donc une enquête conceptuelle (inspirée de John Dewey), qui cherche à comprendre « ce qui change dans la manière de concevoir le politique lorsque des formes d’action collective prennent la démocratie pour principe » (p. 22). Pour ce faire, les auteurs laissent de côté les revendications concrètes de ces mouvements, épars et « inaccessibles » (p. 14), pour se concentrer sur l’organisation même de ce qu’ils regroupent sous le terme de « rassemblements et occupations de places », particulièrement dans les pays « démocratiques » (entendus ici comme régimes représentatifs libéraux).

Ogien et Laugier mobilisent ainsi deux approches relativement récentes : d’un côté la philosophie morale (et plus particulièrement l’éthique du care) et de l’autre la sociologie de l’action. Il est important de noter que, pour eux, ces développements théoriques ne sont pas compris comme étant la cause des transformations des pratiques politiques observées, mais plutôt des symptômes de cette nouvelle sensibilité politique. Car ce croisement de perspectives permet de mettre en lumière que, « pour agir d’une façon tenue pour adéquate, les individus sont requis de découvrir ce qui compte, ou ce qui est acceptable » (p. 172). C’est là le coeur de ces nouvelles formes de politiques : leur souci du détail et leur attention aux conditions de la dignité humaine.

En d’autres mots, pour Ogien et Laugier, la particularité de ces nouvelles formes du politique, c’est qu’elles privilégient la question du « comment ? » plutôt que celle du « pourquoi ? ». L’enjeu n’est plus nécessairement les revendications portées par le mouvement, mais la manière dont celui-ci s’organise afin de ne pas étouffer la voix des participants. Le principe démocratie implique comme exigence de « permettre à toute personne de mener une vie digne d’être vécue » (p. 183). Une telle réflexivité des mouvements aide à expliquer plusieurs de leurs traits caractéristiques : « respect du pluralisme, liberté d’expression personnelle et rejet de la hiérarchie, exigence absolue d’égalité, refus de la logique oligarchique des partis, propriété sociale de l’information » (p. 269) doivent être compris comme des modalités permettant la réalisation de la « démocratie réelle ».

L’enquête se conclut sur les possibilités de changement à long terme entrouvertes par les rassemblements et les occupations de places, plus particulièrement sur les nouveaux partis politiques qui ont émergé depuis 2011. Ainsi, le Movimento 5 Stelle (M5S) en Italie et Podemos en Espagne sont vus comme des tentatives, conscientes et articulées, de soumettre « les pratiques de la politique au principe démocratie » (p. 274). Et bien qu’encore à leurs balbutiements, pour Ogien et Laugier, ces expériences démontrent que l’impact de ces nouvelles formes du politique n’a pas fini de se faire sentir.

Comme mentionné, Le principe démocratie se veut un ouvrage d’enquête conceptuelle et, sur ce point, l’objectif est atteint avec brio. En effet, la variété d’auteurs utilisés, tant sociologues que philosophes ou économistes, permet de mieux saisir les développements conceptuels ayant eu lieu au cours des dernières décennies sur le plan de la prise en compte de « l’ordinaire » en politique. Cependant, c’est dans l’articulation de ce bagage théorique avec les mouvements étudiés que le livre achoppe.

Il faut tout d’abord noter que, malgré les efforts de synthèse effectués par les auteurs, les expériences mentionnées dans le premier chapitre sont trop hétérogènes pour être rassemblées sous le même chapeau. En effet, même en partant des caractéristiques larges définies en introduction – démocratie comme mot d’ordre, rejet des structures de mobilisation traditionnelles, souci d’unanimisme et rejet de la violence (p. 11-19) –, force est de constater que seul un nombre minime d’expériences correspond à ces critères. Ainsi, en Occident, on peut considérer que ce sont des questions d’ordre économique et non la démocratie qui ont été à l’origine de plusieurs des mouvements mentionnés (Occupy, grèves étudiantes), tout en soulignant que la séparation entre nouvelles formes et structures traditionnelles n’est pas aussi nette que les auteurs le laissent entendre – particulièrement quand on se penche sur la question du financement de ces mouvements.

La source de cette articulation problématique entre théories et expériences incarnant les nouvelles pratiques se trouve peut-être dans la volonté des auteurs de se concentrer sur le « comment » sans pour autant proposer d’analyse concrète du fonctionnement des mouvements. Ainsi, si l’on peut être en accord avec le fait que ceux-ci démontrent une attention accrue au particulier et à l’ordinaire, on ne trouve dans l’ouvrage que peu d’illustrations de la manière dont ces principes s’expriment sur le plan organisationnel, outre que par un vague recours à la « démocratie réelle ». En fait, ce sont seulement les partis politiques, mentionnés à la fin, qui bénéficient d’une analyse de leur structure organisationnelle et de la manière dont le principe démocratie s’intègre dans leur fonctionnement. Un exercice similaire, visant à montrer les façons concrètes par lesquelles des modalités telles que le pluralisme, la liberté d’expression, la transparence ou l’horizontalité ont été négociées, mises en places et maintenues au sein de ces rassemblements et occupations de places, aurait permis de jeter un éclairage nouveau tant sur ces nouvelles formes politiques que sur les développements intellectuels qui visent à leur donner sens.

Somme toute, Albert Ogien et Sandra Laugier proposent un ouvrage réfléchi, au croisement de plusieurs disciplines, mais duquel les principaux intéressés risquent de passer à côté. En effet, si les spécialistes de la démocratie et des mouvements sociaux trouveront ici une enquête novatrice par les ressources théoriques mobilisées, les participants à ces rassemblements et occupations de places à la recherche d’inspiration ou de propositions risquent d’être déçus. Cependant, tous y trouveront matière à réflexion pour alimenter leurs débats sur l’articulation entre démocratie et vie ordinaire et, en ce sens, cet ouvrage fait lui-même partie du principe démocratie, puisque, après tout, « la démocratie est toujours la démocratie à venir, le pas suivant qu’il convient de faire pour la réaliser pleinement, et cela de façon infinie » (p. 277).